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chant royal : Le devoir de vérité de l’honnête homme dans un monde en chute libre

Sujet  : poésie médiévale, auteur médiéval,  moyen français, manuscrit ancien, poésie, poésie morale, franchise, vérité, chant royal. valeurs chrétiennes.
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle.
Auteur :  Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :  «Que nulz prodoms ne doit taire le voir»
Ouvrage  :  Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps, T III,   Marquis de Queux de Saint-Hilaire (1878)

Bonjour à tous,

a poésie morale historique a ceci d’intéressant qu’elle parvient, quelquefois, à traverser le temps pour continuer de faire sens des siècles après son écriture. Pour y parvenir, il faut qu’elle porte en elle un brin d’universalité, et se penche sur les travers des hommes et de leur nature ; d’Esope à Phèdre, en passant par les Ysopets du Moyen Âge de Marie de France et les grandes envolées stylistiques de Jean de La Fontaine, de nombreuses fables en sont de parfaits exemples.

Poésie morale et résonnances éthiques

D’autres fois, si la poésie morale ou même la satire continuent de nous parler, c’est qu’une certaine réalité mais aussi un certain socle de valeurs éthiques, religieuses ou sociales continuent d’être à l’œuvre pour nous, comme elles l’étaient pour les auteurs qui nous les ont transmises. Dans ces cas là, on peut faire le constat que nous sommes restés, à certains égards et pour certaines principes au moins, sur une même ligne éthique, voire civilisationnelle. Au passage, cela nous fournit l’occasion d’en apprendre un peu plus sur l’Histoire et sur nous-mêmes, tout en s’apercevant qu’il n’y a pas nécessairement de nouveauté dans tout ; ce qu’on croyait typique de notre temps a déjà pu être énoncé des siècles auparavant et, ce, en dépit d’une différence supposée de contexte, de pressions ou de normes sociales. Le temps a passé. Pourtant si certaines normes sociales, idéologies, discours, nous semblaient avoir changé en surface, certaines valeurs éthiques perdurent. Quelquefois même, c’est un peu l’inverse qui se produit. On se rend compte alors que l’idéal un peu figé, que l’on pouvait avoir été tenté de projeter sur le passé, n’était pas non plus si tranché. Rien de nouveau : des écarts subsistent toujours entre norme officielle déclarée (et même intériorisée) et comportements mais c’est un moyen de le réaliser.

Moyen Âge et valeurs chrétiennes médiévales

Quand cette poésie morale qui fait écho provient du Moyen Âge, elle emporte donc, elle aussi, une double leçon. La première (on le savait déjà) : malgré sa prégnance et son pouvoir social, spirituel, politique durant la période médiévale, le christianisme et ses valeurs n’étaient pas hégémoniques au point de freiner totalement la nature des hommes, leur cupidité, leur ambition de posséder, leur volonté de transgression. ie : la présence du dogme partagé et même intériorisé, comme les interdits ou les peurs associés, ne suffisaient pas à les contenir.

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La littérature de cette période comme la réalité des faits historiques nous montrent que cette société pourtant toute chrétienne (y compris, et peut-être plus encore, ses instances représentantes politiques et religieuses) étaient en tension permanente entre idéal chrétien (christique ?) et tentations d’enrichissement, d’appropriation, de conquête et de développement. Bien sûr, cela ne veut pas dire que le contexte éthique et normatif ou les institutions n’influaient en rien sur les comportements. Tout le monde s’accordera sur l’évidence qu’ils les atermoyaient*. Le propos n’est ici que de montrer comment la satire ou la poésie morale peuvent nuancer notre vision d’un monde médiéval trempé d’idéal et de normes morales et sociales chrétiennes, mais qui leur connaissait aussi, dans les faits, des entorses, des arrangements ou des aménagements.

* On pourrait aisément s’étaler sur cette question, mais on citera, en unique exemple, les incidences fortes du christianisme médiéval sur la circulation des richesses, au moment du face à face avec l’au-delà justement voir éloge du dépouillement avec J Le Goff).

Effet miroir, modernité, normes intériorisées

La deuxième leçon que nous fournit la poésie morale médiévale, quand elle résonne en nous, est plus actuelle. Contre les apparences ou même certaines affirmations à l’emporte-pièce, elle peut nous montrer, si l’on en doutait, à quel point cette société chrétienne, fondatrice de notre civilisation, n’est pas tout à fait enterrée. On peut même en faire directement l’expérience en soi et, ce, que l’on se réclame ou non de la religion chrétienne. Pour être plus concret : le culte obsessionnel de l’avoir et de la richesse comme unique idéal de vie, le règne du consumérisme et de l’individu roi, le constat des abus des puissants sur les miséreux ou les populations, on pourrait encore allonger la liste mais toutes ces choses peuvent parler à certains d’entre nous de la pire des manières. Dès lors, de la même façon que la poésie morale nous avait conduit à nuancer l’adhésion supposée totale aux valeurs chrétiennes, au Moyen Âge, on pourra, cette fois-ci, faire le chemin inverse.

