Sujet : musique, chanson, médiévale, vieux français, trouvère d’Arras, chant polyphonique, rondeau, amour courtois, langue d’oïl, courtoisie. Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle. Auteur : Adam de la Halle (1235-1285) Titre :Amours et ma dame aussi Interprète : Ensemble Micrologus Album: Adam de la Halle : Le Jeu de Robin et Marion (2004)
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous vous proposons la découverte d’une nouvelle pièce du trouvère Adam de la Halle. Cet auteur compositeur prolifique du XIIIe siècle, nous a légué une œuvre abondante et variée qui a fait de lui, plus que « le dernier des trouvères » comme on l’a souvent appelé, un des premiers compositeurs en langue d’oïl de la France médiévale.
Un rondeau courtois à mains jointes
La chanson médiévale du jour a pour titre « Amours et ma dame aussi« . Il s’agit d’un rondeau polyphonique à 3 voix et donc d’une pièce courte. Dans le registre profane, elle nous offre un nouvel échantillon de la lyrique courtoisie du trouvère d’Arras.
Sur le fond, le contenu de ce rondeau reste simple et épuré. Le poète a aperçu la grande beauté d’une dame et son cœur en a été transpercé. Désormais, il est condamné à implorer cette dernière, mais aussi « Amour », autrement dit, le sentiment amoureux personnifié auquel les troubadours et les trouvères ne cessent de s’adresser directement. Que l’un ou l’autre veuillent bien lui accorder miséricorde et le délivrer de cet aiguillon ardent qui l’a enchaîné d’un seul regard, car si la belle n’accepte de lui céder, il lui faudra souffrir le martyre d’amant courtois : incapable de se soustraire à l’emprise de la dame, ce sera alors un bien funeste jour que celui où il aura découvert sa beauté.
Sources manuscrites médiévales
On pourra retrouver ce rondeau avec sa partition ancienne dans le manuscrit médiéval ms Français 25566. Cet ouvrage ancien mêle partitions, chansons et autres pièces littéraires des XIIe et XIIIe siècles. Il est également connu sous le nom de chansonnier W. Daté de la fin du XIIIe ou des débuts du XIVe siècle, il est originaire de la cité d’Arras qui a donné naissance, durant cette période du Moyen Âge central, à de nombreuses vocations artistiques.
L’œuvre d’Adam de la halle tient une place de choix dans ce manuscrit d’époque entre chansons, rondeaux, motets, mais encore pièces de théâtre. Avec plus de 280 feuillets, cet ouvrage enluminé et annoté musicalement permet aussi au trouvère d’Arras de côtoyer un grand nombre d’autres auteurs de cette période dont Jean Bodel, Richard de Fournival, Huon de Méri, Baudouin de Condé.
Une version de l’ensemble Micrologus
Pour l’interprétation en musique de la pièce du jour, nous avons penché pour la version de l’Ensemble Micrologus et sa belle orchestration.
Depuis sa fondation, dans le courant de l’année 1984, cette formation italienne dont la musicienne et chanteuse Patrizia Bovi est devenue l’une des figures emblématiques, s’est fait une spécialité des musiques du Moyen Âge. En privilégiant une approche ethnomusicologique, l’ensemble a produit pas moins de 36 albums, dont 26 collent au répertoire médiéval, pour une dizaine d’autres plus libres et expérimentaux. A l’occasion d’une carrière exceptionnelle qui fêtera bientôt ses 40 ans, le travail de Micrologus a été récompensé, à de nombreuses reprises, par des prix et mentions.
Adam de la Halle : Le Jeu de Robin et Marion, l’album
En 2004, l’ensemble médiéval faisait paraître un album sur les pas d’Adam de la Halle. Sous le titre Adam de la Halle : Le Jeu de Robin et Marion et sur près de soixante minutes d’écoute, on y trouvait un mélange de nombreuses pièces du trouvère.
En terme de sources manuscrites, le ms Français 25566 y tenait une bonne place, aux côtés du codex de Montpellier H196, du codex Bamberg (Staatsbibliothek Bamberg Msc Lit 115) ou même encore du manuscrit du Roy (le ms français 844). A sa sortie, ce bel album fut largement salué par la scène médiévale et les revues spécialisées dans les musiques anciennes. Près de 20 ans après sa sortie, on peut encore le trouver édité chez Harmonia Mundi, à la commande chez votre disquaire préféré ou en ligne au lien suivant.
Membres de Micrologus présents sur cet album
Patrizia Bovi (voix, harpe gothique, instruments à vent), Adolfo Broegg (luth, guiterne), Gabriele Russo (viole, cornemuse, instrument à vent), Leah Stuttard (harpe médiévale et gothique), Goffredo Degli Esposti (chalemie, percussions, flute traversière, instruments à vent), Sofia Laznik-Galves (voix), Olivier Marcaud (voix), Mauro Borgioni (voix), Simone Sorini (voix), François Lazarevic (cornemuse), Luigi Germini (trompette), Gabriele Miracle (percussions).
Amours et ma Dame aussi*, en langue d’oïl & en français actuel
Amours et ma Dame aussi, Jointes mains vous proi merchi. Votre grant biauté mar vi Amours et ma Dame aussi. Jointes mains vous proi merchi Se n’avés pité de mi Votres grant biautés mar vi Amours et ma Dame aussi, etc.
Amours et ma Dame aussi, J’implore votre grâce (miséricorde) à mains jointes Hélas, pour mon malheur (1), je vis votre grand beauté Amours et ma Dame aussi.
Je vous implore à mains jointes Si vous ne me prenez en pitié Hélas, pour mon malheur, je vis votre grand beauté Amours et ma Dame aussi, etc.
Notes
(1) mar : par malheur, mal à propos. On comprend bien la nature déguisée et la flatterie sous-jacente de la tournure.
* NB : ce rondeau est à rapprocher d’un autre rondeau très semblable d’Adam de la Halle. La parenté des deux pièces montrent bien la nature littéraire de l’exercice courtois :
A jointes mains vous proi, Douche dame, merchi. Liés sui quant (je) vous voi. A jointes mains vous proi,
Ayez merchi de moi Dame, je vous en pri. A jointes mains vous proi, Douche dame, merchi.
