Sujet : poésie médiévale, politique, satirique, vieux français, oil, traduction, adaptation français moderne, ballade, jeux de cour Période : moyen-âge tardif (1346-1406) Auteur : Eustache Deschamps Titre : « Je n’ai cure d’être en geôle »
Bonjour à tous :
uite à l’article d’hier, nous publions aujourd’hui, une adaptation / traduction en français moderne de l’une des ballades d’Eustache Deschamps que nous y présentions en vieux français, avec un visuel pour l’accompagner.
« Je n’ay cure d’estre en geôle », traduction adaptation en français moderne
Pourquoi viens tu si po a court? Qui fuit la court, la court le fuit. – Pour ce qu’il y fault estre sourt, Et sanz veoir ne que de nuit, Estre muyaux; parler y nuit; Or voy, or oy bien et parole : Par ces trois poins sont maint destruit : Je n’ay cure d’estre en geôle.
Pourquoi viens-tu si peu à la cour? Qui fuit la cour, la cour le fuit. – Pour ce qu’il y faut être sourd, Ne pas y voir mieux que de nuit, Etre muet ; parler y nuit ; Or, je vois, entends bien et j’use de paroles : Trois bonnes raisons pour y être détruit : Je n’ai cure d’être en geôle.
Qui dit voir, nul ne le secourt, Qui voit trop cler, l’en le deffuit; Qui voit et entent, sur lui court Chascuns, lors sera mis en bruit; Li soulaulx fault, la lune y luit Ténébreuse, la se rigole; Tenez vous y toutes et tuit: Je n’ay cure d’estre en geôle.
Qui dit voir, nul ne le secourt, Qui voit trop clair, et on le fuit; Qui voit et entend, sur lui court Chacun, pour lui faire une réputation; Les soleils manquent, la lune y luit Ténébreuse, elle s’en réjouit; Tenez-vous y toutes et tous: Je n’ai cure d’être en geôle.
Car je voy qu’a ces oiseaulx sourt En geôles po de déduit; Ilz sont tenuz crêpes et court . Ceuls qui ont des champs le conduit . Vivent frans; franchise les duit, Et l’angeolé pas ne vole, Qui pour yssir hors se deruit : Je n’ay cure d’estre en geôle. »
Car je vois que ces oiseaux sourds En geôles ont peu de plaisir; Ilz y sont tenus à l’étroit. Ceux qui ont des champs les conduisent. Vivent libres ; franchise les guide, Et l’emprisonné pas ne vole, Qui pour en sortir, se détruit : Je n’ai cure d’être en geôle.
En vous souhaitant une excellente journée!
Fred
Pour moyenagepassion.com « L’ardente passion, que nul frein ne retient, poursuit ce qu’elle veut et non ce qui convient. » Publiliue Syrus Ier s. av. J.-C
Sujet : poésie médiévale, poésie réaliste, trouvère, Léo Ferré, Vieux français, langue d’oil, Pauvre rutebeuf, complainte. Période : moyen-âge central, XIIIe siècle Auteur ; Rutebeuf (1230-1285?) Titre : le dit de l’oeil, la complainte de l’oeil.
Bonjour à tous,
ans la série les exercices « peau de banane » du début de semaine, nous nous proposons, aujourd’hui, de nous attaquer à la lecture audio d’une poésie relativement longue et compliquée de Rutebeuf , et bien sûr pour faire simple, dans la langue originale de ce dernier, le vieux parler d’Oil du XIIIe siècle, de Paris.
Voici donc le Dit de l’Oeil ou Ci encoumence la complainte de Rutebeuf sur son Oeil, texte auquel nous avions déjà consacré un article précédent. Nous y faisions, au passage, un hommage à Léo Ferré en saluant l’alchimie poétique qui, à travers les siècles, était venu connecter les deux poètes pour donner naissance à la chanson « Pauvre Rutebeuf » de ce dernier.
Pour revenir sur cette lecture audio, l’exercice est d’autant plus difficile que la langue de Rutebeuf est aussi subtile que pleine de particularismes. Elle est, de fait souvent ardue à prononcer comme à décrypter, si on la compare à certains autres auteurs contemporains du XIIIe siècle comme Jean de Meung par exemple, qui s’excusait de son côté de ne pas parler cette forme particulière de la langue d’Oil que l’on parlait alors à Paris. Nous devons remercier encore au passage Michel Zink pour le grand travail de traduction qu’il a fait de l’auteur médiéval et la BnF pour mettre à disposition une partie de ces adaptations sur le site Gallica.fr.
