Sujet : médecine, citations médiévales, école de Salerne, Europe médiévale, moyen-âge, ouvrage, manuscrit ancien. bains, étuves. Période: moyen-âge central (XIe, XIIe siècles) Titre: l’Ecole de Salerne (traduction de 1880) Auteur : collectif d’auteurs anonymes Traducteur : Charles Meaux Saint-Marc
Bonjour à tous,
ous revenons aujourd’hui sur le flos médicinae de l’Ecole italienne de Salerne, ce traité versifié en latin autrement connu sous le titre original de « Regimen Sanitatis Salernitanum » et traduit plus laconiquement par « l’Ecole de Salerne », par Charles Meaux Saint-Marc qui nous fit la grâce de l’adapter en français moderne, à la fin du XIXe siècle.
Comme nous l’avions déjà mentionné, cette médecine médiévale venue d’Italie et notamment ce traité d’hygiène et de santé « préventive » traversa une grande partie du moyen-âge central, avec une influence qui dura même jusqu’au moyen-âge tardif. On s’en souvient, dans le courant du XIIIe siècle, l’ouvrage fut aussi repris, annoté et « popularisé » (auprès d’une certaine élite aristocratique s’entend) par le célèbre médecin catalan et valencien Arnaud de Villeneuve ou Arnau de Villanova, enseignant à Montpellier et formé lui-même à Salerne. On retrouvera d’ailleurs des éditions de cet ouvrage publiées jusque dans les siècles suivants (ci-contre, gravure d’un exemplaire de la fin du XVe).
Les possibles facteurs de propagations
de la pratique des bains au XIIIe siècle ?
st-ce un hasard si, à partir de ce même XIIIe siècle, les infrastructures publiques liées à l’hygiène, aux étuves et aux bains se multiplient dans de nombreux lieux en Europe, en même temps que se manifeste un engouement grandissant pour les traitements médicinaux par les eaux curatives et thermales ?
Les traités d’hygiène que le XIIIe semble avoir affectionnés et qui s’y répandent même s’ils visent sans doute plus une classe lettrée y sont-ils pour quelque chose ? Peut-être. Peut-être et plus sûrement participent-ils d’un mouvement général dont ils sont aussi les signes. Dans la continuité du mouvement amorcé au siècle précédent, le XIIIe siècle verra, en effet, émerger et s’affirmer les universités. Elles enseigneront, entre autres disciplines, la médecine; les cursus seront alors longs et spécialisés et la profession de médecin s’affranchira bientôt de l’exercice que les monastères avaient pu en faire dans les siècles précédents. Pour mieux comprendre cette prise d’autonomie de la discipline, il faut encore se souvenir que différents conciles avaient, dans le courant du XIIe siècle, ramené les moines dans le giron d’une médecine de l’âme, plus résolument que dans celle du corps, leur laissant l’usage des simples mais les privant, entre autres, de celui de la chirurgie.
Miniature issue de Valerius Maximus, Faits et dits mémorables, manuscrit ancien du XVe, (1425) Bnf
Au rang des hypothèses expliquant cet intérêt croissant du XIIIe pour les bains et, participant de la même dynamique, il faut également ajouter les retours des croisades et la découverte sur le sol moyen et proche-oriental d’une tradition solidement implantée dans ce domaine particulier de l’hygiène corporelle, et se souvenir encore de l’influence des médecines juives et arabes sur la jeune médecine occidentale médiévale. Enfin, pour en avoir une vision juste, il faut sans doute aussi ajouter que même si certaines pratiques, la nudité des corps, leur joyeuse mixité et certains autres plaisirs associés au bain, ne furent, dans certains établissements du sol occidental, sans doute pas pour ravir une partie de la classe religieuse de l’Europe médiévale catholique, (le XVe siècle verra d’ailleurs poindre quelques interdictions) la purification et même la sanctification par l’eau, au coeur du baptême chrétien, ne pouvaient pas non plus tout à fait contredire certains bienfaits du bain.