En vous souhaitant une très belle journée.
Frédéric EFFE Pour Moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes
Sujet : miroir des princes, précis politique, morale, bon gouvernement, roi, devoirs politique, Aristote, Alexandre le Grand, citation médiévale Période : Moyen âge central (à partir du Xe siècle) Livre : Sirr Al-Asrar, le livre des secrets du Pseudo-Aristote, ouvrage anonyme du Xe siècle. Le Secret des Secrets, édition commentée par Denis Loree (2012).
Bonjour à tous,
ans le Proche-Orient du Xème siècle, émerge un ouvrage qui prend la forme d’un échange épistolaire entre Aristote et Alexandre le Grand. Intitulé « Kitab Sirr Al-Asrar » ou livre des secrets, ce précis politique à l’attention des puissants se dit constitué directement de traductions en Arabe depuis la langue grec, de courriers du philosophe adressés au grand empereur. Toutefois, comme rien n’a vraiment permis d’en établir la véracité depuis, on s’est accordé à attribuer l’ouvrage à un « pseudo » Aristote et on pense même qu’il a pu être créé directement en langue Arabe.
Le Secret des Secrets au Moyen Âge
Au cœur du Moyen Âge central, à partir des XIIe et XIIIe siècles, on retrouvera ce guide du bon gouvernement en Europe, sous divers noms : « secretum, secretorum« , « Epistula ad Alexandrum de dieta servanda« , … puis, un peu plus tardivement encore, sous d’autres appellations dont la plus commune Le secret des secrets.
D’abord traduit en latin puis en langue vernaculaire, ce miroir des princes connaîtra une popularité certaine dans le monde occidental, avec des adaptations en de nombreuses langues. Il y a quelque temps, nous en avions notamment croisé la référence chez Roger Bacon, dans un extrait de sa lettre sur les prodiges de la nature et de l’art et la nullité de la magie.
Plus près de nous, au début des années 2010, le spécialiste de littérature médiévale Denis Lorée conduisit un travail comparatif et analytique conséquent pour remettre au goût du jour cet ouvrage un peu oublié depuis le moyen âge tardif, même si quelques experts s’y étaient penchés dans le courant du XXe siècle. Sa thèse doctorale fut éditée en 2017 chez Honoré Champion, sous le titre Le secret des secrets, Aristote (auteur prétendu, 0099-0001 av. J.-C.). On peut encore la trouver à la vente en librairie ou même en ligne.
Sources manuscrites médiévales
Pour ce qui est des sources anciennes et médiévales, Le Secret des secrets est présent dans un certain nombre de manuscrits du XVe siècle. On pourra citer, par exemple, le ms Français 1087 sur lequel l’auteur ci-dessus s’est largement appuyé ou encore le Nouvelle Acquisition Français 18219 et le Nouvelle Acquisition Français 18145, tous trois conservés à la BnF et consultable sur gallica. C’est ce dernier, le na Fr 18145 qui nous a servi de guide pour la plupart des enluminures de cet article. Très bien conservé et joliment enluminé, cet ouvrage médiéval présente Le Secret des secrets suivi du Bréviaire des Nobles d’Alain Chartier.
Vous retrouverez, notamment, en-tête de cet article, une miniature d’Aristote occupé à son étude. Plus bas, une autre miniature le montrera, donnant la lettre à un message à l’attention d’Alexandre le Grand, suivie d’une dernière miniature figurant la réception de la missive par ce dernier. Notez que pour l’image contenant l’extrait du Secret de secrets (du vol par un roi de ses propres sujets), nous avons préféré coller au fond du propos, en privilégiant une enluminure issue des Chroniques de Froissart et qui représente des paysans révoltés, s’en prenant à un noble dans le courant du XIVe siècle.
Folle largesse & gouvernement abusif qui conduisent un roi à sa perte
Dans les pas de Denis Lorée, l’extrait ou la citation médiévale du Secret des Secrets que nous vous proposons, ici de découvrir est donc tirée d’une adaptation en moyen français, datée du XVe siècle. Il s’agit du chapitre VII de l’ouvrage. Les trop grandes largesses du souverain mais aussi son manque de respect et de considération envers son peuple y seront vertement adressées. Et notre pseudo-Aristote soulignera les grands dangers qui attendent le souverain follement dispendieux ou même encore celui tenté de confisquer les biens, les possessions et l’avenir de ses sujets pour financer ses propres écarts.
Pour l’auteur, l’histoire l’a déjà démontré et la conséquence sera sans appel, de tels mauvais gouvernants se verraient infliger le pire des châtiments.
« De largesse et avarice et de plus(i)eurs vertus«
« Toy Alixandre, je te dis certainement, treschier filz, se aucun roy vuelt faire plus grans despens que son royaume ne puet soustenir, lequel roy ne s’encline ne a folle largesse ne a avarice, tel roy sans nulle doubte sera destruit ; mais s’il s’encline a largesse, il aura gloire perpetuelle de son royaume : et cecy s’entend quant le roy se retrait et n’a cure de prendre les biens et les possessions de ses subgiéz. Et saches, treschier filz, que j’ay trouvé en escript au commandemens du tresgrant docteur Hermogenes, qui dit que la tresgrant et souveraine bonté et vraie clarté d’entendement et plenté de loy et de science et signe de perfection de roy est quant il se retrait de prendre les biens et possessions de ses subgiéz. Et ce fu la cause de la destruction du royaume d’Angleterre car pluseurs roys d’Angleterre faisoient si oultrageux despens que les revenues du royaume n’y povoient souvenir ne souffire. Et pour iceulz oultrages soustenir, prindrent les biens et possessions de leurs subgiéz pour laquelle chose et injure le peuple cria a Dieu, lequel envoya sur iceulz roys sa vengence tellement que le peuple se rebella contre eulz et furent du tout destruis et leur nom mis au neant. Et, se ne fust la grace et misericorde du glorieux Dieu qui soustint le peuple, le royaulme eüst esté du tout destruit. Tu te dois donques garder de folz et oultrageux despens et de dons oultrageux et dois garder attrempance en largesse. Et ne vueilles enquerir les obscurs secréz ne reprouchier le don que tu aras fait car il n’affiert pas a homme d’onneur et de bonne voulenté. »
Le Secrets des secrets, chapitre VIIe De largesse et avarice et de pluseurs vertus.