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Malgré le matraquage constant de nouvelles normes, de nature économique, au détriment de toutes les autres — argent roi, sacralisation de l’individualisme, glorification de la consommation débridée et de l’accumulation d’avoirs, ultra-libéralisme et permissivité sans borne, normalisation de la prédation intra-espèce… — et d’une éloge du vide, dont nous sommes nombreux à constater qu’elle ne cache que de nouvelles formes d’aliénation, quelque chose en nous demeure profondément ancré à certaines valeurs chrétiennes ; en dépit du contexte idéologique, elles continuent de faire sens. Certaines fois même, elles sont toujours à l’œuvre mais on les a grimées d’autres visages. Rêvons un peu. Peut-être qu’en devenant plus discrètes, elles finiront par passer de normes sociales officielles à une forme de résistance invisible à l’invasion complète de certains paradigmes modernes creux de sens et sans lendemain…

Ce long détour et toutes ces réflexions faites sur le double éclairage de la poésie morale, nous allons recroiser quelques-unes de ses valeurs chrétiennes médiévales, dans l’étude qui suit. Nous y serons en bonne compagnie, celle d’Eustache Deschamps. Chrétien ou non, à vous de décider si cette poésie vous parle et en quoi.

E. Deschamps, l’honnête homme et la vérité

Un Chant royal de Eustache Deschamps illustré avec enluminure

Nous voilà donc reparti pour le XIVe siècle pour découvrir une nouvelle poésie morale d’Eustache Deschamps. Si cet auteur médiéval s’est distingué par son œuvre conséquente, entre tous ses thèmes de prédilection, il a aussi copieusement souligné les travers de ses contemporains, en relation avec les valeurs chrétiennes de son temps. La poésie du jour s’inscrit dans cette veine. Avec pour titre «Que nulz prodoms ne doit taire le voir» (nul homme honnête et instruit ne doit taire la vérité), il s’agit d’une de ses ballades de moralité.

Dès l’introduction de cette poésie, Eustache nous confiera que sa liberté de ton et ses jugements critiques à l’égard de ses contemporains lui ont été souvent reprochés ; c’est même pour prendre le contrepied de cela qu’il rédigera sa ballade. Tout au long de son plaidoyer, il fustigera les faux, les cupides, les avides, les menteurs tout autant que les tièdes, les passifs et les lâches. Au final, le coupable sera désigné : ce monde autour, avec son obsession des richesses ne fait qu’encourager les déviances et la lâcheté ambiante. Tout est perverti, on ne juge même plus les malfaiteurs. Les valeurs chrétiennes sont en recul. Qui reste encore debout pour défendre la (leur) vérité ? Pour Eustache, voilà une raison de plus pour ne pas se soustraire. Contre la déliquescence du monde, il fait l’éloge d’une forme quotidienne de résistance par le dire. Pas de politiquement correct, ni d’auto-censure ici. Le devoir est celui du courage et de la franchise. Le poète l’affirme haut et fort : aucun prud’homme véritable (l’homme probe et sage authentique) ne saurait éviter de dire le vrai, ni de monter au créneau pour défendre les valeurs justes. Être couard n’est pas une option. Se taire c’est se faire complice de cette déroute généralisée.

Les héros et conquérants du passé

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Sur la fin de sa ballade, l’auteur nous gratifiera encore d’une allusion aux héros du passé — conquérants, chevaliers ou croisés — qui avaient, selon notre auteur, les valeurs et la conviction bien plus chevillées au cœur que ses contemporains. Nous sommes au XIVe siècle ou peut-être au début du XVe. Pourtant, on constate bien, ici encore, combien de nombreux auteurs des Moyen Âge central et tardif n’ont eu de cesse de poursuivre une chevalerie ou un temps des héros (antiques, chevaleresques, « charlemanesques », arthuriens) révolus et qui n’en finit pas de glisser, pour sembler, toujours, n’appartenir au passé. Tout se passe comme si, en un temps qui est encore celui de la chevalerie, celle-ci n’est jamais tout à fait digne de son ancêtre mythique, passée ou fantasmée. Elle ne semble, en tout cas, la rejoindre que très rarement avec de grands hommes reconnus de leur temps (Duguesclin, Bayard, etc…).

Pour boucler la boucle sur l’effet de résonnance, on notera d’ailleurs que cette nostalgie d’une certaine chevalerie, ses valeurs et ses héros perdus — chose que Cervantes, au XVIIe s, finira par définitivement entériner, à sa manière et non sans tendresse, avec son Don Quichotte — est encore, assez fréquemment, évoquée à notre époque. Nous ne parlons pas ici que de certains passionnés de Moyen Âge ou de Béhourd qui s’y réfèrent encore avec les yeux pleins de rêves. De nos jours, quand on se réfère à la détermination, la combativité, au panache ou encore à certaines formes d’abnégation, la référence à l’idéal et au courage chevaleresque médiéval ne manque pas d’être citée. On n’a même pu l’entendre évoquée, parfois, pour pointer du doigt la faiblesse, la passivité de l’homme moderne, à 500 ans du chant royal d’Eustache et de la même façon qu’il y avait fustigé ses contemporains.

