Sujet : musique médiévale, musiques anciennes, ballade, chants polyphoniques, Ars nova, chanson médiévale. Période : Moyen Âge tardif, XIVe siècle Auteur : Francesco Landini (1325-1397) Titre :Ochi dolenti mie Interprètes : La Reverdie Concert : Baarn, Hollande (2019) Album : Francesco Landini, l’occhio del Cor (2019).
Bonjour à tous,
rand maître de l’Ars nova, Francesco Landini a ravi le Florence du XIVe siècle, de sa musique et de ses compositions. De son vivant, son talent a même dépassé largement les frontières italiennes pour le faire reconnaître dans d’autres contrées de l’Europe médiévale d’alors.
Celui dont le handicap visuel avait infléchi le destin en le poussant vers la musique, et que l’on avait surnommé l’aveugle des orgues (ilCieco degli organi), a légué à la postérité pas moins de 154 pièces polyphoniques. A plus de cinq siècles de sa disparition, on les joue encore sur la scène des musiques médiévales et anciennes. Aujourd’hui, nous vous proposons de découvrir l’une d’elle et son interprétation par l’ensemble La Reverdie.
L’affliction d’un maître de musique
« Ochi dolenti mie » dans cette pièce polyphonique, Francesco Landini s’adresse à ses propres yeux qui pleurent de ne pouvoir voir l’objet de leur amour, autant qu’ils pleurent la retenue de leur détenteur. Ce dernier a en effet décider de ne pas poursuivre l’objet de son désir de peur d’en retirer de trop grandes souffrances et tourments.
Aux sources médiévales de cette chanson
On peut retrouver cette pièce dans le somptueux Codice Squarcialupi (Ms Med Pal 87). Daté des débuts du XVe siècle, ce manuscrit médiéval superbement enluminé est conservé à la Bibliothèque Laurentienne de Florence, en Italie. Il demeure un des grands témoins de l’Ars nova italien du trecento et réunit pas moins de 354 pièces, entre madrigaux, « ballatte » et chants polyphoniques. Douze compositeurs et auteurs du XIVe siècle y sont répertoriés et c’est Francesco Landini qui occupe la plus large place de ce codex. On trouvera, ci-contre, le feuillet correspondant à la pièce du jour et sa partition d’époque.
Ochi dolenti mie par l’ensemble La Reverdie & Christophe Deslignes.
La Reverdie, 35 ans de passion sur la scène des musiques médiévales
Nous avions déjà eu le plaisir de vous présenter l’ensemble médiéval italien La Reverdie. Fondée en 1986 par deux couples de sœurs musiciennes, la formation italienne fut rejointe par d’autres collaborateurs au fil de ses albums. Depuis, elle a fait un long chemin, avec une belle carrière, pavée de reconnaissance, qui célèbre, cette année, ses 35 ans.
La discographie de La Reverdie est riche de pas moins de 16 albums à la découverte de la musique sacrée et profane du Moyen Âge. Guillaume Dufay, Hildegarde de Bingen, les Carmina Burana, musiques de cour et Ars nova, ne sont que quelques-uns des thèmes ou auteurs médiévaux que l’on peut y retrouver. Dans une production de 2019, l’ensemble décidait de célébrer à nouveau le codex Squarcialupi et l’œuvre de Francesco Landini. A cette occasion, il faisait appel au talent de l’organiste français Christophe Deslignes.
L’album : Francesco Landini, L’occhio Del Cor – Songs of invisible love
On retrouve, dans cet album, édité chez Arcana, pas moins de 15 pièces de Francesco Landini, pour près de 65 minutes d’écoute. Le compositeur médiéval ne voyait plus depuis son jeune âge et l’ensemble musical a décidé de partir, ici, à la recherche des références mettant en avant l’influence de la condition de Landini sur sa poésie amoureuse. Cela donne un album qui découvre la grande sensibilité de Landini et, en quelque sorte, un œil plus intérieur et plus secret, celui du cœur.
D’un point de vue musical, le défi est merveilleusement relevé et La Reverdie affirme, une fois de plus, un don pour le répertoire médiéval qu’on dirait presque inné , s’il n’était aussi le fruit de temps d’années de travail. Les voix et les orchestrations y sont sublimes et servent à la perfection l’œuvre du grand maître de l’Ars nova italien. Déjà largement familier avec le répertoire de l’organiste florentin, Christophe Deslignes y prête, avec virtuosité, ses talents d’instrumentiste. Du côté distribution, vous devriez pouvoir trouver cet album assez facilement chez votre revendeur habituel. On le trouve aussi en ligne au format mp3 comme au format CD. Voici un lien utile pour plus d’informations : L’occhio Del Cor de l’Ensemble Reverdie.
Musiciens présents sur cet album
Claudia Caffagni (chant et luth), Livia Caffagni (chant et luth), Elisabetta De Mircovich (chant, rebec et vièle), Teodora Tommasi (harpe, zang), Matteo Zenatti (chant, harpe et tambourin), Christophe Deslignes (organetto ou orgue portatif)
Extrait de concert au Prelude Classical Music
Ochi dolenti mie, le chant polyphonique du jour est issu de cet album mais nous avons décidé d’en partager la version enregistrée lors d’un concert organisé, à Baarn, en Hollande, par Prelude Classical Music. Boutique de musique, mais aussi lieu de rencontres, d’actualité et information, cette véritable institution sur la scène des musiques anciennes organisait aussi de nombreux concerts. Hélas, après 30 ans d’activité, la société a dû fermer ses portes en septembre 2020. Elle laisse, sur sa chaîne youtube, de nombreuses pièces de concert interprétées par de belles formations de musique médiévale, renaissante ou plus classique (on espère que cette chaîne pourra être maintenue).
Ochi dolenti mie, che pur piangete de Francesco Landini
Ochi dolenti mie, che pur piangete, Po’ che vedete, Che sol per honestà non vi contento.
