Sujet : musique médiévale, Cantigas de Santa Maria, galaïco-portugais, culte marial, Sainte-Marie. jugement dernier, prière, chant polyphonique Epoque : Moyen Âge central, XIIIe siècle Auteur : Alphonse X (1221-1284) Titre : Cantiga 421, souviens-toi Mère de Dieu, Nenbre-sse-te, Madrede Deus Interprètes : Micrologus, Patricia Bovi Album : Madre de Deus, Cantigas de Santa Maria (1999)
Bonjour à tous,
ans l’Espagne du XIIIe siècle, féru de lettres, de sciences et de culture, le roi Alphonse X de Castille, dit Alphonse le savant ou le sage, s’entoure d’érudits de tout bord et de disciplines variées. Lui même s’adonne aussi à l’écriture et la poésie et on lui prête d’avoir recompilé, de sa plume, de nombreux récits de miracles qui circulaient alors à propos du personnage biblique de la sainte vierge. Connus sous le nom de Cantigas de Santa Maria, ces chants sont un fleuron de la littérature castillane médiévale. Ils constituent également un grand témoignage du culte marial qui courut, en Europe, à partir du Moyen Âge central et de nombreux siècles plus tard.
Depuis quelque temps, nous avons entrepris de partir à la découverte de ce corpus de plus de 420 chansons, en le commentant, le traduisant, mais en nous accompagnant, aussi, des plus belles formations de la scène musicale médiévale pour vous le faire découvrir. Aujourd’hui, pour cette cantiga 421, nous vous présenterons une belle version à deux voix de l’ensemble Micrologus.
Une prière d’intercession et un appel à la miséricorde
Nous vous avons présenté, jusque là, de nombreux récits de miracles autour de pèlerinages ou de lieux de culte dédiés à la Sainte, ainsi que quelques chants de louanges, La cantiga de Santa Maria 421 sort un peu de ce cadre, puisque c’est un chant assez court qui se présente plus comme une prière d’intercession. A travers elle, le croyant demande à la vierge d’intervenir auprès de Dieu en sa faveur et même de le prier pour qu’il lui accorde sa miséricorde et sa protection, en particulier au moment du jugement dernier.
La cantiga 421 à deux voix par l’ensemble Micrologus
Micrologus et les cantigas Santa Maria
En 1999, la formation italienne Micrologus menée par Patrizia Bovi partait à la conquête des cantigas d’Alphonse le Sage, dans un album intitulé Madre De Deus, Cantigas de Santa Maria. Nous avons déjà eu l’occasion de vous toucher un mot de cette production (voir article). Elle fut, du reste, saluer par plusieurs magasines de la scène des musiques anciennes et médiévales. On peut y retrouver 15 pièces pour 16 cantigas évoquées et, entre versions vocales ou instrumentales, sa durée dépasse légèrement une heure d’écoute.
Cet album est toujours disponible à la vente, en commande chez votre disquaire, sous forme de CD ou même en format MP3, à la vente en ligne. Voici un lien utile pour plus d’informations : Madre de Deus, Cantigas de Santa Maria.
Ajoutons que plus de 20 ans après la sortie de cette production, l’ensemble Micrologus continue toujours de proposer un programme et des concerts autour de ses cantigas de l’Espagne mariale et médiévale.
Musiciens & artistes ayant participé à cet album
Patrizia Bovi (voix et harpe), Adolfo Broegg (oud, guitare), Goffredo Degli Esposti (flutes, percussion, cornemuses), Gabriele Russo (violon, rebec), Alessandro Quarta (voix), Ulrich Pfeifer (vièle à roue, voix), Luigi Germini et Mauro Morini (cuivres), Gabriele Miracle (percussion, darbouka,), Francesco Speziali (riqq, percussions). Chœurs : Alberto Berettini, Francesca Breschi, Barbara Bucci, Flaviana Rossi, Claudia Mortali, Laura Scipioni.
La cantiga 421 version originale galaïco-portugaise et traduction française
Esta undécima, en outro día de Santa María, é de como lle venna emente de nós ao día do jüízio e rógue a séu Fillo que nos haja mercee.
Nenbre-se-te, Madre de Deus, Maria, que a el, téu Padre, rogues todavia, pois estás en sa compania e es aquela que nos guia, que, pois nos ele fazer quis, sempre noit’ e dia nos guarde, per que sejamos fis que sa felonia non nos mostrar queira, mais dé-nos enteira a ssa grãada merçee, pois nossa fraqueza vee e nossa folia, con ousadia que nos desvia da bõa via que levaria nos u devia, u nos daria sempr’ alegria que non falrria nen menguaria, mas creçeria e poiaria e compriria e ‘nçimaria a nos.
En un nouveau jour destiné à Sainte Marie, cette XIe cantiga est pour qu’elle se souvienne de nous, au jour du jugement dernier et qu’elle prie son fils d’avoir pitié de nous.
Souviens-toi, Marie, Mère de Dieu, De prier ton Père, chaque jour, Puisque tu es en sa compagnie Et que tu es celle qui nous guide, Afin que, puisqu’il nous a élevé (créé), Il nous tienne en sa garde, nuit et jour, Et pour que nous soyons assurés Qu’il ne nous veuille point montrer sa colère (sa sévérité), Mais plutôt qu’il nous accorde Sa grande miséricorde. Car il voit notre faiblesse Et notre folie, Qui, avec audace, Nous détourne Du bon chemin ; Celui qui nous conduirait Sans détour Et nous apporterait Toujours la joie (la joie éternelle) Qui ne se tarirait jamais Ni ne nous ferait défaut, Mais qui croîtrait Et grandirait Et nous remplirait Et nous comblerait De sa présence.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.