Ou placer le curseur de l’Humour?
e dois ajouter concernant ce texte de Rutebeuf, qu’il est extrêmement difficile de situer le curseur de l’Humour chez cet auteur et dans ce texte en particulier. Si l’on imagine en effet cette poésie lue à voix haute devant un public, et il le faut bien puisque que Rutebeuf nous le dit « Or, écoutez, vous qui rimes me demandez », on peut supposer tout de même que l’auteur doit aussi divertir et pas seulement se plaindre. Les vers suffisent-ils à atteindre le but au delà du contenu ou le texte est-il intercalé après plusieurs autres sur d’autres sujets que ses propres misères?
Peut-être est-ce une déformation moderne de ce que l’on peut considérer comme un « divertissement », mais je trouve difficile tout de même que Rutebeuf vienne à ce point se plaindre de tout ainsi, sans y mettre quelques notes d’humour. Il nous a habitué il est vrai à sa causticité mais ici rien ne l’arrête et tout est sujet à complainte au point que l’accumulation si l’on n’imagine qu’elle contient une pointe d’humour pourrait devenir accablante pour l’oreille même d’un auditoire: sa femme est moche et n’a pas de charme, elle lui fait un enfant qu’il faut nourrir et dont il faut payer la nourrice sans quoi il reviendra braire dans la maison, son cheval se casse la patte, etc, etc. Où placer le curseur de l’humour et de la caricature dans cette complainte dont on serait tenté de penser sinon qu’elle confine à l’exagération? Pour autant on ne peut pas non plus imaginer que Rutebeuf quand il la « joue » le fasse de façon exagérément geignante un peu façon commedia dell’Arte (tout anachronisme mis à part), mais j’avoue avoir presque hésité à un moment donné à aller dans ce sens, ne serait-ce que pour la curiosité. Pourtant dans le même temps, la dimension dramatique forte que l’on retrouve aussi dans le texte semble rendre l’exercice délicat tout de même.
Les misères ou les mystères d’un
trouvère de petite noblesse désargenté
e dois ajouter encore quelque chose qui me trouble dans cette complainte et sans doute mon raisonnement est-il un peu faussé par la présentation de Rutebeuf que fait Achille Jubinal dans sa publication des oeuvres de Rutebeuf datant de 1844.
En mettant bout à bout les choses que le poète médiéval nous conte se dessine en effet un trouvère de bonne éducation qui, bien que désargenté, reste tout de même issu d’un milieu bourgeois et même plus certainement de petite noblesse. Ce texte nous apprend encore qu’il a un cheval, une nourrice et l’on sait, à travers ses textes et celui-ci inclus, que des nobles ou seigneurs d’importance ont été plutôt généreux envers lui.
Bien sûr, nul doute qu’il a ses ennemis et que ses satires et ses diatribes lui ont aussi fermées quelques portes, mais tout de même, si on le prend au pied de la lettre, pour être si souvent et si littéralement sur la paille, Rutebeuf ne fait pas non plus figure d’un miséreux issu de classe populaire basse de son époque. Alors en rajoute-t-il dans ses textes pour être sûr de soutirer quelques pièces? A quel point tout cela fait-il partie du personnage qu’il s’est composé et qui se cache derrière ce nom un peu lourdeaud de boeuf rustre et sans manière? Ou faut-il penser plutôt comme l’avance Achille Jubinal, en recoupant le texte de la poésie « la Griesche D’hiver » (un jeu d’argent et de dés), que le poète souffre d’un mal personnel tout autre qui explique la misère qui semble lui coller à la peau en permanence.
« Je savais faire monter la mise: mes mises ont englouti tout ce que j’avais, elles m’ont fourvoyé hors du chemin, elles m’ont dévoyé. J’ai risqué des mises insensées, je m’en souviens. Je le vois maintenant: tout va, tout vient, c’est forcé que tout aille et vienne, sauf les bienfaits. Les dés que l’artisan a faits m’ont dépouillé de mes habits, les dés me tuent, les dés me guettent, les dés m’épient, les dés m’attaquent et me défient, j’en souffre. » Rutebeuf. Extrait: la Griesche d’Hiver
Alors, souffre-t-il de cet excès de jeu d’argent au point d’en être prisonnier? Il fait encore allusion dans ce dit de l’oeil à ses « excès » (outrages)?