Mes yeux dolents (affligés, douloureux), qui, toujours, pleurez, Car vous avez vu Que, c’est seulement par honnêteté, que je ne vous satisfais pas.
Non a diviso la mente’1 disio Con voi che tante lagrime versate Perchè da voi si cela ci viso pio Il qual privato m’a da libertate.
Mon esprit désire exactement la même chose que vous, Qui pleurez tant de larmes. Parce que de vous, se cache ce joli (pieu) visage, Qui m’a privé de ma liberté.
Gran virtù è rafrenar volontate Per honestate, Che segui è sofferir tormento.
C’est grande vertu que de s’abstenir volontairement Par honnêteté, Quand poursuivre (cette dame) serait souffrir un grand tourment.
Ochi dolenti mie, che pur piangete, Po’ che vedete, Che sol per honestà non vi contento.
Mes yeux dolents, qui, toujours, pleurez, Car vous avez vu Que, seulement par honnêteté, je ne vous satisfais pas.
En vous souhaitant très belle journée.
Frédéric EFFE Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.
Sujet : musique, chanson médiévale, poésie médiévale, tenso, troubadour, manuscrit médiéval, occitan, oc, amour courtois, razo, trobairitz Période : Moyen Âge central, XIIe et XIIIe s Auteur : Guiraut de Bornelh, Giraut de Borneil, Guiraut de Borneill, (?1138-?1215) Titre : Si’us Quèr Conselh, Bel Ami Alamanda Interprètes : Hespèrion XX, Jordi Savall Album : Cansos de Trobairitz, España Antigua
Bonjour à tous,
ous vous entraînons, aujourd’hui, du côté du pays d’oc médiéval, en compagnie du troubadour Giraut de Borneil. Cette fois-ci, c’est dans une « tenson » (tençon) que nous le retrouvons. cette forme littéraire occitane qui consistait, au Moyen Âge, en un dialogue ou, si l’on préfère, une joute poétique entre deux protagonistes.
La chanson du jour suivant les razos
En lisant à travers les lignes de la poésie du troubadour, un récit biographique (razo) nous contera que ce dernier s’était épris d’une dame gasconne du nom d’Alamanda d’Estanc. La noble était alors réputée pour son esprit autant que sa beauté et, longtemps, il la courtisa, la suppliant de lui céder, à grand renfort de chansons, de louanges et de promesses courtoises qu’on n’a peine à imaginer.
Le razo nous dit que la dame ne céda jamais totalement aux avances de Giraut mais qu’elle se laissait gentiment courtiser. Pour l’encourager, elle lui avait même laissé son gant en gage, ce qui avait contenté le poète et avait même fait, longtemps, sa joie. Hélas, notre troubadour aurait fini par perdre le gage et en aurait éprouvé beaucoup de peine. Pour couronner le tout, quand la dame l’apprit, elle s’en offusqua grandement, accusa notre homme de trahison et rejeta même, à partir de là, son amour et ses avances. Meurtri, dolent, et dans le plus grand désarroi, Giraut alla demander conseil à une autre damoiselle du nom de Alamanda également. La donzelle, suivante de la dame ou proche d’elle, était très sage. Au fait des choses de l’amour et de la courtoisie, elle aurait même maîtrisé l’art de « trobar ». Aussi, Giraut s’en remit à elle. Cherchant conseil autant qu’une alliée susceptible d’intercéder auprès de la dame, il lui conta ses misères de cœur. C’est là que serait intervenue la tenson du jour : elle met en scène l’échange verbal entre cette deuxième Alamanda et le poète en détresse, suite à ses déconvenues amoureuses.
Le razo original en langue d’oc
« Giraut de Borneil si amava una dompna de Gascoina qe avia nom N’alamanda d’Estanc. Moul era prezada dompna de sen, et de . . . valor e de beutat, & ella si sofria los precs el entendemen d’en Giraut, per lo gran enansamen qu’el li fazia de dretz e d’onor e per las bonas chansos qu’el fasia d’elle, don ella s’en deleitava mout, per qu’elle las entienda ben. Lonc temps la preget, & ella, com bels ditz e com bels honramenz e com bellas promissions, se defendet de luis cortezamen, qe anc noil fetz d’amor nil det nuilla joia, mas un son gan, dont el visquet lonc temps gais e joios, e pueis n’ac mantas tristessas, qant l’ac perdut; que madomna n’Alamanda quan vi qu’el la preissava fort qu’ella li feses plaser d’amor, e saub q’el avia perdut lo gan, ella s’en corozet del gan, dizen que mal l’avia gardat, e qu’ella noil daria nulla joia ni plaser noil faria mais d’amor, e que so qu’elle li avia promes li desmandava, qu’elle vesia ben qu’el era fort loing eissitz de sua comanda. Quant Girautz ausi la novella ocasion el comjat que la domna li dava, mout fo dolens e triz, e venc s’en ad una donzella qu’ell avia, que avia nom Alamanda, si com la domna. La doncella si era mout savia e cortesa, e sabia trobar ben et entendre . E Girautz sil dis so que la domna li avia dit, e demandet le conseil a la doncella que el devia far et dis : Si us quer conselh, bel’ ami’ Alamanda. »
Les Biographies des troubadours en langue provençale – Camille Chabaneau (Ed Edouard Privat -1885)
Trier le vrai du faux ?
Récit alambiqué ? Très certainement romancé en tout cas. En suivant les pas de Michel Zinc, il faut bien se souvenir que les vidas et les razos des troubadours, écrites longtemps après ces derniers, sont d’abord à appréhender comme des récits épiques et littéraires. Ils se basent, d’ailleurs, en majeure partie, sur la poésie de l’auteur qu’ils synthétisent en la prenant au pied de la lettre, puis en la romançant.
