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Récit de Miracle et Mal des Ardents à Paris dans la Cantiga de Santa Maria 134

Sujet : Cantigas de Santa Maria, galaïco-portugais, culte marial, miracle, Sainte-Marie, ergotisme, mal des ardents, feu Saint-Martial.
Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle
Auteur : Alphonse X  (1221-1284)
Titre : A Virgen en que é toda santidade…
Interprète : Porque Trobar & John Wright
Album : Compostela Medieval, Song from the 12th and 13th centuries (1998)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nos études médiévales nous entraînent vers Paris au XIIIe siècle pour y découvrir un nouveau miracle marial, issu des Cantigas de Santa Maria d’Alphonse X de Castille.

Dans l’Espagne médiévale du Moyen Âge central, le très lettré souverain castillan nous a légué plus de 420 chants de miracles dédiés à la Vierge dont il a semble-t-il composé une partie. Pour de nombreux récits, il a aussi pu s’appuyer sur un vaste corpus qu’on trouvait alors consigné dans certains lieux célèbres de pèlerinage, dans certains codex mais qui circulait aussi, sans doute oralement.

Marie, la Sainte qui peut et guérit tout

S’il est beaucoup resté attaché au sud de France, le culte marial a connu de grandes heures durant les Moyen Âge(s) central à tardif. Plutôt que de s’adresser au Christ, on loue alors la Sainte et on appelle à sa miséricorde dans l’espoir qu’elle puisse intercéder auprès de son fils, le « Dieu mort en Croix ».

De fait, les pouvoirs que l’on prête à la vierge biblique sont incomptables et se reflètent dans les nombreux récits de miracles qui lui sont dédiés : témoignages de guérison extraordinaires, événement surnaturels survenus sur les routes de pèlerinage, apparitions et intercession de la Sainte dans les lieux qui lui sont dédiées, quelquefois même sur des terrains de bataille, etc… Si la foi soulève des montagnes, au Moyen Âge, aucun obstacle ne semble assez puissant pour limiter la volonté de Sainte Marie, sa miséricorde et sa puissance rédemptrice et, quelquefois, punitive.

Naissance et popularité du culte marial

Dans la France médiévale, le genre des miracles mariaux puise ses sources dans la deuxième moitié du XIe siècle. Au départ, en latin, les récits trouveront bientôt leur expression en langue vernaculaire et en vieux français. 1 Entre la fin du XIIe et les début du XIIIe siècle, le poète et trouvère Gautier de Coinci en consacrera le genre dans ses Miracles de Nostre Dame. Avant lui, le Gracial d’Adgar (1165) est considéré comme le premier ouvrage représentatif de ce genre.

Le culte à la vierge et ses miracles se poursuivront bien au delà du Moyen Âge central pour s’étendre jusqu’au Moyen Âge tardif et même aux siècles suivant. L’époque moderne connaitra aussi un grand nombre de récits de miracles et d’apparitions de la vierge biblique.

Miracle à Paris, contre le Mal des ardents

Le miracle du jour est un autre de ces récits spectaculaires de guérison. il touche, cette fois, des malades atteints du mal des ardents dont un amputé qui recouvrira même l’usage de son membre.

La Cantiga de Santa Maria 134 et ses enluminure dans le Manuscrit Médiéval Codice Rico de l'Escurial
La Cantiga de Santa Maria 134 dans le Codice Rico de la Bibliothèque de l’Escurial 2

Feu de Saint-Martial et Ergotisme au Moyen Âge

Dans le courant du Moyen Âge, la consommation de seigle contaminé par l’Ergot (Claviceps purpurea) entraîna un certain nombre d’épidémies terribles, en particulier du XIe au XIIIe siècle. La forme gangréneuse de l’ergotisme qui s’accompagne de nécroses et d’hallucinations laissa même, derrière elle, de nombreux morts et mutilés.

Les symptômes en étaient impressionnants autant que les douleurs et donneront bien des surnoms à cet empoisonnement par l’ergot. Les sensations de brûlure dues aux tissus et aux extrémités nécrosées le font vite assimiler à un feu intérieur qu’on baptise de diverses manières : « feu de Saint Martial » comme dans cette cantiga de Santa Maria 134 où il est aussi nommé « lèpre » mais encore « feu de Saint Antoine », « mal des ardents », « feu sacré », etc..

Au Moyen Âge, l’ordre des Antonins se consacra, particulièrement, à la prise en charge et aux soins des malades atteints d’ergotisme (voir notre article sur Saint Antoine L’Egyptien).

L’ergotisme à la période moderne

S’il sévit encore quelquefois dans certains endroits du monde, le mal des ardents a fort heureusement largement reculé depuis la période médiévale. On se souvient encore en France de l’affaire de Pont-Saint-Esprit qui survint dans le courant de l’année 1951. Avec de nombreuses intoxications et internements psychiatriques, les causes en furent longtemps associées à un empoisonnement par l’ergot de seigle. Récemment, cette théorie s’est toutefois trouvée controversée par certaines révélations liées aux activités des Services d’Intelligence Américains et notamment des essais livrés, dans le plus grand secret, sur du LSD 3.

