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Un voyage poétique courtois en compagnie de Peire vidal

Enluminure médiévale du troubadour Peire Vidal

Sujet  : musique, poésie, chanson médiévale, troubadours, occitan, langue occitane, langue d’oc, amour courtois, courtoisie
Période  : Moyen Âge central, XIIe, XIIIe siècle
Auteur  : Peire Vidal (? 1150- ?1210)
Titre  :   Be.m pac d’ivern e d’estiu
Interprète : Flor Enversa
Evénement : Festival Troberea 2010

Bonjour à tous

ujourd’hui, nos pas nous ramènent du côté de la Provence médiévale en compagnie de Peire Vidal. Nous y découvrirons une nouvelle chanson du grand troubadour du XIIe-XIIIe siècle par le menu : sa traduction en français moderne, ses sources manuscrites, le tout accompagné d’une belle version servie par l’ensemble de musiques médiévales Flor Enversa.

Manuscrit médiéval français 854 et chanson de Peire Vidal
Be.m pac d’ivern e d’estiu dans le manuscrit français 854 de la BnF

Une chanson médiévale en forme de louange courtoise

On retrouvera, dans la chanson du jour, un Peire Vidal, grandiloquent et énergique à son habitude. Cette fois, il mettra toute sa verve au service non pas de ses hauts faits, mais de la nouvelle grande dame qu’il a élue ; Elle est, d’après ce qu’il nous confie, sise à Montesquieu, en Nouvelle-Aquitaine. Tout au long de ses strophes, il lui fera des louanges sans réserve tout en fustigeant ouvertement les adversaires de cette dernière. Au passage, le troubadour toulousain nous gratifiera de quelques purs joyaux de poésie occitane médiévale comme ces deux vers, par exemple, qu’on a presque peine à traduire tant cela fait peu justice à la langue d’origine :

Paro.m rozas entre gel
E clars temps ab trebol cel.

Des roses m’apparaissent au milieu de la glace,
Et un temps clair par un ciel obscur.

Pour bien donner la mesure de son immense admiration pour la dame et du lien qui l’unit à elle, le troubadour fait aussi le choix de terminer la plupart de ses strophes par de grandes références bibliques, en invoquant aussi les saints et les anges. Dans son voyage poétique, il fera encore quelques détours vers d’autres destinations : l’un d’eux par Montoliu en Occitanie, un autre par la Castille et l’Espagne qui lui sont chères (dans ses pérégrinations, il a séjourné au cour de Castille et d’Aragon). Enfin, il citera également l’empire de « Manuel ». Il s’agit, sans grande doute, de Manuel Ier Comnène, empereur byzantin du XIIe siècle. Contemporain de Peire Vidal, ce souverain connut un long règne de 37 ans et fut très apprécié du monde chrétien occidental pour son soutien au royaume de Jérusalem.

En dehors de cela et même après traduction, ce texte ne livre pas tous ses secrets. Certaines références contextuelles demeurent obscures, leurs secrets engloutis dans le fleuve du temps mais il fallait bien que la poésies du troubadour voyageur conserve aussi ce charme.

Sources historiques et médiévales

Pour les sources historiques, Be.m pac d’ivern e d’estiu est présente dans une grand nombre d’ouvrages datés du Moyen Âge central à tardif et consacrés aux troubadours occitans. On pourra citer, par exemple, le chansonnier provençal K, référencé ms fr 12473 ou encore le  fr 12474 de le BnF, ou même le canzionere provenzale de la bibliothèque d’Estense. Aujourd’hui, nous avons choisi de vous la présenter telle qu’on peut la trouver dans le Ms Français 854 (voir image un peu plus haut dans cet article). Ce manuscrit médiéval, daté du XIIIe siècle et également connu sous le nom de Chansonnier occitan I, contient, sur un peu plus de 400 feuillets, de nombreuses poésies de troubadours. Il est actuellement conservé au département des manuscrits de la BnF et peut-être consulté sur Gallica.