Si l’histoire du gant est plausible dans le contexte courtois – Don par la dame d’un gage pour signifier l’existence d’un lien affectif, qui semble au passage provenir d’un rituel vassalique (1) – elle n’est confirmée, à aucun moment, par le troubadour lui-même dans cette chanson. S’agit-il d’une allégorie de la part de l’auteur du razo ? Comme on le verra, s’il a existé, ce gant ou ce gage perdu n’est pas posé, dans cette tenson, comme l’objet véritable de la discorde. Trahison du poète plus loyal amant sur le papier que dans les faits ? Trahison de la dame ? La perte de ce gage ne serait elle pas plutôt une excuse de sa part, pour balayer son prétendant courtois d’un revers de main ? Un autre razo (à prendre avec les mêmes réserves que le premier), penchera clairement en faveur de cette hypothèse, n’hésitant pas à affirmer que la Dame avait trahi plusieurs fois l’amour et la confiance de Giraut. C’est d’ailleurs ce que le poète suggèrera, lui même, ici, pour se défendre.
Une Alamanda peut en cacher une autre
En suivant la piste de la véracité historique, on s’étonne un peu de la coïncidence des deux prénoms au point de se demander si le poète ne joue pas au jeu de la chaise vide, en s’inventant une conseillère imaginaire ou, peut-être même, des amours imaginaires. Si cette deuxième Alamanda a vraiment existé, la relation que Guiraut a entretenu avec elle, apparaît, en tout cas, bien étroite et familière dans cette poésie.
Au jeu habituel des devinettes médiévales et à 800 ans de distance, un certain nombre d’érudits penche, en tout cas, en faveur d’une Alamanda troubairitz réelle contemporaine de Guiraut de Bornelh. Certains auteurs parlent, notamment, d’une certaine Alamanda de Castelneau, troubairitz à la cour de Toulouse. Dans cette hypothèse, elle aurait pu avoir écrit sa part de vers, dans cet échange plutôt rythmé, qui se joue sur fond de franchise. Pour d’autres médiévistes, le tout est plutôt à mettre au crédit de Giraut, ou même totalement de cette dame Alamanda.
De notre côté, nous ne nous aventurerons pas à trancher. Aussi, pour courir après l’historiographie de toutes ces possibles Alamanda, réelles, historiques, fictives ou hypothétiques, vous pouvez vous reporter valablement à l’ouvrage suivant de Robert A Taylor : A Bibliographical Guide to the Study of Troubadours and Old Occitan Literature, sorti chez Medieval Institute Publications, en 2015.
Aux sources de cette chanson médiévale
La présence de cette tenson de Giraut de Borneil dans de nombreux manuscrits médiévaux plaide, en faveur, de sa popularité. Elle a même certainement influencé d’autres textes d’époque (2). On a également pu faire remarquer des parentés de ton entre cette pièce et le serventois de Bertran de Born D’un sirventes no.m cal far loignor ganda et la pièce (3).
Du point de vue des formes, certains philologues ont également souligné des convergences de style et d’argumentaires entre les vers de la trobairitz de cette pièce et la chanson « A chantar m’er de so qu’eu no volria » de la comtesse Béatrice de Die. Du point de vue des sources manuscrites, nous vous la présentons (ci-dessus) dans le Canzionere provenzale de la Bibliothèque d’Estense de Modène, en Italie (cote alfa.r.4.4). Ce recueil de pièces de troubadours est référencé, quelquefois, sous le nom de chansonnier D.
Une belle interprétation d’Hespèrion XX sous la direction de Jordi Savall
Pour son interprétation, nous avons choisi celle que nous proposaient Jordi Savall et son ensemble médiéval Hespèrion XX (désormais rebaptisé Hespèrion XXI), à la fin des années 70.
Cansos de Trobairitz un album en hommage aux trobairitz occitanes
Cette version de la chanson de Giraut de Borneil, par Hespèrion XX est apparue, pour la première fois, dans l’album Cansos de Trobairitz . Enregistré en 1977 et paru en 1978, ce dernier proposait de redonner de la voix aux poétesses et compositrices occitanes, du XIIe siècle au tout début du XIIIe. On y retrouve ainsi, pour une durée de 50 minutes d’écoute, 7 pièces d’exception en provenance du Moyen Âge central et toutes en occitan médiéval. La sélection se partage entre compositions originales (paroles et musiques) et contra factum : soit, dans un esprit très médiéval, l’adaptation ou utilisation, par le directeur catalan, d’une musique existante de la même époque, sur une chanson demeurée, jusque là, sans notation.
Sur Cansos de Trobairitz, aux côtés de la chanson du jour de Guiraut de Bornelh, on pourra découvrir : une pièce de la comtesse de Provence et Gui de Cavaillon sur une musique de Gaucelm Faidit, trois pièces de la Comtesse Béatrice de Die (une sur une musique de cette dernière et deux autres, sur des compositions empruntées à Raimon de Miravla et Bernard de Vendatorn). Enfin, viennent s’ajouter à ce tableau sonore, une pièce anonyme sur une musique de Arnaut de Maruelh et encore, une chanson du troubadour Cadenet (Elias Raimond Bérenger).
Musiciens présents sur cet album :
Montserrat Figueras (voix), Josep Benet (voix), Pilar Figueras (voix), Jordi Savall (vièle & lyre), Hopkinson Smith (lute & guitarre), Lorenzo Alpert (flûte), Gabriel Garrido (flûte et percussion), Christophe Coin (vielle & rebab)
« España Antigua » un voyage en musique du Moyen Âge central à la période baroque
Sauf erreur, l’album original Cansos de Trobairitz n’a pas été réédité récemment. On pourra toujours tenter de le chercher d’occasion en version vinyle. Une autre option est de le retrouver dans une compilation de 8 CDs signés Hespèrion XX et Jordi Savall et ayant pour titre España Antigua. C’est même le premier CD de la série.