NB : pour l’image en tête d’article, nous nous sommes un peu avancé dans le temps. Elle ne date pas, en effet, du Moyen Âge central, mais de la renaissance italienne et c’est une des superbes madones peintes par le grand Sandro Botticelli (1445-1510)
Sujet : musique, poésie, chanson médiévale, troubadours, occitan, langue occitane, langue d’oc, amour courtois, courtoisie Période : Moyen Âge central, XIIe, XIIIe siècle Auteur : Peire Vidal (? 1150- ?1210) Titre : Anc no mori per amor ni per al Interprètes : Constantinople, Anne Azéma Album : Li tans nouveaus (2003)
Bonjour à tous,
Aujourd’hui, nous partons au XIIe siècle, à la rencontre du troubadour languedocien Peire Vidal et d’une de ses chansons. Comme on le verra, cette pièce s’épanche du côté des désillusions courtoises et le poète occitan nous gratifiera de ses déconvenues face à l’intransigeance de sa dame. A la fin de sa poésie, il passera à tout à fait autre chose avec une référence à la croisade qui prendra même clairement la forme d’un appel.
Le chansonnier Occitan G
Du point de vue des sources, on trouve cette chanson médiévale de Peire Vidal dans un nombre important de manuscrits et chansonniers anciens. Pour en choisir un dont nous n’avons pas encore parlé, nous citerons le Chansonnier occitan G. Cet ouvrage, annoté musicalement et daté des débuts du XIVe siècle, contient pas moins de 202 pièces occitanes médiévales. Il est actuellement conservé à la Bibliothèque Ambrosiana de Milan, sous l’appellation de Canzoniere provenzale R 71 sup. Voici les pages de ce manuscrit correspondant à la chanson de Peire Vidal que nous vous présentons aujourd’hui.
Pour la retranscription de cette poésie en graphie moderne, nous nous appuyons, en majeure partie, sur l’ouvrage Les Poésies de Peire Vidal de Joseph Anglade (chez Honoré Champion, en 1913). Notez que le chansonnier occitan G a également été retranscrit dans son entier par le romaniste italien Giulio Bertoni en 1912, chez Dresden et sous le titre : Il canzoniere provenzale della Biblioteca Ambrosiana R. 71. sup.
Pour nous accompagner dans la découverte de cette pièce de Peire Vidal, nous partirons à la rencontre de l’Ensemble Constantinople qui s’était adjoint, pour l’occasion, la voix de Anne Azéma.
L’Ensemble Constantinople
Formé à l’aube des l’années 2000 par deux frères iraniens résidents au Québec depuis leur adolescence, l’ensemble Constantinople explore un terrain musical et sonore tout à fait original. Depuis leur premiers pas, Kiya et Ziya Tabassian se sont entourés de nombreuses collaborations pour produire un répertoire coloré et même quelquefois « fusion » qui puise son inspiration, à la fois, sur les rives anciennes des civilisations orientales et méditerranéennes, mais aussi dans leurs racines plus traditionnelles : musiques de Grèce, d’Andalousie, mémoires juives et séfarades ou chrétiennes de l’Espagne ancienne, mélodies persanes, tribut aux frasques renaissantes ou au monde de l’Europe médiévale, leur discographie s’est étoffée d’une quinzaine d’albums entre poésie, explorations, échanges et dialogues culturels.
Avec des concerts donnés dans plus de 25 pays, l’Ensemble Constantinople à gardé le goût du voyage et du lointain Québec qui l’a déjà reconnu et primé, ses musiques sont revenues, par les courants océaniques et la magie de la circulation culturelle, jusqu’aux rives de l’Europe. En cherchant un peu sur youtube, vous constaterez que la formation partage généreusement certaines de ses productions, à travers sa propre chaîne. Entre autres morceaux de choix et hors des temps médiévaux qui nous les ramènent ici, vous les trouverez en compagnie de Ablaye Cissoko, de sa Kora et de sa voix envoûtante pour des pièces à la signature unique. Vous pouvez également suivre la formation sur son site web officiel. De notre côté, nous reviendrons à notre période d’élection, le Moyen Âge, et à l’album dont est issue la chanson occitane du jour.
L’album : Li Tans Nouveaus
Sorti en 2003, l’album Li Tans Nouveaux voyait les deux frères musiciens s’associer à d’autres grands noms de la scène médiévale dont la célèbre soprano Anne Azéma.
Avec 12 pièces pour un temps d’écoute légèrement supérieur à 65 minutes, cette sélection partait à la conquête de la poésie courtoise des XIIe et XIIIe siècles et du goût de cette dernière pour le « renouvel » et le printemps. Temps nouveaux, temps de l’amour, on y retrouvera des trouvères comme des troubadours : le Chastelain de Coucy, Guiot de Dijon, Gonthier de Soignies, mais encore quelques pièces dansées de l’Italie ou de l’Angleterre médiévales du temps des Estampies et des Trotto(s). Pour clore le tableau, ajoutons encore deux interludes instrumentaux de Guy Ross et deux belles chansons de Peire Vidal (dont celle du jour) servies toutes deux par la voix de Anne Azéma. On trouve encore des exemplaires de cet album (édité chez Atma classique) à la vente. Voici un lien utile pour plus d’informations : Li Tans Nouveaus de l’Ensemble Constantinople
Musiciens présents sur cet album : Kiya Tabassian (cithare), Anne Azéma (voix), Guy Ross (luth, oud, harpe), Isabelle Marchand (violon), Matthew Jennejohn (flûtes à bec ), Ziya Tabassian (tombak, dayereh, percussion).
Anc no mori per amor de Peire Vidal de l’occitan médiéval au français moderne
NB : pour la traduction et à l’habitude, elle s’inspire, en partie, de celle de Joseph Anglade, mais aussi de recherches plus personnelles en Occitan médiéval ou d’autres traductions comparées. Elle n’a pas la prétention de la perfection. Pour ne pas trop fermer le sens, nous vous proposons même, entre parenthèses, certaines alternatives. A l’occasion nous notons également certaines tournures proposés par Joseph Anglade (JA) que nous n’avons pas nécessairement retenues.
