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« On ne peut être aimé de tous » : une ballade médiévale et Morale d’Eustache Deschamps

poesie_ballade_morale_moralite_medievale_Eustache_deschamps_moyen-age_avidite_gloutonnerieSujet : poésie médiévale, littérature médiévale,  ballade médiévale, poésie morale, ballade, moyen-français, franc-parler,  poésie satirique, satire.
Période : moyen-âge tardif, XIVe siècle
Auteur : Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre :  « On ne peut être aimé de tous »
Ouvrage :  Oeuvres complètes d’Eustache Deschamps, Tome V. Marquis de Queux Saint-Hilaire, Gaston Raynaud (1893)

Bonjour à tous,

V_lettrine_moyen_age_passion-copiaoici pour nous accompagner un peu de la poésie morale d’Eustache Deschamps, à l’automne du Moyen-âge. Il nous proposait ici une éloge du franc parler et de son pendant : le risque inévitable de déplaire. Comme souvent chez lui, on peut, sans trop de risque, avancer qu’il a puisé l’inspiration de cette ballade directement dans son vécu. A travers son oeuvre, cet auteur médiéval s’est, en effet, toujours montré sous le jour d’un homme direct et d’un seul tenant et s’il s’y est plaint, plus qu’à son tour, d’être en mal de reconnaissance sociale et financière, il n’a pourtant jamais manqué d’adresser de vertes remontrances ou leçons à ses contemporains, et, il faut bien le dire, à tout propos. D’une manière ou d’une autre, il ne fait guère de doute que cette franchise lui ait coûté quelques revers et le forcer à constater qu’elle ne payait pas toujours en ce monde.

eustache_deschamps_poesie_ballade_medievale_litterature_moyen-age_franchise_franc-parler

Une ballade sur le franc-parler


« On ne puet estre amé de tous. »

Citation médiévale, Eustache Deschamps, 

Dire « le voir », le « vrai », donc, et ne rien craindre et surtout pas de déplaire. Pour le poète, il n’est qu’un seul être en ce monde, citation-medievale_moyen-age_Eustache-deschamps_poesie-morale-satirique devant lequel on doive répondre : le Tout Puissant. Comme il l’a maintes fois montré, Eustache  embrasse et défend les valeurs de ce moyen-âge occidental dans lequel la morale de l’action repose sur fond de valeurs spirituelles et chrétiennes : le jugement des hommes n’est rien, seul celui de Dieu compte. Le salut et le paradis vient s’opposer aux stratégies tordues, aux flatteries et aux menteries. Contre la Malebouche, il demeure le porteur de vérité. Là encore, les beaux parleurs sont montrés du doigt et les mauvaises expériences de la vie curiale dont Eustache nous a souvent parlées ne sont pas très loin. Du reste, la morale n’oublie pas, à nouveau, les puissants et les seigneurs, puisque en bon officier de cour, le poète leur explique encore qu’il leur faut tolérer les critiques et la franchise que leurs subalternes (dont il est) pourraient leur adresser. La boucle est ainsi bouclée.


« On ne puet estre amé de tous »

Chascuns doit faire son devoir
Es estas* (condition sociale)  ou il est commis
Et dire a son seigneur le voir* (la vérité)
Si que craimte, faveur n’amis,
Dons n’amour ne lui soient mis
Au devant pour dissimuler
Raison, ne craingne le parler
Des mauvais, soit humbles et doulz;
Pour menaces ne doit trembler :
On ne puet estre amé de tous.

Ait Dieu tout homme a son pouoir
Devant ses oeulx* (yeux), face toudis* (tout entier)
Ce qu’il devra sanz decepvoir;
Lors ne pourront ses ennemis
Luy grever, mais seront soubmis
Par cellui qui tout puet garder,
Qui scet les euvres regarder
Des bons et mauvais cy dessoubz,
Pugnir maulx, biens rémunérer :
On ne puet estre amé de tous.