La Cantiga d’Alphonse le sage nous replonge, en tout cas, en plein cœur d’une de ces épidémies médiévales d’ergotisme et sa triste réalité.

La CSM 134, Miracle à Notre-Dame de Paris ?

La Cantiga de Santa Maria 134 se déroule, donc, à Paris et dans une église. Toutefois, l’édifice religieux dont il est question n’est pas précisément cité. A quelques semaines de l’inauguration de Notre-Dame de Paris, après le tragique incendie qui l’avait ravagée, on peut imaginer que ces malades atteints d’ergotisme auraient pu se tenir non loin de la grande dame parisienne chère aux Français, autant qu’à Victor Hugo.

L’ancienne Hôtel Dieu, fondée déjà depuis le VIIe siècle, jouxtait alors la Seine côté rive gauche et était voisine du parvis de Notre Dame. Au XIIIe siècle, l’établissement recevait toujours les pèlerins et les malades et la lecture de la Cantiga de Santa Maria 134 nous permet d’imaginer assez bien ce contexte.

A Paris, la Seine n’est jamais très loin et elle jouxte aussi le parvis de la cathédrale dans lequel le malade de la Cantiga 134 jette son membre en feu. Malgré tout, le mystère de l’église citée reste encore entier et on ne peut affirmer qu’il s’agisse bien de Notre-Dame.

Une guérison collective et christique

Dans ce miracle pour le moins spectaculaire, la Sainte apparaîtra à l’intérieur de l’Eglise. Descendant d’un vitrail, elle se mettra en devoir de soigner les malades à la ronde. Elle sortira même sur le parvis pour prendre soin des miséreux n’ayant pas trouvé de place dans l’édifice religieux.

Dans la Cantiga, le miracle ira au delà de la simple guérison de l’empoisonnement pour restaurer un membre amputé. Ce type de pouvoir est évoqué, à plusieurs reprises, dans le corpus des Cantigas (voir par exemple le miracle de la langue tranchée dans la Cantiga de Santa Maria 156). On notera encore que le pouvoir invoqué dans la cantiga est bien celui du Christ à travers la Sainte : « Soyez tous guéris
Car, mon fils, roi de majesté, veut qu’il en soit ainsi »
. Il s’agit bien ici d’intercession.

Porque Trobar : Les Cantigas de Santa Maria
sous la direction de John Wright

La Cantiga de Santa Maria 134 en musique

Fondé aux débuts des années 90 en Galice, Porque Trobar est un projet ayant pour mission la reconstitution de l’art lyrique des troubadours de langue galaïco-portugaise. Entre instruments d’époque et étude des manuscrits médiévaux et de leurs partitions, l’initiative est ambitieuses et mêle Histoire et ethnomusicologie.

En 1998, Porque Trobar s’adjoignait la collaboration de John Wright (1939-2013), musicien britannique épris de folk et de musiques anciennes. Ensemble, ils partaient à la conquête des chants de pèlerinages sur les routes de Compostelle. Il en résulta, l’album « Compostela Medieval, Song from the 12th and 13th centuries« , une production de 70 minutes où les Cantigas d’Alphonse X côtoient des pièces de troubadours anonymes, mais aussi des chansons de Guiraut de Bornelh et de Guilhem de Poitiers.

Cet Album de Porque Trobar, sous la direction de John Wright, a été réédité chez Fonti Musicali en 2019. Vous devriez donc pouvoir le trouver chez votre meilleur disquaire. A défaut, il est également disponible au téléchargement en ligne.


La Cantiga de Santa Maria 134 en galaïco-portugaise et sa traduction en français actuel

Esta é como Santa María guareceu na sa eigreja en París un hóme que se tallara a pérna por gran door que havía do fógo de San Marçal, e outros muitos que éran con ele.

A Virgen en que é toda santidade
poder há de toller tod’ enfermidade.

Celle-ci conte comment Sainte-Marie guérit un homme en son église de Paris qui s’était coupé la jambe à cause de la grande douleur due au feu de Saint- Martial, ainsi que de nombreux autres malades qui étaient avec lui.

La Vierge, en laquelle réside toute Sainteté, a le pouvoir de soigner toute infirmité.

E daquest’ en París
a Virgen María
miragre fazer quis
e fez, u havía
mui gran gent’ assũada que sãidade
vẽéran demandar da sa pïadade.
A Virgen en que é toda santidade…

Et, à ce propos, à Paris,
La Vierge Marie
Voulut faire un miracle
Et le fit, alors qu’il y avait
De nombreuses personnes en attente de guérison
Venues implorer sa piété.
La Vierge en laquelle réside toute Sainteté…

E do fógo tan mal
éran tormentados,
deste de San Marçal,
e assí queimados
que os nembros todos de tal tempestade
havían de perder, esto foi verdade.
A Virgen en que é toda santidade…

Et du feu de Saint-Martial, ils étaient
Si tourmentés
Et tant consumés
Que leurs membres en telle disgrâce
Ils allaient perdre. Tout cela survint véritablement.
La Vierge en laquelle réside toute Sainteté…