I Anc no mori per amor ni per al, Mas ma vida pot be valer morir, Quan vei la ren qu’eu plus am e dezîr E re no–m fai mas quan dolor e mal. No’m val be mortz, et ancar m’es plus greu, Qu’en breu serem ja velh et ilh et eu : E s’aissi pert lo meu e–l seu joven, Mal m’es del meu, e del seu per un cen.
Je ne suis mort ni d’amour ni d’autre chose, mais ma vie peut bien valoir de mourir quand je vois l’être que j’aime et désire le plus Ne me causer plus que douleur et mal (dommage). La mort ne me sert en rien, et ce qui m’est plus pénible encore, c’est que bientôt ma dame et moi nous serons vieux. Et si ainsi, elle perd ma jeunesse et la sienne, Cela me sera désagréable, pour moi, et pour elle cent fois plus.
II Bona domna, vostr’ ome natural Podetz, si-us platz, leugierament aucir : Mas a la gen vo–n faretz escarnir E pois auretz en peccat criminal. Vostr’ om sui be, que ges no -m tenh per meu, Mas be laiss’ om a mal senhor son feu ; E pois val pauc rics hom, quan pert sa gen, Qu’a Daire–l rei de Persa fo parven.
Noble dame, votre vassal sincère (JA. « homme lige ») Pouvez, à votre gré, aisément tuer, Mais par les gens, vous en serez blâmée (raillée) Et puis vous commettrez aussi un péché mortel. Je suis bien votre homme, puisque je ne m’appartiens en rien ; Mais on laisse volontiers à mauvais seigneur son fief ; Et il vaut bien peu l’homme puissant qui perd ses gens (JA. « vassaux ») Comme il le fut démontrer à Darius, le roi de Perse.
III Estiers mon grat am tot sol per cabal Leis que no–m denha vezer ni auzir. Que farai doncs, pos no m’en posc partir, Ni chauzimens ni merces no m’en val ? Tenrai m’a l’us de l’enoios romeu, Que quier e quier, car de la freida neu Nais lo cristals, don hom trai foc arden : E per esfortz venson li bon sufren.
Contre mon gré, j’aime seul et sans réserve (de tout mon cœur) Celle qui ne daigne ni me voir ni m’entendre ; Que ferai-je donc, puisque je ne m’en puis séparer Et que ni l’indulgence ni la pitié ne me sont d’aucune utilité ? Je me conformerai aux usages du pèlerin ennuyeux (importun), Qui mendie d’un côté et d’autre ; car de la froide neige Naît le cristal, dont on tire le feu ardent ; Et, par leurs efforts, les bons amants qui patientent triomphent. (JA. « les bons [amants] qui patientent arrivent à triompher ».)
IV Anc mais no vi plag tan descomunal, Que quant eu cre nulha ren far ni dir, Qu’a leis deja plazer ni abelir, Ja pois no pens de nulh autre jornal. E tot quan fatz par a leis vil e leu, Qu’anc per merce ni per amor de Deu No pose trobar ab leis nulh chauzimen ; Tort a de mi e peccat ses conten.
Jamais je ne vis de différent si étrange : Puisque quand je pense ne rien faire, ni rien dire D’autre qui ne lui plaise ou ne lui convienne, Et que je ne pense à nulle autre chose (travail) Tout ce que je fais lui semble vil et cavalier (léger, de peu de cas) Et jamais, par pitié ou pour l’amour de Dieu, Je ne puis trouver auprès d’elle aucune indulgence; Sans conteste, elle se comporte envers moi injustement (JA sans conteste elle a tort et se rend coupable envers moi),
V Aissi m’en sui gitatz a no m’en cal, Com lo volpilhs que s’oblid’ a lugir, Que no s’auza tornar ni–s pot gandir, Quan l’encausson sei enemic mortal. No–i sai conort, mas aquel del juzeu, Que si–m fai mal, fai lo ad eis lo seu ; Aissi com cel qu’a orbas se defen, Ai tot perdut, la fors’ e l’ardimen.
Aussi me suis-je jeté dans l’insouciance, Comme le renard qui s’oublie dans sa fuite, Et qui n’ose se retourner, ni ne peut trouver refuge quand ses ennemis mortels le poursuivent. Et je n’ai d’autre consolation que celle du juif Qui, s’il me fait du mal, en fait autant à lui-même ; Et comme celui qui se défend sans rien voir, J’ai tout perdu, la force et la hardiesse.
VI Doncs que farai ? sufrirai per aital, Co-l près destreitz, cui aven a sufrir Que li fai mal, mas ben saupra grazir Qui -m fezes ben en loc d’amic leial. Quar s’eu volgues, domna, per autrui feu Honrat plazer agra conquist en breu. Mas res ses vos no-m pot esser plazen Ni de ren al gaug entier non aten.
Donc que ferais-je ? Je souffrirai de la même façon Que le prisonnier contraint, qui avait à souffrir, Et à qui on faisait mal, mais qui saurait bien être reconnaissant Envers celui qui me (lui ?) ferait du bien comme un loyal ami. Car si je voulais, dame, prendre le fief d’un autre, J’en aurais bientôt conquis le plaisir avec honneur. Mais rien sans vous ne peut m’être plaisant et je n’attends que de vous une joie parfaite.
VII Lai vir mon chant, al rei celestial, Cui devem tug onrar et obezir, Et es be dreitz que l’anem lai servir On conquerrem la vid’ esperital : Que -l Sarrazi desleial, canineu, L’an tout son regn’ e destruita sa pleu, Que sazit an la crotz e -l monumen : Don devem tug aver gran espaven.
J’adresse mon chant au roi céleste, Que nous devons tous honorer et exaucer pleinement; Et il est fort juste que nous allions le servir là-bas Où nous conquerrons la vie spirituelle ; Car les Sarrasins déloyaux de Canaan Lui ont ôté son royaume et détruit son empire ; Et qu’ils se sont saisis de la croix et du sépulcre, Ce dont nous devons tous frémir (concevoir grande épouvante).