Sources manuscrites et modernes

Du point vue des sources, on pourra retrouver cette poésie d’Eustache Deschamps dans le très complet Français 840. Ce manuscrit médiéval, conservé au Département de la BnF, contient l’ensemble de l’œuvre de l’auteur. Pour la graphie moderne de ce texte, nous avons utilisé le tome III des Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps,  par le  Marquis de Queux de Saint-Hilaire (1878).

Enfin, pour la compréhension de cette pièce du moyen français au français actuel, nous avons opté pour les clefs de vocabulaire plutôt qu’une traduction ou une adaptation.


« Que nulz prodoms ne doit taire le voir« 
dans le moyen français du Moyen Âge tardif

Aucuns dient que je suis trop hardis
Et que je parle un pou trop largement
En reprouvant les vices par mes dis
Et ceuls qui font les maulx villainement.
Mais leur grace sauve
(sauf leur respect) certainement,
Verité faiz en general scavoir
Sanz nul nommer
(sans nommer personne)
fors que generalment
Que nulz prodoms ne doit taire le voir.

L’en pugnissoit les maufaicteurs jadis
Et rendoit l’en partout vray jugement
Et Veritez qui vint de paradis
Blasmoit chascun qui ouvrait
(oeuvrait) laidement;
Par ce vivoit le monde honnestement.
Mais nul ne fait fors l’autre decevoir,
Mentir, flater dont je dy vrayement
Que nulz prodoms ne doit taire le voir.

Par pechié voy les grans acouardiz
(rendus lâches)
Et les saiges gouverner sotement,
Riches avers
(avares), larges atruandiz (et hommes généreux tombés dans la misère),
Nobles villains
(rustres), jeune gouvernement,
Avoir aux vieulx et jeunes ensement
(pareillement)
D’eulx presumer car trop cuident
(pensent) valoir.
Se j’en parle c’est pour enseignement
Que nulz prodoms ne doit taire le voir.

Les mauvès sont blasmez par leurs mesdis
En l’escripture et ou viel testament
Et pour leurs maulx les dampnent touz edis
Que l’en souloit
(avait l’habitude de) garder estroictement.
Mais aujourd’ hui verité taist et ment;
Ce monde cy qui ne quiert
(cherche) que l’avoir (les possessions).
Coupable en est qui telz maulx ne reprant
Que nulz prodoms ne doit taire le voir.

Les bons n’orent pas les cuers effadis (mous, lâches)
Dont le renom yert pardurablement,
Qui conquirent terres, villes, pais,
Juif, Sarrazin, et crestienne gent,
Qui aux vertus furent si diligent
Que des vices ne vouldrent nulz avoir;
Blasmons les maulx, fi d’or et fi d’argent !
Que nulz prodoms ne doit taire le voir.


L’envoy

Princes, je traiz (1) en hault hardiement,
Sanz nul ferir s’entechié ne se sent
(2)
Et que sur lui laist mon carrel cheoir,
Dont il se puet garder legierement
(qu’il peut éviter facilement)
Par le fuir; et dy, en concluent.
Que nulz preudoms ne doit taire le voir.

(1) Lancer un trait de flèche
(2) Sans blesser personne, ni que que personne ne se sente attaqué ?


Du même auteur et dans l’esprit de cette ballade médiévale, voir aussi :

En vous remerciant de votre lecture.
Une très belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes

NB : les enluminures sur image d’en-tête, ainsi que celle de l’illustration représentent un pèlerin sur sa route et sa rencontre avec Convoitise. Elle sont tirées du manuscrit ms 1130 de la Bibliothèque Sainte-Geneviève de Paris : Les trois pèlerinages et le Pèlerinage de la Vie Humaine de Guillaume de Digulleville (moine et poète français du Moyen Âge central (1295-1360). Ce manuscrit de la deuxième moitié du XIVe peut être consulté en ligne ici.

Poésie médievale satirique : Le prince de georges Chastellain(2)

Enluminure Chastellain

Sujet : poésie satirique, poésie médiévale, poète belge, rondeau satirique, poésie politique, auteur médiéval, Bourgogne médiévale, Belgique médiévale.
Période : Moyen Âge tardif, XVe siècle
Auteur : Georges Chastellain (1405 – 1475)
Manuscrit médiéval : Ms 11020-33, KBR museum
Ouvrage : Oeuvres de Georges Chastellain T7, Baron Kervyn de Lettenhove. Bruxelles (1865).

Bonjour à tous,

l y a quelque temps, nous avions publié les premières strophes de la poésie satirique Le Prince de Georges Chastellain. Aujourd’hui, nous vous proposons d’en découvrir une seconde partie et, donc, la suite.