Car gens qui ont mauvais vouloir
Héent* (de haïr) ceuls dont ilz sont pugnis,
Et il vault mieulx la grâce avoir
De Dieu, pour gaingner paradis,
Qu’il ne fait des faulx cuers faillis
Qui veulent mentir et flater
Et par leur force surmonter
Les frans cuers et mettre a genoulz.
Faisons bien sanz homme doubter :
On ne puet estre amé de tous.

L’envoy

Prince, nul ne doit désirer
Pour le los du monde régner* (recevoir les louanges du monde),
Mais des biens de Dieu soit jaloux ;
Ses officiers doit supporter
S’ilz font bien et les contenter :
On ne puet estre amé de tous.


En vous souhaitant une excellente journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.

« Pos vezem que l’iverns s’irais », Peire Vidal revisité par le talent de Maurice Moncozet et sa Rose Sauvage

peire_vidal_troubadour_toulousain_occitan_chanson_medievale_sirvantes_servantois_moyen-age_central_XIIeSujet : musique, poésie, chanson médiévale, troubadours, occitan, langue occitane, langue d’oc, amour courtois, Provence médiévale, lyrique courtoise, désillusion, rejet
Période : moyen-âge central, XIIe, XIIIe siècle
Auteur : Peire Vidal (? 1150- ?1210)
Titre : Pos vezem que l’iverns s’irais
Interprète : la Rosa Salvatja, Maurice Moncozet
Concert (extrait) : Tenso Electrica (2011)

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionujourd’hui, nous revenons à la poésie occitane du grandiloquent Peire Vidal.  Frappé par les affres de la trahison amoureuse, le troubadour nous contera ici toute l’étendue de ses désillusions, mais aussi de sa colère et de son amertume. Cette belle chanson médiévale, empreinte d’émotion, va également nous fournir l’occasion d’approcher, de plus près, le talent d’un grand artiste qui s’est consacré largement au répertoire musical du Moyen-âge. Il s’agit de Maurice Moncozet, en compagnie, ici, de son ensemble médiéval La Rosa Salvatja ( la rose sauvage).

Peire Vidal au prisme de la Rosa Salvatja de Maurice Moncozet

Maurice Moncozet : la passion de la poésie et des musiques occitanes médiévales

Co-fondateur de l’Ensemble Tre Fontane, on doit encore à Maurice Moncozet la création, aux débuts des années 2000, de la formation La Ròsa Salvatja. Il a également participé au groupe Trob’Art de Gerard Zuchetto ou encore à l’ensemble Concert dans l’Oeuf, tous deux dédiés au répertoire médiéval. Rebec, chant, flûte, cet artiste multi-instrumentiste Peire-Vidal_passion_musiques-medievales_troudadours_occitan_Maurice-Moncozet_moyen-agea décidément tous les talents et si sa passion marquée pour les musiques en provenance du Moyen-âge n’est plus un secret pour personne, il s’est aussi ouvert, au fil de sa longue carrière, sur bien d’autres genres musicaux : des musiques de scène au registre des musiques plus contemporaines. On reconnaîtra d’ailleurs, sans peine, cette dernière influence, dans la pièce du jour.

Tenso electrica et la Rosa Salvatja : a la fusion de la musique médiévale et contemporaine

Dans le courant des années 2010, avec son ensemble La Rosa Salvatja, Maurice Moncozet décida, en effet, d’opérer une audacieuse fusion de genres, à travers un programme dénommé Tenso electrica. Cet ambitieux programme se proposait de revisiter le répertoire des troubadours occitans, en y adjoignant la contribution de la musique électronique et contemporaine. Dix pièces étaient ainsi présentées, en provenance des répertoires de Jaufré Rudel, Bertrand de Born, Bernart de Ventadorn et encore Peirol, Raymon de Miraval et Peire Vidal. Que l’on se rassure, rien de froid dans cette interprétation où se mêlent sons modernes et instruments anciens. Le rebec et la voix de l’interprète demeurent au service de l’oeuvre et rien n’y est dénaturé. Au contraire, le troubadour et son envoûtante mélopée renaissent, sous nos yeux, dans une étonnante modernité, qui ne dessert en rien l’émotion de l’amant courtois. Un site web complet a été dédié à ce programme à découvrir ici : Tenso electrica.

