Sujet : citation, moyen-âge chrétien, Diable, représentations médiévales, historien médiéviste Auteur : Jacques le Goff Livre : L’Europe est-elle née au Moyen-âge ? (1964)
Bonjour à tous,
ans son ouvrage L’Europe est-elle née au Moyen-âge, l’historien médiéviste Jacques le Goff nous parlait de ce « Diable qui s’agite » à partir des XIe et XIIe siècles.
« A partir des XI, XIIe siècles, (…) plus que jamais, le salut des hommes et des femmes dépend du résultat d’un conflit constant. Celui du combat entre les vertus et les vices. On les représente, les vertus, comme des chevaliers fortement armés, et les vices comme des guerriers païens désordonnés. Le monde du péché est plus que jamais dominé par les agressions du diable, cet « ennemi du genre humain », qui se déchaîne pendant cette période où il atteint une grande popularité et soulève des peurs accrues. (…).
Le diable effraie et torture l’homme par des apparitions, des hallucinations, des métamorphoses, par exemple en animaux, des fantasmes, qui cherchent constamment à le faire tomber dans le péché et à en faire un gibier d’enfer. Certes, l’Église organise la lutte contre le diable et l’Enfer ; exorcisme, prières, purgatoire, font partie de cet arsenal de défense contre Satan. Mais, dans ce monde où le pouvoir a toujours des formes impériales, Satan est en train de devenir celui que Dante appellera « l’imperador del regno doloroso ». »
Jacques le Goff – L’Europe est-elle née au Moyen-âge ?
Au passage, pour mieux vous plonger dans l’esprit de ce que nous décrit ici Jacques le Goff, nous vous invitons à découvrir notre dernier roman sur fond de moyen-âge historique : Frères devant Dieu ou la Tentation de l’alchimiste. (trailer utube au lien suivant). Il vous entraînera dans un monde médiéval, entre ombre et lumière, avec son lot de superstitions, de méfiance et d’ignorance, dans lequel le malin et ses tours ne sont jamais très loin.
En vous souhaitant une bonne journée.
Frédéric EFFE
Moyenagepassion.com A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes
Sujet : musique médiévale, Cantigas de Santa Maria, galaïco-portugais, culte marial, miracles, Sainte-Marie, vierge, pèlerin, pèlerinage médiéval, Rocamadour. Période : moyen-âge central, XIIIe siècle Auteur : Alphonse X (1221-1284) Titre : Cantiga 159 Non sofre Santa María Ensemble : Clemencic Consort Album : Troubadours, Cantigas de Santa Maria (1981)
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous repartons pour l’Espagne médiévale et la cour d’Alphonse X de Castille avec l’étude d’une nouvelle Cantiga de Santa Maria. Si ces chants dévots à la vierge témoignent de la force du culte marial au Moyen-âge central, la péninsule ibérique est loin d’être la seule à s’y adonner. Des nombreux pèlerinages aux cathédrales que l’on édifie en son nom, dans ce même XIIIe siècle, on le retrouvera sur de nombreuses terres de l’Europe médiévale. Il sera aussi largement présent dans la littérature, et chez de nombreux auteurs, trouvères et troubadours, cet amour de la vierge qui prendra même, par endroit, des formes clairement empruntées à la lyrique courtoise.
Le miracle de la Cantiga 159
Sainte-Marie et la protection des pèlerins
La Cantiga 159 dont il est question aujourd’hui est un nouveau récit de miracle. A l’image d’un grand nombre de pièces de ce corpus, il touche les pèlerins et leur protection. Si les interventions miraculeuses de la Sainte telles qu’on les rapporte au Moyen-âge, sont de toutes sortes, jusqu’aux plus impressionnantes : guérison, résurrection, etc… Dans le cas de cette Cantiga, le miracle prendra une forme presque plus anodine ou moins spectaculaire, pourrait-on dire, puisqu’il s’exercera sur une pièce de viande destinée à nourrir des pèlerins et qu’on leur avait dérobée.