Traduction de cet extrait médiéval en français actuel
« Toi Alexandre, je te dis, de manière certaine, très cher fils, que si quelque roi veut faire de plus grandes dépenses que son royaume ne peut supporter, bien qu’il ne s’abaisse, ni à folle largesse, ni à avarice, tel roi sera, sans aucun doute, détruit ; mais s’il penche vers la largesse raisonnable et bien ordonnée, il obtiendra gloire perpétuelle de son royaume : et ceci s’applique si le roi renonce et n’a cure de prendre les biens et les possessions de ses sujets. Et saches, très cher fils, que j’ai trouvé écrit dans les commandements du très savant Hermogène, que la très grande et souveraine bonté et vraie clarté d’entendement, emplie de loi et de science et signe de perfection d’un roi apparaît quand il se retient de prendre les biens et possessions de ses sujets.
Et ce fut la cause de la destruction du royaume d’Angleterre car plusieurs rois d’Angleterre faisaient de si outrageuses dépenses que les revenus du royaume n’y pouvaient subvenir, ni les supporter. Et pour soutenir ces outrages, ils prirent les biens et possessions de leurs sujets, chose et injure pour lesquelles le peuple implora l’aide de Dieu, lequel envoya sur ces rois sa vengeance, au point que le peuple se rebella contre eux et qu’ils furent tous détruits et leurs noms réduits à néant. Et, sans cette grâce et miséricorde du glorieux Dieu qui soutint le peuple, le royaume aurait été totalement détruit. Tu te dois donc garder de faire de folles et outrageuses dépenses et des dons excessifs et il te faut pratiquer la tempérance en matière de largesse. Et tu ne voudras non plus t’informer auprès d’obscurs conseillers, ni blâmer les autres pour un don que tu leur aurais fait car cela ne convient pas à un homme d’honneur et de bonne volonté. »
Je ne sais pas vous, mais à l’heure de payer les additions obscures d’un « quoi qu’il en coûte » politique qui, depuis des décennies et, plus encore, quelques années, n’a cessé de faire exploser la dette française, en hypothéquant l’avenir des futures générations, à l’heure encore où vient s’y ajouter un putsch orchestré de l’exécutif sur le système des retraites françaises, à coup de 49.3, contre la volonté manifeste du peuple et sous l’égide d’une Europe ultralibérale galvanisée par la perspective à peine voilée de juteuses privatisations, cette leçon venue du monde médiéval nous semble résonner de manière étrangement prémonitoire.
En vous souhaitant une excellente journée. Fred pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes
Sujet : musique, chanson médiévale, poésie, troubadour, manuscrit ancien, langue d’oc, occitan médiéval, sextine, trobar clus, trobar ric, courtoisie, amour courtois. Période : Moyen Âge central, XIIe et XIIIe s Titre : Lo ferm voler qu’el cor m’intra Auteur : Arnaut Daniel (Arnautz) (1150-1210) Interprète : Gérard Zuchetto Album : Gérard Zuchetto chante les Troubadours des XIIe et XIIIe siècles » (1985)
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous poursuivons notre exploration de l’œuvre d’Arnaut Daniel par l’étude d’une chanson de ce troubadour des XIIe-XIIIe siècles. Et quelle chanson ! puisqu’il s’agit, en effet, d’une sextine, forme poétique dont il fut l’inventeur et qui inspira, plus tard, de grands poètes de la renaissance italienne.
Trobar ric & Trobar clus
Si vous nous suivez depuis quelque temps déjà, vous avez dû nous suivre à l’étude de troubadours occitans du Moyen-âge et notamment de poésies qui, même une fois traduite, conservent des mystères impénétrables. C’est notamment le propre du Trobar Clus d’un Marcabrun qui se signe par sa difficulté d’approche, ses sous-entendus et ses sens cachés.
S’il ne se réclame pas directement de cette école, Arnaut Daniel en pratique une variante qu’on nomme « le trobar ric ». On a même fait de lui un de poètes les plus représentatifs de ce courant considéré comme proche du trobar clus en ce qu’il peut conduire au même résultat, en terme de difficultés d’interprétation. Le trobar ric se signe, en effet, par une recherche de formes sophistiquées qui peut rendre son résultat et ses images assez difficiles à percer. La pièce du jour vous en donnera un aperçu, mais avant d’en venir là, revenons à la sextine.
Qu’est-ce que la sextine ?
Pour redire un mot de cette forme poétique qui nécessite autant de rigueur que de virtuosité, il est donc question d’un poésie de six strophes de six vers, qui se termine par une demi-strophe de trois vers. Six mots-clés forment les rimes de la sextine. Cette dernière impose qu’ils reviennent à chaque nouvelle strophe mais ils doivent être permutés tout au long du poème, suivant un ordre précis.
Règles de permutations des rimes
Règle importante de la sextine, l’ordre des « mots-rimes » de la première strophe commande pour construire la seconde. En partant du principe qu’on numérote les six rimes de la première strophe, dans l’ordre des vers de 1 à 6, soit 1 2 3 4 5 6, les vers de la seconde strophe devront se terminer, dans l’ordre, suivant la séquence 6 1 5 2 4 3.
Pour les strophes suivantes, il existe plusieurs options. La plus simple est de considérer, pour chaque nouvelle strophe, que celle qui la précède réinitialise le compteur des rimes à 1 2 3 4 5 6. La strophe à écrire devra donc, à chaque fois, permuter l’ordre des mot-rimes de la strophe précédente pour retomber sur 6 1 5 2 4 3 et, ainsi de suite, jusqu’à la dernière strophe. La dernière strophe de trois vers contiendra, quant à elle, deux mots rimes par vers.