Voir la chaîne youtube de Maurice Moncozet  – Son site web officiel


L’hiver des sentiments et la colère
d’un troubadour trahi par sa dame.

Comme nous le disions plus haut, bien que prise dans la lyrique courtoise, cette chanson en est en quelque sorte le pendant négatif. A travers les revers d’un amant courtois, ce n’est plus l’attente et l’espoir qu’elle ne nous conte, mais la désillusion et la rupture. Trahi, déçu, après avoir été même vertement critiqué ( on peut le deviner entre les lignes), le troubadour renonce et se retranche dans la colère.

Pour cette traduction d’oc vers le français moderne, nous marchons, avec quelques revisites, dans les pas de Joseph Anglade et l’ouvrage qu’il consacra, aux débuts du XXe siècle à l’oeuvre et aux chansons du troubadour : Les poésies de Peire Vidal, Joseph Anglade, chez Honoré Champion, 1913. Si vous en avez la curiosité, vous pourrez également trouver une autre traduction de cette chanson sur la page du programme de la Rosa Salvatja.

Pos Vezme que l’iverns s’irais
chanson médiévale de Peire vidal

I
Pos vezem que l’iverns s’irais
E part se del tems amoros,
Que non aug ges voûtas ni lais
Dels auzels per vergers folhos,
Per lo freit del brun temporal
Non laissarai un vers a far,
E dirai alques mon talan.

Puisque nous voyons que l’hiver s’irrite
Et qu’il s’éloigne du temps amoureux,
Puisque je n’entends plus ni chants, ni chansons
D’oiseaux par les vergers feuillus,
Dans le froid du temps sombre
Je composerai une poésie
Et je dirai quels sont mes désirs.

II
Lonc desirier e greu pantais
N’ai agut al cor cobeitos
Yes cela qui suau me trais ;
Masanc ves li non fui greignos,
Anz la portava el cor leial ;
Molt fui leugiers a enganar,
Mas peccat n’aia de l’aman.

Longs désirs et graves tourments (rêves),
J’ai eu, en mon cœur avide,
Pour celle qui, doucement, m’a trahi,
Et cependant jamais je n’ai murmuré contre elle,
Mais je la portais dans mon cœur loyal ;
Je fus très facile à tromper,
Mais qu’elle soit punie à cause de son amant.

III
No gens per autr’ orgolh no*m lais
De s’amor, don tan sui coitos,
E conosc ben corn ben mi pais
E fui galiatz ad estros. 
Las ! remasutz sui del cabal,
Qu’anc per autra non vole ponhar
Per me ni per mon Drogoman.

Ni pour un autre orgueil je ne m’éloigne
De son amour dont je suis si désireux ;
Et cependant je sais bien comment elle m’a payé
Et comment je fus rapidement trompé.
Hélas ! je suis resté en son pouvoir,
Car jamais pour une autre, je n’ai voulu me consacrer,
Ni pour moi ni pour mon Drogoman.

IV
Totz meschavatz, car a gran fais
Me teng, dona, quan pens de vos,
Et quant n’aug parlar, m’es esglais,
Et ja jorn no*n serai gaujos,
Qu’eu sui iratz de vostre lau
Et ai joi de vostre blasmar
E plason me tuit vostre dan.

Tout me peine et c’est un grand fardeau dans lequel,
Je me tiens, dame, quand je pense à vous ;
Et quand j’entends parler de vous, cela me tue (me mine) ;
Et désormais, jamais je ne serai joyeux,
Car je suis irrité d’entendre qu’on vous loue,
Et suis heureux de vous entendre blâmer,
Et je me réjouis de tout le mal qui peut vous advenir.