Au niveau symbolique, on ne peut s’empêcher de mettre ici en regard la relative « insignifiance » du morceau de nourriture contre le signifié de sa retrouvaille et de sa mise en mouvement miraculeuses. Si la Sainte peut animer des objets qui ne le sont normalement plus, le récit est surtout clair sur le fait qu’elle n’accepte pas qu’on spolie, de quelque manière, les pèlerins qui viennent l’honorer. Cette protection à l’égard de ses ouailles est si grande qu’elle s’exerce jusque dans les moindres détails et elle répare ainsi toute déconvenue qui peut leur survenir, fut-elle minime. Comme le scandera le refrain : « Non sofre Santa María de seeren perdidosos, os que as sas romarías, son de fazer desejosos. » , Sainte-Marie ne souffre pas que soient « perdants », ceux qui sont désireux de faire ses pèlerinages.
Pèlerinage médiéval à Rocamadour,
vierge noire et livre des miracles
De nombreux pèlerinages sont attestés dès le XIIe siècle à Rocamadour. On y vient des quatre coins de France et même d’Europe pour y honorer les reliques de Saint-Amadour, mais aussi pour y prier la vierge noire. L’histoire fait également remonter l’origine de cette madone de bois sculptée à ce même Amadour, ermite local qui, selon la légende, aurait été l’ancien disciple du Christ, connu sous le nom de Zachée et qui, à une époque reculée, serait venu en Gaule, pour y répandre le culte.
En 1166, on découvrit le corps du saint sur le site ce qui renforça grandement la réputation du lieu. Peu après, en 1172, les miracles survenus à Rocamadour donneront le jour à la rédaction d’un Manuscrit en latin qui a été depuis traduit en français moderne (voir Les Miracles de Notre-Dame de Roc-Amadour de Edmond ALBE, Honoré Champion, 1907). Au nombre de 126, ces récits miraculeux, courts et rédigés très simplement, sont là encore de tous ordres – guérison, rémission miraculeuse, protection, fertilité, etc… – et ce manuscrit médiéval contribua, sans doute, à son tour, au succès de l’endroit auprès des pèlerins.
Jusque là, nous n’avons pas trouvé dans cet ouvrage, trace du récit exact de la Cantiga 159 mais il semble qu’il n’ait consigné qu’un nombre restreint des miracles qu’on prêtait alors à Rocamadour et qui devaient circuler dans la tradition orale. Près d’un siècle plus tard, ils étaient, à l’évidence suffisamment vivaces pour traverser les frontières et s’étendre jusqu’à la cour d’Alphonse le Sage. Dans l’esprit de la Cantiga du jour et sans la reprendre mot pour mot. on en retrouve quelques-uns, dans le manuscrit, qui détaillent le sort fait aux brigands et voleurs qui s’en prennent aux pèlerins : rendus aveugles ou muets, paralysés, frappés de folie et d’autres disgrâces, à Rocamadour comme ailleurs, les récits de miracles médiévaux semblent bien s’accorder sur le fait qu’il ne fait pas bon s’en prendre aux pèlerins qui ont abrité leur foi en la vierge.
L’interprétation de la Cantiga 159par le Clémencic Consort
Troubadours, Cantigas de Santa Maria,
un quadruple album de choix du Clemencic Consort
On trouve cette Cantiga 159 reprise par de nombreux ensembles de musique médiévale. Loin des multiples interprétations lyriques qui peuvent avoir leur charme, nous avons choisi, aujourd’hui, la version largement plus « terrienne » ou « terrestre » du Clemencic Consort. En plus d’un orchestration enthousiaste et festive, la voix de René Zosso n’a pas son pareil pour ramener les musiques médiévales dans une certaine « vision » de leur ferment d’origine. Il nous propose encore ici quelque chose de rugueux et d’enlevé à la fois qui se livre généreusement et sans sophistication et finit par créer une vraie relation de proximité. La magie opère. Nous voilà presque revenu au cœur d’une cité médiévale, face à un troubadour ou devant un groupe de pèlerins festifs du Moyen-âge et l’on se plait à imaginer qu’en dehors des cours royales et princières, les Cantigas de Santa Maria ont pu aussi être cela : des chants proches du peuple et qu’on pouvait entendre dans les rues.