Porende se levar
fazían aginna
lógo ant’ o altar
da Santa Reínna,
dizendo: “Madre de Déus, en nós parade
mentes e non catedes nóssa maldade.”
A Virgen en que é toda santidade…

Pour cette raison, ils se faisaient porter
Ensuite Jusqu’à l’autel
De la Saint Reine
En disant : « Mère de Dieu, arrête ton attention
Sur nous et guéris nous de notre mal ».
La Vierge en laquelle réside toute Sainteté…

Eles chamand’ assí
a Virgen comprida,
foi-lles, com’ aprendí,
sa razôn oída;
e per ũa vidreira con craridade
entrou na eigreja a de gran bondade.
A Virgen en que é toda santidade…

Ils en appelaient ainsi
A la Vierge pleine de grâce
Et leur prière, comme je l’ai appris
Fut entendue
Et par un vitrail, avec une grande clarté
Celle pleine de bonté, entra dans l’église.
La Vierge en laquelle réside toute Sainteté…

E a ir-se fillou
perant’ os doentes
e os santivigou,
pois lles teve mentes,
e disse-lles assí: “Tan tóste sãade,
ca méu Fillo o quér, Rei da Majestade.”
A Virgen en que é toda santidade…

Et elle commença à aller
Entre les malades
Y les sanctifia
Puis elle les reçut
Et leur dit : « Soyez tous guéris
Car, mon fils, roi de majesté, veut qu’il en soit ainsi »
La Vierge en laquelle réside toute Sainteté…

Lógo foron tan ben
daquel fógo sãos,
que lles non noziu ren
en pés nen en mãos;
e dizían assí: “Varões, levade
e a Santa María loores dade.”
A Virgen en que é toda santidade…

Suite à cela, ils furent si bien
Délivrés de ce feu
Qu’on ne pouvait plus en voir traces
Ni sur leurs pieds, ni sur leurs mains.
Et ils disaient : « Messieurs, levez-vous
Et faites des louanges à la vierge »
La Vierge en laquelle réside toute Sainteté…

Quantos éran entôn
dentro essa hóra
sãos e sen lijôn
foron; mais de fóra
da eigreja jazían con mesquindade,
ca non cabían dentr’ end’ a meadade.
A Virgen en que é toda santidade…

Tous ceux qui étaient là
En cette même heure,
Se retrouvèrent soignés
Et sans aucune lésion. Cependant, au dehors
De l’Eglise se tenaient encore quelques miséreux
Car ni la moitié d’entre eux n’avaient pu y entrer.
La Vierge en laquelle réside toute Sainteté…

Ontr’ aqueles, com’ hei
en verdad’ apreso,
jazía, com’ achei,
un tan mal aceso
que sa pérna tallara con crüeldade
e deitara no río dessa cidade.
A Virgen en que é toda santidade…

Entre tous, comme je l’ai
En vérité, appris
Il en était un, tellement affecté par le feu,
Qu’il s’était coupé la jambe avec cruauté
Et l’avait jeté dans le fleuve de la ville.
La Vierge en laquelle réside toute Sainteté…

O mal xe ll’ aprendeu
ena outra pérna,
tan fórte que ardeu
mui mais que lentérna;
mais la Madre de Déus lle diss’: “Acordade,
ca ja são sodes desta gafidade.”
A Virgen en que é toda santidade…

Le mal lui avait pris
Aussi l’autre jambe
De manière si grave que cela le brûlait
Plus encore que le feu d’une lanterne;
Mais la mère de Dieu lui dit  » Eveille-toi,
Car te voilà déjà soigné de cette lèpre. »
La Vierge en laquelle réside toute Sainteté…

El respondeu-ll’ adur:
“Benaventurada,
est’ outra con segur
pérna hei tallada;
mas pola vóssa gran mercee mandade
que seja com’ ant’ éra e a juntade.”
A Virgen en que é toda santidade…

L’homme répondit avec difficulté
« Mère bénie de Dieu,
Je me suis tranché cette autre jambe,
Avec une hache
Par votre grande miséricorde, faites qu’elle redevienne comme avant
Et soit rattachée à mon corps. »
La Vierge en laquelle réside toute Sainteté…

Entôn séu róg’ oiu
a mui pïadosa,
e lóg’ a pérna viu
sãa e fremosa
per poder da Virgen, que per homildade
foi Madre do que é Déus en Trĩidade.
A Virgen en que é toda santidade…

Alors, la très pieuse
écouta sa prière
Y sans attendre, il vit sa jambe réparée
Saine et belle
Par le pouvoir de la Vierge, qui par son humilité
Fut Mère de celui qui est Dieu en la Trinité.
La Vierge en laquelle réside toute Sainteté…


Retrouvez toutes nos traductions des Cantigas de Santa Maria d’Alphonse X.

