Sujet : musique ancienne, galaïco-portugais, culte marial, miracle, résurrection, Moyen Âge chrétien, Espagne médiévale, pèlerinage.
Période : XIIIe siècle, Moyen Âge central
Titre : CSM 167, Quen quer que na Virgen fia e a roga de femença,…
Auteur : Alphonse X (1221-1284)
Interprète : Conservatoire de musique Thornton, Los Angeles, Californie (2014).
Bonjour à tous,
otre expédition du jour nous ramène du côté de la cour d’Espagne pour la découverte d’une nouvelle Cantiga de Santa Maria. A partir du Moyen-âge central, les pèlerinages à la vierge, avec leurs chants de louanges et leurs histoires de miracles sillonnent les routes médiévales. Au XIIIe siècle, Alfonse X de Castille, grand roi lettré de l’Espagne médiévale, décide d’en compiler ces récits en musique dans un vaste recueil.
Plus de 400 pièces dédiées à la Sainte
Le corpus des Cantigas de Santa Maria finit par dépasser les 400 pièces annotées musicalement. Elles forment une anthologie du culte marial qui déborde largement les frontières de l’Espagne. Du point de vue linguistique, ces chants à la vierge furent rédigés en galaïco-portugais, langue alors privilégiée par les poètes, troubadours et jongleurs de la péninsule ibérique et portugaise. Depuis quelque temps déjà, nous en avons entrepris, tranquillement, la traduction (voir index des cantigas déjà traduites en français actuel)
En terme de thématique, les miracles dominent largement les cantigas de Santa Maria d’Alphonse X ; tous les sujets y sont traités, y compris les plus fantastiques et surnaturels (protection, guérison miraculeuse, résurrection, apparition, etc…). Au XIIIe siècle, aucun obstacle ne semble pouvoir se dresser devant la foi en la Sainte Mère. Nous sommes au cœur du culte marial ; à ce moment du Moyen Âge, il s’est déjà pleinement installé, avec une vierge Marie capable d’exaucer toutes les prières des hommes et qui a pris pleinement sa place, aux côtés de son fils, « le Dieu mort en croix », si cher au monde médiéval.
La vierge réconciliatrice de tous les croyants
Aujourd’hui, nous vous proposons de découvrir la Cantiga de Santa Maria 167. Elle nous conte un nouveau miracle survenu, cette fois, au nord de l’Espagne, dans la province de Huesca, à l’occasion d’un pèlerinage vers le sanctuaire de la vierge de Salas. Au passage, en étudiant la Cantiga 189, nous avions déjà eu l’occasion d’y croiser le miracle d’un pèlerin empoisonné par un dragon et sauvé in extremis.
Dans la CSM 167, le récit mettra en scène une mère musulmane originaire de la ville de Borja, dans la province de Saragosse. Ayant perdu son enfant et au comble du désespoir, la pauvre femme décidera de s’en remettre à la vierge de Salas. Elle a, nous dira la Cantiga, déjà entendu parler de miracles similaires accomplis par cette vierge de Salas.
Une référence à la Cantiga 118
Concernant cette allusion, il faut, sans nul doute, y voir une référence à la CSM 118. Celle-ci conte, en effet, une histoire similaire à la Cantiga du jour. Il y est, question de la résurrection d’un enfant chrétien par la vierge de Salas justement et sur demande de la mère éplorée. Il s’agit donc là clairement d’un renvoi à l’intérieur du corpus, qui vient en renforcer la cohérence et le propos. La vierge peut accomplir deux fois le même miracle pour la consolation d’une mère, indépendamment des croyances de départ de cette dernière.
Une résurrection suivie d’une conversion
Contre la désapprobation et la véhémence d’autres femmes de sa communauté qui s’opposent au pèlerinage, la protagoniste du miracle du jour tiendra bon. Elle ira prier la vierge de Salas « à la manière des femmes chrétiennes », pour que son fils lui soit rendu. Selon le poète, sa persévérance et ses prières se verront largement récompensées puisqu’elle assistera, sans délai, à la résurrection de son fils. Saisie d’émerveillement et de reconnaissance pour avoir retrouvé son enfant vivant, la femme se convertira même à la religion chrétienne et (nous dit la cantiga), elle vouera, pour le reste de ses jours, une grande vénération à la vierge.