L’autre façon de procéder et qui aboutit au même résultat est de connaître l’ordre des séquences par rapport, cette fois, à l’ordre défini par les mots rimes de la première strophe. Cela suppose de mémoriser et de connaître toutes les séquences mais, en contrepartie, cela permet de mieux appréhender la subtilité de la construction spiralée de la sextine et l’enchaînement des permutations. Voilà ce que donne, dans l’ordre, pour chaque strophe : 123456 – 615243 – 364125 – 532614 – 451362 – 246531, ce qui donnerait a nouveau 123456 si une septième strophe existait.
Du reste, on notera que la séquence des mots rimes dans la demi-strophe d’envoi est de 12 34 56, à raison de deux par vers. Ainsi, la sextine s’enroule en quelque sorte sur elle-même en une forme qui n’a pas manqué de fasciner un certain nombre de poètes,longtemps après le troubadour Arnaut Daniel.
Une sextine de Ferdinand de Gramond
Pour être un peu plus concret sur le rendu de la sextine et sa mécanique sous-jacente, en voici un exemple emprunté à l’ouvrage Petit Traité de Poésie Française de Théodore de Banville (1871). Cette sextine en langue française est de la plume du comte Ferdinand de Gramond (1811-1897). Longtemps après Arnaut Daniel, ce poète et écrivain du XIXe siècle mit au point une nouvelle forme de la sextine, en se basant sur celles de Pétrarque (1304-1374) ; l’auteur du Moyen Âge tardif et du trecento italien s’était, lui-même, inspiré de notre troubadour du Moyen Âge.
Pour corser l’exercice, Ferdinand de Gramond ajouta à sa sextine française, des règles absentes de la version originelle d’Arnaut Daniel : la contrainte de l’alexandrin notamment mais encore d’autres difficultés liées à la nature des rimes : le premier, le troisième & le quatrième vers devaient rimer ensemble, de même que le second, le cinquième et le sixième vers. Cette sextine permettra de mieux comprendre le système des mots-rimes et leur permutation même si, comme on le verra, Arnaut Daniel s’était contenté de moins de pieds et de rimes plus simples dans la sienne.
L’étang qui s’éclaircit au milieu des feuillages, (1) La mare avec ses joncs rubanant au soleil, (2) Ses flottilles de fleurs, ses insectes volages (3) Me charment. Longuement au creux de leurs rivages (4) J’erre, et les yeux remplis d’un mirage vermeil, (5) J’écoute l’eau qui rêve en son tiède sommeil. (6)
Moi-même j’ai mon rêve et mon demi-sommeil. (6) De féeriques sentiers s’ouvrent sous les feuillages ; (1) Les uns, en se hâtant vers le coteau vermeil, (5) Ondulent, transpercés d’un rayon de soleil; (2) Les autres indécis, contournant les rivages. (4) Foisonnent d’ombre bleue et de lueurs volages. (3)
Tous se peuplent pour moi de figures volages (3) Qu’à mon chevet parfois évoque le sommeil, (4) Mais qui bien mieux encor sur ces vagues rivages (6) Reviennent, souriant aux mailles des feuillages : (1) Fantômes lumineux, songes du plein soleil, (2) Visions qui font l’air comme au matin vermeil. (5)
C’est l’ondine sur l’eau montrant son front vermeil (5) Un instant ; c’est l’éclair des sylphides volages (3) D’un sillage argentin rayant l’or du soleil ; (2) C’est la muse ondoyant comme au sein du sommeil (6) Et qui dit : Me voici ; c’est parmi les feuillages (1) Quelque blancheur de fée… O gracieux rivages ! (4)
En vain j’irais chercher de plus nobles rivages. (4) Pactole aux sables d’or, Bosphore au flot vermeil, (5) Aganippe, Permesse aux éloquents feuillages, (1) Pénée avec ses fleurs, Hèbre et ses chœurs volages, (3) Eridau mugissant. Mincie au frais sommeil (6) Et Tibre que couronne un éternel soleil ; (2)
Non, tous ces bords fameux n’auraient point ce soleil (2) Que me rend votre aspect, anonymes rivages ! (4) Du présent nébuleux animant le sommeil, (6) Ils y font refleurir le souvenir vermeil (5) Et sonner du printemps tous les échos volages (3) Dans les rameaux jaunis non moins qu’aux verts feuillages.(1)
Doux feuillages (1), adieu; vainement du soleil (2) Les volages (3)clartés auront fui ces rivages (4), Ce jour vermeil (5)luira jusque dans mon sommeil (6).
Sextine de Ferdinand de Gramond Petit Traité de Poésie Française, T de Banville (1871)
Une histoire courtoise d’oncle et d’ongle
Les contraintes de la sextine assimilées, revenons maintenant à celle d’Arnaut Daniel. Du point de vue thématique, cette chanson médiévale nous place dans le registre courtois cher à notre troubadour ; à l’exception d’un texte humoristique plutôt scatologique, la majorité de son œuvre gravite, en effet, autour du sentiment amoureux et de la lyrique courtoise.
On retrouvera donc dans cette sextine, le thème du loyal amant et de son engagement. Arnaut Daniel y abordera aussi l’inévitable question des médisants qui, sans relâche, cherchent à mettre des bâtons dans les roues des amants courtois et se dressent pour empêcher la réalisation de leurs projets. Toutefois, il faudrait plus que quelques mauvaises langues pour décourager notre poète amoureux ; sourd à toutes les recommandations de frères comme d’oncles (oncle), il compte bien faire corps avec sa maîtresse comme chair et ongle (ongla). Et son cœur doive-t-il supporter douleur plus cuisante que des coups de verges (verja) face à l’indifférence de la dame, son âme (arma) maintiendra son vœu de fin’amor. Dans l’attente, sûr que sa loyauté lui vaudra bientôt, le salut, Arnaut rêve, fébrile, de voir s’entrouvrir la porte de cette chambre (cambra) où nul jamais n’entre (intra).