Sorti chez Warner Music en 2001, ce coffret assez accessible en terme de prix, au regard de son généreux contenu, est une véritable invitation au voyage à travers l’œuvre du grand maître de musique catalan. En prenant le large, depuis les rives du XIIe siècle, ces 8 CDs d’exception emporteront l’auditeur jusqu’à l’ère baroque espagnole, de la fin du XVIIe et le début du XVIIIe siècle : tout un programme à la façon unique de Jordi Savall. Voir ce lien pour plus d’informations : Espana Antigua : Spanish Secular Music (Coffret 8 CD)
Si us quer conselh, bel’ ami’ Alamanda en occitan médiéval et en français moderne
Si us quer conselh, bel ami Alamanda, No.l me vedetz, c’om cochatz lo.s demanda; Que so m’a dich vostra domna truanda Que lonh sui fors issitz de sa comanda Que so que.m det m’estrai er’ e.me desmanda. Que.m conselhatz? C’a pauc lo cor dins d’ira no m’abranda, Tan fort en sui iratz’-
Si je cherche conseil auprès de vous, belle amie Alamanda Ne me le refusez pas, cas c’est un homme en détresse qui le demande ; Puisque votre dame traîtresse m’a dit Que je suis désormais fort loin de son pouvoir Et que ce qu’elle m’avait donné, à présent, elle me le reprend. Que me conseillez-vous ? Car pour peu mon cœur s’embrase de chagrin, De manière si forte que j’en suis affligé.
Per Deu, Giraut, ges aissi tot a randa Volers d’amic no.s fai ni no.s garanda; Car si l’us falh, l’altre conve que blanda, Que lor destrics no crescha ni s’espanda. Pero si.us ditz d’alt poi que sia landa, Vos la.n crezatz, E plassa vos lo bes e.l mals que.us manda; C’aissi seretz amatz.-
Par Dieu, Giraut, les choses ne sont pas ainsi, tout soudain Désir d’amant ne se fait, ni ne se réalise ainsi ; Car si l’un faute, il convient que l’autre s’adoucisse, Afin que leurs peines ne croissent et ne s’étendent. Mais si elle vous dit d’une haute colline que c’est une plaine Vous devez l’en croire. Et que vous plaisent le bien et le mal qu’elle vous envoie; Car c’est de cette façon que vous serez aimé.
No posc mudar que contr’ orgolh no gronda, Ja siatz vos, donzela, bel’ e blonda. Pauc d’ira.us notz e paucs jois vos aonda; Mas ges n’etz primera ni segonda! Et eu que tem d’est’ira que.m confonda, Qe m’en lauzatz, Si.m tem perir, que.’m traia plus vas l’onda? Mal cut que.m chabdelatz!-
Je ne peux me taire et ne pas gronder contre l’orgueil, Bien que vous soyez, Donzelle, belle et blonde. Peu de peine vous afflige et peu de joie vous comble: Mais en cela vous n’êtes ni première, ni seconde ! Et je suis celui qui redoute que ce chagrin ne me détruise, Que me recommanderez-vous (là), Si je crains de périr (noyer), cela ne va t-il pas m’attirer plus encore vers l’onde ? Je crois que vous me guidez bien mal !
Si m’enqueretz d’aital razo preonda, Per Deu, Giraut, no sai com vos responda; Pero, si.us par c’ab pauc fos jauzionda,- Mais volh pelar mo prat c’altre. me tonda. E s’e.us er’oi del plach far dezironda, Ja l’encerchatz Com so bo cor vos esdui’ e.us resconda; Be par com n’etz cochatz!-
Si vous me questionnez à propos d’un sujet si profond Par Dieu, Girau, je ne sais comment vous répondre ; Mais si vous avez pensé que je suis de nature à me satisfaire de peu Je préfère raser (récolter) mon propre champ plutôt qu’un autre ne le tonde. Et si vous êtes désireux d’aboutir à un réconciliation, Vous devez chercher à comprendre d’abord Pourquoi elle éloigne de vous et vous cache son beau corps Ce par quoi vous êtes bien tourmenté !
Donzel, oimais no siatz trop parlera! S’ilh m’a mentit mais de cen vetz primera, Cudatz vos donc que totztems l’o sofera? Semblaria c’o fezes per nescera D’altr’ amistat-er’ ai talan que.us fera, Si no.chalatz! Melhor conselh dera na Berengera Que vos no me donatz.-
Donzelle, ne soyez pas si bavarde ! Car elle m’a mentit cent fois la première, Croyez vous donc que je le supporterai éternellement ? Il semblerait que vous le faites par sottise (Je passerais pour un ignorant). J’aurais envie de trouver d’autres amitiés Si vous ne vous tenez pas coite ! Dame Berengera donnerait de meilleurs conseils Que ceux que vous me donnez.
L’ora vei eu, Giraut, qu’ela.us o mera, Car l’apeletz chamjairitz ni leugera; Per so cudatz que del plach vos enquera? Mas no cut ges que sia tan manera; Ans er oimais sa promessa derrera, Que que.us diatz, Si s’en destrenh tan que ja vos ofera treva ni fi ni patz.-
Désormais je vois, Giraut, comment elle vous récompense en retour Pour la traiter de femme changeante et volage, Vous croyez que cela vous aidera dans cette querelle ? Je ne pense pas que ce soit la chose à faire ; Au contraire, à présent, elle mettra sa promesse plus en arrière encore, Quoi que vous en disiez. Si encore elle prend sur elle de jamais vous offrir (à nouveau) Trêve, foi ou paix.
Bela, per Deu, no perda vostr’ aiuda, Car be sabetz com me fo convenguda. S’eu m’ai falhit per l’ira c’ai aguda, No.m tenha dan; s’anc sentitz com leu muda Cor d’amador, ami’, e s’anc fotz druda, Del plach pensatz; Que be vos dic: Mortz sui, si l’ai perduda, Mas no l’o descobratz!-
Belle, par Dieu, ne me retirez pas votre aide, Quand vous savez bien ce qui m’a été promis Si je me suis égaré par ma tristesse (ma colère) Ne m’en gardez pas dommage ; si vous n’avez jamais senti comment est mu aisément, un cœur amoureux, amie, et si jamais vous fûtes aussi amante Prenez soin de cette réconciliation. Car je vous le dit bien clairement : je mourrai si je l’ai perdu Mais ne lui révélez pas cela !