A l’habitude, le refrain de cette cantiga de Santa Maria scande la leçon à retenir : « Quen quer que na Virgen fia e a roga de femença, Valer ll’a, pero que seja d’outra lee en creença« . Autrement dit, la vierge Marie ou Maryam pour les musulmans (le Coran la mentionne, de son côté, à plusieurs reprises), sait écouter toutes les doléances et elle peut les exaucer, y compris celles faites par des croyants qui se sont rangés sous une autre loi que la loi chrétienne. A ce sujet, on pourra encore rapprocher ce chant à la vierge du miracle de la Cantiga de Santa Maria 181 dans laquelle la sainte chrétienne répondra à l’appel des musulmans, en volant au secours du Khalife de Marrakech et de ses gens.
L’Espagne médiévale au cœur de Los Angeles
Pour la version musicale de la Cantiga du jour, nous avons choisi une interprétation en provenance d’Outre-Atlantique et du Conservatoire de musique de l’Université de Thornton (University of Southern California Thornton School of Music). Cette école de musique américaine, basée à Los Angeles, a vu le jour, il y a près de 150 ans, en 1884. Elle forme, depuis, ses étudiants à l’apprentissage des musiques et des instruments les plus divers, ce qui inclue des formations aux musiques anciennes, mais aussi des répertoires plus modernes, pour des cursus complétés par des cours dans des matières théoriques variées.
Aujourd’hui, cette école de musique californienne affiche plus que jamais l’ambition de préparer ses apprenants à des carrières d’envergure internationale. On jugera de la qualité de leur formation autant que du talent de ces derniers avec cette interprétation pleine de légèreté de la cantiga 167. La performance date de 2014 et nous l’avons empruntée à la chaîne YouTube officielle de l’établissement dédié aux musiques anciennes. Si vous êtes amateurs de musiques anciennes, vous pourrez y trouver de nombreuses pièces en provenance de répertoires médiévaux et baroques.
La Cantiga de Santa Maria 167
et sa traduction en français actuel
Esta é como hua moura levou seu morto a Santa Maria de Salas,
e ressucito-llo.
Quen quer que na Virgen fia e a roga de femença,
Valer ll’a, pero que seja d’outra lee en creença.
Celle-ci (cette cantiga) raconte comment une femme musulmane emporta son enfant défunt à Sainte Marie de Salas, qui le ressuscita.
Quiconque a foi en la Vierge et la prie avec ardeur
sera entendu (valorisé, protégé), même s’il suit une autre loi en matière de religion.
Desta razon fez miragre Santa Maria, fremoso,
de Salas, por ûa moura de Borja, e piadoso,
ca un fillo que avia, que criava, mui viçoso,
lle morrera mui coitado dûa [muy] forte doença.
Quen quer que na Virgen fia e a roga de femença…
A ce propos, Sainte Marie de Salas fit un beau miracle,
plein de piété, pour une femme maure de Borja,
Qui avait un fils très beau qu’elle élevait
Et qui mourut très affligé par une maladie très grave.
Quiconque a foi en la Vierge et la prie avec ardeur…
Ela, con coita do fillo, que fezesse non sabia,
e viu como as crischãas yan a Santa Maria
de Salas, e dos miragres oyu que ele fazia,
e de fiar-sse na Virgen filloumui grand’ atrevença;
Quen quer que na Virgen fia e a roga de femença…
Pleine d’affliction pour l’enfant et ne sachant que faire,
Elle vit comment les chrétiennes allaient en pèlerinage à Sainte-Marie
De Salas, et entendit parler des miracles qu’elle avait accomplis
Et en décidant de placer sa foi en la vierge, elle fit montre d’une grande audace Quiconque a foi en la Vierge et la prie avec ardeur…
E comendou-ll’o menynno e guisou ssa offerenda.