En vous souhaitant une belle journée.
Frédéric Effe.
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

Notes

  1. « Les Miracles de Notre-Dame du Moyen Âge à nos jours. Maria Colombo Timelli,  études recueillies par J.-L. Benoit et J. Root », Studi Francesi [En ligne], 196 (LXVI | I) | 2022.  ↩︎
  2. Consulter le Codice Rico en ligne sur le site digital de la Bibliothèque de l’Escurial, Madrid ↩︎
  3. Voir « Pont-Saint-Esprit poisoning: Did the CIA spread LSD?« , BBC (2010) ↩︎

Princes Déchus & Siècle Perdu dans la Bible de Guiot de Provins

Sujet : poésie médiévale, poésie satirique,  trouvère, bible, moine, moyen-âge chrétien, poésie politique, nostalgie médiévale, langue d’Oïl
Période : Moyen Âge central, XIIe, XIIIe siècle
Auteur : Guiot de Provins (Provens) (1150 – 12..)
Manuscrit ancien : MS français 25405 BnF
Ouvrage : La Bible, les Oeuvres de Guiot de Provins, poète lyrique et satirique, John Orr (1915)

Bonjour à tous

ous vous proposons, aujourd’hui, d’avancer sur la poésie satirique médiévale à travers un nouvel extrait de la Bible du trouvère Guiot de Provins. Dans le courant des XIIe et XIIIe siècles, cet ouvrage sans concession ouvre sur un siècle (autrement dit des temps) décrit, par son auteur, comme « puant et horrible ».

D’après ses propres écrits, Guiot a beaucoup voyagé de cour en cour en tant que trouvère dans la France médiévale et au delà même, jusqu’aux croisades. Dans cette première partie de sa vie, il aurait côtoyé de nombreux seigneurs avant de se faire moine. Les conditions et le faste des cours avaient alors changé, peut-être d’ailleurs, sous la pression des croisades successives et de leur impact sur la noblesse. Quoi qu’il en soit, dans sa bible satirique, au long de quelques 2700 vers, Guiot de Provins n’épargna guère ses contemporains, religieux ou civils. Dans les extraits du jour, nous nous intéressons notamment à sa critique des princes et des puissants.

Extrait de la bible de Guiot de Provins sur les Princes avec enluminure tirée de la Chanson de Roland (Manuscrit de Saint Gall, Staatsbibliothek XIIIe siècle)

Princes tyrans et puissants dévoyés
dans la poésie satirique médiévale

Le Moyen Âge a beaucoup chanté ses princes et ses rois. Dans les cours, on les loue et on les flatte. On leur rédige même quelquefois des chroniques historiques sur mesure. Sur le plan politique, on écrit aussi à leur intention des guides de bonne conduite et des « Miroirs des princes ». On trouvera de tels ouvrages au Moyen-Orient chez des auteurs comme Saadi (voir le Gulistan ou le Boustan) mais ils se répandent aussi en Occident et deviennent très appréciés comme le Livre des Secrets du Pseudo Aristote.

Pendant de cette tendance, les mauvais princes reçoivent aussi leur lot de critiques et la poésie satirique médiévale n’hésitera pas à les égratigner. On pense au Prince de Châtelain, à certaines ballades d’Eustache Deschamps ou encore à des diatribes de Jean Meschinot, entre ses ballades contre Louis IX et ses lunettes des Princes. On pourrait encore ajouter à cette liste, le tyran et sa misérable vie de Pierre d’Ailly et un nombre incomptable d’écrits d’autres auteurs médiévaux.

Dans la veine de ses satires et précédant même certaines d’entre elles, la Bible de Guiot de Provins contient de nombreux vers à l’adresse des mauvais princes. Nous en avions déjà cité quelques-uns dans un article précédent sur sa bible. En voici quelques autres :

Que sont les princes devenus ?
extraits de la bible de Guiot de Provins

NB : la langue d’oïl de Guiot de Provins n’est pas toujours simple à déchiffrer. A l’habitude, nous vous fournissons des clefs de vocabulaire pour mieux la transposer en français actuel.


(V 156) Trop est nostre loz au desoz (Trop est notre gloire abaissée):
Qui bien nos vorroit jugier toz,
Si con
(comme) je sais et con je croi,
Ja
(jamais) n’en eschapperoient troi
Que ne fussent dampnei
(damner)sens fin,
Ou sont li saige, ou sont li prou
(les preux) ?
S’ils estoient tuit
(tous) en un fou (feu),
Ja des princes, si con je cuit
(cuidier : croire, penser);
Mais se li fellon i estoient,
Sil qui Dieu voirement ne croient
(ceux qui ne croient vraiment en Dieu),
Et li villain et li eschars
(les avares),
molt i aroit des princes ars
(de ardoir : brulés);
Onques si loaus fous ne fui
Qu’il valdroient muez
(mieux) cuit que crui (cru de croire, jeu de mot « cru »).

A grant tort les appelle on princes :
Des estapes
(pièges) et des crevices (écrevisse)
Font mais empereors et rois.
Les Alemans et les Inglois
Voi bien des princes esgareiz
(égarés),
Si voi je les autres aisseiz :
Tuit sont esbahi per lou mont
(le monceau, la quantité)
Des mavais princes qui il ont.