VIII Coins de Peiteus, de vos mi clam a Deu E Deus a me per aquel eis coven, Qu’amdos avetz trazits mout malamen El de sa crotz et eu de mon argen. Per qu’en devetz aver gran marrimen.
IX Coms de Peiteus, bels senher, vos et eu Avem lo pretz de tota l’autra gen, Vos de ben far et eu de dir lo çen.
Comte de Poitiers, je me plains de vous à Dieu Et Dieu se plaint de même à moi, Puisque vous nous avez trahi tous deux si durement Lui pour sa croix et moi pour mon argent. Ce pour quoi vous devriez avoir grand tristesse.
Comte de Poitiers, beau Seigneur, vous et moi Nous sommes loués par le reste du monde, Vous pour bien faire et moi pour bien conter.
En vous souhaitant une excellente journée. Fred pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes
Sujet : médiéviste, histoire médiévale, mentalités médiévales, Moyen Âge chrétien, église médiévale, statut de la femme, féminisme. Période : haut Moyen Âge, Moyen Âge central & XIXe siècle Auteur : Régine Pernoud Média : entretien avec Radio Canada (1982)
Bonjour à tous,
assée un peu inaperçu à en juger les vues actuelles, cette archive de Radio Canada, postée en mars dernier sur youtube est intéressante à bien des points de vues. En 1982, bottant en touche un grand nombre d’idées reçues sur la femme dans la société occidentale médiévale, cet entretien filmé donnait, en effet, la parole à l’historienne Régine Pernoud sur ses travaux et ses ouvrages, notamment : La femme au temps des cathédrales (1980), Pour en finir avec le Moyen Âge (1977) et Histoire de la bourgeoisie en France (1960 et 1963).
Comme on le verra, on n’est loin ici d’une revisite caricaturale habituelle qui voudrait faire de la femme, dans le monde médiéval, voire même depuis la nuit des temps, un « sous-être » brimé et jamais tout à fait à sa pleine mesure dans le social, une victime permanente sans pouvoir, sans autre statut que celle d’être un ventre et sans autre prise sur le monde que celle que les hommes auraient bien voulu lui concéder dans leur magnanimité. Et bien rassurons nous, rien de cela ici et il faut le saluer. Aussi, approchez, approchez gentes dames et damoiselles, venez entendre la bonne nouvelle ! Si, vous étiez de celles qui s’étaient laissées convaincre par la vision d’un monde désespérément égal, depuis la préhistoire et dans lequel la femme avait été vouée à être confisquée de tout et à toujours baisser l’échine, sans doute reprendrez-vous ici un peu de goût pour ce Moyen Âge (bien plus éclairé qu’on le dit), et dont Régine Pernoud vous montrera qu’il ne vous avait pas laissé à sa porte.
La femme dans le monde médiéval et féodal
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La femme au temps des cathédrales
Au cours de cet échange filmé, la grande médiéviste revisitait des idées reçues qui touchent le statut et l’histoire de la femme, des premiers siècles au Moyen Âge central, avec une apogée qu’elle situera au XIIe et XIIIe siècles. Dans les siècles suivants, du XIVe s au XVe, elle montrera que le pouvoir politique détenu par la femme dans la société médiévale féodale, semble s’être peu à peu effritée même si, selon elle, c’est véritablement à partir de la renaissance que la tendance se confirmera.
On se souvient que dans le courant du XVIe siècle, on a voulu renouer avec l’antiquité, en tirant un trait sur un monde médiéval réduit alors, à une parenthèse obscurantiste ; du même coup, en faisant la promotion d’une certaine exemplarité des sociétés antiques (leurs codes, leurs droits et leur littérature), on aurait commencé à promouvoir aussi une vision plus archaïque des rapports homme-femme. Toujours selon la thèse de Régine Pernoud, cette orientation ne fera que se confirmer à travers le temps, pour se concrétiser, de manière encore plus tranchée, trois siècles plus tard, au XIXe siècle, sous l’empire et dans le Code napoléon (1804). Reine du contrepied, la médiéviste ira même jusqu’à retourner l’habituelle vision entre « ombres médiévales » et « lumières renaissantes » pour affirmer voir clairement, de son côté, un certain obscurantisme dans la renaissance : en allant chercher systématiquement toutes les références dans l’antiquité, on finira par étouffer la création et la liberté qu’avait connu l’art médiéval pour consacrer une imitation systématique des anciens, condamnant chaque nouvelle œuvre à paraître à la précédente.
Classe bourgeoise & milieux urbains
Pour expliquer le changement progressif du statut de la femme du Moyen Âge tardif au XIXe s, Régine Pernoud établit des corrélations directes entre diminution du pouvoir politique féminin, montée des classes bourgeoises et main mise progressive de ces dernières sur les nouveaux foyers de population que deviennent les villes aux XIIe et XIIIe siècles. Nous reprenons ici des larges parties de cet entretien :
— » …Par des textes irréfutables, …, qui ont eu une influence sur la vie des français, je découvrais, peu à peu, que plus ce bourgeois que j’avais vu naître au XIe siècle, s’affirmait, prenait de l’importance, ajoutait au pouvoir économique un pouvoir administratif très grand parce qu’il devenait fonctionnaire et puis que, au XIXe siècle, il avait finalement acquis le pouvoir politique. Et bien parallèlement à cette montée, il y avait le déclin de la femme. La femme cessait d’exister.
(…) C’est une chose curieuse que de penser que dans ces cités médiévales nées aux XIIe et XIIIe siècles, qui se gouvernent elles-mêmes, qui élisent leurs représentants, les femmes votent mais personnellement je n’ai jamais trouvé, (peut-être que quelqu’un en trouvera, mais en tout cas moi, je n’ai jamais trouvé) de femmes qui aient été échevin ou maire ou recteur ou consul, enfin qui est une dignité quelconque dans la vie de la cité, là où règnent les bourgeois. Tout de même ça pose un point d’interrogation.