Enregistrée à la toute fin des années 70, chez Harmonia Mundi, on peut retrouver cette interprétation de la Cantiga 159 dans un superbe album d’anthologie du Clémencic Consort qui réunit pas moins de 4 CDs : les deux premiers présentent vingt-deux pièces choisies parmi les plus prestigieux troubadours du moyen-âge central. Les deux autres sont entièrement dédiés aux Cantigas d’Alphonse le Sage et proposent 27 d’entre elles. On peut encore trouver à la vente cette production, qui fait honneur à cette grande formation médiévale. Voici un lien utile pour plus d’informations : Troubadours / Cantigas De Santa Maria.
Paroles et traduction de
La Cantiga de Santa Maria 159
Como Santa María fez descubrir ũa pósta de carne que furtaran a ũus roméus na vila de Rocamador.
Voilà comment Sainte Marie fit retrouver une tranche de viande qu’on avait dérobé à des pèlerins en route pour Rocamadour.
Non sofre Santa María | de seeren perdidosos os que as sas romarías | son de fazer desejosos.
Sainte Marie ne souffre pas que soient perdants ceux qui sont désireux de faire ses pèlerinages.
E dest’ oíd’ un miragre | de que vos quéro falar, que mostrou Santa María, | per com’ éu oí contar, a ũus roméus que foron | a Rocamador orar como mui bõos crischãos, | simplement’ e omildosos.
Non sofre Santa María | de seeren perdidosos…
Et à ce propos, j’ai entendu un miracle, dont je veux vous parler, Que fit Sainte Maria, comme je l’entendis conter Pour des pèlerins qui étaient partis prier à Rocamadour Comme de très bons chrétiens, avec simplicité et humilité.
refrain
E pois entraron no burgo, | foron pousada fillar e mandaron comprar carne | e pan pera séu jantar e vinno; e entre tanto | foron aa Virgen rogar que a séu Fillo rogasse | dos séus rógos pïadosos
Non sofre Santa María | de seeren perdidosos…
Et quand ils entrèrent dans le bourg, ils y cherchèrent un refuge Et s’en furent acheter de la viande et du pain pour leur dîner Ainsi que du vin : Et entre temps, ils s’en allèrent prier la vierge Pour qu’elle intercède auprès de son fils de ses pieuses prières
refrain
Por eles e non catasse | de como foran errar, mais que del perdôn ouvéssen | de quanto foran pecar. E pois est’ ouvéron feito, | tornaron non de vagar u o séu jantar tiínnan, | ond’ éran cobiiçosos.
Non sofre Santa María | de seeren perdidosos…
Afin qu’il ne tienne pas compte de leurs errances passés Mais qu’il leur accorde son pardon pour tous leurs péchés. Et une fois cela fait, ils revinrent sans s’attarder Sur les lieux de leur dîner, dont ils se faisaient d’avance une joie.
refrain
E mandaran nóve póstas | meter, asse Déus m’ampar, na ola, ca tantos éran; | mais poi-las foron tirar, acharon end’ ũa menos, | que a serventa furtar lles fora, e foron todos | porên ja quanto queixosos.
Non sofre Santa María | de seeren perdidosos…
Et ils décidèrent de mettre neuf tranches de viande, que Dieu me garde Dans la marmite, car c’était leur nombre, Mais quand ils allèrent les chercher Ils virent qu’il en y avait une en moins, que la servante leur avait dérobé Et pour cette raison, ils se plaignirent grandement (ils furent très contrariés)
refrain
E buscaron pela casa | pola poderen achar, chamando Santa María | que lla quisésse mostrar; e oíron en un’ arca | a pósta feridas dar, e d’ ir alá mui correndo | non vos foron vagarosos.