Et chevalier sont esperdu
(éperdus, déconcertés) :
Sil ont auques
(quelque peu) lor tens perdu ;
A
(r)belestrier, et meneour (mineurs)
Et perrier
(artilleurs de perrières), et engeneor
Seront de or avant plus chier
(plus estimés, plus précieux).
Encuseor
(délateurs) et losangier (beaux parleurs, faux),
Sil ont passei
(survécu). Et que feront
Sil qui lou siecle vëu ont
Si vallant con il a estei ?
(1)
Deus ! con estoient honorei
Li saige, li boin vavassour !
(les bons vassaux)
Sil furent li consoilloour
Qui savoient qu’estoit raison ;
Sil consilloient les barons,
Sil faisoient les dons doneir
Et les riches cors assembler.


(…) Que sont li prince devenu ?
Deus ! Que vi je et que voi gié !
(Qu’ai-je vu et que vois-je (à présent))
Mout mallament
(lamentablement) some changié :
Li siecles fu ja
(jadis) biaus et grans
Or est de garçons et d’enfans.
Li siècles, sachiez voirement
(vraiment),
Fadrait per amenuisement ;
Per amenuisement faudra
Et tant per apeticera
(rapetisser, diminuer),
Qu’uit
(huit) homes batront en un for (four)
A flaels lou bleif toute jor,
(2)
Et dui home, voire bien quatre,
Se poront en un pout
(pot) combatre.
Iteils li siecles devenra
(tels les temps deviendront),
Sachier de voir ceu avenra :
As princes le poez veoir,
Et k’on ne doit prisier avoir
Don l’on ne fait honor ne bien.

Tout est mais perdeu, ne vaut rien :
Trop est li sicles vis et oirs
(trop sont les temps vils et ignobles).
Certes, je voldroie estre mors
Quant me membre
(me souviens) des boins barons,
Et de lors fais et de lor nons,
Et des haus princes honoreiz
Qui tuit sont mort. Or esgardez
Quels eschainges nos en avons
(ce qui nous avons en retour),
Que argens est devenus plons !
Trop belle oevre fait on d’argent ;
Aï ! Bieu sire Deus, coment
Seme prodon
(homme honorable honnête) mavais grainne ? –
Molt est l’aventure vilainne
(triste, affligeante).

(1) Et que feront Sil qui lou siecle vëu ont Si vallant con il a estei : et qu »adviendra-t-il de ceux qui ont été témoin des temps de grande valeur du passé.
(2) Qu’uit homes batront en un for a flaels lou bleif toute jor : qu’il faudra à huit hommes en un four toute une journée pour battre le blé au fléau.


Aux Sources manuscrites de la Bible de Guiot de Provins

On peut trouver la bible de Guiot de Provins dans un certain nombre de manuscrit médiévaux dont le MS Français 25405 de la BnF (voir sur Gallica). Ce manuscrit, daté du XIIIe siècle, contient le texte satirique du trouvère dans son entier. De nombreux autres manuscrits du Moyen Âge n’en propose qu’un partie. C’est notamment le cas du manuscrit médiéval enluminé Ms-5201 de la bibliothèque de l’Arsenal (image ci-dessous).

La Bible de Guiot de Provins enluminée dans le Manuscrit Français 5201 de la Bibliothèque de l'Arsenal

Nostalgie médiévale et héros du passé

Avec quelques réserves sur les définitions, une forme de nostalgie traverse la littérature médiévale, sous la plume de ses esprits les plus lettrés. Le Moyen Âge a bien eu ses héros antiques ou plus contemporains, mais à peine reconnus et salués, il semble à peu près tous lui avoir filé entre les doigts pour ne laisser place qu’à un grand vide : Alexandre le Grand, Charlemagne et Roland ou encore Arthur de Bretagne et, avec lui, les glorieuses heures de la chevalerie de Chrétien de Troyes font partie des figures souvent évoquées. Tous ces noms ont largement inspiré les plus grands auteurs et poètes des Moyen Âge central à tardif, mais souvent comme les spectres regrettés d’un temps à jamais enfui et dont on déplorait la perte.

Les célèbres Neiges d’Antan de Villon sont un autre signe de cette nostalgie, comme sa ballade un peu moins connue sur les seigneurs du temps jadis : « Mais où est le preux Charlemagne? ». Toutefois, François de Montcorbier est loin d’être le seul à avoir évoqué les illustres personnages du passé et cette idée d’une grandeur révolue. Les poésies lyriques et satiriques médiévales sont pétries de références de cette sorte.

Bien sûr, le Moyen Âge a su aussi rendre hommage et louer ses héros en leur temps, les Duguesclin, les Bayard ou les Jeanne d’Arc. Pourtant, cette nostalgie des grands disparus chantée par tant d’auteurs et, avec elle, le constat de valeurs en perdition, ne peut que frapper celui qui s’aventure dans les méandres de la littérature médiévale, et notamment celle des XIIIe au XVe siècles.

Idéal de perfection morale et valeurs en sursis

Pour être des siècles reconnus généralement comme ceux de l’épanouissement du Moyen Âge chrétien et du catholicisme, il demeure étonnant de voir combien l’actualisation des valeurs morales chrétiennes fait justement problème pour de nombreux auteurs moraux ou satiriques médiévaux. On pourrait d’ailleurs y ajouter les fabliaux et leur moquerie de la gente religieuse.