Une interprétation du duo Flor Enversa

Nous retrouvons, aujourd’hui, le duo médiéval occitan Flor Enversa. Nous avions déjà eu l’occasion de vous parler de cette formation à l’occasion de l’étude d’une chanson du troubadour Marcabru (revoir l’article et la bio de Flor Enversa). Ce duo, formé en 2006, prend l’occitan médiéval et les troubadours du Moyen Âge central, très au sérieux ; ils ont déjà produit 5 albums sur ce sujet, en s’entourant au besoin d’autres musiciens et collaborateurs.

L’art des troubadours provençaux, l’album

La version de la chanson de Peire Vidal que nous vous proposons ici est extraite d’un concert donné à l’occasion du Festival Trobarea 2010. Cependant, vous pourrez également la retrouver dans un double album de Flor Enversa, sorti en 2018, et ayant pour titre L’Art des Troubadours Provençaux des XIIème et XIIIème siècles. Avec une durée total de 104 minutes d’écoute et au long de 21 pièces, ce double CD propose un très large voyage au temps des troubadours occitans du Moyen Âge.

Album de Flor Enversa sur l'art des troubadours médiévaux

On y retrouve des noms célèbres tels que la Comtessa de Dia, Raimbaut de Vaqueiras, Raimbaut d’Aurenga et bien sûr Peire Vidal, mais ils sont également entourés d’une foule d’autres troubadours d’époque un peu moins reconnus mais tout aussi intéressants. Au passage, la formation occitane nous gratifie de quelques contrafactum originaux qui fournissent l’occasion de découvrir de nouveaux textes et poésies. Nous vous proposons de retrouver cet album sur le site officiel de Flor enversa aux côtés de l’ensemble de leur discographie.

Membres du groupe Flor Enversa

Thierry Cornillon (chant, rote, flûtes, harpe, psaltérion…) et Domitille Vigneron (chant, vièles à archet). A l’occasion de cet album, les duettistes de Flor Enversa se sont aussi accompagnés du musicien David Zubeldia.


Be.m pac d’ivern e d’estiu de Peire Vidal,
en occitan médiéval et en français moderne

NB : pour cette traduction en français actuel, nous avons utilisé amplement le travail de Joseph Anglade (les poésies de Peire Vidal, 1913). Toutefois, nous nous sommes permis de le revisiter aux moyens de recherches complémentaires et de tournures plus personnelles.

I
Be -m pac d’ivern e d’estiu
E de fretz e de calors,
Et am neus aitan com flors
E pro mort mais qu’avol viu :
Qu’enaissi m ten esforsiu
E gai Jovens et Amors.
Equar am domna novela,
Sobravinen e plus bêla,
Paro.m rozas entre gel
E clars temps ab trebol cel.

Je me délecte ( je me repais, j’apprécie) d’hiver et d’été
Et de froid et de chaleur,
Et j’aime la neige autant que les fleurs
Et un preux mort plus qu’un vil lâche :
Ainsi je me tiens avec force
En gaîté, Jeunesse et Amour.
Pareillement, comme j’aime une nouvelle dame,
Gracieuse et belle plus que toute autre,
je vois des roses au sein de la glace
et un temps clair dans un ciel obscur.

II
Ma domn’ a pretz soloriu
Denan mil combatedors,
E contra.ls fals fenhedors
Ten establit Montesquiu :
Per qu’al seu ric senhoriu
Lauzengiers no pot far cors,
Que sens e pretz la capdela,
E quan respon ni apela,
Sei dig an sabor de mel,
Don sembla Sant Gabriel.

Ma dame a un mérite unique
Face à mille combattants
Et contre les faux hypocrites
Elle tient Montesquieu fortifié ;
C’est pour cela qu’à sa puissante seigneurie
Aucun médisant ne peut s’attaquer,
Car la raison et l’honneur la guident
Et quand elle répond ou appelle,
Ses paroles ont saveur de miel,
Qui la font sembler à Saint-Gabriel.