V
Non pose mudar que no – n biais
Ves aquel joi tant orgolhos,
Qu’anc non vi orgolh non abais ;
Quan plus en poja, melhs cai jos ;
Et es fols qui ve e qui au,
E si non sab son melhs triar ;
E n’a el siècle d’aquels tan !

Je ne puis m’empêcher de me détourner
de cette joie si orgueilleuse ;
Car jamais je n’ai vu d’orgueil qui ne s’abaissât ;
Plus il monte haut, plus il tombe bas ;
Et il est fou celui qui voit et qui entend
Et qui ne sait pourtant choisir le meilleur parti ;
Et, dans le monde, il y a tant de ces gens-là !

VI
Hui mais s’en fenhan drutz e lais,
Cel qui non estan enoios,
Qu’a totz l’esfenis e lo lais
Per so que nern soi poderos.
Pos poder no’i sai ben ni mal,
Ben es dreitz qu’om lo desampar ;
Et ai ne perdut mon afan.

Désormais, qu’ils s’en occupent, hommes courtois et vilains,
Ceux qui  ne sont pas ennuyeux ;
A tous ceux-là,  je l’abandonne et la laisse,
Puisque je n’y puis pas assez puissant
Et que je ne sais rien du pouvoir, bon ou mauvais,

Il est bien juste qu’on l’abandonne ;
Quant à moi, j’y ai perdu ma peine.


En vous souhaitant une très belle journée.

Frédéric EFFE.
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Retour en force des médiévistes à Crisolles, pour l’édition 2019 de « Celle-ci dura cent ans »

evenement-medieval_rassemblement-medievistes_picardie_2019Sujet : agenda, rassemblement médiévistes, animations, compagnies médiévales. escrime ancienne, histoire vivante, campements médiévaux, reconstituteurs, mesnies,
Période ciblée : XIVe, XVe, moyen-âge tardif
Evénement : Celle-ci dura cent ans 2019
Lieu :  Parc Carisiolas, Crisolles, Oise
Hauts-de-France (Picardie)
Date : les samedi 6 et dimanche 7 avril 2019

Bonjour à tous,

S_lettrine_moyen_age_passionur l’agenda médiéval de ce week-end, on pourra compter sur le retour du grand rassemblement de médiévistes ayant pour nom Celle-ci dura cent ans, à Crisolles. Comme à son habitude, l’événement aura pour cadre le Parc Carisiolas qui en est l’organisateur. La manifestation promet, à nouveau, du grand rassemblement_fetes_medievales_reconstituteurs_compagnies-medievales_celleciduracentans_2019spectacle avec des troupes et Mesnies venues des quatre coins de France et même d’Europe.

Au programme, histoire vivante et vibrantes reconstitutions avec des batailles et mêlées impressionnantes. On pourra y ajouter la découverte de la vie de camp et de l’artisanat dans les campements installés pour l’occasion, ainsi que de franches ripailles, mais encore des démonstrations continues de forge médiévale ainsi qu’une démonstration de jeu de Soule.

Compagnies médiévales et Mesnies
(liste non définitive)

Maisnie de Montinius – La Guerre des couronnes – La Mesnie Enguerran – Francs compaigns Brabançons – The Plantagenet society – Fabuleux Compaigns de Lastours – De fil en épée – Persona non grata – Via Historiae – Mesnie des Leus du Val de Loyre – Alliance des lions d’Anjou –  Obliti Milites – Un orfèvre à la forge – La Maisnie d’Adrialle – La Compagnie d’armes de la Tour d’Auvergne – La compagnie des Armoises – E mptivus miles

rassemblement_reconstituteurs_compagnies-medievales_celleciduracentans_2019_hauts-de-France

L’événement s’inscrit dans la foulée de la réouverture saisonnière du Parc qui a lieu, ce jour même, Mercredi 3 avril 2019.