« Ne sai ce s’a fait mes outrages. Or devanrrai sobres et sages Aprés le fait Et me garderai de forfait. » Rutebeuf – Extrait : le dit de l’Oeil
« Je ne sais si je dois cela à mes excès, Mais, dorénavant, je serais sobre et sage Après tout cela, Et me garderai de mal me conduire »
l reste difficile de le savoir bien sûr, et il ne s’agit pas de tomber dans la psychologie à trois sous ici, mais tout de même cela semble une hypothèse intéressante qui pourrait lever un coin du voile sur les difficultés permanentes dont il ne cesse de se plaindre, autant qu’elle pourrait expliquer aussi les formes que prennent ces complaintes où tout semble l’accabler et où il se livre sans frein à un étalage où chaque chose qui lui survienne semble fournir une occasion de plus de l’accabler. Pour autant qu’on en est fait quelquefois un des premiers poètes maudits à l’image de Villon, je ne me parviens pas tout à fait à me convaincre que les deux hommes sont de la même veine et pas d’avantage que la comparaison entre les deux ne me semblent justifier.
Quoiqu’il en soit entre humour et détresse, Rutebeuf, même à nu, ne se laisse pas percer si facilement et, passez-moi la formule un peu creuse et surfaite, mais pour le coup, cela me semble justifier, il a emporté avec lui sa part de mystère. Puissions-nous, en tout cas, parvenir à le faire revivre un peu dans ces lectures audio dans sa langue originale.
Sujet : poésie médiévale, morale, satirique, politique et réaliste, ballade, vieux français Période : moyen-âge tardif, bas moyen-âge Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406) Titre : « Ne dire sien, fors que le sens de l’omme. »
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous vous proposons de continuer de suivre le fil poétique d’Eustache Deschamps avec un peu de sa plume critique et morale.
Cette fois-ci, au delà des richesses et des possessions matérielles (temporelles) qui vont et viennent et peuvent d’un jour à l’autre changer de main ou disparaître, il conseille à tous – mais tout de même surtout aux gens de cour et de pouvoir que sa carrière l’a longtemps amené à côtoyer avant qu’il ne décide de déserter la cour ou de ne s’y présenter que rarement – de ne rien revendiquer comme sien: biens, titres ou terres et de ne s’accrocher qu’à la seule chose que nul ne peut ôter à l’homme: son bon sens et sa « science profonde ».
« vanitas vanitatum, omnia vanitas»
ans le corpus de ses ballades politiques ou « ballades de moralité », le poète médiéval vient encore opposer ici à l’orgueil, l’avidité et finalement la vanité, la vacuité et l’impermanence des choses pour ne laisser au final à l’homme que son bon sens, en espérant qu’il en possède suffisamment pour comprendre la profonde sagesse de ce texte.
Ajoutons encore que dans un système monarchique où la personne du roi est un représentant du divin ici-bas, dénigrer au personnage le plus haut de l’état et même à l’Empereur du Saint Empire Germanique et de Rome, quelques légitimes revendications à posséder, ça n’en a peut-être pas l’air comme ça, mais c’est tout de même une prise de position relativement courageuse, même s’il faut ajouter que le contexte de l’époque et des guerres médiévales entre couronnes ou provinces, donne raison à Eustache Deschamps. En en tirant les leçons, il ne fait, au fond et comme toujours, que relayer les vérités de son monde. A quelques siècles de son écriture, le fond de cette ballade reste pourtant vrai et riche d’enseignements, ce qui est toujours le signe d’une bonne morale.
« Ne dire sien fors que le sens de l’homme »
dans le vieux français d’E. Morel Deschamps
De tous les biens temporelz de ce monde Ne s’i doit nulz Roys ne sires clamer, Puisque telz sont que Fortune suronde Qui par force les puet touldre ou embler; Le plus puissant puet l’autre déserter, Si qu’il n’est Roy, duc, n’empereur de Romme Qui en terre puist vray tiltre occupper, Ne dire sien, fors que le sens de l’omme.
Veoir le puet chascun a la reonde En pluseurs cas. Soit en terre ou en mer, Tant par guerre, ou convoiteux se fonde. Comme autrement, voit l’en estât muer, Riche apovrir, et le povre eslever, Le fort ravir qui le plus foible assomme; Si ne doit nulz telz biens atribuer Ne dire sien, fors que le sens de l’omme
Mais par bon sens ou science profonde, Que l’en ne puet a creature oster, Se puet chascun maintenir net et monde Et en touz lieux saigement gouverner. Si puis par ce conclure et vueil prouver Qu’es biens mondains n’a vaillant une pomme; Homs, quel qu’il soit, (dont) ne se doit vanter, Ne dire sien fors que le sens de l’omme.