Non sofre Santa María | de seeren perdidosos…
Et ils cherchèrent dans toute la maison, pour pouvoir la retrouver Appelant Sainte-Marie pour qu’elle veuille bien leur montrer, Et ils entendirent alors dans un coffre, la tranche qui donnait des coups, Et alors ils se précipitèrent dans cette direction, sans faire de détour.
refrain
E fezéron lóg’ a arca | abrir e dentro catar foron, e viron sa pósta | dacá e dalá saltar; e saíron aa rúa | muitas das gentes chamar, que viron aquel miragre, | que foi dos maravillosos
Non sofre Santa María | de seeren perdidosos…
Et, ensuite, ils firent ouvrir le coffre et à l’intérieur ils regardèrent et virent le morceau de viande qui sautait de tous côtés Et ils sortirent dans la rue, pour appeler grande quantité de gens Qui assistèrent à ce miracle, qui fut parmi les merveilles
refrain
Que a Virgen grorïosa | fezéss’ en aquel logar. Des i fillaron a pósta | e fôrona pendorar per ũa córda de seda | ant’ o séu santo altar, loando Santa María, | que faz miragres fremosos.
Non sofre Santa María | de seeren perdidosos…
Que la vierge glorieuse accomplit en ce lieu. A partir de là, ils prirent la pièce de viande et la suspendirent A un cordon de soie, devant l’autel de Sainte-Marie En louant cette dernière pour ses merveilleux miracles.
Sainte Marie ne souffre pas que soient perdants ceux qui sont désireux de faire ses pèlerinages.
Sujet : roman, livre, aventure médiévale, médecine médiévale, alchimie, Moyen-âge chrétien, science médiévale, savant, conte. troubadour, Période : Moyen-âge central, XIIIe siècle Auteur : Frédéric EFFE Titre : Frères devant Dieu ou la Tentation de l’alchimiste Date de parution : mars 2019
Bonjour à tous,
our faire suite à notre premier article sur le lancement de notre roman Frères devant Dieu ou la Tentation de l’Alchimiste, voici un court trailer vidéo pour vous le présenter et vous mettre un peu plus l’eau à la bouche.
Une fiction sur fond de moyen-âge réaliste
Frères devant Dieu ou la Tentation de l’Achimiste est une fiction ayant pour toile de fond la fin du XIIIe siècle. Au delà de l’aventure, vous y trouverez du grain à moudre sur les mentalités médiévales mais aussi sur l’exercice de la médecine, de l’alchimie et de la science, dans le cadre du moyen-âge occidental chrétien.
Si ce roman reste un voyage et un divertissement, il contient aussi les ingrédients d’un conte et, à ce titre, c’est aussi une invitation à la réflexion sur des thèmes plus existentiels et intemporels. La question de la nature humaine face à l’opposition classique et « duale » du Bien et du Mal y est notamment soulevée. (voir autre article détaillé sur le sujet).
Pour rappel, vous pouvez vous le procurer aux liens suivants :
Au format Papier broché : Amazon – Librinova et chez 5000 libraires du réseau Dilicom et Hachette-Distribution.
Sujet : musique médiévale, plain-chant, chants médiévaux, chants polyphoniques, Saint-Antoine, monachisme chrétien, ordre des Antonins, album, opération participative.
Période : moyen-âge central à tardif Ensemble médiéval : Vox in Rama
Evénement : CD Album « Chants de dévotion à Saint-Antoine ».
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous avons le grand plaisir de retranscrire un entretien exclusif que nous a accordé Frédéric Rantières, le fondateur et directeur artistique de Vox-In-Rama. Cet échange nous a fourni l’occasion de parler de l’opération lancée par l’ensemble médiéval, en collaboration avec l’Association Française de l’Ordre des Antonins, autour d’un programme et d’un album dédié aux chants des Antonins et à Saint-Antoine l’Égyptien.