III
E fai.s plus temer de griu
A vilas domnejadors,
Et als fis conoissedors
A solatz tant agradiu,
Qu’al partir quecs jur’ e pliu
Que domn’ es de las melhors :
Per que – m trahin’ e.m cembela
E.m tra.l cor de sotz l’aissela,
E a.m leial e fizel
E just plus que Deus Abel

Et elle se fait plus redouter qu’un griffon
Des galants méprisables
Et pour les fins connaisseurs (de l’amour ajoute Anglade)
Elle est d’une compagnie si charmante
Qu’en s’en séparant d’elle, chacun d’eux jure et assure
Qu’elle est une des meilleures dames qui soit ;
Pour tout cela, elle m’entraîne et m’attire
Et elle me tire le cœur de sous l’aisselle ;
Et je lui suis loyal et fidèle,
Et plus juste qu’Abel envers Dieu.

IV
Del ric pretz nominatiu
Creis tan sa fina valors
Que no pot sofrir lauzors
La gran forsa del ver briu.
Sei enemic son caitiu
E sei amie ric e sors.
Olh, front, nas, boch’ e maissela,
Blanc peitz ab dura mamela,
Del talh dels filhs d’Israël
Et es colomba ses fel.

De son précieux et remarquable mérite
S’accroît tant sa valeur parfaite
Que l’éloge ne peut exprimer
La grande force de sa valeur véritable.
Ses ennemis sont chétifs et misérables,
Et ses amis puissants et élevés.
Yeux, front, nez, bouche et menton,
blanche poitrine aux seins durs,
Elle est du même bois que les fils d’Israël
Et elle est colombe sans fiel.

V
Lo cor tenh morn e pensiu,
Aitan quant estauc alhors ;
Pois creis m’en gaugz e doussors,
Quan del seu gen cors m’aiziu.
Qu’aissi com de recaliu
Ar m’en ve fregz, ar calors ;
E quar es gai’ et isnela
E de totz mals aibs piucela,
L’am mais per Sant Raphaël,
Que Jacobs no fetz Rachel.

J’ai le cœur morne et pensif
Autant que je suis éloigné d’elle,
Puis ma joie et ma douceur augmentent
Quand je me rapproche de son corps gracieux.
Et ainsi comme lors d’une fièvre,
Tantôt me vient le froid, tantôt la chaleur.
Et parce qu’elle est gaie et joyeuse
Et vierge de tous vices,
Je l’aime d’avantage, par Saint Raphaël,
Que Jacob ne le fit de Rachel.

VI
Vers, vai t’en ves Montoliu
E di m’a las très serors,
Que tan mi platz lor amors,
Qu’ins en mon cor las escriu ;
Ves totas très m’umiliu ;
E.n fatz domnas e senhors.
E plagra.m mais de Castela
Una pauca jovensela,
Que d’aur cargat mil camel
Ab l’emperi Manuel.

Vers, allez vers Montolieu
Et dites aux trois sœurs
Que tant me plaisent leurs amours
Qu’au dedans de mon cœur je les ai gravées ;
Envers toutes trois, je m’incline ;
Et j’en fais mes dames et seigneuresses.
Et je préfère bien mieux de Castille
une modeste jouvencelle
Que mille chameaux chargés d’or
Et tout l’empire de Manuel.

VII
Qu’en Fransa et en Beriu
Et a Peiteu et a Tors
Quer Nostre Senher socors
Pels Turcs que.l tenon faidiu,
Car tout l’an los vaus e.l riu
On anavo.lh pechadors ;
E totz hom que no-s revella
Contr’aquesta gen fradella
Mal me sembla Daniel
Que.l dragon destruis a bel.

Qu’en France et en Berry,
Et à Poitiers et à Tours,
Notre Seigneur cherche secours
Contre les Turcs qui le tiennent banni,
Puisqu’ils lui ont enlevé les vallons et le ruisseau
Où se rendaientles pécheurs ;
Et tout homme qui ne se réveille pas
Contre cette gent scélérate
Me parait bien dissemblable à Daniel
Qui tua le dragon de Bel.

VIII
Per Sant Jacme qu’om apela
L’apostol de Compostela,
En Luzi’ a tal Miquel
Que.m val mais que cel del cel.