La marque certaine d’une hygiène collective médiévale mais un inventaire difficile à faire
« N’en déplaise à Michelet *, les hommes du Moyen Âge se baignaient. Ni en Orient, ni en Occident, ils ne négligèrent la toilette et ils usèrent avec profit de l’eau ou de la vapeur d’eau pour prendre des bains. La présence d’étuves dans les villes de France — comme à Paris au XIIIe siècle — le confirme amplement. » Didier BOISSEUIL, Espace et pratiques du bain au moyen-âge, Revue Médiévales – Numéro 43
i les médiévistes s’entendent bien aujourd’hui pour affirmer que le moyen-âge central a réservé une place plus importante à l’hygiène corporelle que certaines idées reçues et forgées plus tard ont bien voulu l’affirmer, il demeure intéressant de noter, en suivant le fil de l’article de Didier BOISSEUIL dont nous empruntons ici les premières lignes, combien la modestie « monumentale » des installations de l’occident médiéval dans ce domaine a pu parfois compliquer la tâche de leur identification pour les historiens comme pour les archéologues. Nous ne sommes pas, en effet, face à une culture comparable à celle du monde musulman et de ses hammams ou même ses installations thermales, ni plus tout à fait dans celle de la civilisation romaine et de ses traditions des bains ou des thermes.
Hors des infrastructures publiques inventoriées et mises à jour, qui, encore une fois, se multiplient dans le courant de ce XIIIe siècle, on peut encore trouver les traces documentaires ou archéologiques d’installations élaborées (étuves, bains, faisant appel à de la tuyauterie, certains modes de chauffage de l’eau, de la vapeur, etc ) dans des habitats « luxueux » et aristocratiques, même si, là encore, la taille autant que l’ingénierie des installations peuvent rendre la tâche de l’identification difficile. Que dire alors quand ce type de demeure ne comporte que de simples lieux dédiés à de modestes bains, au cuvier ? Dans ce contexte, on le comprend bien, faire un panorama exhaustif du sujet et des pratiques relève, de la gageure.
Dans son ouvrage: Les temps de l’eau: la cité, l’eau et les techniques : nord de la France, André GUILLERME, admet, lui aussi, les signes clairs au XIIIe siècle de l’émergence d’une hygiène publique (sans doute réservée, nous dit-il, avec quelques précautions, à une certaine aristocratie) mais il relève bien à son tour, la nature problématique de « l’inventorisation » :
« Au vrai, il est difficile d’apprécier l’hygiène domestique du citadin du XIIIe siècle. On en est réduit à relever ça et là quelques mentions de « bassines » et de « cuviaux » dans les testaments des riches marchands ou la présence de baigneurs dans les miniatures.« André GUILLERME (opus cité)
Hygiène de classes & pratiques sociales au moment du bain
Miniature tirée du codex Manesse, Manessische Handschrift XIVe, 1310-1340
Si, dans le courant du XIIIe siècle, les infrastructures publiques ou les installations dans les habitats nobles ou aristocratiques attestent d’un goût indéniable pour la pratique du bain (avec ou sans vapeur), on ne peut donc pas pour autant réduire l’hygiène corporelle de l’homme médiéval à la seule présence de ses dernières. Là encore, la division sociale commande et pour autant que les valeurs d’hygiène puissent être partagées, les classes ont chacune leur lieu et leur façon de la mettre en pratique. En dehors des espaces privatifs des habitations seigneuriales et aristocratiques, et concernant les installations publiques, leurs tarifs semblent, en effet, les réserver à une classe relativement aisée de citadins et peut-être, à une classe un peu plus modeste, de manière occasionnelle. Pour les classes les plus démunies, en milieu urbain comme en milieu rural, il reste encore les fontaines, les rivières, ou les points d’eau qui peuvent encore fournir l’occasion du bain et, à défaut d’un bain chaud ou à la vapeur, il fallait bien savoir se contenter d’une toilette au baquet.
Tout cela étant dit, répétons-le une fois de plus pour être bien certain que cela soit acquis, la présence notable des installations publiques en milieu urbanisé, autant que l’engouement pour les eaux thermales et les traités d’hygiène faisant mention des bienfaits du bain, restent les signes indéniables d’une hygiène corporelle présente et importante dans le courant du moyen-âge central. Pour faire un peu la nique au siècle des lumières, notons que ce type d’infrastructures, finira par se raréfier autour du XVIe siècle dénotant bien cette fois-ci, en pleine Renaissance, d’une baisse notable de l’hygiène publique.