Après plus d’un siècle de débat, les experts médiévistes semblent finalement être parvenu à un accord. Cette poésie sans concession de Chastellain était, sans guère de doute, destinée à Louis XI. Les positions politiques de notre auteur à l’égard du souverain français, mais aussi ses différents écrits au sujet de Louis XI, disséminés dans sa chronique, se recoupent. Avant cela, par sa nature générique et non explicitement ciblée, cette poésie avait laissé penser, à certains érudits, qu’elle pouvait être adressée à une sorte d’archétype du mauvais prince. Tenté de le nommer Les Princes plutôt que Le prince, on n’y voyait alors l’énoncé des plus terribles travers présents chez les pires dirigeants de l’histoire, une sorte de plaidoyer moral accusatoire sur l’exercice abusif et déviant du pouvoir politique à travers le temps et les âges.

Le Prince, extrait 2, Poésie du Moyen Âge tardif illustrée avec enluminure .

Mensonges, fausses promesses, avidité, avarice, cupidité, arbitraire, orgueil, cruauté, vanité, … Il faut dire que Le Prince de Chastellain cumule tant de griefs qu’on aurait presque du mal à croire qu’elle s’adressait à un seul homme. Le poète médiéval breton Jean Meschinot en fut tant inspiré qu’il reprit même les strophes de l’auteur médiéval pour en faire les envois de ballades accusatoires et vitriolées contre Louis XI.

On le sait les deux auteurs ne furent pas les seuls à s’en prendre au roi français en son temps et même longtemps après. Au XIXe siècle, on se souvient encore du Verger du roi Louis de Théodore de Banville (repris par Georges Brassens, au XXe s). La réputation que certains chroniqueurs avaient faite au souverain et son exercice tyrannique du pouvoir était si exécrable que certains historiens plus tardif se sont sentis l’obligation de rétablir un peu d’équilibre : œuvrant à la remettre en perspective dans son contexte ou mettant encore en exergue certaines parties plus positives du règne du souverain.

Pour en revenir à cette poésie politique et engagée de Chastellain, elle a conservé toutes ses qualités satiriques, même si elle n’est pas ce que la postérité a le plus retenu de son œuvre. L’auteur du Moyen Âge tardif a, en effet, plus brillé par le reste de ses écrits et notamment sa Chronique de Bourgogne. Pour les sources manuscrites de ce texte, ainsi que des éléments biographiques sur Chastellain, nous vous renvoyons à l’article suivant : Le prince, une poésie politique et satirique de Georges Chastellain. Vous y trouverez également la première partie de cette pièce corrosive.


Le Prince (strophe IX à XVI)
dans le moyen français de G. Chastellain

Prince tendant à faulseté couverte,
Pour prendre autruy et le mener à perte,
Soubs faux engin
(ruse, tromperie) comme une beste mue,
Le vray est dû de sa sifaite attente
(de tels actes, buts)
C’est de chéoir lui-mesmes en sa tente
(jdm ? tente, tenture, tentation)
Laquelle il a par dol faite et tissue.


Prince ennemy d’autruy félicité,
De propre sang, de propre affinité,
De propre paix qui le tient en son aise,
Qu’est icelluy, fors hayneux à soy-mesmes
Et que les voix de tous hommes et femmes
Vont maudissant pour sa vie mauvaise ?

Prince qui n’a amour envers nulluy
Et qui n’aconte
(considérer) à amistié d’autruy,
Ne doit penser fors, comme nul il n’ame,
Que nul aussi ne s’avance à l’amer ;
Mais seul par soy tout seul se doit clamer,
Qui de nulluy n’a grâce fors que blasme.

Prince qui croit que grâce universelle
Tient le régnant en gloire et en haute elle ,
Saige il prétend d’attraire amour publique
Dont il fait autre et prent voye ennemye,
Soit tout certain qu’à mal ne fauldra mye
Et que son heur ne lui tourne en l’oblique.

Prince qui n’a fidélité certaine,
Là est aux bons espérance loingtaine
D’avoir grand bien qui par luy leur adviengne ;
Il promet moult et met le vel
(voile) en face,
Mais quant qu’il dit, tout n’est que vent et glace,
Tout font au mot et n’y a riens qui tiengne.

Prince qui fait soy craindre de chascun,
Force est qu’il craigne un chascun en commun
Et qu’en nulluy n’ait foy où il s’asseure;
Car comme il fait le pourquoy à tout homme
Que chascun fel et félon le renomme,
Chascun aussy lui garde telle meure.

Prince qui tout enfonse et escrutine
(1)
Et tout applique à privée rapine
En quoy cent mille ont en façon de vivre,
Que vault celuy pour royaume ou empire,
Dont nul n’amende, ains chascun en empire,
Fors que tout tourne en son sac marc
(poid d’or ou d’argent) et livre ?

Prince prodigue et large oultre mesure,
Aux bons servants fait grand honte et laidure,
Car il leur tolt ou leur tient la main close.
Aux fols il donne sans gré et sans déserte,
Laissant les bons en povreté apperte
(manifeste, ouverte)
Et sy n’en fait ni estime
(évaluation), ni glose (explication)
.