Pour retomber sur nos pattes, et dans l’ordre d’apparition, voici donc les six mots rimes de cette sextine : intra (1)- ongla (2)- arma (3)- verja (4)- oncle (5)- cambra (6). Comme nous le disions plus haut, on ne saisira, sans doute pas, toutes les nuances de cette poésie à demi-hermétique, du fait de ses exigences de forme auxquelles s’ajoute aussi la distance temporelle et contextuelle qui nous sépare du pays d’Oc médiéval. Aussi, consolons-nous, même avec l’aide du romaniste et érudit occitan Pierre Bec pour la traduction, il demeurera quelques zones d’ombres auxquelles nous devrons nous résoudre ; mais il faut bien que l’art des troubadours occitans conserve quelques mystères et quelques références insaisissables pour continuer de nous fasciner.
Sources & partition de cette chanson médiévale dans le Chansonnier occitanl G
Malgré la pléthore de manuscrits qui font état de l’œuvre d’Arnaut Daniel, seules les mélodies de deux de ses chansons nous sont parvenues. La bonne nouvelle est que la sextine du jour en fait partie. L’autre pièce dont la notation musicale nous a également été restituée est la chanson Chanzo dol. moz son pian eprim.
Ses deux partitions (photo ci-dessus) se trouvent dans le manuscrit médiéval R 71 sup de la bibliothèque Ambrosienne de Milan, en Italie. Connu également sous le nom de Chansonnier provençal G (canzionere provenzale G), cet ouvrage daté du dernier tiers du XIIIe siècle contient, sur 141 feuillets, de nombreuses pièces de troubadours occitans notées musicalement. On peut le consulter en ligne sur le site de la Bibliothèque milanaise. Notre auteur y apparaît sous le nom de Nardnard daniel.
Gérard Zuchetto & les troubadours occitans
Pour l’interprétation musicale de la chanson du jour, nous avons choisi une version de Gérard Zuchetto. Elle est tirée de l’album « Gérard Zuchetto chante les Troubadours des XIIe et XIIIe siècles » enregistré en 1985. Le talentueux musicien et chanteur, passionné de longue date par l’art des troubadours, y était entouré de deux complices : Patrice Brient, à la vièle à archet et à la citole et Jacques Khoudir, à la derbouka et aux percussions. Il en résulte une version plutôt minimaliste du point de vue de l’orchestration qui a l’avantage de laisser une belle place au chant et au texte de l’auteur de la fin du XIIe siècle.
Cet album peut s’avérer un peu difficile à débusquer mais vous pourrez également retrouver cette pièce dans le volume 2 de La Tròba. Cette anthologie des Troubadours XIIe et XIIIe siècles, signée de Gérard Zuchetto & son Troubadours Art Ensemble réunit une vie entière de recherche sur le sujet.
Cette œuvre complète autour de l’art des troubadours est réédité régulièrement par les Editions Troba Vox, maison d’édition de l’artiste. Sa dernière mouture date de 202. Elle comprend un ouvrage détaillé de plus de 800 pages pour près de 300 chansons occitanes médiévales, accompagnées de leur traduction. Vous pouvez commander cette production chez votre meilleur disquaire. Elle est aussi disponible en ligne au lien suivant.
Lo ferm voler qu’el cor m’intra dans son Occitan médiéval
Lo ferm voler qu’el cor m’intra no’m pot ges becs escoissendre ni ongla de lauzengier qui pert per mal dir s’arma; e pus no l’aus batr’ab ram ni verja, sivals a frau, lai on non aurai oncle, jauzirai joi, en vergier o dins cambra.
Quan mi sove de la cambra on a mon dan sai que nulhs om non intra -ans me son tug plus que fraire ni oncle- non ai membre no’m fremisca, neis l’ongla, aissi cum fai l’enfas devant la verja: tal paor ai no’l sia prop de l’arma.
Del cor li fos, non de l’arma, e cossentis m’a celat dins sa cambra, que plus mi nafra’l cor que colp de verja qu’ar lo sieus sers lai ont ilh es non intra: de lieis serai aisi cum carn e ongla e non creirai castic d’amic ni d’oncle.
Anc la seror de mon oncle non amei plus ni tan, per aquest’arma, qu’aitan vezis cum es lo detz de l’ongla, s’a lieis plagues, volgr’esser de sa cambra: de me pot far l’amors qu’ins el cor m’intra miels a son vol c’om fortz de frevol verja.
Pus floric la seca verja ni de n’Adam foron nebot e oncle tan fin’amors cum selha qu’el cor m’intra non cug fos anc en cors no neis en arma: on qu’eu estei, fors en plan o dins cambra, mos cors no’s part de lieis tan cum ten l’ongla.
Aissi s’empren e s’enongla mos cors en lieis cum l’escors’en la verja, qu’ilh m’es de joi tors e palais e cambra; e non am tan paren, fraire ni oncle, qu’en Paradis n’aura doble joi m’arma, si ja nulhs hom per ben amar lai intra.
Arnaut tramet son chantar d’ongl’e d’oncle a Grant Desiei, qui de sa verj’a l’arma, son cledisat qu’apres dins cambra intra
Une traduction en français actuel de Pierre Bec
Ce vœu sûr qui, dans le cœur, m’entre Nul bec ne peut le déchirer, ni ongle De médisant qui en parlant mal perd son âme ; Car il n’ose le battre ni par branche ni par verge, Du moins en secret, là où il n’y a pas d’oncle, Je jouirai de ma joie en verger ou en chambre.
Quand je me souviens de la chambre Où à mon dam je sais que personne n’entre Tant me touchent plus que frère et oncle, Nul membre n’ai qui ne tremble, ni d’ongle, Ainsi le fait l’enfant devant la verge : Telle est ma peur de l’avoir trop dans l’âme.
Puisse-t-elle de corps, non de l’âme, Me permettre de venir en secret dans sa chambre ! Car plus me blesse au cœur que coups de verge Celui qui la sert là où elle est ne rentre : Toujours je serai pour elle comme chair et ongle Et ne prendrai conseil d’ami ni d’oncle.
Et jamais la sœur de mon oncle Je n’aimai plus ni tant, de par mon âme ! Et si voisin comme l’est le doigt de l’ongle, S’il lui plaisait, je voudrais être dans sa chambre ; Plus peut Amour qui dans le cœur me rentre Mieux à son vouloir me faire fort de frêle verge.