La médecine de Salerne au temps des bains
our abonder dans le sens d’une hygiène médiévale bien plus prégnante qu’on avait pu l’avancer, on notera l’insistance que mettait déjà l’école de Salerne sur le bain, quelques siècles déjà avant le XIIIe siècle. Nous sommes toujours ici dans les préceptes d’hygiène généraux du Flos Medicinaemais avant même de lui dédier les vers que nous vous présentons aujourd’hui sur le sujet, le bain était déjà mentionné à d’autres reprises en début d’ouvrage, marquant bien l’importance que le collectif des médecins médiévaux de Salerne accordait à la propreté corporelle dans la prévention des maladies.
Indéniablement, pour eux, le bain est une affaire sérieuse que l’on doit entourer de certaines précautions; ils lui préféreront même dans certains cas, la saignée qu’ils ont décidément grand coeur de promouvoir. Ajoutons enfin qu’ils mentionnent encore ici (et ce n’est pas non plus la première fois), le « commerce amoureux », entendez charnel, affirmant bien la distance et une certaine liberté prise à l’égard des préceptes ascétiques catholiques, par nature, pas très prompts à promouvoir ouvertement de tels plaisirs.
De l’Usage des Bains, De Usu Balneorum
Veux-tu, robuste, atteindre à la verte vieillesse. Des préceptes suivants pratique la sagesse: Ne va pas boire à jeun quand tu descends du lit; Que ton front découvert redoute un froid subit Ou d’un soleil ardent l’atteinte meurtrière. Une fraîche blessure, une fièvre, un ulcère, Douleur de tète ou d’yeux, l’estomac irrité Ou vide d’aliments, l’air pesant de l’été, Te prescriront de bains un entier sacrifice. Cherche dans la saignée un prompt et sûr office.
Le bain, après la table, épaissit, mais avant Il amaigrit le corps; sec, il est échauffant, Mais humide il engraisse. Au sortir de la table, Pour l’estomac rempli le bain si redoutable, Quand les mets sont passés, n’a rien de dangereux. Le repos après bain ou commerce amoureux, De peur d’épuisement, doit toujours se prescrire. Si tu tiens à tes yeux, garde-toi lors d’écrire; Garde-toi bien encor (le conseil en est sain) De boire ou de manger, dès que tu sors du bain. Eau de mer pour le corps est âcre et desséchante; Eau de lotion, froide; eau de fleuve, astringente. Ne siège pas longtemps au bain chaud apprêté, Untel contact, du corps accroît l’humidité.
l’Ecole de Salerne (traduction de 1880)
En vous souhaitant une très belle journée.
Frédéric EFFE.
Pour moyenagepassion.com A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.
Sujet : fabliau, « poésie » médiévale, troubadour, trouvère, poésie médiévale Titre : le testament de l’âne Auteur : Rutebeuf Période : XIIIe siècle, moyen-âge central
Bonjour à tous,
‘espère que ce billet de blog vous trouve en joie. Nous revenons encore, ici, sur le trouvère et poète du XIIIe siècle Rutebeuf auquel nous avons déjà consacré quelques articles ici, mais, cette fois, pour aborder un de ses fabliaux : le testament de l’âne.
Le fabliau, est un genre qui a été extrêmement populaire pendant une grande partie du moyen-âge. Dans ces petites histoires légères, paraboles de la société médiévale, on faisait passer de la critique, des satires sociales et de l’humour et pour aborder ce genre, nul mieux que Rutebeuf ne pouvait nous servir d’introduction. Dans le texte original, Rutebeuf est presque toujours dur à comprendre à la première lecture, quelquefois même impossible. Le français qu’il utilise est un lointain ancêtre de notre langue, si loin que les formes ont pour la plupart changé. Pourtant l’homme, était, dit-on, jongleur et peut-être de cet art, a-t’il tiré son habileté à jongler avec les mots. La musicalité de ses textes, autant que les mystères qu’ils semblent refermer fascinent encore et sont autant d’invitations au voyage, en l’occurrence un voyage vers le passé et vers le monde qui nous préoccupe ici, le monde médiéval.