Au Sujet de Saint-Antoine l’Égyptien
Pour rappel, à propos de Saint-Antoine l’Ermite, le Grand ou l’Égyptien, ce grand mystique des IIIe et IVe siècles, père du monachisme chrétien, a donné naissance, sur le sol français et durant le moyen-âge central, à l’Ordre des Antonins. D’abord organisée autour des reliques du Saint qui, disait-on, soignait le mal des ardents, cette confrérie a connu, par la suite, un essor sans précédent. Reconnue par Rome, l’ordre essaima bientôt, depuis son berceau isérois d’origine de Saint-Antoine l’Abbaye, sur les terres d’Europe et au delà. De nombreux établissements virent ainsi le jour, destinés à accueillir les infortunés frappés d’ergotisme. (voir notre article précédent sur le sujet)
L’interview de Frédéric Rantières,
directeur de l’ensemble Vox in Rama
Parcours, recherche et itinéraire artistique
— Bonjour Frédéric, tout d’abord un grand merci de nous accorder cet entretien. Parlons un peu de vous pour commencer. Votre parcours semblait plutôt vous destiner à écumer les bibliothèques et à vous investir dans de fastidieuses recherches en Sciences Humaines, Comment a débuté l’aventure Vox-in-Rama ?
— Tout a commencé en avril 2006, lorsque j’ai formulé le souhait de fonder un ensemble qui soit un lieu de pratique vocale et surtout un laboratoire d’expériences artistiques où les traditions de chant médiévales, en particulier liturgiques et sacrées, puissent se reconnecter aux réseaux de pensée dans lesquels elles sont nées et se réactualiser dans notre époque. En 2008 l’ensemble a été fondé en association et depuis nous n’avons pas cessé de découvrir et de travailler dans cet état d’esprit. Quatre CD de chant médiéval sont nés depuis ainsi que la vidéo d’un spectacle original sur les chants et les visions de Hildegarde de Bingen (vous pouvez vous procurer ces produits sur le site Vox-in-Rama). Un cinquième est en projet pour décembre 2019 sur les chants de dévotion à saint Antoine abbé, dont le berceau de la création provient de l’église fascinante de Saint-Antoine l’Abbaye en Isère.
— Cet investissement musical et cette implication à travers vos ateliers notamment de chants grégoriens laissent-ils encore la place à des travaux dans le domaine des sciences humaines ?
— Aujourd’hui, je me considère plus cherchant que chercheur, dans la mesure où les investigations que je mène sur le chant médiéval et, en ce moment sur le chant antonin, ont pour but essentiel de se concrétiser dans une forme artistique (et donc variable) et que je ne considère pas qu’une forme d’expression soit supérieure à une autre, qu’elle soit écrite ou orale. Bien sûr, je suis toujours heureux de mettre en forme de manière « scientifique » mes découvertes, mais pour moi cette distinction relève plus aujourd’hui d’une question de forme que de fond.
Les chantres, chanteurs, tropeurs et compositeurs du Moyen Âge étaient des hommes et des femmes comme nous le sommes, c’est-à-dire imparfaits et en quête d’à-venir, nourris par un désir de perfection qui se structurait envers et contre leur héritage. Je crois que c’est cette filiation dont nous provenons qui me semble importante aujourd’hui, car notre mentalité, que l’on pourrait dire postmoderne, en voulant rompre avec le primat de la rationalité et du sujet, ne laisse pas forcément, malgré toutes ses tentatives, la juste place aux filiations spirituelles et humaines. Or, dans l’expression fourre-tout que l’on appelle « Moyen Âge », l’on met justement tout ce qui relève de l’esprit de la rhapsodie, c’est-à-dire tout ce qui est le produit d’un lent tissage d’héritages textuels et mélodiques qui, malgré les guerres, les destructions, les tremblements de terre de toute sorte et les distances entre les êtres, continue son chemin coûte que coûte et se transmet de bouches à oreilles et d’oreilles à calames. C’est cela qui m’émerveille le plus dans un manuscrit de chant, cette oralité qui se veut être « cousue » d’un seul tissu et qui, à chaque fois, avec ses infimes variantes et corruptions, affirme toujours à nos yeux un désir inébranlable de rester fidèle à son héritage et de le prolonger.