(…) On constate que la femme a beaucoup moins d’importance, en somme, dans un régime urbain, celui qu’a instauré le bourgeois, celui qui est le propre du bourgeois, là où il vit, là où il se sent vivre que dans la vie rurale. Dans la vie rurale, il y a beaucoup de très petites suzeraines. Quand on parle des seigneurs, on imagine toujours des gens qui ont un immense domaine, mais beaucoup de dames qui avaient des droits équivalents aux seigneurs avaient des domaines qui pouvaient être très étendus mais qui pouvaient être aussi très restreints. On connait des domaines seigneuriaux qui couvrent quelque chose comme 6 hectares. C’est très peu… Mais n’empêche qu’ils avaient des droits seigneuriaux sur ces domaines et que des femmes pouvaient avoir exactement les mêmes droits sur ces domaines.«
Une confiscation progressive
En revenant sur cette grille de lecture de classes, on essayera de se souvenir que les alliances nobiliaires du Moyen Âge et les Dames qu’on épouse ou qui épousent sont des femmes de pouvoir. Si les deux époux n’ont pas toujours voix au chapitre sur ces arrangements bien souvent parentaux, ce sont aussi les titres et possessions détenus par les uns et les autres que l’on s’allie stratégiquement. Autrement dit, si la classe nobiliaire perpétue à travers ses alliances le maintien ou l’extension de son pouvoir, il faut bien que ces pouvoirs, ces titres et ces possessions aient existé réellement, soient grands et soient fondés du côté des hommes comme des femmes.
Sur ces notions de pouvoir des femmes de classes nobles, quand on s’approche du sommet du pouvoir, on pensera encore à de grandes régentes comme Blanche de Castille en France ou María de Molina en Espagne, et à leur rôle majeur sur l’histoire et le devenir des couronnes. Dans le même sens et plongeant du côté du haut Moyen Âge, on pourra reconsulter utilement la conférence donnée par Michel Rouche à l’Ecole Nationale des Chartes, en hommage à René Girard sur Violence et structures archaïques au Moyen Âge. On y trouvera de nombreux exemples du très grand pouvoir des reines, en Europe, dans les siècles suivants la chute de l’empire romain.
Pour reprendre le fil de cet entretien et concernant le glissement vers une confiscation progressive du pouvoir politique des femmes (nobles et bourgeoises), là encore, nous laissons la parole au journaliste et à Régine Pernoud sur un passage clé :
—En somme, si je comprends bien, la question ne serait pas « Comment en finir avec le Moyen Âge ? » mais « comment en finir avec le XIXe siècle ? »
—Oui ou avec tout l’ensemble de ce qui s’est imposé avec je dirais un pouvoir impérial sans réplique au XIXe siècle… C’est exactement en 1593 que le parlement, repère de bourgeois comme l’Université, prend un arrêt qui interdit à la femme toute fonction dans l’Etat. Et dès ce moment là, il y a eu une évolution, depuis le moment où Philippe Le Bel prend la première mesure antiféministe. En 1314 presque sur son lit de mort, il déclare que les femmes seront écartées de la succession au trône. Première mesure antiféministe, ça n’existait pas jusqu’au début du XIVe siècle, jusqu’au moment ou le parlement interdit toute fonction dans l’Etat, ce qui prouve d’ailleurs qu’elle pouvait avoir une fonction dans l’Etat jusque là. »
Le rôle positif de l’Eglise médiévale sur les relations homme femme
A l’occasion de cet interview, Régine Pernoud remettra aussi quelques vérités à leur place sur le rôle de l’Eglise médiévale dans la promotion d’une certaine égalité homme femme. Sur l’argument du mariage arrangé et forcé des jeunes gens (pas ceux des classes rurales ou « roturières », mais principalement ceux des classes nobles, pour les raisons de pouvoir évoquées) l’historienne relèvera que c’est l’Eglise qui, la première, a lutté contre le consentement obligatoire des parents à partir du VIIIe siècle. Et quand soulevant les croisades, la classique légende noire de l’inquisition et oubliant bizarrement la fameuse terre plate, l’interviewer s’étonnera de la voir s’avancer en faveur de l’Eglise médiévale, l’historienne prendra, là encore, un contre pied, en s’élevant contre les habituels préjugés d’obscurantisme et un certain nombre d’idées fausses à ce sujet.
— « … Mais revenons à l’Eglise, force de libération. Qui est-ce qui a fait disparaître l’esclavage tout de même ? Et qui est-ce qui a imposé, justement et fait entrer dans les mœurs peu à peu, l’égalité de l’homme et de la femme, si ce n’est pas l’Eglise. … C’est je dois dire personnellement, une sorte de découverte que j’ai faite. J’ai travaillé l’histoire de l’Eglise, si vous voulez, en remontant, parce que j’étais étonné de voir cet extraordinaire pouvoir attribué à la femme au XIIe siècle, sous la France féodale et l’Angleterre et les autres pays d’Occident. Alors j’ai tâché de remonter le cours du temps et qu’est-ce qu’on trouve ? On trouve l’influence de l’Eglise, notamment dans cette question du mariage, dès le début. Dans l’égalité de la femme, quand on voit le rôle de la femme dès les débuts de l’Eglise, c’est extraordinaire. Cela demanderait à être étudié dans le détail et mis un peu en valeur. Quelles sont les premières personnes que les églises mettent sur les autels si ce ne sont pas des femmes ? Comptez le nombre d’hommes qui sont déclarés Saints pendant les trois premiers siècles et le nombre de femmes, vous serez stupéfait.
—On vous dira justement que l’Eglise a porté les femmes sur les autels pour mieux les immobiliser, pour mieux les aliéner.
— (…) On dit « au XIIe siècle, on avait le culte de la femme mais c’était précisément pour mieux l’aliéner. » Bien, moi je veux bien être une femme aliénée si je suis reine couronnée ayant une chancellerie, des moyens d’exécution et le même pouvoir que le roi. Si c’est cela que vous appelez aliénation, vivement l’aliénation pour toutes les femmes ! C’est à dire qu’elle est absolument sur le même pied que l’homme.