Senher Giraut, ja n’agr’eu fi volguda, Mas ela.m ditz c’a drech ses irascuda, C’altre.n preietz, com fols, tot a saubuda, Que no la val, ni vestida ni nuda. No fara donc, si no.us gic, que vencuda S’altre.n preiatz? Be.us en valrai, ja l’ai’ eu mantenguda, Si mais no.us i mesclatz.-
Seigneur Giraut, j’aurais déjà voulu que tout cela finisse Mais elle me dit qu’elle a le droit d’être en colère, Quand vous en courtisiez une autre, comme un fou, au vu et au su de tous, Une qui ne la vaut ni vêtue, ni dénudée, Ne ferait-elle, alors, montre de faiblesse, si elle ne vous quittait pas Alors que vous en courtisez une autre ? Mais je vous soutiendrai auprès d’elle, je l’ai toujours fait A condition que vous ne fassiez plus de telles choses (fig commerce charnel ?)
Bela, per Deu, si d’ela n’etz crezuda, per me lo.lh afiatz!-
Belle, par Dieu, si vous avez sa confiance Rassurez la pour moi.
Ben o farai; mas can vos er renduda S’amors, no la.us tolhatz!
Je m’en chargerai, mais quand elle vous aura rendu son amour, ne reprenez pas le vôtre (ne la privez pas du votre ie respectez vos engagementscourtois).
NB : Après m’être attelé un sérieux nombre d’heures à cette traduction, en croisant sources et dictionnaires diverses, versions déjà traduites par d’éminents chercheurs, dans des langues variées (espagnol, anglais, italien, français,…) je dois avouer que certaines zones d’ombre demeurent. A l’habitude, il est donc question d’approcher le sens, quelquefois même de l’extrapoler. Il n’y a aucune prétention de l’épuiser.
En vous souhaitant une excellente journée. Fred pour moyenagepassion.com A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes
PS : l’enluminure ayant servi à l’image d’en tête est tirée du Manuscrit des Cantigas de Santa Maria de la Bibliothèque de l’Escurial, à Madrid.
Sujet : musique, poésie, chanson médiévale, troubadours, occitan, langue occitane, langue d’oc, amour courtois, courtoisie Période : Moyen Âge central, XIIe, XIIIe siècle Auteur : Peire Vidal (? 1150- ?1210) Titre : Anc no mori per amor ni per al Interprètes : Constantinople, Anne Azéma Album : Li tans nouveaus (2003)
Bonjour à tous,
Aujourd’hui, nous partons au XIIe siècle, à la rencontre du troubadour languedocien Peire Vidal et d’une de ses chansons. Comme on le verra, cette pièce s’épanche du côté des désillusions courtoises et le poète occitan nous gratifiera de ses déconvenues face à l’intransigeance de sa dame. A la fin de sa poésie, il passera à tout à fait autre chose avec une référence à la croisade qui prendra même clairement la forme d’un appel.
Le chansonnier Occitan G
Du point de vue des sources, on trouve cette chanson médiévale de Peire Vidal dans un nombre important de manuscrits et chansonniers anciens. Pour en choisir un dont nous n’avons pas encore parlé, nous citerons le Chansonnier occitan G. Cet ouvrage, annoté musicalement et daté des débuts du XIVe siècle, contient pas moins de 202 pièces occitanes médiévales. Il est actuellement conservé à la Bibliothèque Ambrosiana de Milan, sous l’appellation de Canzoniere provenzale R 71 sup. Voici les pages de ce manuscrit correspondant à la chanson de Peire Vidal que nous vous présentons aujourd’hui.
Pour la retranscription de cette poésie en graphie moderne, nous nous appuyons, en majeure partie, sur l’ouvrage Les Poésies de Peire Vidal de Joseph Anglade (chez Honoré Champion, en 1913). Notez que le chansonnier occitan G a également été retranscrit dans son entier par le romaniste italien Giulio Bertoni en 1912, chez Dresden et sous le titre : Il canzoniere provenzale della Biblioteca Ambrosiana R. 71. sup.
Pour nous accompagner dans la découverte de cette pièce de Peire Vidal, nous partirons à la rencontre de l’Ensemble Constantinople qui s’était adjoint, pour l’occasion, la voix de Anne Azéma.
L’Ensemble Constantinople
Formé à l’aube des l’années 2000 par deux frères iraniens résidents au Québec depuis leur adolescence, l’ensemble Constantinople explore un terrain musical et sonore tout à fait original. Depuis leur premiers pas, Kiya et Ziya Tabassian se sont entourés de nombreuses collaborations pour produire un répertoire coloré et même quelquefois « fusion » qui puise son inspiration, à la fois, sur les rives anciennes des civilisations orientales et méditerranéennes, mais aussi dans leurs racines plus traditionnelles : musiques de Grèce, d’Andalousie, mémoires juives et séfarades ou chrétiennes de l’Espagne ancienne, mélodies persanes, tribut aux frasques renaissantes ou au monde de l’Europe médiévale, leur discographie s’est étoffée d’une quinzaine d’albums entre poésie, explorations, échanges et dialogues culturels.
Avec des concerts donnés dans plus de 25 pays, l’Ensemble Constantinople à gardé le goût du voyage et du lointain Québec qui l’a déjà reconnu et primé, ses musiques sont revenues, par les courants océaniques et la magie de la circulation culturelle, jusqu’aux rives de l’Europe. En cherchant un peu sur youtube, vous constaterez que la formation partage généreusement certaines de ses productions, à travers sa propre chaîne. Entre autres morceaux de choix et hors des temps médiévaux qui nous les ramènent ici, vous les trouverez en compagnie de Ablaye Cissoko, de sa Kora et de sa voix envoûtante pour des pièces à la signature unique. Vous pouvez également suivre la formation sur son site web officiel. De notre côté, nous reviendrons à notre période d’élection, le Moyen Âge, et à l’album dont est issue la chanson occitane du jour.