Par Saint Jacques qu’on appelle
L’apôtre de Compostelle,
A Luzia, il y a un Michel
Qui, pour moi, vaut mieux que celui du ciel.

IX
Francs reis, Proensa.us apella,
Qu’en Sancho la.us desclavella,
Qu’el en trai la cer’ e.l mel
E sai trametvos lo fel.

Nobles Rois, la Provence vous appelle ;
Que Don Sanche la détache de vous,
Car il en tire la cire et le miel
Et, ici, ne vous transmet que le fiel.

En vous souhaitant une excellente journée.
Fred
pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes

NB : sur l’image d’en-tête nous avons simplement repris et retouché légèrement l’enluminure et le portrait de Peire Vidal qu’on trouve, en dessous de sa Vida, dans le Manuscrit 654 de la BnF.

Marcabru, « Dirai vos senes duptansa» : la chanson médiévale désabusée d’un troubadour loin de la Fine amor

Sujet : troubadours, langue d’oc, poésie, chanson,  musique médiévale,  poésie satirique, sirvantes, sirvantois, occitan
Période : moyen-âge central, XIIe siècle
Auteur  : Marcabru   (1110-1150)
Titre  :  « Dirai vos senes duptansa»
Interprètes :  Ensemble Tre Fontane
Album :   
Nuits Occitanes (2014)

Bonjour à tous,

L_lettrine_moyen_age_passiona chanson médiévale du jour nous ramène vers l’un des premiers troubadours qui se trouve être aussi , sans doute, l’un des plus fascinants d’entre eux pour sa poésie hermétique si difficilement saisissable et son style unique.

A des lieues de la lyrique courtoise

Contrairement à nombre d’artistes, musiciens et poètes occitans contemporains de  Marcabru et qui s’affairaient déjà à codifier la poésie en « l’enchâssant » dans la lyrique courtoise, au point quelquefois de l’y noyer entièrement, notre auteur médiéval du jour n’a pas chanté la fine amor (fin’amor). Il en a même plus volontiers  pris le total contre pied. Ecole idéaliste et courtoise contre école réaliste, dont Marcabru se serait fait un brillant chef de file (1) ? Les choses sont dans les faits un peu plus nuancés, mais en tout cas, sur bien des thèmes et le concernant, sa poésie se tient dans l’invective et la satire et l’amour n’y échappe pas (sauf à l’exception qu’il soit de nature divine). A ce sujet, les manuscrits anciens contenant les vidas des troubadours enfonceront d’ailleurs le clou :

« Trobaire fo dels premiers q’om se recort. De caitivetz vers e de
caitivetz sirventes fez ; e dis mal de las femnas e d’amor. »
Le Parnasse occitanien.   S.° Palaye. Manuscrit de Saibante. (1819)

« Il fut l’un des premiers troubadours dont on se souvient. Il fit des vers misérables* et de misérables serventois : et il médit des femmes et de l’amour. »  (misérable  n’adresse sans doute pas tant ici le style que l’état  d’esprit ou la condition du poète).

« Dirai vos senes duptansa », de Marcabru par l’Ensemble Tre Fontane

Le Marcabru  de l’Ensemble Tre Fontane

L’interprétation du jour nous offre le grand plaisir de recroiser la route de l’excellent Ensemble médiéval Tre Fontane dont nous avons parlé dans un article récent. Loin des rivages du chant lyrique qui couvre une partie importante du répertoire médiéval, cette version très « terrienne » et pleine d’une émotion bien plantée de Jean-Luc Madier, semble vraiment faire écho à celui qui disait dans ses vers et de sa propre voix qu’elle était « rude » ou rauque.