Depuis que fleurit la sèche verge Et que le seigneur Adam légua neveux et oncles, Si fin’amor dans le cœur me rentre Comme ne le fut jamais en corps ni en âme ; Où qu’elle soit, dehors ou dans sa chambre, Mon cœur y tient comme la chair à l’ongle.
Car ainsi se prend et s’énongle Mon cœur en elle ainsi qu’écorce en verge ; Elle est de joie tour et palais et chambre, Et je n’aime autant frère, parent ni oncle : Au paradis j’aurai deux fois joyeuse l’âme, Si jamais nul, de bien aimer, n’y entre.
Arnaut envoie sa chanson d’ongle et d’oncle, A celle qui de sa verge a pris l’âme, Son Désiré, dont le Prix en chambre entre.
Fin’Amor et folie du verbe – Arnaut Daniel, Pierre Bec, ed Fédérop (2012)
En vous souhaitant une belle journée.
Frédéric EFFE Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes
NB : sur l’image en-tête d’article, vous retrouverez deux enluminures d’Arnaut Daniel dans les manuscrits médiévaux, Ms Français 854 (chansonnier provençal I) et Ms Français 12473 (chansonnier provençal K) tous deux conservés au département des manuscrits de la BnF et consultables en ligne sur Gallica.
Sujet : musique médiévale, chanson médiévale, poésie médiévale, troubadour, manuscrit médiéval, amour courtois, Aquitaine, occitan médiéval, Périgord, biographie, vidas, courtoisie. Période : Moyen Âge central, XIIe et XIIIe s Auteur : Arnaut Daniel (Arnautz Daniel) (1150-1210) Ouvrages : manuscrits médiévaux et chansonniers provençaux anciens : ms français 854, ms français 856, ms français 12473.
Bonjour à tous,
ous partons, aujourd’hui, en direction du pays d’oc, du temps des troubadours pour y découvrir l’un d’entre eux et non le moindre : Arnaut Daniel. Au fil de notre balade, nous glanerons quelques éléments sur la biographie de ce poète médiéval et son œuvre, sans oublier d’y adjoindre ce que nous content les Vidas que nous ont légué les manuscrits et chansonniers occitans du Moyen-âge central.
Eléments de biographie
D’un point de vue factuel, on sait assez peu de choses de la vie d’Arnaut Daniel et ce qu’on en connait se résume en grande partie, justement, à des éléments glanés directement de sa vida dans les codex d’époque.
Natif du Périgord et de Ribérac (Rabairac en Occitan), il fut ami de Bertrand de Born. Suivant ses biographes, son activité poétique se situe entre 1180 et 1200. Gentilhomme lettré ayant embrassé le métier de jongleur, il a pu côtoyer la cour de Philippe Auguste et d’autres cours occitanes. Comme on le verra, un récit le voit même passer à la cour d’Angleterre au moment où Richard Cœur de Lion s’y trouvait encore.
L’art de trobar & l’œuvre d’Arnaut Daniel
Arnaut Daniel nous a laissé une œuvre riche d’une petite vingtaine de pièces, 18 en tout dont 16 chansons, une sextine et une pièce humoristique (un peu trash il faut bien le dire). A cette dernière exception près, sa poésie se situe entièrement dans le registre de la lyrique courtoise. Musicalement, hélas, les notations et partitions ne se sont conservées que sur deux de ses pièces : la sextine « Lo ferm voler q’inz el cor m’intra » ( La ferme volonté qui au cœur m’entre) et la chanson « Chanzon do·l moz son plan e prim » (Chanson dont les paroles sont belles et légères).
Virtuose en matière de rimes, autant qu’habité par une grande exigence sur les formes, on considère, souvent, Arnaut Daniel comme un maître, sinon LE maître du Trobar ric. Il s’agit là d’une variante particulière du Trobar clus qui, si elle ne place pas dans sa finalité la recherche de formes hermétiques ou la création de poésies insaisissables à l’oreille profane (allégories ou allusions énigmatiques, images complexes, etc … voir notamment l’art de Marcabrun), peut demeurer tout de même difficile à saisir par les détours poétiques que sa recherche de formes lui impose.
Invention de la Sextine
Dans sa quête de perfection du point de vue de la forme, justement, on doit au troubadour Arnaut Daniel d’avoir mise au point la sextine. Ce poème de six strophes de six vers chacune et qui se termine par un envoi de trois vers, possède quelques particularités qui font sa grande difficulté et placent aussi, en son sein, une rythmique toute particulière.
En effet, la sextine s’articule autour de six mots-clés qui forment des rimes que l’on retrouvera dans toutes les strophes. Ils reviennent donc de la première strophe aux cinq suivantes, tout en étant permutées, de manière savante, d’une strophe à l’autre. L’envoi, la dernière strophe de trois vers donc, devra contenir également ses six mots utilisés tout au long de la sextine. Enfin dernière contrainte, chaque rime de fin de strophe doit être reprise dans le premier vers de la strophe suivante.
Nous aurons l’occasion de revenir, plus en détail, sur la sextine créée par Arnaut Daniel, mais pour en donner une idée plus concrète du point de vue de la forme, voici les deux premières strophes en occitan médiéval, suivi de leur traduction en français actuel :
Lo ferm voler qu’el cor m’intra (1) no’m pot ges becs escoissendre ni ongla (2) de lauzengier qui pert per mal dir s’arma; (3) e pus no l’aus batr’ab ram ni verja, (4) sivals a frau, lai on non aurai oncle, (5) jauzirai joi, en vergier o dins cambra. (6)
Quan mi sove de la cambra (6) on a mon dan sai que nulhs om non intra (1) -ans me son tug plus que fraire ni oncle- (5) non ai membre no’m fremisca, neis l’ongla, (2) aissi cum fai l’enfas devant la verja: (4) tal paor ai no’l sia prop de l’arma. (3)
Ce vœu ferme qui au cœur m’entre Ne peut ni bec la briser, ni ongle Du médisant qui perd, à médire, son âme ; Et n’ose le battre avec branche ni verge ; Sauf en secret là où je n’aurais d’oncle, Je jouirai de ma joie en verger ou chambre
Et me souvenant de la chambre Où, pour mon dam, je sais que nul n’entre Mais tous sont pires pour moi que frère et oncle Je n’ai de membres qui tremblent jusqu’à l’ongle Tel que le fait l’enfant devant la verge Telle est ma peur, qu’elle soit trop près de l’âme.