L’album : Li Tans Nouveaus
Sorti en 2003, l’album Li Tans Nouveaux voyait les deux frères musiciens s’associer à d’autres grands noms de la scène médiévale dont la célèbre soprano Anne Azéma.
Avec 12 pièces pour un temps d’écoute légèrement supérieur à 65 minutes, cette sélection partait à la conquête de la poésie courtoise des XIIe et XIIIe siècles et du goût de cette dernière pour le « renouvel » et le printemps. Temps nouveaux, temps de l’amour, on y retrouvera des trouvères comme des troubadours : le Chastelain de Coucy, Guiot de Dijon, Gonthier de Soignies, mais encore quelques pièces dansées de l’Italie ou de l’Angleterre médiévales du temps des Estampies et des Trotto(s). Pour clore le tableau, ajoutons encore deux interludes instrumentaux de Guy Ross et deux belles chansons de Peire Vidal (dont celle du jour) servies toutes deux par la voix de Anne Azéma. On trouve encore des exemplaires de cet album (édité chez Atma classique) à la vente. Voici un lien utile pour plus d’informations : Li Tans Nouveaus de l’Ensemble Constantinople
Musiciens présents sur cet album : Kiya Tabassian (cithare), Anne Azéma (voix), Guy Ross (luth, oud, harpe), Isabelle Marchand (violon), Matthew Jennejohn (flûtes à bec ), Ziya Tabassian (tombak, dayereh, percussion).
Anc no mori per amor de Peire Vidal de l’occitan médiéval au français moderne
NB : pour la traduction et à l’habitude, elle s’inspire, en partie, de celle de Joseph Anglade, mais aussi de recherches plus personnelles en Occitan médiéval ou d’autres traductions comparées. Elle n’a pas la prétention de la perfection. Pour ne pas trop fermer le sens, nous vous proposons même, entre parenthèses, certaines alternatives. A l’occasion nous notons également certaines tournures proposés par Joseph Anglade (JA) que nous n’avons pas nécessairement retenues.
I Anc no mori per amor ni per al, Mas ma vida pot be valer morir, Quan vei la ren qu’eu plus am e dezîr E re no–m fai mas quan dolor e mal. No’m val be mortz, et ancar m’es plus greu, Qu’en breu serem ja velh et ilh et eu : E s’aissi pert lo meu e–l seu joven, Mal m’es del meu, e del seu per un cen.
Je ne suis mort ni d’amour ni d’autre chose, mais ma vie peut bien valoir de mourir quand je vois l’être que j’aime et désire le plus Ne me causer plus que douleur et mal (dommage). La mort ne me sert en rien, et ce qui m’est plus pénible encore, c’est que bientôt ma dame et moi nous serons vieux. Et si ainsi, elle perd ma jeunesse et la sienne, Cela me sera désagréable, pour moi, et pour elle cent fois plus.
II Bona domna, vostr’ ome natural Podetz, si-us platz, leugierament aucir : Mas a la gen vo–n faretz escarnir E pois auretz en peccat criminal. Vostr’ om sui be, que ges no -m tenh per meu, Mas be laiss’ om a mal senhor son feu ; E pois val pauc rics hom, quan pert sa gen, Qu’a Daire–l rei de Persa fo parven.
Noble dame, votre vassal sincère (JA. « homme lige ») Pouvez, à votre gré, aisément tuer, Mais par les gens, vous en serez blâmée (raillée) Et puis vous commettrez aussi un péché mortel. Je suis bien votre homme, puisque je ne m’appartiens en rien ; Mais on laisse volontiers à mauvais seigneur son fief ; Et il vaut bien peu l’homme puissant qui perd ses gens (JA. « vassaux ») Comme il le fut démontrer à Darius, le roi de Perse.
III Estiers mon grat am tot sol per cabal Leis que no–m denha vezer ni auzir. Que farai doncs, pos no m’en posc partir, Ni chauzimens ni merces no m’en val ? Tenrai m’a l’us de l’enoios romeu, Que quier e quier, car de la freida neu Nais lo cristals, don hom trai foc arden : E per esfortz venson li bon sufren.
Contre mon gré, j’aime seul et sans réserve (de tout mon cœur) Celle qui ne daigne ni me voir ni m’entendre ; Que ferai-je donc, puisque je ne m’en puis séparer Et que ni l’indulgence ni la pitié ne me sont d’aucune utilité ? Je me conformerai aux usages du pèlerin ennuyeux (importun), Qui mendie d’un côté et d’autre ; car de la froide neige Naît le cristal, dont on tire le feu ardent ; Et, par leurs efforts, les bons amants qui patientent triomphent. (JA. « les bons [amants] qui patientent arrivent à triompher ».)
IV Anc mais no vi plag tan descomunal, Que quant eu cre nulha ren far ni dir, Qu’a leis deja plazer ni abelir, Ja pois no pens de nulh autre jornal. E tot quan fatz par a leis vil e leu, Qu’anc per merce ni per amor de Deu No pose trobar ab leis nulh chauzimen ; Tort a de mi e peccat ses conten.
Jamais je ne vis de différent si étrange : Puisque quand je pense ne rien faire, ni rien dire D’autre qui ne lui plaise ou ne lui convienne, Et que je ne pense à nulle autre chose (travail) Tout ce que je fais lui semble vil et cavalier (léger, de peu de cas) Et jamais, par pitié ou pour l’amour de Dieu, Je ne puis trouver auprès d’elle aucune indulgence; Sans conteste, elle se comporte envers moi injustement (JA sans conteste elle a tort et se rend coupable envers moi),
V Aissi m’en sui gitatz a no m’en cal, Com lo volpilhs que s’oblid’ a lugir, Que no s’auza tornar ni–s pot gandir, Quan l’encausson sei enemic mortal. No–i sai conort, mas aquel del juzeu, Que si–m fai mal, fai lo ad eis lo seu ; Aissi com cel qu’a orbas se defen, Ai tot perdut, la fors’ e l’ardimen.