Les troubadours Aquitains
Le chant des Troubadours – Vol. 1

La chanson Dirai vos senes duptansa  est tirée d’un album de 1991 de la formation aquitaine et française. On y retrouve onze pièces occitanes issues du répertoire des tous premiers troubadours du moyen-âge central. Marcabru y côtoie Jaufrey Rudel mais aussi Guillaume de Poitiers,  IXe Duc d’Aquitaine (Guillaume le Troubadour).

chanson_medievale_poesie_marcabru_troubadour_occitan_moyen_age_album_ensemble_tre_FontaneCette production a le grand intérêt de rassembler la totalité des mélodies qui nous sont parvenues de ces trois auteurs. On pourra encore y trouver trois autres compositions de la même période : une de Guilhelm de Figueira, une autre de  Gausbert Amiel et enfin une dernière demeurée anonyme.  L’album ne semble pas réédité pour l’instant mais on en trouve encore quelques exemplaires d’occasion en ligne. Voici un lien utile (à date) pour les dénicher : Tre Fontane – Le chant des Troubadours Vol 1/ Les Troubadours Aquitains

Dirai vos senes duptansa

Comme nous le disions plus haut, il ne faut pas attendre de  Marcabru qu’il se coule dans la peau du fine amant fébrile qui se « muir d’amourette ». C’est bien plutôt dans celle du désabusé et de celui qui se défie d’aimer qu’il faut le chercher. Dans cette chanson qu’il entend nous livrer « sans hésitation », il vient même nous conter dans le détail, tout ce qu’il pense des tortueux sentiers et des pièges de l’Amour. Tout cela n’est, à l’évidence, pas pour lui et il se fait même un devoir d’interpeller son public dans chacune de ses strophes pour mieux l’éveiller et le mettre en garde:  « Ecoutez ! »

Comme pour les autres traductions que nous vous avons déjà proposées de cet auteur, nous nous appuyons largement ici sur celles du Docteur et écrivain Jean-Marie Lucien Dejeanne dans son ouvrage intitulé Poésies complètes du troubadour Marcabru  (1909). Mais comme on ne se refait pas, nous les combinons tout de même avec des sources supplémentaires (dictionnaires, autres traductions, etc…). Au final, elles n’ont pas la prétention d’être parfaites et pourraient même sans doute prêter le flanc à l’argumentation mais, encore une fois, le propos est d’approcher la poésie de cet auteur.

Dirai vos senes duptansa
les Paroles en occitan & leur traduction

I
Dirai vos senes duptansa
D’aquest vers la comensansa
Li mot fan de ver semblansa;
– Escoutatz ! –
Qui ves Proeza balansa
Semblansa fai de malvatz.

 Je vous dirai sans hésitation
de ce vers, le commencement
Les mots ont du vrai, la semblance (l’apparence de la vérité) !
Écoutez !
Celui qui, face  à l’excellence (bonne parole, prouesse, exploit), hésite
me fait l’effet  d’un méchant (un mauvais, un scélérat).

II
Jovens faill e fraing e brisa,
Et Amors es d’aital guisa
De totz cessais a ces prisa,
– Escoutatz ! –
Chascus en pren sa devisa,
Ja pois no’n sera cuitatz.

Jeunesse déchoit, tombe et se brise.
Et Amour est de telle sorte
Qu’à tous ceux qu’il soumet, il prélève le cens (une redevance, un tribut)
Écoutez !
Chacun en doit sa part (Que chacun se le tienne pour dit ? )
Jamais plus, après cela, il n’en sera quitte (dispensé).

III
Amors vai com la belluja
Que coa-l fuec en la suja
Art lo fust e la festuja,
– Escoutatz ! –
E non sap vas quai part fuja
Cel qui del fuec es gastatz.

L’Amour est comme l’étincelle
Qui couve le feu dans la suie,
puis brûle le bois et la paille,
Écoutez !
Et  il ne sait plus de quel côté fuir,
Celui qui est dévoré par le feu.

IV
Dirai vos d’Amor com signa;
De sai guarda, de lai guigna,
Sai baiza, de lai rechigna,
– Escoutatz ! –
Plus sera dreicha que ligna
Quand ieu serai sos privatz.

Je vous dirai comment  Amour s’y prend
D’un côté, il regarde, de l’autre il  fait des clins d’œil ;
D’un côté, il donne des baisers, de l’autre, il grimace. —
Écoutez !
Il sera plus droit qu’une  ligne
Quand je serai son familier.