(1) Escrutiner : godefroy court, examiner, enfermer dans un coffre.

En vous souhaitant une très belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes

NB : l’image d’en tête est extraite du Manuscrit médiéval : « la Chronique des ducs de Bourgogne de Georges Chastellain », référence ms français 2689 et conservé au département des manuscrits de la BnF. On peut y voir Chastellain à gauche, son ouvrage à la main. Sur le trône, Charles le Téméraire, nouvellement nommé duc de Bourgogne, y tient le deuil de Philippe le Bon.  Pour l’illustration sur la poésie des princes, nous avons utilisé à nouveau une miniature du très beau Compost et Calendrier des Bergers ( Rés SA 3390) conservé à la Bibliothèque d’Angers. Celle du jour représente le supplice des orgueilleux en enfer.

Le prince, une poésie satirique & politique de Georges Chastellain

Sujet : poésie satirique, poésie médiévale, poète belge, rondeau satirique, poésie politique, auteur médiéval, Bourgogne médiévale, Belgique médiévale.
Période : Moyen Âge tardif, XVe siècle
Auteur : Georges Chastellain (1405 – 1475)
Manuscrit médiéval : Ms 11020-33, KBR museum
Ouvrage : Oeuvres de Georges Chastellain T7, Baron Kervyn de Lettenhove. Bruxelles (1865).

Bonjour à tous,

ous partons, aujourd’hui, en direction du Moyen Âge tardif et du XVe siècle pour y retrouver un auteur flamand très prolifique de cette période. Né sur le territoire de la Belgique actuelle, Georges Chastellain (Chastelain) est de la lignée des comtes de Flandres mais aussi des seigneurs d’Alost. Dans sa carrière, ce noble aura l’occasion d’occuper des fonctions variées à la cour de Bourgogne, et également de servir Philippe le Bon, de bien des manières (soldat, écuyer, chevalier, chancelier, …). Au long de sa carrière, l’homme aura l’occasion de voyager pour des raisons d’agreement mais aussi pour des motifs diplomatiques entre plusieurs cours dont celle de Charles VII pour finalement resté attaché à celle de Bourgogne.

Doué d’un indéniable talent de plume, on le trouvera également historiographe officiel de Philippe le Bon. Il s’essaiera alors à l’art de la Chronique, celles des ducs de Bourgogne, mais ses écrits ne s’y résumeront pas. Il léguera, en effet, en plus de sa chronique, une œuvre prolifique en vers comme en prose sur des thèmes variés : valeurs courtoises, réflexions sur la mort, sur les devoirs des puissants et des nobles, écrits plus dévots et religieux ou encore pièces plus politiques ou satiriques.

Les grands rhétoriqueurs

On rattache Georges Chastellain à l’école des Grands Rhétoriqueurs. Il est même considéré comme une de ses importantes têtes de file. Cette école du Moyen Âge tardif à la renaissance est composé d’auteurs qu’on retrouve principalement dans les grandes cours du nord de France, (Flandres, Bourgogne, Bretagne, cour de France) et qui prennent pour modèle le legs d’Alain Chartier. Parmi eux, on pourra citer Pierre Michault, Jean Meschinot, Jean Marot (père de Clément Marot), Jehan Molinet, Henri Baude, Jean Lemaire de Belges. Ces poètes sont très attachés aux figures de styles virtuoses, aux jeux de rythmes et de mots complexes et aux allégories, au risque de verser, dans certaines pièces, dans une sorte de « surinflation » stylistique au détriment du sens. Ce n’est pas le cas de la poésie du jour qui brille par son fond politique et morale.

Le prince entre les lignes de Chastellain

Poésie politique du Moyen Âge tardif de Georges Chastellain : le Prince (1)

L’extrait de l’œuvre de Georges Chastellain que nous vous proposons aujourd’hui est tiré d’un poème de 25 strophes, connu d’abord sous le nom de Les 25 princes, puis Le Prince et quelquefois encore, Les Princes. Cette pièce satirique, et notamment sa destination, ont donné l’occasion de nombreux débats d’expert depuis le XIXe siècle. S’agissait-il d’une sorte de « Miroir des Princes » inversé, comprenez une satire listant les pires défauts qu’on puisse trouver chez un prince ou un gouvernant ? Ou fallait-il plutôt y voir un pamphlet dirigé très directement contre Louis XI ? Remontons un peu l’histoire ou même l’historiographie pour examiner tout cela de plus près.