Aussi me suis-je jeté dans l’insouciance, Comme le renard qui s’oublie dans sa fuite, Et qui n’ose se retourner, ni ne peut trouver refuge quand ses ennemis mortels le poursuivent. Et je n’ai d’autre consolation que celle du juif Qui, s’il me fait du mal, en fait autant à lui-même ; Et comme celui qui se défend sans rien voir, J’ai tout perdu, la force et la hardiesse.
VI Doncs que farai ? sufrirai per aital, Co-l près destreitz, cui aven a sufrir Que li fai mal, mas ben saupra grazir Qui -m fezes ben en loc d’amic leial. Quar s’eu volgues, domna, per autrui feu Honrat plazer agra conquist en breu. Mas res ses vos no-m pot esser plazen Ni de ren al gaug entier non aten.
Donc que ferais-je ? Je souffrirai de la même façon Que le prisonnier contraint, qui avait à souffrir, Et à qui on faisait mal, mais qui saurait bien être reconnaissant Envers celui qui me (lui ?) ferait du bien comme un loyal ami. Car si je voulais, dame, prendre le fief d’un autre, J’en aurais bientôt conquis le plaisir avec honneur. Mais rien sans vous ne peut m’être plaisant et je n’attends que de vous une joie parfaite.
VII Lai vir mon chant, al rei celestial, Cui devem tug onrar et obezir, Et es be dreitz que l’anem lai servir On conquerrem la vid’ esperital : Que -l Sarrazi desleial, canineu, L’an tout son regn’ e destruita sa pleu, Que sazit an la crotz e -l monumen : Don devem tug aver gran espaven.
J’adresse mon chant au roi céleste, Que nous devons tous honorer et exaucer pleinement; Et il est fort juste que nous allions le servir là-bas Où nous conquerrons la vie spirituelle ; Car les Sarrasins déloyaux de Canaan Lui ont ôté son royaume et détruit son empire ; Et qu’ils se sont saisis de la croix et du sépulcre, Ce dont nous devons tous frémir (concevoir grande épouvante).
VIII Coins de Peiteus, de vos mi clam a Deu E Deus a me per aquel eis coven, Qu’amdos avetz trazits mout malamen El de sa crotz et eu de mon argen. Per qu’en devetz aver gran marrimen.
IX Coms de Peiteus, bels senher, vos et eu Avem lo pretz de tota l’autra gen, Vos de ben far et eu de dir lo çen.
Comte de Poitiers, je me plains de vous à Dieu Et Dieu se plaint de même à moi, Puisque vous nous avez trahi tous deux si durement Lui pour sa croix et moi pour mon argent. Ce pour quoi vous devriez avoir grand tristesse.
Comte de Poitiers, beau Seigneur, vous et moi Nous sommes loués par le reste du monde, Vous pour bien faire et moi pour bien conter.
En vous souhaitant une excellente journée. Fred pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes
Sujet : chanson médiévale, poésie , culte marial, roi troubadour, roi poète, trouvères, vieux-français, langue d’oïl, vierge Marie. Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle. Auteur : Thibaut IV de Champagne (1201-1253), Thibaut 1er de Navarre (Thibaud) Titre : « Du tres douz nom a la virge Marie» Interprète : René Zosso Album : Anthologie de la chanson française, des trouvères à la pléiade (2005)
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous revenons à la poésie et l’art des trouvères avec un des plus célèbres d’entre eux : Thibaut IV de Champagne , roi de Navarre et comte de Champagne, connu encore sous le nom de Thibaut le Chansonnier. Nous le faisons avec d’autant plus de plaisir et d’à-propos que c’est une belle et puissante interprétation de René Zosso qui nous permettra de découvrir cette chanson médiévale du XIIIe siècle.
Une chanson du roi de Navarre
en hommage au nom de la vierge
On connait du legs de Thibaut de Champagne, les pièces courtoises ou encore les chants de croisade. Nous en avons déjà présenté quelques-unes issues de ces deux répertoires. Pour varier un peu, la
pièce du jour est dédiée à la dévotion à Sainte Marie, autrement dit
au culte marial, très populaire aux temps médiévaux notamment à partir du Moyen Âge central.
On le verra, dans cette chanson, le roi et seigneur poète énumère les qualités et les propriétés de la sainte vierge, à partir des cinq lettres composant son nom : M A R I A. On notera qu’avant lui, le moine et trouvère Gauthier de Coincy (1177-1236) s’était, lui aussi, adonné à un exercice similaire à partir du nom de la Sainte. Au Moyen Âge, la seule prononciation de ce dernier est réputée chargée de hautes propriétés spirituelles, voire « magiques » ou miraculeuses. Vous pourrez trouver des éléments d’intérêt sur ces questions dans un article de la spécialiste de littérature médiévale et de philosophie religieuse Annette Garnier : Variations sur le nom de Marie chez Gautier de Coinci, Nouvelle revue d’onomastique, 1997. Egalement, pour élargir sur le culte marial et ses miracles, nous vous invitons à consulter nos publications sur les Cantigas de Santa Maria d’Alphonse X de Castille. Passons maintenant aux sources de cette chanson et sa partition .
Sources manuscrites historiques :
le trouvère K ou chansonnier de Navarre
On retrouve cette pièce du comte Thibaut de Champagne dans un certain nombre de manuscrits anciens datant plutôt des XIVe et siècles suivants. On citera le Chansonnier du Roi dit français 844 ou encore les MS français 846, MS français 12615 et MS français 24406. Ajoutons-y également le Manuscrit MS Français 12148, autrement coté, MS 5198 de la Bibliothèque de l’Arsenal (voir photo ci-dessus). C’est un ouvrage d’importance dont nous avons, jusque là, peu parlé.