En vous souhaitant une journée pleine de joie et de sagesse.
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes
Sujet : poésie médiévale, poésie réaliste, trouvère, hommage Léo Ferré, Vieux français, langue d’oïl, adaptation, traduction français moderne, Rutebeuf Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle Auteur ; Rutebeuf (1230-1285?) Titre : le dit de l’œil, la complainte de l’œil.
Bonjour à tous,
ujourd’hui nous publions un autre des textes originaux du poète médiéval Rutebeuf qui inspira au grand Léo Ferré, ce « Pauvre Rutebeuf » qu’il a tellement fait sien et que tant d’autres interprètes ont repris depuis.
L’alchimie poétique est un procédé impénétrable et secret qui s’opère entre le coeur et la plume du poète et, même une fois connus quelques uns des ingrédients utilisés, on n’est pas pour autant plus avancé. Aussi, ne voyez derrière tout cela, aucune volonté de déshabiller la mariée, entendez le génie poétique de Léo Ferré, juste peut-être une tentative pour mieux entrapercevoir ce qui passa du coeur de Rutebeuf au sien, en espérant peut-être un peu mieux les comprendre tout deux, dans ce jeu de miroirs poétiques. Le reste demeurera, quoiqu’il arrive un mystère dans l’ailleurs de mots, là où les poètes cuisinent leurs mathématiques secrètes et où quelquefois ils se rencontrent, au delà de l’espace et du temps.
Avant de vous livrer cette poésie médiévale originale du trouvère médiéval, qui souffla à l’oreille de Léo son Pauvre Rutebeuf, permettez-nous, toutefois, de faire plus un peu qu’une simple parenthèse pour envoyer un bouquet de violettes fraîches et quelques lys blancs à l’âme du grand poète que fut Léo Ferré. La poésie, autant que la langue française, lui doivent bien cela et ne nous ont d’ailleurs pas attendu pour lui rendre au hommage, mais nous voulons lui faire cette place, ici aussi.
Né en Aout 1916 à Monaco. Mort à Castellina in Chianti, en Toscane, en juillet 1993. Un épitaphe c’est bien court pour résumer à la fois la vie d’un homme et d’un artiste véritable, mais c’est à ce dernier que nous nous attachons ici.
Auteur, compositeur interprète, musicien, poète et Anarchiste, Léo Ferré était tout cela à la fois. Éternel rebelle à l’autorité, ce grand artiste qui ne s’inclinait devant rien, sauf peut-être la poésie des autres pour mieux la partager, nous a légué, durant sa carrière, de merveilleux textes écrits de sa plume, mais a aussi fait redécouvrir au public de grands noms de la poésie française, du moyen-âg au XXe siècle: François Villon, Rutebeuf, Verlaine, Baudelaire, Rimbaud, Aragon, Léo Ferré a mis en musique, devant son piano, des joyaux et des trésors poétiques. L’émotion et la sincérité toujours à fleur de peau, avec le clignement de cet oeil qui battait l’émotion comme un coeur, comme pour dire aussi à chacun, d’un air complice: « écoutes, c’est pour toi ». Tirées de leur sommeil de papier, les plus grandes poésies françaises, prenaient soudain de la proximité et dans ce panthéon d’éternité dans lequel elles s’étaient
tenues loin du public et si souvent coites, elles redevenaient alors, le temps d’un récital, fraîches comme au premier jour, dans leur intemporalité sublime. Et c’était ça aussi Ferré, de l’amour et de la générosité pour les autres, une façon de tutoyer les âmes.
Pour le reste et sur ses convictions, rien n’a jamais changé Ferré: anarchiste comme rebelle aux cons, éloge de l’être « contre », rétif aux morales toutes faites, aux empêcheurs de liberté, à ceux qui ne sont rassurés que quand les choses tournent en rond et tous les autres avec. Et puis, il était aussi de cette génération de pensionnaires religieux qui, souvent, pour les mêmes raisons, de sévices jusqu’à plus loin, ne pouvaient plus voir le Bon Dieu, pas même en peinture tant les hommes qui s’en réclamaient, avaient réussi à les en dégoûter. C’est cette même génération qui, dans les années soixante soixante-dix, étaient devenus les enfants terribles des premiers HaraKiris et Charlie: les Cavanas, les Chorons et les autres, qui firent alors j’aillir et exploser leurs paroles dans une apocalypse anticléricale à laquelle la période post soixante-huitarde offrit ces lettres de noblesse.