—Oui mais là vous parlez d’un pouvoir politique ?
—Oui, mais c’est important le pouvoir politique. Vous savez depuis quand on a reconquis le pouvoir politique ? 1947… C’est le général De Gaule qui nous l’a donné avec le droit de vote.
— Mais il n’y a pas que la vie politique, il y a aussi, les aspects dont on parle beaucoup actuellement, de la vie affective, la vie sexuelle de la femme ? Est-ce que la femme, à ce moment là, n’était pas simplement perçue comme une marchandise d’échanges ?
—C’est justement contre quoi l’Eglise s’est élevée et les obligations de l’Eglise ont été proclamées aussi bien pour les hommes que pour les femmes parce que c’est l’Evangile. Qui est-ce qui, pour la première fois dans l’Histoire, met l’homme et la femme exactement sur le même pied dans le mariage ? C’est le Christ. C’est dans les trois synoptiques et ça a scandalisé les apôtres, d’ailleurs. Ils ont dit « si c’est comme ça autant ne pas se marier ». Ils n’en ont pas voulu, ils ont trouvé que le Christ allait trop loin ou trop fort et, en effet, dans leur civilisation, il y allait fort. Et ça on l’a compris et, surtout, on ne l’a vécu que, peu à peu, mais ça a été vécu merveilleusement, justement au cours des premiers siècles de l’Eglise. Et puis ça a été, peu à peu, instauré dans les mœurs, facilité, d’ailleurs, dans nos pays – en France, en Irlande, en Espagne – par l’influence de la société celtique qui se retrouvait un peu elle-même. Car, chez les celtes, je ne dirais pas que la femme était à égalité avec l’homme, non je ne crois pas qu’on puisse le dire d’aucune civilisation, en dehors de la civilisation chrétienne, mais du moins était-elle étroitement associée à l’homme et prenait-elle part à ses activités. Et ça, ça scandalisait beaucoup les écrivains romains. Et comme lors de l’effondrement de l’empire romain, au Ve siècle, la civilisation celtique reprend un peu ses droits en France, en Espagne, même en Italie, dans le domaines des Iles d’Irlande et Britannique, peu à peu on voit cette liberté et cette égalité qu’instauraient l’Eglise prendre chez nous très naturellement.«
La famille dans le monde médiéval
Pour conclure, cet entretien qui remet bien des pendules à l’heure, on y trouvera encore des affirmations clés sur l’importance de la famille comme base solide, autant que facteur d’émancipation individuelle dans les sociétés médiévales. Nous sommes en 1982 mais Régine Pernoud constate déjà les mauvais traitements que l’on fait subir à cette cellule fondamentale qui fut à la base de notre société pendant des centaines, sinon des milliers d’années. Depuis cette entretien, on a, du reste, continué méthodiquement de s’évertuer à la dénigrer et la détruire.
Contre une nouvelle idée reçue, l’historienne nous expliquera qu’il faut que la famille soit forte pour que les individus soient vraiment libres ; si l’homme médiéval voyage autant, c’est qu’il est aussi certain de pouvoir revenir vers ce havre solide. La médiéviste nous rappellera, au passage, qu’au Moyen Âge la gente masculine est majeure à 14 ans et la gente féminine à 12 ans. C’est Henri III, à la fin du XVIe siècle qui changera la donne brusquement en fixant la majorité à 25 ans. Il faudra attendre 1792 pour que cette dernière soit ramenée à 21 ans pour tout le monde, puis, sous le code Napoléon, à 21 ans pour les femmes et 25 ans pour les hommes. Enfin, les débuts du XXe siècle verront cette majorité à nouveau établie à 21 ans pour tous et ce n’est qu’en 1974 qu’elle sera ramenée à 18 ans pour filles et garçons.
Trouver les ouvrages de Régine de Pernoud
Voici des liens vers les ouvrages de Régine Pernoud utilisés en référence, à l’occasion de cet entretien.
Pour qui s’intéresse honnêtement au Moyen Âge et aux faits historiques, la place faite à la femme dans la société médiévale se tient loin des préjugés habituels et des visions erronées encore trop souvent mises en exergue. Quand les informations sont absentes, on les invente ou on les contrefait, et quand elles ne sont pas simplement fausses, on vient en exploiter d’autres avec cette fâcheuse manie qui sévit, de plus en plus, de revisiter l’histoire, hors contexte, au goût des aspirations du jour et toujours, bien sûr, au désavantage de cette dernière.
De nos jours, dans la lignée de Régine Pernoud, certaines historiennes et intellectuelles œuvrent heureusement, avec beaucoup de sérieux, à une vision réaliste du rôle de la femme à travers les âges ou, même au présent, à travers les sociétés et les cultures. Malgré cela, les vérités de laboratoire ont toujours du mal à s’étendre au grand jour ; en 2020, en observant le monde de la « vulgate » (médias, réseaux sociaux, etc…), on en vient, quelquefois, à se demander si certaines relectures caricaturales, relayées complaisamment par certaines formes de féminisme très actuelles (et qui n’ont plus grand chose de commun avec celui d’une Régine Pernoud), ne finissent pas par engendrer, à la longue, des formes de victimisation systématiques qui ne servent, en rien, la vérité des faits.
Bien entendu, il ne s’agit pas de nier certaines réalités mais en revisitant constamment à la baisse le statut des femmes à travers l’histoire et le monde et en minimisant constamment les rôles véritables qu’elles ont joués par le passé ou même les grandes avancées à certains moments de l’Histoire, on finit par faire la promotion d’une sorte de réinitialisation permanente des compteurs qui ne fait qu’à alimenter de nouvelles formes d’ignorance et ne contribue certainement pas à faire avancer les débats.
En vous souhaitant une très belle journée.
Frédéric EFFE Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.
Pour poursuivre sur le sujet de la femme dans le monde médiéval, nous vous conseillons également de consulter les travaux de l’historienne médiéviste Julie Pilorget . En 2016, France culture lui consacrait un podcast à découvrir ici : la femme en milieu urbain au Moyen Âge tardif .