De l’humour de Rutebeuf et du temps passé
On a souvent dit de Rutebeuf que son humour, ses jeux de mots ou ses sous-entendus étaient à tiroir et difficiles à comprendre ou à retraduire dans toute leur subitilité et rien n’est moins vrai. Mais nous le savons bien que l’humour est toujours lié à l’air du temps, et ce même quand il touche des vérités profondes. Et même un trait d’humour peut nous faire encore rire ou sourire en traversant les âges, il perd presque toujours une partie de ses sous-entendus souvent impénétrables pour qui est totalement étranger à la culture ou à l’époque qui l’a vu naître. Pour prendre un exemple trivial, emprunté au cinéma, il n’est pas rare que si nous avons aimé et ri d’un film comique, en le revoyant dix ans après, on se rende compte que le monde a changé et si les références nous font encore rire, c’est souvent parce que nous savons les replacer alors dans cette même époque ou ce temps que nous avons connu. Et quand l’humour ne touche rien de profond et n’a d’autres ambitions que de nous faire rire de l’air du temps, il peut même devenir déplacé ou désuet, même parfois pour qui l’a connu. Que dire alors d’un humour qui nous vient de près de huit cent ans en arrière? Comment pourrait-on prétendre en avoir toutes les clés? Si nous ne pouvons les avoir, peut-être peut-on au moins deviner entre les lignes, l’époque dont cet humour nous parle. Sans doute est-ce, avec Rutebeuf, ce à quoi il nous faut en partie nous résigner: tenter d’attraper un peu de ce monde médiéval au vol quand nous le traduisons, un peu de l’esprit de l’auteur, conscient que comprendre toutes ses subtilités nous impose encore d’autres détours qui ne suffiront sans doute pas à nous aider à le percer.
L’outrecuidance de traduire
D’une manière générale et sans parler uniquement d’humour, on pourra encore argumenter avec Alain Guerreau, cet esprit aiguisé et acerbe, merveilleux empêcheur de tourner en rond des historiens médiévistes, qu’il est vain, sans mille précautions, d’essayer de traduire les mots, les poésies, les textes qui nous proviennent du monde médiéval, tant c’est un monde éloigné du notre, au point de nous être étranger. Nous ne pouvons, pourtant, nous y résigner mais puisse la conscience des limites de l’exercice nous servir, ici, un peu d’excuse à notre outrecuidance.
J’ajouterai encore que si on lit et l’on savoure les fables d’un Jean de
la Fontaine, en ce qu’il adresse des vérités de la condition humaine qui nous paraissent intemporelles, pourquoi ne pourrait-on faire de même avec un Rutebeuf en espérant qu’il nous transmette peut-être au sortir aussi quelques vérités immuables, ou à tout le moins, un peu de cette modernité qui lui ferait nous ressembler, dont nous puissions nous délecter ou que nous puissions transposer. Quoiqu’il en soit, il y a quelque chose venant de ce jongleur et trouvère du XIIIe siècle aux manies malgré tout bourgeoises, qui encore nous interpelle. Dans sa langue ou dans leur musique, dans sa truculence verbale. C’est ce quelque chose qui fait que nous ne voulons pas renoncer à en percer le sens sans préjuger aucunement de ce que nous y trouverons et le découvrant en quelque sorte au fil des textes. A défaut d’être celui qui, de sa fenêtre, connait déjà tout de sa rue, nous sommes, nous, ce passant en ballade qui flâne, curieux de tout, les yeux neufs. (photo ci-dessus, évêques, prêtres et chanoines en prière pour un sculpture gothique de la fin du XVe siècle)
Méthode utilisée pour versifier
« le testament de l’âne » en français moderne
Je ne doute qu’il existe déjà des versions du testament de l’âne en vers, mais pour être très honnête, je n’ai pas, il me faut bien l’avouer, écumé toutes les bibliothèques de France et de Navarre pour les débusquer. Je pense que même si j’en avais trouvé j’aurais, de toute façon, fait ce même travail de recherche du sens original, à la source du texte de Rutebeuf, pour comparer ou comprendre les interprétations d’un éventuel traducteur-versificateur. Qu’on ne m’accuse donc pas de plagiat mais plutôt d’ignorance si des versions existent, proches de la version que je présente ici et que j’ai travaillé sans m’appuyer sur des versifications existantes. (ci contre enluminure médiévale, non datée)