En dehors de cela, Léo Ferré, fidèle au dictionnaire définissait son anarchisme comme une forme d’insoumission qui ne reconnait la légitimité d’aucune autorité d’où qu’elle vienne, avec river au ventre, une seule ivresse, celle de la liberté: libérer la parole et les mots semblait presque chez lui comme une urgence, et avec cela, rendre tout son sens à l’injure et redéfinir le grossier. Etre vulgaire, c’est se coucher et c’est refuser d’être libre. Au delà de la politique, Ferré c’est quand un cul, retrouvant sa grâce, devient, tout soudain, un mot rond à faire fuir André Breton. La vie, l’Amour, comme religion. « Ni Dieu, ni maître », le temps qui fout le camp et cette mer entêtante qui se fracasse sur les rives du souvenir comme une douleur sublimée. Magie des mots qui ensorcellent. Le sourire sur les lèvres et la tristesse au bord du coeur, le désespoir comme une seconde peau: un coeur ouvert, ça reçoit tout et ça finit, souvent, par se blesser aux épines du monde. Léo colère. Léo à vif. Léo amer. Et pourtant, continuer, aimer la vie jusqu’à plus soif, l’aimer d’amour à faire crever à sa surface des bulles de beautés poétiques, comme de l’oxygène pour ne pas suffoquer.
Dans la France des années cinquante et soixante, il fallait avoir le courage d’avoir des ennemis, et c’est un courage comme toujours qui va jusque dans l’assiette. Il faut le comprendre. le prix que paye l’artiste entier (y en a-t’il d’autres?) n’est jamais abstrait et la liberté d’expression a toujours un prix bien réelle que son quotidien lui rappelle. Mais c’est peut-être, là encore, l’absence de choix qui est aux commandes, l’impossibilité de faire autrement et de composer avec sa nature autre chose que de la musique et des mots. Pour le reste, vivre debout! Et La provocation qui naissait parfois de tout cela, au point de voir certains de ses textes interdits n’était qu’une conséquence de cette nature insoumise, pas un ustensile marketing: la conséquence d’un être au monde.
« Poètes, vos papiers! », Léo passait, indifférent, sans s’arrêter ou bien se mettait à gueuler et, bien avant la vie de château, qui ne dura pas tant que ça et puis, qui se finit en drame, la misère lui a collé longtemps à la peau, de longues années et ce n’est, surement pas par hasard, qu’à travers les siècles, celle de Rutebeuf et ses longues complaintes lui a parlé.
« La mémoire et la mer »
Le chemin de l’envers poétique
Dans ce Moyen Âge où les rimes et les vers n’étaient souvent que chantés, Eustache Deschamps, au XIVe siècle créa une rupture pour affranchir l’art poétique de l’art musical. La poésie avait son langage, une musique innée, nichée dans le cœur de ceux qui la comprenaient. Elle n’avait besoin de rien d’autre qu’elle-même pour tenir debout; c’était un art majeur, un art à part entière et en lui donnant ses lettres de noblesses, le poète médiéval l’affranchissait pour les siècles à venir. Six cents ans plus tard, elle avait mûri, grandi, des auteurs gigantesques étaient passés par là, et Léo Ferré s’en mêlait. En faisant le chemin à l’envers, le poète anarchiste de Saint Germain des prés ouvrait sa propre voie pour une réconciliation des deux: mettre la musique au service de la découverte poétique ou de son errance. Avait-il été le seul? Sans doute pas mais dans ses plus grandes envolées poétique, marque des véritables artistes, il créait un genre unique qui n’appartenait qu’à lui et qui n’avait plus grand chose à voir avec des « chansonnettes ».
Un des points culminants de cet art poétique est un texte merveilleux qu’il écrivit lui-même et qui pourrait, sans en rougir, figurer aux côtés des plus grands, dans l’anthologie de la poésie française. Il y consacra des années, plus de seize dit-on. Ceci n’est pas une chanson, ou si c’en est une, la plupart des autres ne le sont plus, parce que soudain, avec « La mémoire et la mer » qu’il donna pour la première fois dans les années soixante-dix, le mot « chanson » devenait trop étroit pour décrire ce moment, ce texte et cette émotion qu’il offrait à son public. Encore une fois, Cela n’a rien de médiéval et il s’agit poésie, mais si on doit à Léo Ferré d’avoir fait redécouvrir Villon ou Rutebeuf, alors, autant que la poésie française lui est redevable, le Moyen Âge aussi lui doit bien cela.