Sujet : poésie médiévale, fable médiévale, vieux français, anglo-normand, auteur médiéval, ysopets, poète médiéval, poésie satirique, poésie morale Période : XIIe siècle, Moyen Âge central. Titre : Des lièvres è des Raines Auteur : Marie de France (1160-1210) Ouvrage : Poésies de Marie de France Tome Second, par B de Roquefort, 1820
Bonjour à tous,
i Marie de France est la première auteur(e) féminine, connue en langue « vulgaire », en l’occurrence l’anglo-normand, elle compte aussi parmi les plus belles plumes de son temps. Au XIIe, XIIIe siècles, entre lais, contes et fables, elle explore histoires merveilleuses et fables anciennes, vieilles légendes celtes et encore monde chevaleresque, dans une œuvre qui réconcilie matière de Bretagne, lyrique courtoise et même récits chrétiens (l’Espurgatoire Seint Patriz, La Vie Seinte Audree). Aujourd’hui, nous la retrouvons dans une fable intitulée : des lièvres è des Raines, soit, en français moderne, des Lièvres et des grenouilles.
Les lièvres et les grenouilles à travers ses auteurs
De Esope à Phèdre, cette fable qui met en scène des lièvres et des grenouilles a traversé le temps tout en connaissant quelques variantes et des nuances. On la retrouvera même, bien après Marie de France, chez Jean de la Fontaine dont la version est sans nul doute, la plus connue à ce jour. Voyons un peu de près les variantes des trois grands auteurs avant de vous proposer la version de la poétesse anglo-normande médiévale.
La version d’Esope
Chez le fabuliste grec des VII et VI siècles av. J.-C., les lièvres, lassés de vivre dans la crainte des chiens, des hommes et d’autres prédateurs, décident de mettre fin à leur jour : « Il valait donc mieux périr une bonne fois que de vivre dans la terreur. » Résolus à se jeter dans un étang, au moment d’y sauter, ils mettent en fuite des grenouilles vivant dans l’endroit.
Un des lièvres en tirera la leçon et on évitera le pire : « Arrêtez, camarades ; ne vous faites pas de mal ; car, vous venez de le voir, il y a des animaux plus peureux encore que nous. ». Et la morale de conclure : « cette fable montre que les malheureux se consolent en voyant des gens plus malheureux qu’eux.» (Tirée de Fables d’Ésope, traduction par Émile Chambry, Les Belles Lettres, 1927)
La version de cette fable chez Phèdre
Le Fabuliste latin du 1er siècle de notre ère marche sur les traces de l’auteur grec, à ceci près que, chez lui, ce n’est pas l’usure du contexte, ni leur statut de proies permanentes, qui mettent nos lièvres en fuite mais leur nature craintive et un événement accidentel. Voici sa version :
« Qui vit dans la crainte est malheureux.
Que celui qui ne peut supporter son malheur considère les autres & apprenne à souffrir. Un jour dans les bois, les lièvres épouvantés par un grand bruit, dirent hautement que troublés par des alarmes continuelles, ils vouloient mettre fin à leur vie. Aussitôt, ces malheureux furent à un étang pour s’y précipiter : à leur arrivée, les Grenouilles effrayées, fuient, se culbutent, se cachent dans les herbes. Ho ho, dit l’un d’eux, en voilà d’autres que la peur tyrannise ; comme eux supportons la vie. » Lepores & Ranae, les fables de Phèdre en latin et en français, traduction nouvelle par l’abbé Lallemant (1758)
Là encore la leçon est la même : quels que soient ses craintes et même plus largement ses malheurs, on peut toujours trouver autour de soi, gens de situation moins enviables.
Le lièvre poltron de La Fontaine
« Un Lièvre en son gîte songeait (Car que faire en un gîte, à moins que l’on ne songe ?) ; Dans un profond ennui ce Lièvre se plongeait : Cet animal est triste, et la crainte le ronge. » Jean de La Fontaine – Le lièvre et les grenouilles
Chez La Fontaine, comme chez les auteurs précédents, la peur sera le moteur de l’histoire. Il y ajoutera sa belle touche de style, avec en plus une touche d’humour et de moquerie. Ainsi, son lièvre (cette fois seul dans son histoire) est peureux par essence : « Un souffle, une ombre, un rien, tout lui donnait la fièvre. ». Comme chez Phèdre, c’est un bruit qui mettra en fuite l’animal. Pour la morale, la leçon viendra encore des grenouilles d’un étang, affolées par son approche. Au passage, il se trouve là, emporté dans sa fuite et pas pour se jeter à l’eau, ni pour en finir : « Grenouilles aussitôt de sauter dans les ondes, Grenouilles de rentrer en leurs grottes profondes. ». Révisant son attitude, à la vue de la panique des batraciens, notre lièvre conclura :
« Il n’est, je le vois bien, si poltron sur la terre Qui ne puisse trouver un plus poltron que soi. «
Si la peur reste au centre du récit chez Esope et Phèdre, leur morale élargit, quelque peu, le propos : « on trouve plus malheureux que soi », « il faut supporter la vie ». La Fontaine reste un peu plus centré sur la nature poltronne de son lièvre et sur la raillerie. De fait, sa morale est aussi plus individuelle et « psychologique ».
« L’herbe plus verte ailleurs ? », une morale différente chez Marie de France
Comme on le verra à la lecture, la poétesse médiévale déplace l’objet de la morale. D’une certaine manière, elle l’élève même en plaçant sa fable sur un plan plus social et plus spécifique aussi que les auteurs précédents.
Chez elle, la peur reste le déclencheur qui motive les lièvres à quitter leur terre qui devient cette fois, natale et d’attachement (terre d’enfance, terre qui les ont vus grandir). Ici aussi, la panique des grenouilles sautant en tous sens à l’arrivée des lièvres permettra de recadrer la situation.