Mais las mouras sobr’aquesto lle davan mui gran contenda;
mais ela lles diss’: « Amigas, se Deus me de mal defenda,
a mia esperença creo que vossa perfia vença.
Quen quer que na Virgen fia e a roga de femença…
Et elle lui recommanda l’enfant et prépara son offrande.
Mais les femmes maures, à ce propos, lui firent de grands reproches ;
Mais elle leur rétorqua : « Mes amies, si Dieu ne me protège pas du mal,
Je crois que mon espérance vaincra votre insistance pesante.
Quiconque a foi en la Vierge et la prie avec ardeur…
Ca eu levarei meu fillo a Salas desta vegada
con ssa omagen de cera, que ja lle tenno conprada,
e velarei na eigreja da mui benaventurada
Santa Maria, e tenno que de mia coita se sença. »
Quen quer que na Virgen fia e a roga de femença…
Car j’emménerai mon fils à Salas, cette fois,
Avec une image en cire (1) que j’ai déjà achetée
Et je veillerai en l’Eglise de la bienheureuse
Sainte Marie, et je tiens pour sûr qu’elle se souciera de mon affliction. »
Quiconque a foi en la Vierge et la prie avec ardeur…
E moveu e foi-sse logo, que non quis tardar niente,
e levou seu fillo morto, maravillando-ss’a gente;
e pois que chegou a Salas, diss’aa Virgen: « Se non mente
ta lee, dá-me meu fillo, e farey tig’avêença. »
Quen quer que na Virgen fia e a roga de femença…
Puis, elle prit congé et s’en fut, car elle ne voulait point tarder
Et elle emporta son fils défunt, en suscitant l’émotion de tous,
Et une fois qu’elle fut arrivée à Salas, elle dit à la vierge : « Si ta loi n’a pas menti
Rends-moi mon fils et je te montrerai une grande reconnaissance. » (2)
Quiconque a foi en la Vierge et la prie avec ardeur…
Ua noite tod’enteira velou assi a mesquinna;
mas, que fez Santa Maria, a piadosa Reynna?
ressucitou-lle seu fillo, e esto foi muit’aginna;
ca a ssa mui gran vertude passa per toda sabença.
Quen quer que na Virgen fia e a roga de femença…
Une nuit entière, la pauvre femme veilla ainsi
Mais que fit alors Sainte Marie, la reine pleine de miséricorde ?
Elle ressuscita son fils, et cela survint très rapidement ;
Car sa très grande vertu dépasse tout entendement.
Celle qui a foi en la Vierge et la prie avec ardeur…
Quand’aquesto viu a moura, ouv’en maravilla fera,
ca ja tres dias avia que o fillo mort’ouvera;
e tornou logo crischãa, pois viu que loo vivo dera
Santa Maria, e sempre a ouv’en gran reverença.
Quen quer que na Virgen fia e a roga de femença…
Quand la femme maure vit cela, elle en fut tout émerveillée
Car cela faisait déjà trois jours que son fils était mort :
Et après cela, quand elle vit qu’il était vivant grâce à Sainte Marie,
Elle se fit chrétienne, et pour toujours, elle voua à cette dernière une grande vénération.
Quiconque a foi en la Vierge et la prie avec ardeur…
(1) il s’agit d’une statuette de cire faite à l’effigie de l’enfant défunt. La CSM 118 fait allusion à la même pratique.
(2) reconnaissance (union, accord, pacte, concorde)
En vous souhaitant une belle journée !
Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.
NB : concernant l’enluminure de l’image d’en-tête, elle est également tirée Ms T1 dit Codice rico de la Bibliothèque Royale de l’Escurial à Madrid. Ce manuscrit daté du XIIIe est contemporain d’Alphonse X. Il peut être désormais consulté en ligne.