La Mémoire et la Mer :
oeuvre poétique majeure
Quant au sens littéral de cette poésie biographique, surréaliste et évocatrice de la vie de Léo Ferré, on n’a, pour être ému, pas besoin d’en avoir les clés. Les images naissent, merveilleuses, et les mots font surgir, dans leur écume, des trésors d’émotions. La beauté de l’alchimie poétique. Ce procédé secret et magique dont nous parlions plus haut convertissait, ici, les souvenirs de l’auteur en un joyau de poésie surréaliste. Combien de vocations sont-elles nées de l’écouter? Combien d’Hubert Felix Thiefaine? Combien d’autres? Et au delà de cet ailleurs poétique qui ne concède rien de facile, ce qui se donne encore ici, c’est la magie d’un être unique qui porte en lui ce don de donner des textures au mots et qui nous offre de tout son âme, une définition de la poésie comme Art majeur. Alors une fois encore un grand merci monsieur Léo Ferré pour cette leçon de musique et d’alchimie poétique.
Le dit de l’oeil
ou la complainte de l’oeil de Rutebeuf
Cette poésie de Rutebeuf, nous y venons, dont Léo Ferré cita de longs passages, est, à l’origine, une longue complainte du poète médiéval sur sa situation et sur ses misères. Rutebeuf, pris à la gorge de toute part, à sa manière presque devenue habituelle, y livre ses malheurs, en vrac, et sans ménagement. Et tout y passe, sa santé, son mariage a demi-raté, un enfant en bas âge qu’il faut alimenter et dont il faut payer la nurse, sa grande pauvreté et cette solitude aussi qu’il traverse dans ce désert que ne laissent que les faux amis.
C’est un texte très ardu à comprendre par endroits, et très long. Il est de cette langue parisienne de Rutebeuf que les autres auteurs peinent tant par moments à parler ce dont quelquefois d’ailleurs ils s’excusent même (cf citation de Jehan de Meung) mais nous vous en proposons tout de même une adaptation entre les lignes. Elle se base sur quelques traductions existantes, notamment celle de Michel Zinc mais aussi sur différentes recherches périphériques en vieux français.
Ci encoumence la complainte Rutebuef de son oeul ou le dit de l’oeil
Ne covient pas je vos raconte Coument je me sui mis a hunte, Quar bien aveiz oï le conte En queil meniere Je pris ma fame darreniere, Qui bele ne gente nen iere. Lors nasqui painne Qui dura plus d’une semainne, Qu’el coumensa en lune plainne.
Ne convient pas que vous raconte Comment je me suis mis la honte Car je vous ai déjà conté En quelle manière J’épousa ma dernière femme Qui n’est ni belle ni gracieuse Tout cela causa de grandes peines Qui durèrent plus d’une semaine Et commencèrent en lune pleine
Or entendeiz, Vos qui rime me demandeiz, Coument je me sui amendeiz De fame panrre. Je n’ai qu’engagier ne que vendre, Que j’ai tant eü a entendre Et tant a faire, Et tant d’anui et de contraire, Car, qui le vos vauroit retraire, Il durroit trop.
Aussi écoutez Vous qui me demandez de rimer Comment je me suis amendé* (« guéri ») De prendre femme (« de me marier ») Je n’ai plus rien à gager ni à vendre J’ai du faire face à tant de choses Et tant à faire, Et tant de chagrins et d’ennuis Que si je devais tous vous les conter Cela durerait trop longtemps
Diex m’a fait compaignon a Job: Il m’a tolu a un sol cop Quanque j’avoie. De l’ueil destre, dont miex veoie, Ne voi ge pas aleir la voie Ne moi conduire. Ci at doleur dolante et dure, Qu’endroit meidi m’est nuit oscure De celui eul.
Dieu m’a fait compagnon de Job Il m’a ôté en une seule fois Tout ce que j’avais De l’oeil droit, dont je vois mieux Je ne vois pas où va la voie Et ne peux me conduire (m’orienter) C’est vraiment douloureux et dur Qu’en plein midi, c’est nuit obscure Pour cet oeil.
Or n’ai ge pas quanque je weil, Ainz sui dolanz et si me dueil Parfondement, C’or sui en grant afondement Ce par ceulz n’ai relevement Qui jusque ci M’ont secorru, la lor merci. Moult ai le cuer triste et marri De cest mehaing, Car je n’i voi pas mon gaaing. Or n’ai je pas quanque je aing: C’est mes damaiges.