En revanche, Marie de France fera de toute l’histoire une leçon à méditer autour de l’adage qui veut que « l’herbe soit toujours plus verte ailleurs ». Ainsi, selon elle, les mirages de d’exil ne sont pas toujours récompensés et à fuir l’endroit où l’on vit, on ne sait pas toujours ce qui nous attendra en terres étrangères et inconnues. Elle va même, un peu plus loin, en affirmant quelque chose que l’on pourrait résumer comme cela : sachez vous contenter du lieu où vous vivez, il n’est pas de pays en ce monde où vous ne devrez faire des efforts ou travailler pour vivre et où vous ne ne pourrez, à une occasion ou une autre, connaître la peur et les souffrances. On est loin ici du « on trouve toujours plus malheureux ou craintif que soi ».
Hypothèses
Dans Poésies de Marie de France, poète anglo-normand du XIIIe s (1820), B de Roquefort (sur les pas de Le grand d’Aussy), suggère qu’on pouvait sans doute lire, dans cette morale, l’expression du vécu de la poétesse. Ayant évoluée elle-même dans une société féodale et « dans un état partagé entre un million de petits tyrans« , elle « avait dû voir une infinité de personnes molestées par les abus de pouvoir« . Selon cette hypothèse, dans ce monde incertain, en se déplaçant d’une province à l’autre, nul ne pouvait avoir la garantie d’y trouver un meilleur sort et c’est ce que Marie de France aurait voulu refléter ici. Peut-être…
De Roquefort ne se demande pas si le fait que la poétesse du Moyen Âge central, supposément née en France (Ile de France ou Normandie), mais ayant été amenée à vivre ailleurs (Angleterre) pourrait expliquer aussi cette morale. Quoiqu’il en soit, dans un cas comme dans l’autre, il n’y a guère de moyens de vérifier ces deux hypothèses. D’un autre côté, on pourrait aussi voir dans cette fable, une morale plus intemporelle qui n’est pas incompatible d’ailleurs avec une certaine éloge de « la voie moyenne » : cette forme de contentement vis à vis de son propre sort et de sa propre condition, chère au monde chrétien médiéval.
Des Lièvres è des Raines version originale en vieux français
Ci dist que Lievre s’assanlèrent À pallement: si esgardèrent Q’en autre teire s’en ireient, Fors de la grêve ù ils esteient; Car trop furent en grant dolur D’Omes è de Chiens orent pour, Si nes les voleient plus sufri, Pur ço s’en vorent fors issir.
Li saige Lièvre lor diseient Que folie ert quanqu’il quereient A issir de la quenoissance U il èrent nurri d’enfance. Li Autres ne les vodrent creire, Tuit ensanle vindrent lur eire; A une mare sunt venu, Gardent de loin si unt véu Raines qui furent ensambléez, De paour d’eaus sunt effréez, Dedenz l’iave se vunt plunjier. Dès quel les virent aprismier.
Uns Lièvres les a appelez, Segnur, fet-il, or esgardez Par les Reines que vus véez Qui poor unt ; vus purpenssez Que nus aluns quérant folie, Que nostre grêve avuns guerpie Pur estre aillurs miex à seurtez, Jamès teir ne truverez U l’en ne dut aucune rien, R’aluns nus en si feruns bien ; A tant li Lièvre returnèrent En lur cuntrée s’en r’alèrent.
MORALITÉ
De ce se deivent purpenser Cil qui se voelent remuer E lor ancien liu guerpir Qui lor en puet après venir ; Jamais pays ne toverunt N’en cele terre ne venrunt K’il puissent estre sanz poour, Ou sanz traveil, u sanz dolour.
Adaptée en français moderne
Un jour, les lièvres s’assemblèrent En parlement et décidèrent Qu’en d’autres terres ils s’en iraient, Loin de l’endroit où ils vivaient ; De trop de maux les accablaient Hommes et chiens qu’ils redoutaient Et ne voulant plus en souffrir Leur seul choix restait de partir.
Tous les sages lièvres leur dirent Que c’était folie de s’enfuir Loin de ces terres de connaissance Qui avaient nourri leur enfance. Mais les autres n’écoutèrent rien Et se mirent bientôt en chemin. Lors, près d’une mare, venus A distance, ils ont aperçu Des grenouilles en grande assemblée. Effrayées par leur arrivée, Elles plongèrent de tous côtés, Sitôt qu’ils se furent approchés.
Voyant cela, un lièvre dit : « Seigneur, retenez-bien ceci Par les grenouilles de ce lieu Et qui s’effrayent de bien peu. Quelle grand folie avons commis En quittant notre cher abri, Cherchant ailleurs sureté, Quand nulle terre on ne peut trouver Où ne survienne aucun dommage. Rentrons-chez nous, c’est le plus sage. » Sur ce, les lièvres retournèrent En leur contréeet en leur terre.
MORALITÉ
De cela doivent méditer Tous ceux qui veulent s’exiler Et partir loin de chez eux, A ce qui peut leur advenir : Jamais pays ne trouveront Ni terre ici-bas, ne verront Où ils puissent vivre sans peur Ou sans efforts ou sans douleur.
Notes sur les enluminures utilisées
Pour ce qui est des enluminures utilisées dans les illustrations de cet article, les Lièvres sont tirés d’un ouvrage du Lion des Pyrénées, Gaston Febus : Livre de la chasse Gaston III (comte de Foix ; 1331-1391). Ms Français 1291 de la BnF. Les « grenouilles » ont, quant à elle, sauté tout droit sur nos pages depuis un manuscrit du Xe siècle, originaire de Constantinople : De Materia Medica. (actuellement conservé à la Morgan Library de New York – Morgan, Ms M652).
Enfin, pour l’image d’en-tête le fond aquatique nous vient du mythe arthurien. Il vient du manuscrit Lancelot du lac, Ms Français 113 conservé à la BnF (datation vers le milieur du XVe). La fée Viviane tenant dans ses bras Lancelot s’en est momentanément éclipsée pour faire place aux animaux de notre fable.
En vous souhaitant une très belle journée.
Frédéric EFFE Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.