Dans ce constat d’un temps glorieux révolu, les petits hommes et leur mesquinerie ont supplanté les « preudons », même chez les puissants. Convoitise, avidité, soif de pouvoir et de possession ont gâté les valeurs d’antan et la morale chrétienne des origines. On invoque alors souvent la mémoire des grands du passé pour mieux souligner les bassesses des hommes du présent et leur peu de hauteur morale. Chez Guiot de Provins, les temps rapetissent et les hommes deviennent des enfants.

Nostalgie des valeurs en fuite, constat de princes qui n’en sont plus tout à fait et de valeurs chevaleresques à jamais enfuies. Tout se passe comme si un certain Moyen Âge n’aura cessé de courir après son ombre dans une quête nostalgique de perfection (chevaleresque, chrétienne et peut-être même christique) condamnée à n’être plus jamais atteinte. Bien sûr, c’est sûrement parce que ces valeurs là (et leur idéal) étaient si actuelles dans les mentalités médiévales qu’elles ont servi d’étalon pour juger d’un présent qui, sous la plume des auteurs satiriques ou les poètes, se montre assez rarement à la hauteur des exigences philosophiques et morales de la société d’alors. Mais le constat est là, le Moyen Âge porte déjà en lui et à travers ses auteurs, une forme de nostalgie de ses propres origines.

Pour conclure, précisons que dans le cas de Guiot de Provins, les références ne sont pas toujours si lointaines et abstraites. Le trouvère parle, en effet, de mémoire et sa bible étale aussi de longue litanie de nobles et princes médiévaux dont certains qu’il a pu côtoyer. Il est d’ailleurs d’autant déçu par ses contemporains qu’il dit avoir connu ou entendu parler de tels grands hommes :

Les rois et les empereors
Et ceaus dont j’ai oï parler
Ne vuel je pas tous ci nomer ;
Mais ces princes ai je vëus,
Por ceu sui je si esperdus
Et abahis, ce n’est pas gais.

(…) La mort nos coite et esperonne ;
Trop m’ait tolut de mes amis.

En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

Musiques Médiévales : Trois Concerts d’Exception à la Basilique Saint-Denis

Sujet : concerts, musiques médiévales, patrimoine, cathédrale, ensemble médiéval, site d’exception, scène musicale médiévale.
Période : Moyen Âge (Xe au XVe s)
Evénement : Concerts de Musiques Médiévales
Dates : les 5, 16 et 19 octobre 2024.
Lieu : Basilique cathédrale Saint-Denis, Centre des Monuments nationaux, 1, rue de la Légion d’Honneur, Saint-Denis

Bonjour à tous,

ur la liste des événements aux couleurs du Moyen-Âge, voici trois dates à retenir du côté de l’Île-de-France. En octobre, la basilique cathédrale Saint-Denis vous propose, en effet, un cycle de concerts de musiques médiévales de haute tenue dans un cadre patrimonial d’exception.

Octobre en musique
à la Basilique Cathédrale Saint-Denis

Il s’agit de la quatrième édition de cet événement musical. Pour cette saison, deux premiers concerts ont déjà été donnés en septembre mais il en reste encore trois à venir. Et quels concerts !

L’Ensemble Oriscus à la découverte d’Hildegarde

Ce cycle ouvrira sur la plus jeune formation de la sélection : l’ensemble Oriscus. Bien que formé quelques années auparavant, ce talentueux trio s’est fait particulièrement remarquer avec sa prestation au Festival des musiques sacrées de Rocamadour en 2021.

Pour ce concert, l’ensemble Oriscus vous invitera à la découverte des musiques et du legs de Hildegarde de Bingen . Ce programme se propose notamment d’alterner des chants de la célèbre sainte, abbesse, mystique et compositrice du XIIe siècle, avec des présentations de sa vie et de son œuvre.

Oriscus : un jeune ensemble de grand talent sur la scène des musiques médiévales

Pour découvrir la formation Oriscus, le mieux est encore d’aller l’écouter mais si vous voulez un échantillon de leur talent, vous trouverez de superbes pièces de leur cru sur la chaîne YouTube du Festival de Rocamadour (Rocamadour – Musique Sacrée). Leur album « Stella Maris » est une autre piste intéressante pour les approcher. En tout état de cause, vous pouvez vous rendre à ce concert les yeux fermés. Leur interprétation des pièces d’Hildegarde servie par la voix d’Anne Bertin-Hugault est simplement envoûtante.

Samedi 5 octobre – 17h, « Hildegard, la vivante », Ensemble Oriscus
Musiciens, interprètes : Anne Bertin-Hugault (voix), Colin Heller (instruments à cordes) et Marc Vervisch (instruments à vent).

Sur les routes du Moyen-Âge avec Sequentia

Fondé en 1975 par Benjamin Bagby et Barbara Thornton, l’Ensemble Sequentia anime la scène médiévale depuis près de 50 ans avec des programmes toujours riches et ambitieux.
Avec une carrière exceptionnelle, il est aujourd’hui largement reconnu dans la sphère des musiques anciennes au niveau international. Nos pérégrinations autour des musiques du Moyen Âge nous ont souvent donné l’occasion de le croiser.