— C’est un peu la même question mais comment votre formation en anthropologie religieuse s’articule-t-elle avec votre approche artistique et musicale ? Les deux choses sont-elles cloisonnées ? Y-a-t-il des ponts ?
— La réalité, bien sûr, est extrêmement cloisonnée, et il est toujours aujourd’hui un défi de vouloir relier les mondes de l’art, même médiévaux, à ses auteurs et surtout à ses penseurs. Mais ça tombe bien, j’aime les défis ! Une des raisons de Vox In Rama est bien celle-ci : ouvrir des espaces-temps où plusieurs formes d’art, pris en tant que savoir-faire, qu’ils soient musicaux, picturaux, littéraires, philosophiques, théologiques, etc. se rencontrent et laissent tinter leurs harmoniques. Je n’ai pas de tabou en matière de recherche, car tout m’intéresse, et ce que j’aime en particulier, c’est entendre les échos de pensées que l’on a oubliées, qui se sont stratifiées. À chaque fois, l’émerveillement est le même : rien est nouveau, tout disparaît pour mieux s’innover, se reformer !
Le programme sur les chants de Saint-Antoine
— Après le Mystère Vox Sanguinis de Hildegarde de Bingen, comment est né ce projet autour de Saint-Antoine ? La mystique médiévale est-elle un fil conducteur de votre travail ou l’enchaînement de ce nouveau programme avec les visions de l’abbesse rhénane n’est-il que le fruit du hasard ?
— Personnellement, je pense que le hasard fait extrêmement bien les choses, et j’accorde une grande confiance à sa bienveillance ! Bien sûr, vous avez raison, le fil conducteur des thèmes que je choisis est souvent en lien avec des phénomènes mystiques ou spirituels médiévaux. Même s’il ne s’agit pas des mêmes époques – Hildegarde de Bingen était une femme et abbesse bénédictine du XIIe siècle, et les Antonins, du moins à l’époque de l’expansion de leur art, étaient des hommes de la fin du Moyen Âge – une croyance néanmoins très puissante les relie : celle dans le pouvoir des reliques et de leur filiation avec le Christ! La première fois que je suis allé à Saint-Antoine l’Abbaye pour y animer un stage de chant grégorien, j’ai été intrigué en particulier dans mes lectures pas le Saint-Vinage, cette préparation à base de vin local et de plantes que les chanoines antonins sanctifiaient au contact des os d’Antoine, l’ermite égyptien, dont les reliques furent translatées dans ledit village durant la seconde moitié du XIe siècle. Lors de ma rencontre avec les responsables du palais abbatial et du musée, j’ai appris l’existence de livres de chœur qui avaient été conservés depuis la dissolution de l’Ordre antonin en 1776. J’ai tout de suite voulu en découvrir plus !
— Pouvez-nous vous parler de ce programme et son contenu musical plus en détails ?
— Ce programme comprend des chants figurant dans des manuscrits et imprimés rattachés de près ou de loin à l’Ordre antonin que j’ai pu retrouver à Saint-Antoine l’Abbaye et dans plusieurs bibliothèques. Il se concentre sur un office qui fut bien connu au Moyen Âge mais dont les traces ont totalement disparu à la dissolution de l’Ordre : l’office de saint Antoine abbé, souvent confondu avec celui de saint Antoine de Padoue ! Dans les chants que j’ai pu retrouver, de magnifiques parts sont confiées à l’intercession de l’anachorète, à ses tentations, son ascension céleste et ses vertus thaumaturgiques (pouvoir de guérison par l’intercession du saint ou par contact avec ses reliques) que l’on se devait d’invoquer contre le mal des ardents, cette terrible maladie contractée par l’ergot de seigle. C’est à la cure de ce grand fléau que les laïcs hospitaliers puis les chanoines réguliers de l’Ordre de Saint-Antoine se sont consacrés jusqu’à son extinction.