Concernant l’hypothèse d’un pamphlet contre Louis XI, elle a d’abord été admise par le plus grand nombre, y compris même par certains contemporains de Chastellain. On se souvient, en effet, que découvrant ses vers, Jean Meschinot en reprendra directement chaque couplet pour en faire les envois de ballades sans équivoque, contre Louis XI. Dans la foulée, les médiévistes suivront et s’accorderont pour voir derrière ces 25 princes, une seule et même personne, et donc, un portrait vitriolé de Louis XI. C’est Arthur Piaget, qui, au début du XXe siècle, viendra, le premier, contredire cette hypothèse. Selon lui, les dates ne collent pas et au moment de la composition de cette pièce, Louis XI n’était pas encore roi. Précisons que Piaget obtient cette datation par pure déduction en extrapolant le contenu et en tentant de le rapprocher d’une certain contexte historique. Rien ne permet, en effet, d’établir la date de composition de cette pièce avec certitude, sans quoi il n’y aurait pas débat. Selon Piaget, on s’est trompé jusque là. Si le fond de la poésie reste satirique et politique, il s’agissait simplement pour Chastellain de faire le portrait des pires travers princiers, à travers le temps, et non pas de viser un homme de pouvoir en particulier.

Le débat ne s’est pourtant pas arrêté là. Il faut dire que le contexte historique médiéval s’y prêtait. Louis XI allait se trouver en opposition forte à la Bourgogne. Chastellain était un fidèle serviteur du duché et les Ballades satiriques de Meschinot résonnaient encore jusqu’à nous.

Glissement de la datation

Enluminure médiévale sur les péchés capitaux : la luxure
Supplice des luxurieux, Compost et Calendrier des Bergers – Bibliothèque d’Angers.

En suivant les pas de Jean-Claude Delclos (Le Prince ou Les Princes de Georges Chastellain : un poème dirigé contre Louis XI, Romania n°405, 1981), cette fois-ci, c’est à la spécialiste de lettres et de littérature médiévale Christine Martineau-Génieys de faire à nouveau basculer le pendule dans l’autre sens. Elle le fera par le truchement de son édition des Lunettes des Princes de Meschinot sortie chez Droz, en 1972. En se penchant sur l’œuvre de Chastellain, elle démontrera que les traits soulignés dans les 25 strophes de ce Prince pouvaient aisément être rapprochés de ceux que le poète médiéval avait attribué, par ailleurs à Louis XI, en différents endroits de sa chronique. Du même coup, la question de la datation de la poésie devrait être, inévitablement, reposée.

Dans son article de 1981, Jean-Claude Delclos bouclera la boucle de l’historiographie sur cette question. En reprenant les éléments et les strophes point par point, il s’efforcera de démontrer que cette datation devait largement glisser. La composition de la pièce de Chastellain était nécessairement intervenue après la prise de la couronne par Louis XI, en 1461. Contre l’année 1453, estimée par Piaget, le professeur de langue et littérature françaises du Moyen âge opposera une date ultérieure de 15 ans ; en ajoutant à la démonstration de Christine Martineau-Génieys, il était donc évident pour lui que ce Prince ne pouvait être que Louis XI :

(…) Les griefs exposés dans le poème rejoignent ceux que la Chronique adresse à Louis XI, comme si l’auteur avait voulu rassembler et condenser ce que la grande œuvre en prose présente naturellement de façon quelque peu dispersée. La pensée a pris une tournure abstraite, elle n’est pas appuyée par des exemples, mais elle n’a pas varié.(…) Écrit probablement entre avril 1465 et octobre 1468, il (le Prince) reste un témoignage de l’hostilité de Chastellain pour un roi qui lui semble renier les lois de la morale chevaleresque et conduire ses états à leur perte. » Jean-Claude Delclos (op cité)

Sources manuscrites et médiévales

Manuscrit médiéval : le prince de Georges Chastellain (Ms 11020-33)

On trouve cette poésie satirique de Georges Chastellain dans un certain nombre de manuscrits médiévaux aujourd’hui conservés dans diverses bibliothèques européennes et françaises. Ci-contre, nous vous présentons sa version dans le Ms 11020-33 de la Bibliothèque royale de Belgique (nouvellement KBR Museum). Ce volumineux manuscrit, daté du XVe siècle, comprend un nombre impressionnant de pièces en vers et en prose, issue de la France, la bourgogne et la Belgique médiévale. Georges Chastellain y côtoie, entre autres auteurs, Pierre Michault, Alain Chartier, Aimé de Montgesoie, Olivier de la Marche, Henri de Ferrieres , mais on y trouve également un grand nombre de pièces demeurées anonymes. (consulter ce manuscrit en ligne)

Pour la transcription de cette poésie en graphie moderne, nous nous appuyons sur les Œuvres de Georges Chastellain – Tome 7, par le Baron Kervyn de Lettenhove. Edition F Heussner, Bruxelles (1865).


Extrait de Les XXV Princes ou Le Prince
de Georges Chastellain

Prince menteur, flatteur en ses paroles,
Qui blandist gens et endort en frivoles,
Et rien qu’en dol et fraude n’estudie,
Ses jours seront de petite durée,
Son règne obscur, sa mort tost désirée,
Et fera fin confuse et enlaidie.

Prince inconstant, soullié de divers vices,
Mescongnoissant loyaux passés services,
Noté d’oubly, repris d’ingratitude,
Force est qu’il perde amour et grâce humaine,
Et que fortune à povre fin le maine,
Tout nud d’honneur et de béatitude.