 Benjamin Bagby et Norbert Rodenkirchen de l'Ensemble de musiques médiévales Sequencia

Le thème du voyage médiéval sera le guide de ce concert. L’ensemble Sequentia vous entraînera sur les routes du Haut Moyen Âge au Moyen Âge central. Au programme, des pièces rares et notamment des sequelae ou « séquences », ces mélodies et formes instrumentales rarement jouées étaient propices à l’improvisation. Une fois encore, Benjamin Bagby aura l’occasion d’y démontrer son grand talent autant que sa capacité à dénicher des pièces originales.

Mercredi 16 octobre – 20h, « Le Voyageur », Ensemble Sequentia.
Musiciens, interprètes : Benjamin Bagby (voix, harpes médiévales) et Norbert Rodenkirchen (flûtes traversières médiévales) en partenariat avec l’Association Rue des Chantres.

l’Ensemble Obsidienne & les chansonniers des rois

Voilà un autre ensemble de musiques médiévales qu’on ne présente plus. Depuis sa création en 2009 par Emmanuel Bonnardot, l’ensemble Obsidienne a gratifié les amateurs de musiques du Moyen Âge de nombreux programmes et productions. Sa discographie comprend les cantigas de Santa Maria, des incursions sur les chansons du manuscrit de Bayeux, en passant par l’exploration du répertoire de Guillaume de Machaut et Guillaume Dufay mais aussi des chants et musiques plus liturgiques.

L'Ensemble Obsidienne, spécialiste des musiques du Moyen Âge central et tardif

Pour ce concert, Obsidienne vous propose de tourner les pages des riches chansonniers des rois. On connait un certain nombre en provenance du Moyen-Âge. Certains de ces manuscrits nous gratifient de centaines de pièces d’anthologie annotées musicalement. On imagine que le Chansonnier du Roi ou le MS Français 844 de la BnF devrait y trouver une belle place, ou peut-être même encore le Chansonnier de Saint-Germain des Prés ( Ms français 20050).

Samedi 19 octobre – 17h, « Chansonniers des rois », Ensemble Obsidienne
Musiciens, interprètes : Emmanuel Bonnardot (direction, vièle à archet, rebec, crwth), Camille Bonnardot (voix guiterne, vihuela, cornet à bouquin) et Colin Bonnardot (voix et percussions) en partenariat avec l’association Rue des Chantres.

Pour réserver et pour plus d’informations sur ces trois concerts-événements, nous vous proposons de vous rendre sur le site officiel de la Basilique Saint-Denis.

En vous souhaitant une belle journée
Frédéric Effe
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

Courtoisie et Salut d’amour du manuscrit médiéval Français 837

Sujet : vieux-français, poésie médiévale, poésie courtoise, amour courtois, trouvères, langue d’oïl, salut d’amour.
Période : Moyen-âge central, XIIIe siècle.
Auteur : anonyme
Titre : Ma douce amie, salut, s’il vous agrée
Ouvrage : Français 837, Recueil de fabliaux, dits, contes en vers (XIIIe siècle) BnF, Département des manuscrits.

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous partons en direction du XIIIe siècle pour y découvrir un nouveau salut d’amour en langue d’oïl. Au Moyen Âge central, ces pièces courtoises émergent tout d’abord du côté du pays d’oc et des troubadours. Comme de nombreuses formes poétiques de l’occitan médiéval, elles conquerront, quelque temps plus tard, le nord de la France et les trouvères.

Le Salut d’amour des troubadours aux trouvères

Le Salut d’amour est une forme poétique courtoise née dans le courant du XIIe siècle en pays d’oc et qu’on retrouvera dans le courant du siècle suivant, chez les trouvères du nord de la France médiévale. En 1835, dans son ouvrage Jongleurs & Trouvères le médiéviste Achille Jubinal en avait extrait quelques-uns du manuscrit Français 837 de la BnF. Quelques décennies plus tard, le chartiste Paul Meyer avançait sur l’étude de cette forme poétique courtoise (1). Nous marchons ici dans ses pas.

Une déclaration dans le pur style de l’amour courtois

L’exercice du Salut d’amour se présente comme une déclaration ou une lettre (une épitre) du loyal amant à son aimée ou à la dame qu’il convoite. Le poète y loue les grandes qualités de cette dernière et lui conte, par le menu, la force de son sentiment et de son désir. On y retrouve aussi les thèmes récurrents de la lyrique courtoise : loyauté sans faille et attachement jusqu’à la mort (plutôt mourir que vivre sans la dame ou être rejetée par elle), douleur de l’éloignement, etc… A l’habitude, l’amant se tient à la merci de sa douce amie et, par ce salut, il en attend une réponse.

Entre les vers, on verra encore, plus d’une fois, affirmée l’indifférence au quand-dira-t-on. L’amour courtois s’inscrit souvent à contre-courant de la bienséance et les médisants susceptibles de le désapprouver ou de le compromettre ne sont jamais loin. Comme on le verra, le Salut d’amour du jour se plie à toutes les règles de l’art sus décrites. Il fait même une place particulièrement importante aux médisants.