— Cette messe de Du Fay qui intervient aussi n’est pas la plus connue du compositeur ? Comment s’inscrit-elle dans son œuvre ? En dehors de son thème de prédilection, quelles sont ses particularités du point de vue technique ou musicale ?
— En effet, elle est une messe particulière, dont l’attribution directe a été remise en doute par Alejandro Enrique Planchart, le spécialiste émérite de Guillaume Du Fay, qu’il considère être plutôt l’œuvre d’un élève du maître cambrésien. Au cours de mes recherches sur les mélodies de l’office de saint Antoine abbé, j’ai pu retrouver les mélodies de plain-chant que ce pseudo-Du Fay a connues et à partir desquelles il a pu composer les mouvements de sa messe, comprenant l’ordinaire et le propre de l’office.
Le projet de CD qui sera enregistré dans l’église de Saint-Antoine l’Abbaye en octobre prochain, en partenariat avec l’Association des Amis des Antonins(AFAA), aura pour but essentiel de faire connaître et de diffuser ces chants qui sont des chefs-d’œuvre textuels et mélodiques et qui furent très certainement confectionnés par des chanoines de l’abbaye chef-d’ordre ou de commanderies qui y étaient rattachées. Bien sûr, la messe de Saint Antoine abbé de Du Fay ou de son double seront mises en regard, ses sources éclairant sa création en mettant en valeur le travail mélodique et harmonique absolument magnifique effectué sur le plain-chant antonin, avec notamment l’emploi de dissonances et de résolutions parfois étonnantes, l’usage de libertés rythmiques qui donnent à la prosodie du chant une grande élasticité, mais aussi le déploiement d’immenses phrases vocales qui donnent aux textes latins une temporalité sans limite.
— La restitution des chants à saint Antoine pour la guérison du mal des ardents est une initiative unique en son genre. La mise en place de ce programme autour de Saint-Antoine a-t-elle nécessité beaucoup de recherches et de travail sur les manuscrits ou de retranscription ?
— La première phase a consisté d’abord dans le « pistage » dans les inventaires et catalogues des traces d’incipit et de mentions de l’office. Après de multiples collations de ses informations, j’ai pu retrouver des pièces manuscrites dont certaines complètent la collection des livres de chœur du Trésor de l’abbaye, et d’autres contiennent des copies de l’office de saint Antoine abbé, dans sa forme antonine. Il s’agit de maillages qui, en continuant les recherches, déboucheront encore sur de nouvelles découvertes.
Spectacle vivant, mystère, supplément d’âme ?
— À travers les projections d’iconographies autour de la vie du Saint, durant le récital, il y a, là encore, une volonté d’immerger le public dans des aspects visuels et sensoriels au-delà de l’écoute ? Ce parti-pris d’amener les prestations de Vox In Rama sur le terrain du « spectacle vivant » est-il en train de devenir une des signatures originales de votre formation ?
— Oui, tout à fait ! mais qui dit spectacle vivant sous-entend qu’il existerait une autre forme de spectacle ou de prestation qui serait mort… je ne préfère pas rentrer dans ce débat, mais selon moi toute forme de représentation relève du vivant, en tant qu’elle le réanime, lui rappelle qu’il a une âme, et que malgré les vicissitudes du temps et sa fuite inexorable, la conscience de l’être et tout ce qui s’y rattache n’a pas d’âge et n’a de limites que celles que l’on veut bien lui donner.