Alors rien ne va comme je voudrais Mais je suis plutôt triste et affligé Profondément. Car je me trouve au fond du gouffre Et ne dois de me relever qu’ à ceux Qui jusqu’ici M’ont secouru. Merci à eux. J’ai le coeur si triste et affligé De cette infirmité Car je n’y vois rien à gagner Et rien ne va comme j’aimerais Tel est mon grand malheur
Ne sai ce s’a fait mes outrages. Or devanrrai sobres et sages Aprés le fait Et me garderai de forfait. Mais ce que vaut quant c’est ja fait? Tart sui meüz. A tart me sui aparceüz Quant je sui en mes laz cheüz Ce premier an. Me gart cil Diex en mon droit san Qui por nous ot poinne et ahan, Et me gart l’arme!
Je ne sais si je dois cela à mes excès, Mais, dorénavant, je serais sobre et sage Après tout cela, Et me garderai de mal me conduire Mais que valent les mots puisque le mal est fait Je m’émeus trop tard Trop tard je m’en suis aperçu Alors que j’avais déjà chu (dans l’infortune) Cette première année
Que Dieu me garde mon bon sens
Qui pour nous eut peine et douleur
Et protège mon âme
Or a d’enfant geü ma fame; Mes chevaux ot brizié la jambe A une lice; Or wet de l’argent ma norrice, Qui m’en destraint et m’en pelice Por l’enfant paistre, Ou il revanrra braire en l’aitre. Cil sire Diex qui le fit naitre Li doint chevance Et li envoit sa soutenance, Et me doint ancor alijance Qu’aidier li puisse, Et que miex son vivre li truisse, Et que miex mon hosteil conduisse Que je ne fais.
Et voilà que ma femme m’a fait un enfant; Mon cheval s’est brisé la patte Contre une barrière Et maintenant c’est ma nourrice qui veut de l’argent Elle me torture et elle m’écorche (me tond) Pour nourrir l’enfant Sans quoi il reviendra hurler dans la maison Si le seigneur Dieu qui le fit naître Peut le prendre en charité Et lui envoyer son soutien Et s’il se sent encore un peu obligé envers moi Qu’il puisse l’aider Et qu’il lui trouve mieux sa pitance Et qu’il conduise mieux ma maison Que je ne le fais.
Ce je m’esmai, je n’en puis mais, Car je n’ai douzainne ne fais, En ma maison, De buche por ceste saison. Si esbahiz ne fu nunz hom Com je sui voir, C’onques ne fui a mainz d’avoir. Mes hostes wet l’argent avoir De son hosteil, Et j’en ai presque tout ostei, Et si me sunt nu li costei Contre l’iver, Dont mout me sunt changié li ver (Cist mot me sunt dur et diver) Envers antan.
Je m’émeus de tout cela mais je n’y peux rien Car je n’ai ni douzaine ni fagot Dans ma maison De bûches pour cette saison Aussi perdu ne fut nul homme Comme je le suis vraiment Car jamais je ne fus tant démuni Mon propriétaire réclame l’argent De son loyer Et j’ai déjà presque tout dépensé Et mes côtes se trouvent à nu Contre l’hiver D’où mes rimes ont beaucoup changé (ces mots me sont durs et cruels) Comparés à l’an dernier.
Par poi n’afoul quant g’i enten. Ne m’estuet pas tenneir en ten; Car le resvuoil Me tenne asseiz quant je m’esvuoil; Si ne sai, se je dor ou voil Ou se je pens, Queil part je panrrai mon despens De quoi passeir puisse cest tens: Teil siecle ai gié. Mei gage sunt tuit engaigié Et d’enchiez moi desmenagiei, Car g’ai geü Trois mois, que nelui n’ai veü.
C’est à devenir fou quand j’y réfléchis Pas besoin de tanin pour me tanner (tanner : fatigué, jeux de mots) Car le réveil Me tanne assez quand je m’éveille Ne sais plus si je dors ou veille Ou si je pense De quel côté trouverais-je de quoi Passer ces temps difficiles Voila mon sort. Mes gages sont tous engagés Et déménagés de chez moi Car je suis resté alité trois mois sans voir personne.