Un mot du Manuscrit MS 5198 de l’Arsenal
Daté du premier quart du XIVe siècle, ce manuscrit ancien contient pas moins de 392 folios pour 418 pièces : chansons avec musiques annotées et poésies françaises. Les auteurs sont variés dont une grande quantité de trouvères. L’oeuvre de Thibaut de Champagne y est largement représentée ; sous le nom de « roi de Navarre« , elle ouvre même le MS 5198 avec 53 pièces. Pour avoir une bonne vision du contenu de ce manuscrit médiéval, nous vous conseillons de vous procurer la Bibliographie des Chansonniers français des XIIIe et XIVe siècle de Gaston Raynaud (1884). Quant à l’original digitalisé, il est consultable sur Gallica.
« Du trez douz nom » de Thibaut de Champagne par René Zosso
Anthologie de la chanson française : des trouvères à la Pléiade
Nous avons déjà consacré un article à cet album d’Anthologie autour de la musique médiévale et renaissante. Daté du milieu des années 90, il fait partie d’une vaste collection de CDs, sortie chez EPM, qui proposait de découvrir la chanson française à travers les époques. L’opus réservé à la période « des trouvères à la Pléiade » , dont est extraite la pièce du jour, faisait une belle place à René Zosso.Ce dernier y interprétait, en effet, plus de six chansons dont en compagnie de Anne Osnowycz. (Nous vous renvoyons au lien ci-dessus pour découvrir une autre de ces pièces, ainsi que plus d’information sur cet album.)
Ajoutons que sur les 24 chansons présentées dans cette Anthologie, se trouvaient trois chansons tirées du répertoire de Thibaut le chansonnier, toutes interprétées par le musicien et joueur de vièle à roue suisse.
Du tres douz non a la Virge Marie
du vieux français d’oïl au français moderne
NB : une fois n’est pas coutume, pour cette traduction de l’oïl vers le français moderne, nous avons suivi, à la lettre, celle du critique littéraire et médiéviste français Alexandre Micha dans son ouvrage : Thibaud IV, Thibaud de Champagne, Recueil de Chansons (Paris, 1991, Klincksieck).
Du tres douz non a la Virge Marie Vous espondrai cinq letres plainement. La premiere est M, qui senefie Que les ames en sont fors de torment; Car par li vint ça jus entre sa gent Et nos geta de la noire prison Deus, qui pour nos en sousfri passion. Iceste M est et sa mere et s’amie.
Du très doux nom de la Vierge Marie Je vous expliquerai les cinq lettres clairement. La première est M, qui signifie Que les âmes par elle sont délivrées des tourments, Car par elle descendit parmi les hommes Et nous jeta hors de la noire prison Dieu qui pour nous souffrit sa passion. Ce M représente sa mère et son amie.
A vient après. Droiz est que je vous die Qu’en l’abecé est tout premierement; Et tout premiers, qui n’est plains de folie, Doit on dire le salu doucement A la Dame qui en son biau cors gent Porta le Roi qui merci atendon. Premiers fu A et premiers devint hom Que nostre loi fust fete n’establie.
A vient après et je dois vous dire Qu’il est la première lettre de l’alphabet. Avec cette première lettre, si l’on est sage, On doit dire dévotement la salutation A la Dame qui en son beau corps Porta le Roi de qui nous attendons le pardon. A fut la première lettre du premier homme, Depuis que notre religion fut instituée.
Puis vient R, ce n’est pas controuvaille, Qu’erre savons que mult fet a prisier, Et sel voions chascun jor tout sanz faille, Quant li prestes le tient en son moustier; C’est li cors Dieu, qui touz nos doit jugier, Que la Dame dedenz son cors porta. Or li prions, quant la mort nous vendra, Que sa pitiez plus que droiz nous i vaille.
Puis vient R, ce n’est pas pure fantaisie : Nous savons qu’erre est digne de respect, Et nous le voyons chaque jour avec évidence, Quand le prêtre le tient en son église : C’est le corps de Dieu qui nous jugera tous Et que la Dame porta en son beau corps. Demandons-lui, quand viendra notre mort Que sa pitié soit plus forte que sa justice.
I est touz droiz, genz et de bele taille. Tels fu li cors, ou il n’ot qu’enseignier, De la Dame qui pour nos se travaille, Biaus, droiz et genz sanz teche et sanz pechier. Pour son douz cuer et pour Enfer bruisier Vint Deus en li, quant ele l’enfanta. Biaus fu et genz, et biau s’en delivra; Bien fist senblant Deus que de nos li chaille.
I est tout droit, svelte et de belle taille. Tel fut le corps, riche de toutes les vertus, De la dame qui se met en peine pour nous, Beau, svelte, noble, sans tache et sans péché. Grâce à son doux coeur et pour briser l’Enfer Dieu était en elle, quand elle l’enfanta. Il était beau et gracieux et elle eut une heureuse délivrance. Dieu montra bien qu’il a soin de nous.
A est de plaint: bien savez sanz dotance, Quant on dit a, qu’on se plaint durement; Et nous devons plaindre sanz demorance A la Dame que ne va el querant Que pechierres viengne a amendement. Tant a douz cuer, gentil et esmeré, Qui l’apele de cuer sanz fausseté, Ja ne faudra a avoir repentance.
A exprime la plainte : vous savez bien Que quand on dit A, on se plaint amèrement. Nous devons constamment faire monter nos plaintes Vers la Dame qui n’a d’autre but Que de voir le pécheur s’amender Elle a le cœur si doux, si noble, si généreux Que si on fait appel à elle, Il s’ouvrira au repentir.
Or li prions merci pour sa bonté Au douz salu qui se conmence Ave Maria! Deus nous gart de mescheance!
Implorons sa merci, confiants en sa bonté, Avec le doux salut qui commence par Ave Maria. Que Dieu nous garde de tout malheur !
En vous souhaitant une fort belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.