Page FB de l’événementSite officiel de l’organisateur

Pour plus de détails sur le Parc Carisiolas, ses projets et son village médiéval, voir notre article sur l’édition précédente de l’événement.

En vous souhaitant une très belle journée.

Frédéric EFFE.
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« Quan l’erba fresch… » ou la joie du troubadour Bernart de Ventadorn au renouveau printanier

trouveres_troubadours_musique_poesie_medievale_musique_ancienneSujet  : musique, poésie, chanson médiévale, troubadours, occitan, amour courtois, oc.
Période  : moyen-âge central, XIIe siècle
Auteur  : Bernart de Ventadorn, (Bernatz) Bernard de Ventadour. (1125-1195)
Titre : Quan l’erba fresch’ e.ill fuoilla par
Interprète : Camerata Mediterranea
Album :  Bernatz de  Ventadorn, le fou sur le pont (1993)

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionujourd’hui, nous revenons à la poésie lyrique occitane du Moyen-âge central par la grande porte puisque nous vous présentons une nouvelle chanson de Bernart de VentadornBernard de Ventadour).

S’il a compté parmi les nombreux troubadours du XIIe siècle, ce noble limousin est demeuré l’un des plus célèbres et reconnus d’entre eux. On le considère même comme un représentant des formes poétiques les plus abouties de la Langue d’Oc. Pour accompagner cette chanson médiévale, trempée de fine amor (fin’ amor) et de lyrique courtoise, nous nous appuierons sur l’interprétation de la belle formation Camerata Mediterranea.

Bernatz de Ventadorn par la Camerata Mediterranea

Bernatz de Ventadorn : le fou sur le pont

C’est en 1993 que la Camerata Mediterranea de Joel Cohen et de Anne Azéma décida de faire une incursion approfondie dans l’univers de Bernart de Ventadorn. Il faut dire que le legs plutôt prolifique du troubadour offrait l’embarras du choix (de quelques 45 chansons à près de 70, en fonction des  biographes et médiévistes). Au sortir, l’ensemble médiéval choisit de présenter 17 pièces. parmi lesquelles on trouvait, bien sûr, des chansons du troubadour, mais également des extraits lus de sa Vita.

bernard-de-ventadour_ventadorn_troubadour_chanson_medievale_occitan_camerata_mediterraneaPour l’instant, cet album n’est, semble-t-il, pas réédité, mais on peut tout de même en trouver quelques  exemplaires à la vente en ligne. Voici un lien utile pour plus d’informations : Le Fou sur le Pont de Joel Cohen.

Sur l’art et la musique des troubadours de langue occitane mais aussi de langue galaïco-portugaise, rappelons que la Camerata Mediterranea n’en était pas à son premier galop d’essai. Trois ans avant cette production dédiée à Bernard de Ventadour, elle avait, en effet, régalé son public d’un album consacré à ce large répertoire. Sous le titre Lo Gai Saber : Troubadours et Jongleurs 1100-1300, on y trouvait déjà deux chansons de Bernart.

Au renouveau,
le fine amant courtois entre joie et détresse

Dans la pure tradition médiévale courtoise, notre fine amant et troubadour s’éveille ici, avec le printemps, aux joies de l’amour et la nature se joint au concert pour lui envoyer comme autant de signes de son émoi intérieur (cf l’homme médiéval et la nature avec Michel Zink). Pourtant, comme le veut la tradition, derrière la joie viendra aussi se nicher, invariablement, la souffrance et, encore, ce qu’on pourrait être tenté d’appeler, de nos jours, la frustration.

Comme nombre de ses contemporains troubadours, Bernard de Ventadour nous chante  ici, un amour caché, voilé, silencieux qui, pour le coup, ose même à peine se confesser auprès de l’élue. Hors des conventions et de la bienséance, ce sentiment et ce désir, qui flirtent avec les interdits, emportent aussi avec eux leur lot habituel de jalousie et d’inimitié : ces ennemis, médisants ou délateurs qu’on devine dans l’ombre.