Prince entachié du couvert feu d’envye
Sur autruy gloire et exaltée vie
A quoi vertu et haulx faits le promeuvent,
Luy-mesme prenne en soy ceste advertence
Dieu luy prépare honteuse décadence,
Et tous ses faits ténébreux se repreuvent.

Prince lettré, entendant l’escripture,
Qui fait contraire à honneur et droiture
Dont il doit estre exemplaire et lumière,
Bien loist que Dieu du mesme le repaye,
Et que autre, après, lui fasse grief et playe
(1),
Affin qu’il sente autruy playe première.

Prince assorty de perverse mesnie,
De non léale abusant progénie
(2)
Et dont le nom tel que le fait se treuve,
Luy quel il est, en fons propre et racine,
Sans autre juge il le monstre et desine,
Car de ses
mœurs sa famille l’apreuve.

Prince aimant mieux argent et grosses sommes
Que le franc coeur et l’amour de ses hommes
Dont nulle rien n’est plus chière à l’attaindre,
S’il pert et peuple et terre et baronnage,
Quant luy propre est la cause du dommage
Et qu’ainsi veult, de quoy fait-il à plaindre ?

Prince annuyé de paix et d’union,
Usant de teste et propre opinion,
De propre sens, comme il songe et propose,
Fort est si tel en long règne prospère,
Sans faire grief au peuple et vitupère
Et à tout ce qui dessoubs lui repose.

Prince adonné à songier en malice,
Au vaisseau propre et au mesme calice
Où prétend autrui en secret faire boire,
Propre en celui, par décret de fortune,
Buvra en fin sa brassée amertume
Et ne sied pas du contraire le croire.

(1) Playe : blessure, plaie
(2) Progénie : descendance, progéniture


En vous souhaitant une très belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes

NB : l’image en tête d’article est un détail de miniature tirée du Manuscrit médiéval ms français 2689 conservé à la BnF et dont le contenu est précisément la Chronique des ducs de Bourgogne de Georges Chastellain. La scène représente Charles le Téméraire tenant le deuil de son père Philippe le Bon.  Sur la miniature, notre auteur se trouve, à gauche, tenant un ouvrage. Nous sommes en 1467 et Chastellain a déjà passé les 60 ans. Pour l’illustration sur la poésie des princes, nous avons utilisé à nouveau une miniature du Compost et Calendrier des Bergers ( Rés SA 3390) conservé à la Bibliothèque d’Angers. Celle-ci représente le supplice des luxurieux en enfer.

Les réflexions d’un poète pécheur aux temps médievaux

Sujet :  poésies,  ballade médiévale, poésie morale, moyen français, Moyen Âge chrétien
Période : Moyen Âge tardif, XVe siècle
Auteur : Anonyme
Ouvrage : « La Danse aux Aveugles et autres poésies du XVe siècle, extraites de la bibliothèque des Ducs de Bourgogne » (édition de 1748 chez André Joseph Panckoucke Libraire)

Bonjour à tous,

u milieu du XVIIIe siècle, Lambert Douxfils (1708-1753), bibliophile belge, décide de compiler dans un ouvrage d’un peu moins de 400 pages, un certain nombre de pièces littéraires du XVe siècle. Il les recopie depuis un manuscrit (ou peut-être plusieurs) de la Bibliothèque des ducs de Bourgogne sans en donner les références précises. En 1748, on trouvera l’ouvrage édité chez André Joseph Panckoucke, libraire à Lille.

Une compilation de textes du XVe siècle

Les premières pages de cette compilation sont tirées, en partie, de l’œuvre de Pierre Michault. On y trouve notamment sa « Dance aux aveugles« , ainsi que d’autres complaintes dont certaines, on le découvrira plus tard, sont, en réalité, attribuées par erreur à ce poète médiéval. Suite à cela, on trouvera encore d’autres pièces signées dont Le testament de Maistre Pierre de Nesson ou le Miroir aux dames de Phlippe Bouton.

La seconde partie de l’ouvrage réunit d’autres poésies assez courtes profanes ou religieuses et on y trouvera encore des ballades dont les auteurs sont demeurés anonymes. Nous avons déjà publié quelques-uns de ces textes ici (voir ballade sur les maximes de cour ou quatrain sur l’homme de raison contre l’homme de cour) et, aujourd’hui, nous vous en proposons un nouveau. Il s’agit d’une ballade de faction plutôt modeste. Si elle n’est pas entrée dans la postérité, elle possède tout de même de belles qualités. Elle est intitulée « Reflections du pécheur« .

Une ballade médiévale auto-critique

La ballade du jour met en scène les pensées auto-critiques d’un poète médiéval face à une distance : celle entre la réalité de ses actes et ce que devrait lui dicter la foi et la morale chrétienne. N’ayant rien à apprendre des écritures, des principes, ni même des conditions du salut de l’âme, il se déclarera, pourtant, impuissant à s’y conformer dans les faits. Et le refrain de cette ballade viendra scander son constat presque fataliste : « Et s’y n’amende point ma vie. » Autrement dit, je sais tout cela « et pourtant je m’amende pas ma vie : je ne corrige pas ma conduite, je ne l’améliore pas« .