V
Amors soli’ esser drecha,
Mas er’es torta e brecha
Et a coillida tal decha
– Escoutatz ! –
Lai ou non pot mordre, lecha
Plus aspramens no fai chatz.

Amour jadis avait coutume d’être droit,
mais aujourd’hui il est tordu et ébréché,
et il a pris cette habitude (ce défaut )
Écoutez !
Là où il ne peut mordre, il lèche,
Avec un langue plus âpre que celle du chat.

VI
Greu sera mais Amors vera
Pos del mel triet la céra
Anz sap si pelar la pera
– Escoutatz ! –
Doussa’us er com chans de lera
Si sol la coa-l troncatz.

Difficilement Amour sera désormais sincère
Depuis le jour il put séparer la cire du miel ;
C’est pour lui-même qu’il pèle la poire.
Écoutez !
Il sera doux pour vous  comme le chant de la lyre
Si seulement vous lui coupez la queue.

VII
Ab diables pren barata
Qui fals’ Amor acoata,
No·il cal c’autra verga·l bata ;
– Escoutatz ! –
Plus non sent que cel qui’s grata
Tro que s’es vius escorjatz.

Il passe un marché avec le diable, 
Celui qui s’unit à Fausse Amour;
Point n’est besoin qu’une autre verge le batte ;
Écoutez !
Il ne sent pas plus que celui qui se gratte
jusqu’à ce qu’il se soit écorché vif.

VIII
Amors es mout de mal avi
Mil homes a mortz ses glavi,
Dieus non fetz tant fort gramavi;
– Escoutatz ! –
Que tot nesci del plus savi
Non fassa, si’l ten al latz.

Amour est de très mauvais lignage ;
Mille hommes il a tué sans glaive .
Dieu n’a pas créé de plus terrible enchanteur (savant, beau parleur),
Écoutez !
Qui, du plus sage, un sot (fou)
Ne fasse, s’il le tient  dans ses lacs.

IX
Amors a uzatge d’ega
Que tot jorn vol c’om la sega
E ditz que no’l dara trega
– Escoutatz ! –
Mas que puej de leg’en lega,
Sia dejus o disnatz.

Amour se conduit comme la jument
Qui, tout le jour, veut qu’on la suive
Et dit qu’elle n’accordera aucune trêve,
Écoutez !
Mais qui vous fait monter, lieue après lieue,
Que vous soyez à jeun ou repu.

X
Cujatz vos qu’ieu non conosca
D’Amor s’es orba o losca?
Sos digz aplan’et entosca,
– Escoutatz ! –
Plus suau poing qu’una mosca
Mas plus greu n’es hom sanatz.

Croyez-vous que je ne sache point
Si Amour est aveugle ou borgne ?
Ses paroles caressent et empoisonnent, 
Écoutez !
Sa piqûre est plus douce que celle de l’abeille,
Mais on en guérit plus difficilement.

XI
Qui per sen de femna reigna
Dreitz es que mals li-n aveigna,
Si cum la letra·ns enseigna;
– Escoutatz ! –
Malaventura·us en veigna
Si tuich no vos en gardatz !

Celui qui se laisse conduire  par la raison d’une femme
Il est juste que le mal lui advienne, 
Comme  l’Écriture nous l’enseigne :
 Écoutez !
Malheur vous en viendra
Si vous ne vous en gardez !

XII
Marcabrus, fills Marcabruna,
Fo engenratz en tal luna
Qu’el sap d’Amor cum degruna,
– Escoutatz ! –
Quez anc non amet neguna,
Ni d’autra non fo amatz.

Marcabru, fils de Marcabrune,
Fut engendré sous telle étoile
Qu’il sait comment Amour s’égrène;
Écoutez !
Jamais il n’aima nulle femme,
Ni d’aucune ne fut aimé.

En vous souhaitant une agréable journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen-âge sous toutes ses formes.

(1)  Voir la première génération des troubadours d’Alfred Jeanroy persée