Ma fame ra enfant eü, C’un mois entier Me ra geü sor le chantier. Ge [me] gisoie endementier En l’autre lit, Ou j’avoie pou de delit. Onques mais moins ne m’abelit Gesirs que lors, Car j’en sui de mon avoir fors Et s’en sui mehaigniez dou cors Jusqu’au fenir.
Ma Femme ayant eu un enfant
Un mois entier
Etait, elle aussi, alitée dans la chambrée
Je gisais moi pendant ce temps
Dans l’autre lit
Où j’avais bien peu de loisirs
Jamais je n’eus moins de plaisir
De me trouver au lit qu’alors
Car cela me coûta beaucoup
Et j’en resterai infirme jusqu’à la fin (de mes jours)
Li mal ne seivent seul venir; Tout ce m’estoit a avenir, C’est avenu. Que sunt mi ami devenu Que j’avoie si pres tenu Et tant amei? Je cuit qu’il sunt trop cleir semei; Il ne furent pas bien femei, Si sunt failli. Iteil ami m’ont mal bailli, C’onques, tant com Diex m’assailli E[n] maint costei,
Le malheur ne sait seul venir Et tout ce qui devait m’advenir Est advenu. Que sont mes amis devenus Que j’avais de si près tenu et tant aimé? Je crois qu’ils sont trop clairsemés Il ne furent pas si bien semés Et m’ont failli Ces amis là me m’ont pas soutenu Jamais, tant que Dieu m’assaillait de toute part.
N’en vi .I. soul en mon ostei. Je cui li vens les m’at ostei, L’amours est morte: Se sont ami que vens enporte, Et il ventoit devant ma porte, Ces enporta, C’onques nuns ne m’en conforta Ne tiens dou sien ne m’aporta. Ice m’aprent Qui auques at, privei le prent; Et cil trop a tart ce repent Qui trop a mis De son avoir a faire amis, Qu’il nes trueve entiers ne demis A lui secorre.
Je n’en vis pas un seul chez moi Je crois le vent les a ôtés L’amour est morte Ce sont amis que vent emporte Et il ventait devant ma porte Les emporta. Jamais aucun me conforta Ni du sien ne m’apporta Ce qui m’apprend Que le peu qu’on a, un ami le prend Et celui là se repent trop tard Qui a trop donné De ce qu’il avait pour se faire des amis Quand il ne les trouve ni entiers ni à demi ( pas la moitié d’un) Pour lui porter secours.
Or lairai donc Fortune corre, Si atendrai a moi rescorre, Se jou puis faire. Vers les bone gent m’estuet traire Qui sunt preudome et debonaire Et m’on norri. Mi autre ami sunt tuit porri: Je les envoi a maitre Horri Et cest li lais, C’on en doit bien faire son lais Et teil gent laissier en relais Sens reclameir, Qu’il n’a en eux riens a ameir Que l’en doie a amor clameir.
Aussi, désormais, je laisserai courir la chance Et je tâcherai de m’aider moi-même Si je le puis Je me tournerai vers les gens de bien qui sont généreux et bons Et m’ont nourri. Mes autres amis sont tous pourris Je les envois à Maître Horri (Poubelle) Et les y laissent. Car il faut bien en faire son deuil Et laisser de telles personnes derrière soi Sans implorer En eux, il n’y a rien à aimer Que l’on puisse nommer amitié (amour)
[Or prie Celui Qui trois parties fist de lui, Qui refuser ne set nului Qui le reclaime, Qui l’aeure et seignor le claime, Et qui cels tempte que il aime, Qu’il m’a tempté, Que il me doint bone santé, Que je face sa volenté] Mais cens desroi.
[Alors je prie celui Qui fit de lui trois parties, Qui ne sait jamais refuser A qui l’implore, l’adore et l’appelle Seigneur Et qui est celui qui met à l’épreuve ceux qu’il aime Comme il m’a mis à l’épreuve, Qu’il me donne une bonne santé, Pour que je fasse sa volonté, Sans plus faillir.
Monseigneur qui est fiz de roi Mon dit et ma complainte envoi, Qu’il m’est mestiers, Qu’il m’a aidé mout volentiers: C’est li boens cuens de Poitiers Et de Toulouze. Il saurat bien que cil golouze Qui si faitement se dolouze. Explicit.
A Monseigneur qui est fils de Roi Ce dit et cette complainte, envoie, Car j’ai besoin de lui, Qui m’a aidé toujours volontiers C’est le bon conte de Poitiers Et de Toulouse. Il saura bien ce que désire Celui qui se plaint de la sorte.
En vous souhaitant une belle journée
Fred
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