Concernant la méthode, j’ai cherché à la ronde des traductions de ce testament de l’âne. Il en existe plusieurs. des légions de versions en prose, qui ne m’intéressaient qu’à moitié, puisque je recherchais en plus du sens à retraduire la musicalité des vers. Dans certaines de ces versions, il y a même des approches qui pourraient paraître fantaisistes tant leurs digressions semblent s’éloigner du texte original, c’est ce moment où se mêle inextricablement l’interprétation du conteur ou du traducteur aux intentions de Rutebeuf. C’est le cas notamment des commentaires de Jean-Baptiste Legrand d’Aussy, dans son ouvrage « Fabliaux ou contes, fables et romans du XIIe et du XIIIe » (daté du XVIIIe siècle). L’auteur y fait dire à Rutebeuf et son testament de l’âne des choses qu’il n’a pas dite et qui en sont même fort loin. C’est un exercice parmi d’autres mais cela ne présente pas grand intérêt pour notre démarche. Nous cherchons en effet à comprendre le poète et non son traducteur ou celui qui en parle.
Nous préférons largement pour ce qui nous intéresse les oeuvres originales de Rutebeuf, transcrites à la virgule et l’ouvrage du XIXe siècle d’Achille Jubinal : Œuvres complètes de Rutebeuf, trouvère du XIIIe siècle, recueillies et mises au jour pour la première fois. (Nouvelle édition, revue et corrigée, Paris, Daffis, 1874-1875). Il y a enfin et je crois que, sans ce support, nous ne nous serions sans doute pas attelé à la tâche, la référence incontournable de l’académicien Michel Zink : Rutebeuf, Oeuvres complètes ( en photo ci-dessus), Dans son approche et son travail de traduction, il n’a pas, lui, cherché à retraduire la musique de Rutebeuf mais s’est attaché uniquement au sens ce qui est fort louable et extrêmement utile pour l’exercice auquel nous nous livrons. Sa compréhension n’est ainsi pas bridée par l’exercice du ver et de la rime et se livre entière, sans cette contrainte. Pour remettre ce testament de l’âne en français moderne et en vers, nous n’avons pourtant pas suivi toutes les idées de notre académicien et, dans quelques cas de figures, nous y avons préféré une approche du texte de Rutebeuf qui nous semblait plus littérale. Je l’avais dit « Outrecuidance quand tu nous tiens! » Nous nous sommes aussi appuyé sur un article de synthèse de Jacques E Merceron que je cite plus bas.
Sur l’interprétation de ce fabliau
Je ne vais pas, ici, me lancer dans une interprétation longue des différents niveaux de lecture de ce fabliau de Rutebeuf et je préfère le livrer nu et entier à votre sagacité. Certaines notes que j’ajoute à la fin de la traduction sont importantes toutefois. Pour être encore honnête, la traduction étant fraîche, je trouve que ce testament de l’âne offre une lecture satyrique à plusieurs niveaux assez complexe et je serais bien présomptueux d’affirmer que j’ai déjà démêlé cet écheveau. Peut-être en ferons-nous un article futur, c’est à voir. Souvenons-nous simplement, tout du long, que la critique de Rutebeuf se fait toujours depuis l’intérieur de sa propre foi. Dans ce fabliau, c’est un chrétien qui interpelle les mauvais chrétiens ou les mauvais prêtres, en plus de fustiger les conséquences de l’obsession du gain. Ainsi nous y voilà encore? L’argent met tout le monde d’accord? La satire peut-elle échapper à une certaine forme de cynisme? C’est une vraie question. Quoiqu’il en soit, pour l’instant, ce texte garde encore ainsi de son mystère et l’exercice de la versification en français moderne ne l’a, semble-t-il et heureusement, pas épuisé. Avant de vous livrer cette traduction, je vous conseille si vous voulez avoir une vision un peu plus claire de ce que peut cacher le phrasé de Rutebeuf et notamment une forme d’ironie qui ne se livre peut-être pas au premier abord, l’article de Jacques E. Merceron sur ce testament de l’âne et sur la notion de « bontei » utilisée par notre trouvère du XIIIe siècle dans ce fabliau.