"Ma douce amie" Salut d'amour et poésie courtoise illustrée avec une enluminure du Code manesse

Les formes des saluts d’amour en langue d’oïl

En dehors de cette adresse directe envers la dame, les saluts des trouvères demeurent plutôt hétérogènes dans leurs formes poétiques : vers octosyllabiques, alexandrins, longueur variable, présence de refrains dans certains saluts et pas dans d’autres, croisement avec le genre de la complainte dans certains cas, etc… De fait, avant que Meyer ne les distingue comme un genre à part entière, les saluts semble être passés relativement inaperçus, voire avoir été assimilés à d’autres genres poétiques.

Rareté et usages de cette forme poétique

Les saluts d’amour légués par les manuscrits sont plutôt rares. On en dénombre sept en provenance des troubadours occitans du XIIe siècle et douze produits par les trouvères du nord de France au siècle suivant.

Du côté des poètes occitans des grands noms comme Rambaut d’Orange, Arnaut de Mareuil, Raimon de Miraval se sont prêtés à l’exercice. Les saluts d’amour des trouvères en langue d’oïl demeurent, quant à eux, plus souvent anonymes, en dehors d’un long salut d’amour de 1000 vers que l’on doit à Philippe de Beaumanoir (1250-1296).

En matière d’usage, Paul Meyer est de l’avis que le salut d’amour a été plus fréquent que les sources effectives ne le laissent supposer. Certaines pièces seraient ainsi passées du domaine privé au domaine public et auraient pu être reprises par certains jongleurs ou trouvères.

Sources historiques manuscrites

"Ma douce amie, salut..." le salut d'amour dans le manuscrit médiéval Ms Français 837 de la BnF
La poésie courtoise du jour dans le manuscrit 837 de la BnF (consulter sur Gallica)

La majorité des saluts d’amour en langue d’oïl connue à date est contenue dans le Ms Français 837 de la BnF (seuls deux échappent à la règle sur les douze). Ce manuscrit médiéval du XIIIe siècle que nous avons déjà présenté à divers occasions, contient 249 pièces entre fabliaux, dits et poésies diverses, dont 31 sont attribuées à Rutebeuf.

Pour la transcription en graphie moderne de ce texte, même si le manuscrit 837 reste plutôt bien conservé et lisible, nous nous sommes appuyés sur la publication du philologue et romaniste Paul Meyer (opus cité).


Ma douce amie, salut, s’il vous agrée…
Salut d’amour du XIIIe siècle

NB : plus qu’une adaptation, nous vous fournissons, ici, de nombreuses clefs de vocabulaire. Il vous restera quelques blancs à remplir mais ils ne devraient pas être insurmontables.

Ma douce amie, salut, s’il vous agrée,
Vous manderai, que qu’en doie avenir.
Pas ceste lettre, s’ele vous est moustrée,
De vostre ami vous porra souvenir.
Quar je n’oz mie sovent à vous venir,
Quart trop redout que n’en fussiez blasmée ;
Por ce m’estuet plus loing de vous venir.

Tres douce amie plesanz, cil Diex qui fist la mer
Et le ciel et la terre et les oisiaus voler
Vous doinst autant de joie c’om sauroie pensser,
Et autant que nus hom en porroit deviser
(distinguer, dénombrer).
En vous servir ai mis mon cuer sanz retorner
(sans retour),
Ne en toute ma vie ne l’en quier
(querir, vouloir) mes oster.
Or vous voudrai proier et par amors moustrer
Que vous lessiez mon coeur avoec vous reposer,
Le mien cuer et le voste vueil ensamble atorner
(être tourné l’un vers l’autre).
Certes dui vrai amant doivent .I. cuer porter
Et leur .II. cuers en .I. ajoindre et bien fermer.

Hé ! Diex, por moi le di, qui ai mis mon pensser
En la plus bele riens qui nus hom puist trover.
Or nous doinst Diex ensamble tel joie demener,
Que mesdisanz n’en puissent escharnir
(railler, moquer) ne gaber (moquer, tourner en dérision),
Ne les mauveses langues n’aient de quoi parler.
Et ci apres vous vueil .c. mil saluz mander
Et autant comme il a de goutes en la mer,
D’aigues qui le navies font venir et aler,
(d’eaux que les navires sillonnent)
Par moi qui sui messages, meillor n’i puis trover.

S’onques nus hom por dure departie
(séparation)
Ot cuer irié
(affligé, chagriné) ne penssif ne dolent (souffrant),
Li miens est tels qu’en tout le mont n’a mie
Plus angoissex ne plus plain de torment ;
Ne je ne sai point de confortement
Se je ne rai la douce compaignie
Ou j’ai eü si glorieuse vie,
Que ma mort voi se je n’i sui sovent
(2).


Explicit request d’amors et complainte et regres.


En vous souhaitant une belle journée
Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.


Notes

(1) Les Saluts d’amour dans les littératures provençale et française, Paul Meyer, Bibliothèque de l’Ecole des Chartes, T28 (1967).
(2) Que ma mort voi se je n’i sui sovent : il mourra s’il ne peut se rapprocher plus souvent d’elle.