Pour continuer la sextine tout au long des strophes suivantes, la règle de la permutation des rimes est toujours la séquence 6-1-5-2-4-3. Autrement dit, on reprend les vers de chaque strophe comme représentatif de l’ordre 1-2-3-4-5-6, et la strophe qui suivra devra toujours mettre les rimes dans l’ordre suivant 6-1-5-2-4-3.
Vida & razó
Pour chaque grand troubadour occitan ou presque, les manuscrits anciens nous ont gratifié de « vidas » et « razós ». Ces courts récits biographiques qui trônent, en exergue de leurs œuvres, dans certains codex médiévaux, sont même quelquefois, complétés d’autres anecdotes ou petites histoires.
Arnaut Daniel n’échappe pas à cette règle et sa vida trouve donc tout naturellement sa place ici, même s’il faut se souvenir que les premières traces de ces biographies datent, pour la plupart, du courant du XIIIe siècles. Elles sont donc largement postérieures à l’existence des troubadours. Quant à leur contenu, bien souvent, elles puisent leurs sources dans les poésies même des auteurs qu’elles décrivent, auxquelles sont venus se greffer, quelquefois, des éléments de tradition orale. A ce titre, leur viabilité historique a lieu d’être questionnée, même si, en accord avec les travaux de Michel Zinc, cela n’enlève rien à leur valeur littéraire. Les vidas font, en effet, partie intégrante de la tradition des troubadours et ont contribué à colporter leurs légendes et à les immortaliser. Tout ceci bien en tête voici ce qui nous dit la vida d’Arnaut Daniel :
La vida d’Arnaud en occitan médiéval
Arnautz Daniels si fo d’aquella encontrada don fo’n Arnaut de Maruelh , del evesquat de Peiregors , d’un castel que a nom Ribayrac , e fo gentils hom. Et emparet ben letras , e fetz se joglars ; e deleitet se en trobar en caras rimas ; per que las soas chanssos non son leus ad entendre ni ad aprendre. Et amet una auta dompna de Guascoigna, moiller d’en Guillem de Bouvila; mas non fo crezut que anc la dompna li fezes plazer en dveich d’amor; per que el ditz :
« Eu sui Arnautz qu’amas l’aura E cas la lebre ab lo bou , E nadi contra suberna. »
Lonc temps estet en aquela amor , e’n fes motas bonas cansos. Et el era mot avinens hom e cortes.
Et sa traduction en français actuel
Arnaut Daniel, fut de cette même contrée qu’Arnaut de Mareuil, de l’évêché du Périgord, d’un château qu’on nomme Ribérac, et ce fut un gentilhomme. Et il apprit bien les lettres et se fit jongleur, et il se délecta de l’art de trouver de riches rimes ; c’est pourquoi ses chansons ne sont faciles ni à comprendre ni à apprendre. Et il aima une haute dame de Gascogne, femme de sire Guilhem de Bouvile ; mais on ne crut pas que la dame lui accorda jamaisson plaisir selon le droit d’amour. Ce qui lui fit dire :
« Je suis Arnaut qui amasse le vent Et je chasse le lièvre à l’aide du bœuf Et je nage contre la marée montante.«
Longtemps, il se tint en cet amour et en fit moulte bonnes chansons ; et c’était un homme fort avenant et courtois.
NB : traduction largement basée sur celle de René Lavaud, dans Les Poésies d’Arnaut Daniel, réédition critique d’après Canello, (Librairie Edouard Privat, 1912)
Arnaut à la cour de Richard Cœur de Lion
On trouve cette vida quelquefois accompagnée d’une autre anecdote que voici : les biographes d’Arnaud Daniel s’en sont justement servis pour situer chronologiquement son activité poétique, en se basant sur la présence de Richard Cœur de Lion à laquelle il est fait allusion.
E fon aventura qu’el fon en la cort del rei Richart d’Englaterra : et estant en la cort, us autres joglars escomes lo com el trobava en pus caras rimas que el. Arnaut tenc s’o ad esquern, e feron messios cascun de son palafre que no fera , en poder del rey. El rey enclaus cascun en una cambra. En Arnaut, de fasti qu’en ac , non ac poder que lassetz un mot ab autre. Lo joglar fes son cantar leu e tost. E els non avian mas decx jorns d’espazi ; e devia s jutjar per lo rey à cap de cinq jorns. Lo joglar demandet à’n Arnaut si avia fag : e’n Arnaut respos que oc , passat a tres jorns ; e non avia pessat.
EI joglar cantava tota nueg sa canso per so que be la saubes ; e’n Arnaut pesset co l traisses isquern : tan que venc una nueg el joglar cautava , e’n Arnaut la va tot arretener e’l so. E can foron denan lo rey , n Arnaut dis que volia retraire sa chanso ; e comenset mot be la chanso que’l joglar avia facha. El joglar . can l’auzic gardet lo en la cara , e dis qu’el l’avia facha. El reis dis co s podia far ? El joglar preguet al rei qu’el ne saubes lo ver. El rei demandet à ‘n Arnaut com era estat. En Arnaut comtet li tot com era estat. El rei ac ne gran gaug e tenc s’o à gran esquern. E foro aquistiat los gatges , et à cascu fes donar bels dos. E fo donatz lo cantar à ‘n Arnaut Daniel , que di : Anc ieu non l’ac , mas ella m’a.