Important : utilisation de cette version en vers du testament de l’âne de Rutebeuf
Si vous souhaitez utiliser cette traduction, sur le web ou ailleurs, voici les liens à inclure sur vos pages.
Lien vers cet article : https://www.moyenagepassion.com/index.php/2016/03/28/fabliau-du-moyen-age-le-testament-de-lane-de-rutebeuf-traduit-en-vers/
Réferénce au site à inclure: traduction du testament de l’âne de Rutebeuf de http;//www. moyenagepassion.com » A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes ».
Le testament de l’âne de Rutebeuf
en français moderne et en vers
Ainsi, nous voilà donc, le texte original de Rutebeuf dans une main, la traduction de Michel Zink de l’autre et la ferme intention de retrouver la musique de ce fabliau autant que son sens profond en le passant de son français ancien dans notre français moderne; en bref, coller au plus près de Rutebeuf et de sa poésie, tout en respectant l’exercice du ver et du pied. Je dois avouer que dans deux cas de figure précis, le sens ne pouvait pas être retranscrit sauf à y ajouter un pied, notre version a donc deux pieds de plus que la sienne. Si je voulais faire de l’humour je dirais que si vous voyez deux pieds dépassés, ce sont donc ceux de votre serviteur, mais je n’y céderais pas de craint que vous ne pensiez que je l’ai fait à dessein juste pour faire ce mot.
Le testament de l’âne
Qui veut du monde être à l’honneur Tout en suivant la vie de ceux Qui ne vivent que pour l’argent (1) En récolte bien des nuisances Tout entouré de médisants Ne songeant qu’à lui faire du tord Le voilà cerné d’envieux Fussent-ils aussi beaux que gracieux, Sur dix qui sont assis chez lui, Des médisants, il y en a six Et des envieux pas moins de neuf. Dans son dos, ils n’ont cure de lui, (2) Mais par devant, ils lui font fête Chacun inclinant bas la tête Comment ne seraient-ils envieux ceux qui n’en profitent avec lui ? Quand déjà ceux-là, à sa table, ne sont pour lui ni sûrs, ni fiables?
A l’évidence, ça ne peut être. Je vous le dis à cause d’un prêtre Qui avait une bonne église* (*paroisse) mais dont la seule aspiration était d’enrichir ses avoirs Il y passait tout son savoir Couvert de robes et de deniers Et du blé tout plein ses greniers Car le prêtre savait s’y prendre (3) et pour la vente se faire attendre de la pâques à la Saint-Rémi. Et il n’avait d’ami si cher qui puisse rien tirer de lui, sauf à grand force l’y soustraire. Chez lui, il y avait un âne Comme on n’en vit de mémoire d’homme, Qui vingt ans entiers le servit Jamais pareil serf, on ne vit Mais l’âne mourut de vieillesse Qui tant avait fait sa richesse Et au prêtre il était si cher Qu’il ne voulut qu’on l’écorchât Et l’enfouit dans le cimetière pour que sa dépouille y resta (4)
L’évêque avait d’autres manières ni cupide, ni grippe-sous Mais courtois et bien éduqué A tel point que même alité, à la vue d’un homme de bien, on n’eut pu le tenir au lit. La compagnie des bons chrétiens c’était sa médecine à lui. Sa grande salle toujours pleine, Rien à redire sur sa Maison, Et quoiqu’il ait pu désirer, Nul de ses gens ne s’en plaignait. S’il avait meubles, c’était des dettes, car qui trop dépense s’endette.