Dans cette pièce, Bernard, transporté par son désir ajoutera même une touche d’érotisme et de sensualité avec un baiser volé à sa dame dans son sommeil. L’aimera-t-elle ? Lui cédera-t-elle ? Feindra-t-elle ? Le destin du désir dans l’amour courtois est de ne pouvoir se poser sur son objet, au risque d’y éteindre sa flamme. Sa sublime et son point culminent se situent  dans l’attente, l’incertitude, le doute et il faut que le prétendant de la lyrique courtoise demeure voué à l’inconfort ; sa gloire, sa perfection, sa consécration même en tant que fine amant, étant la force qu’il a de l’accepter ou de s’y résigner.

Notes sur la traduction

Une fois n’est pas coutume, pour cette traduction nous suivons, sans en changer une seule virgule, le travail de Léon Billet, grand spécialiste de Bernard de Ventadorn, dans son ouvrage Bernard de Ventadour troubadour du XIIème siècle, Orfeuil (1974).  Chanoine de son état, cet auteur et biographe fut primé à plusieurs reprises pour ses ouvrages. De son vivant, il créa aussi une association autour de Bernard de Ventadour et de son legs, ayant pour nom la Société Historique des Amis de Ventadour. Si vous vous intéressez de près à ce grand troubadour, nous ne pouvons que vous conseiller de découvrir leur site web. Vous y trouverez une information foisonnante sur l’oeuvre du poète limousin, mais aussi sur les duchés et fiefs rattachés à son nom.


Quan l’erba fresch’ e.ill fuoilla par
Quand l’herbe est fraîche et la feuille paraît

En introduction de cette pièce interprétée par la Camerata Meditteranea et servie par la voix de Jean-Luc Madier, on trouve, comme indiqué plus haut, un extrait de la vida de Bernard de Ventadour:

E·l vescons de Ventadorn si avia moiller bella, joven e gentil e gaia. E si s’abelli d’En Bernart e de soas chansos e s’enamora de lui et el de la dompna, si qu’el fetz sas chansos e sos vers d’ella, de l’amor qu’el avia ad ella e de la valor de leis. 

« Le vicomte de Ventadour avait une femme belle, jeune, noble et joyeuse.  Et, en effet, elle apprécia Bernart et ses chansons, et s’éprit de lui, et lui de la dame ; aussi fit-il ses chansons et ses « vers » à son sujet, et sur l’amour qu’il avait pour elle et sur ses mérites. » 

I

Quan l’erba fresch’ e.ill fuoilla par
E la flors boton’ el verjan
E.l rossignols autet e clar
Leva sa votz e mou so chan
Joi ai de lui e joi ai de la flor
Joi ai de mi e de midons major
Daus totas partz sui de joi claus e sens
Mas sel es jois que totz autres jois vens

Quand l’herbe est fraîche et la feuille paraît
et la fleur bourgeonne sur la branche
et le rossignol haut et clair
élève sa voix et entame son chant
j’ai joie de lui et j’ai joie de la fleur
et joie de moi-même et joie plus grande de ma dame.
De toutes parts je suis endos et ceint de joie
mais celui-ci est joie qui vainc toutes les autres.

II

Ai las com mor de cossirar
Que maintas vetz en cossir tan
Lairo m’en poirian portar
Que re no sabria que.s fan
Per Deu Amors be.m trobas vensedor
Ab paucs d’amics e ses autre seignor
Car una vetz tan midons no destrens
Abans qu’eu fos del dezirer estens

Hélas comme je meurs d’y penser
car maintes fois j’y pense tellement
des voleurs pourraient m’emporter
que je ne saurais rien de ce qu’ils font
Par Dieu ! amour tu me trouves bien vulnérable
avec peu d’amis et sans autre seigneur
pourquoi une fois ne tourmentes-tu pas autant ma dame
avant que je ne sois détruit/éteint de désir ?