La question du salut au Moyen Âge

Pour qui aurait peut-être pu penser qu’aucun recul n’était permis, ni ne pouvait-être exprimé entre religion et pratique au Moyen Âge, on trouvera, ici, matière à nuancer. De fait, ce questionnement est aussi médiéval que l’est la prégnance de la religion chrétienne. Si chacun s’interroge autour de la juste pratique et du salut en regard des écritures, on n’hésite pas non plus à railler et à se rire des écarts, en particulier quand ils proviennent de ceux censés donner l’exemple ; ainsi, les fabliaux du Moyen Âge central se régaleront de ces distorsions au sujet des moines, des prêtres ou du personnel ecclésiastique, et on en trouvera même des traces plus tardives chez des auteurs du Moyen Âge tardif ou pré-renaissants comme Clément Marot ou Melin de Saint-Gelais.

Du point de vue des sources anciennes de cette poésie, en dehors de l’édition de 1748, on trouve dans Le Moyen âge : bulletin mensuel d’histoire et de philologie (H. Champion Paris, 1926) l’hypothèse que cette ballade pourrait provenir originellement d’un certain « Manuscrit de Saint-Bertin« .

Préceptes religieux, idéal & actualisation

L’usage du « Je » dans cette ballade est-il le fait d’un poète parlant de lui à la première personne ou s’agit-il d’une façon pour l’auteur de désigner un pécheur « archétypal » ? La poésie prendrait alors une dimension plus pédagogique. De notre côté, nous penchons pour un « Je » au premier degré, en pensant même que cette franchise plutôt spontanée et touchante fait tout le charme de cette ballade.

Au delà de sa dimension historique, l’auto-critique dont se fend cet auteur médiéval pourrait paraître assez intemporelle, voire universelle, sur le plan de la conscience religieuse ; quel que soit le chemin dogmatique emprunté, tout croyant un tant soit peu pratiquant, fait, en effet, rarement l’économie d’un tel questionnement ou d’une telle « tension » entre préceptes et exigences dogmatiques, d’un côté, et actualisation effective de cet idéal, de l’autre. Bien sûr, les degrés d’implication peuvent varier mais pour autant qu’il aspire à une certaine forme de réalisation, l’intéressé finit souvent face à son propre miroir à mesurer cette distance.

Moyen Âge occidental oblige, l’idéal inatteignable est ici le « Dieu mort en croix » (le Christ). En d’autres temps, lieux ou circonstances, cela pourrait être un saint, un ermite, un mystique, un moine, un éveillé,… Finalement l’être « réalisé », le Saint en religion, comme le Sage en morale ou en philosophie, est toujours celui capable de mettre en conformité ce qu’il sait « juste » et l’actualisation de cette conscience dans la moindre de ses actions, ou encore, dans la même continuité, ses paroles (ou ses prêches) et ses actes.


Reflections du Pescheur,
ballade médiévale anonyme du XVe s

Je congnois que Dieu m’a fourmé
Apres sa tres digne semblance ,
Je congnois que Dieu m’a donné
Ame, sens, vie, & congnoissance ;
Je congnois qu’a juste balance
Selon mon fait jugié seray ;
Je congnois moults mais je ne say
Congnoistre dont vient la folie :
Car je congnois que je morray,
Et sy n’amende point ma vie.

Je congnois que m’avoit dampné
Adam par desobeissance ;
Je congnois que par sa bonté
Dieu en print sur luy la vengeance;
Je congnois qu’au fer de la lance
En voult de la mort faire essay,
Je congnois que ne l’y feray
De ce rendre la courtoisie ;
Qui m’a fait des graces que j’ay ;
Et sy n’amende point ma vie.

Je congnois en quel povreté
Ving sur terre & nasqui d’enfance;
Je congnois que Dieu m’a presté
Tant de biens en grant habondance;
Je congnois qu’avoir, ne chevance
Avecques moy n’emporteray,
Je congnois que tant plus aray,
Plus dolent morray la moittié ;
Je congnois tout cecy au vray ,
Et sy n’amende point ma vie.

Je congnois que j’ay ja passé
Grant part de mes jours sans doubtance ;
Je congnois que j’ay amassé
Pechiés & peu fait de penance
(pénitence);
Je congnois que par ignorance
Escuser je ne m’en pouray ;
Je congnois que trop tard venray ,
Quant l’ame sera departie
(séparée du corps),
A dire je m’amenderay ;
Et sy n’amende point ma vie.

Prince je suis en grant emay
De moy qui les aultres chastie;
Car je mesmes tout le pis fay.
Et sy n’amende point ma vie.


En vous souhaitant une Belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes

NB : l’image d’en-tête (la même que celle ayant servi à l’illustration) est tirée du tableau Les Sept Péchés capitaux et les Quatre Dernières Étapes humaines, de Jérôme Bosch (autour de 1500), Musée del Prado, Madrid, Espagne.