Adaptation de cette anecdote en français
Cette histoire a pour théâtre la cour du roi d’Angleterre Richard Cœur de Lion. Elle raconte qu’un autre jongleur y avait défié notre troubadour, à qui composerait « les rimes les plus riches ». Chacun aurait alors mis en jeu son palefroi et le roi d’Angleterre de faire cloîtrer nos deux poètes en leur chambrée, afin qu’ils composent la plus belle des pièces. Face à la situation, Arnaut n’aurait guère trouvé l’inspiration mais, au terme de 5 jours, quand le roi lui demanda s’il avait fini de composer sa chanson, il répondit que oui. Les deux jongleurs se retrouvèrent donc face au célèbre souverain et Arnaud se proposa de chanter le premier.
Or, à la grande surprise de l’autre poète, il se mit à entonner la chanson de ce dernier. Durant ses jours de réclusion et d’inactivité, notre troubadour occitan avait, en effet, eu tout le loisir d’en apprendre les paroles et la mélodie puisque l’autre poète n’avait cessé de la répéter en sa chambrée qui se trouvait à portée d’oreille. En entendant chanter sa propre création, l’autre poète protesta, disant que c’est lui qui l’avait composée. Et quand le roi demanda à Arnaut de s’en expliquer, ce dernier raconta comment il avait eu l’idée de jouer ce tour à l’autre jongleur et le roi en rit beaucoup. Suite à cela, les deux troubadours furent libérés de leurs obligations poétiques et couverts de présents. Et alors on donna, à la cour, le chant d’Arnaut Daniel qui dit : « Je ne l’obtins jamais (l’amour), mais lui il m’a » (Anc ieu non l’ac , mas ella m’a).
Sources & manuscrits anciens
On peut retrouver l’œuvre poétique et les chansons d’Arnaut Daniel dans une certain nombre de chansonnier médiévaux. Au fil de cet article, nous vous proposons de les découvrir au travers de quelques manuscrits du Moyen Âge central : le ms français 854 ou Chansonnier occitan I, daté de la fin du XIIIe siècle, le ms français 856 ou Chansonnier occitan C, daté du début du XIVe siècle et, enfin, le ms français 12473 dit Chansonnier provençal K, daté du XIIIe siècle. Tous trois sont conservés à la BnF et disponible à la consultation sur gallica.fr.
Un troubadour loué par les plus grands
Dans le dernier quart du XIIe siècle, Arnaut Daniel se fit connaître pour sa maîtrise de l’Art du trobar clus. Pourtant, la postérité l’aurait peut-être un peu oublié si de grands auteurs italiens de la renaissance n’avaient décidé de le mettre à l’honneur de manière posthume. Malgré cela, il faut noter que ses qualités et talents poétiques ont longtemps fait l’objet de controverses chez les érudits qui ont pu le trouver tantôt subtil et profond ou, selon, un rien surfait au regard de ses pairs. Pour les amateurs du style de ce troubadour, son goût pour les formes parfaites et son invention de la sextine continuent de fasciner.
Arnaut Daniel dans l’œuvre de Dante
Quoi qu’il en soit, près d’un siècle après qu’il ait vécu, son talent et sa poésie furent loués par Dante Alighieri (1265-1321) qui en fera une de ses sources d’inspiration. Le poète italien le placera même au dessus de Guiraut de Borneil et fera d’Arnaut un protagoniste de son Enfer :
“O frate”, disse, “questi ch’io ti cerno col dito”, e additò un spirto innanzi, “fu miglior fabbro del parlar materno. Versi d’amore e prose di romanzi soverchiò tutti. »
« O frère, dit-il, celui que mon doigt désigne, en indiquant un esprit qui était devant lui, fut le meilleur forgeron de son parler maternel. Il surpassa tous ses rivaux par ses vers d’amour et par ses proses de romans. »
Et le troubadour de déclarer, plus loin, dans son occitan médiéval et sous la plume de Dante :
“Tan m’abellis vostre cortes deman, qu’ieu no me puesc ni voill a vos cobrire. Ieu sui Arnaut, que plor e vau cantan; consiros vei la passada folor, e vei jausen lo joi qu’esper denan. Ara vos prec, per aquella valor que vos guida al som de l’escalina, sovenha vos a temps de ma dolor!”.
« Votre courtoise demande me plait tant, que je ne peux, ni veux me cacher de vous. Je suis Arnaut, qui pleure et va chantant ; affligé, je vois la folie passée et, joyeux, je vois devant moi la joie, que j’espère. C’est pourquoi je vous supplie, par cette valeur qui vous guide au sommet de l’escalier [du purgatoire], rappelez-vous à temps de ma douleur. » Puis, il se cacha dans le feu qui le purifiait.
L’Enfer, Chapitre XXIII, le purgatoire, Dante Alighieri
Rencontre posthume avec Pétrarque
Un peu plus tard encore, dans le courant du XIVe siècle, Francesco Petrarca (1304-1374) , plus connu en France sous le nom de Pétrarque reconnaîtra, à son tour, le talent courtois d’Arnaut Daniel en écrivant :
« Fra tutti il primo Arnaldo Daniello, Grand maestro d’amor, ch’alla sua terra Ancor fa ono col dir polito, e bello. »
« Entre tous (1), Arnaut Daniel venait le premier, Grand maître en amour, qui, à sa terre natale, Continue de faire encore honneur avec son style soigné et gracieux. »
Le Triomphe d’Amour, Francesco Petrarca.
(1) Pétrarque parle des poètes qui l’ont transporté « ceux qui sont immortalisés par leurs écrits » et, en l’occurrence, il aborde ici ceux des poètes étrangers qui savaient discourir sur l’amour.
Bien après Pétrarque, la sextine d’Arnaut Daniel continuera de fasciner plus d’un auteur. Elle sera reprise par une certain nombre d’entre eux, au nombre desquels on ne peut manquer de citer Raymond Queneau. De notre côté, nous aurons bientôt l’occasion de vous proposer de découvrir de plus près celle que le troubadour aquitain nous a léguée sur les ongles et les oncles.
En vous souhaitant une belle journée.
Frédéric EFFE Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes
NB : l’enluminure et le détail de manuscrit qui apparaissent sur l’image en-tête d’article sont tirés du ms Français 856 que vous pourrez consulter en ligne sur le site de Gallica à l’image de tous les autres.