III

Meraveill me com posc durar
Que no.ill demostre mo talan
Can eu vei midons ni l’esgar
Li seu bel oill tan be l’estan
Per pauc me teing car eu vas leis no cor
Si feira eu si no fos per paor
C’anc no vi cors meills taillatz ni depens
Ad ops d’amar sia tan greus ni lens

Je m’étonne comment je peux supporter si longtemps
de ne pas lui révéler mon désir
quand je vois ma dame et la regarde.
Ses beaux yeux lui vont si bien
à peine puis-je m’abstenir de courir vers elle
et je le ferais ne serait la peur
car jamais je vis corps mieux taillé et peint
au besoin de l’amour si lourd et tard.

IV

Tan am midons e la teing char
E tan la dopt’ e la reblan
C’anc de me no.ill auzei parlar
Ni re no.ill quer ni re no.ill man
Pero ill sap mo mal e ma dolor
E can li plai mi fai ben et onor
E can li plai eu m’en sofert ab mens
Per so c’a leis no.n aveigna blastens

J’aime tant ma dame et je la chéris tant
et je la crains tant et la courtise tant
que jamais je n’ai osé lui parler de moi
et je ne lui demande rien et je ne lui mande rien.
Pourtant elle connaît mon mal et ma douleur
et quand cela lui plaît, elle me fait du bien et m’honore
et quand cela lui plaît, je me contente de moins
afin qu’elle n’en reçoive aucun blâme.

V

S’eu saubes la gen enchantar
Mei enemic foran efan
Que ja us no saubra triar
Ni dir re que.ns tornes a dan
Adoncs sai eu que vira la gensor
E sos bels oills e sa frescha color
E baizera.ill tan la boch’ en totz sens
Si que d’un mes i paregra lo sens

Si je savais enchanter les gens
mes ennemis deviendraient des enfants
de façon à ce que même pas un seul sache choisir
ni dire rien qui puisse tourner à notre préjudice.
Alors je sais que je verrai la plus gracieuse
et ses beaux yeux et sa fraîche couleur
et je lui baiserais la bouche dans tous les sens
si bien que durant un mois y paraîtrait la marque.

VI

Be la volgra sola trobar
Que dormis o.n fezes semblan
Per qu’e.ill embles un doutz baizar
Pus no vaill tan qu’eu lo.ill deman
Per Deu domna pauc esplecham d’amor
Vai s’en lo tems e perdem lo meillor
Parlar degram ab cubertz entresens
E pus no.ns val arditz valgues nos gens

Je voudrais bien la trouver seule
qu’elle dorme ou qu’elle fasse semblant
pour lui voler un doux baiser
car je n’ai pas le courage de le lui demander.
Par Dieu dame nous réussissons peu de chose en amour
le temps s’en va et nous perdons le meilleur
nous devrions parler à mots couverts
et puisque la hardiesse nous est d’aucun recours recourons à la ruse.

VII

Be deuri’om domna blasmar
Can trop vai son amic tarzan
Que lonja paraula d’amar
Es grans enois e par d’enjan
C’amar pot om e far semblan aillor
E gen mentir lai on non a autor
Bona domna ab sol c’amar mi dens
Ja per mentir eu no serai atens

On devrait bien blâmer une dame
si elle fait trop attendre son ami
car long discours d’amour
est d’un grand ennui et paraît tromperie
car on peut aimer et faire semblant ailleurs
et gentiment mentir là où il n’y a pas de témoins.
Excellente dame, si seulement tu daignais m’aimer
je ne serais jamais pris en flagrant délit de mensonge.

Tornada

Messatger vai e no m’en prezes mens
S’eu del anar vas midons sui temens

Envoi

Messager va et qu’elle ne m’en estime pas moins
si je crains d’aller chez ma dame.


En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE.
Pour Moyenagepassion.com
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