Pour le spectacle sur Hildegarde de Bingen, plutôt que « spectacle », j’ai préféré employer le terme « mystère » – même si parfois j’emploie le terme « spectacle » pour en simplifier l’approche – ce sur quoi je me suis expliqué dans le livret du CD. Je préfère le deuxième au premier car un spectacle implique une manifestation étonnante, qui puisse surprendre, ce qui dans la mentalité de notre époque n’a plus rien d’étonnant, alors qu’un mystère, dans son essence propre, doit rester voilé, et ce n’est que par des détours successifs, comparables à ceux que fait une vie, qu’il peut s’appréhender, s’apprécier, se « penser », ce qui est de nos jours plutôt original, car peu enclin à la consommation. Par sa polysémie, le mystère est également infiniment plus « moderne » que le spectacle, car sa résonance traverse les temps et, à ce titre, il peut mieux s’en libérer. Si l’on accepte de ne pas le réduire à sa seule acception chrétienne, il relie d’un seul élan l’Antiquité à notre époque, en transitant par le mystère et sa relation au sacrement dans le christianisme. Si, aujourd’hui, il revêt davantage un aspect fantasmagorique et imaginaire, il peut encore réveiller la conscience, car ses significations n’ont jamais pu être totalement arrêtées.
L’opération de financement participatif
— Enfin quid de cette nouvelle opération de financement participatif ? Il s’agit de la deuxième opération de ce genre que vous lancez et la première avait été une vraie réussite. Comment va-t-elle se dérouler et quelles seront les avantages de ceux qui y souscriront ? Comment participer ?
— L’Association Française des Amis des Antonins (AFAA) qui porte le projet de création du CD a mis en place un système de Financement Participatif Helloasso avec des contreparties tout à fait originales qui font entrer les contributeurs dans la l’histoire fascinante de l’Ordre antonin. Le mieux est de vous en rendre compte par vous-même en allant sur Helloasso Redecouvrez les chants disparus de l’Ordre des Antonins.Chaque contributeur pourra assister de près au déroulement du projet en s’abonnant à l’événement Facebookainsi qu’aux sites internet de l’AFAAet de Vox in Rama. Des reportages, articles, extraits sonores et vidéos seront proposés au public et lui permettront de s’immerger dans cet univers ainsi que de le partager avec leurs amis et réseaux intéressés.
— Quelles sont les dates clés prévues ?
— Le calendrier de ce projet sera marqué par des dates importantes. La première fut le concert du 6 avril dernier à Saint-Antoine des Quinze-Vingts. La seconde sera remarquable en ce qu’elle aura lieu dans l’abbaye mère de l’Ordre, où ces chants ont été pratiqués pendant des siècles. Je veux bien sûr parler de l’église abbatiale de Saint-Antoine l’Abbaye en Isère. En partenariat avec le musée et le diocèse, Vox In Rama y présentera le jeudi 30 mai à 18h les chants de dévotion à saint Antoine abbé que les chanoines pratiquaient pour les fêtes de leur saint patron, notamment le jour de l’Ascension, où le Saint-Vinage était sanctifié ! Tout le monde est convié à ce concert original, où les contributeurs Helloasso pourront entendre les chants pour la restitution desquels ils auront apporté leur soutien, afin qu’ils puissent être enregistrés dans les conditions nécessaires. C’est aussi dans ce lieu que le CD sera enregistré courant octobre 2019, ce qui donne à ce projet encore plus de force, reliant à la fois la mémoire de ses chants à celles de ce lieu consacré à la dévotion et à la guérison. Enfin la sortie du CD sera fêtée publiquement soit le samedi 14 soit le samedi 15 décembre 2019 (dates en cours) dans la même abbaye avec les contributeurs qui auront pu venir et toutes les personnes intéressées.
— Merci beaucoup d’avoir répondu à nos questions, nous vous souhaitons encore une très belle réussite pour cette ambitieuse opération.