Un jour qu’en grande compagnie Se tenait notre homme de bien On parla de ces riches clercs et des prêtres avares et chiches Qui ne font bonté ni honneur A leur évêque, ni au seigneur. On fit son affaire à ce prêtre si riche et si plein de lui-même. Ainsi sa vie fut bien décrite, Aussi bien qu’un livre l’eut fait, Et on lui prêta plus d’avoirs Que trois comme lui eurent pu avoir Car l’on en dit toujours bien plus Que ce qu’à la fin on y trouve. « Il a encore fait quelque chose Qui faudrait son pesant d’argent pour qui voudrait le révéler » Dit-un qui veut se faire bien voir, « Et qui vaudrait grande récompense » – « Et qu’a-t’il fait? » s’enquiert le sage – Il a fait pire qu’un bédouin puisqu’il a, son âne Baudouin, enterré en la terre bénite. – Maudit soit-il! fait l’évêque, si cela était avéré Honni soit-il, lui et ses biens! Gautier, convoquez-le ici écoutons ce prêtre répondre Sur ce dont Robert l’accuse, Et je dis, que Dieu m’y assiste Si c’est vrai, j’en aurais l’amende!(5) « – Sire je veux bien que l’on me pende, Si ce que j’ai dit n’est pas vrai Je l’affirme, à votre bonté, jamais il ne rendit hommage, » (6)
On convoqua donc le prêtre, il est là, il lui faut répondre A son évêque de l’affaire Qui peut le faire destituer. « Traître à Dieu, Homme déloyal, Qu’avez-vous donc fait de votre âne? dit l’évêque, quel grand méfait* (*offense) A notre église* avez-vous fait? (*Sainte) Jamais je n’en vis de plus grand Qui avez mis en terre votre âne Là où l’on enterre les chrétiens! Par Sainte Marie l’égyptienne si la chose peut être établie par des témoins dignes de foi, je vous ferais mettre en prison. Jamais n’ais ouïe de si grand crime! » (7) « Très doux seigneur, dit le prêtre bien des choses peuvent se dire, mais je demande un jour entier pour réfléchir à cette affaire Ce serait un juste délai pour y repenser, s’il vous plait (non qu’il me plaise d’argumenter) (8)
« Je vous donne cette journée » mais ne me tiens pas acquitté de cette chose, si elle est vraie. » « Monseigneur, il ne faut y croire. » Sur ce l’évêque renvoie le prêtre sans trouver l’affaire amusante. Mais le prêtre ne s’émeut point qui sait qu’il a pour bonne amie sa bourse qui toujours se tient prête pour réparer ou au besoin. Le fou peut bien dormir ou non, voilà que déjà le temps vient. (9) Le temps vient, le prêtre revient. Vingt livres cachées dans une ceinture Bien comptées et en bon argent voilà ce qu’il porte avec lui sans craindre la faim ou la soif (10) Quand l’évêque le voit venir il ne peut contenir ses mots: « Votre délai est expiré Prêtre au bon sens dévoyé ! » (11) « Sire, j’ai réfléchi, il est vrai, Mais laissons dehors les querelles Ne devez-vous en étonner Qu’au conseil il faille concilier. Je veux vous parler en conscience et s’il m’en coûte pénitence Sur mes biens ou sur ma personne Alors que vous me l’infligiez.
L’évêque approche alors l’oreille pour recevoir les confidences Et le prêtre lève le chef* (*la tête) Alors peu soucieux de son or. (12) Sous sa cape, il tenait l’argent Qu’il n’osait pas montrer à tous Et chuchotant, conta son conte « Monseigneur, il y a peu à dire. Mon âne a vécu bien longtemps Il me fut d’une aide précieuse (13) Et m’a servi sans rechigner Fort loyalement, vingt ans entiers Et que Dieu veuille bien m’absoudre Chaque année, il gagnait vingt sous Si bien qu’il épargnât vingt livres Et pour échapper aux enfers Il vous les lègue en testament. L’évêque dit » Dieu le protège » « Que ses fautes soient pardonnées Et tous les péchés qu’il a fait ! »
Ainsi, vous avez pu l’entendre, Voilà l’évêque réjoui, du riche prêtre pour sa méprise Qui la bonté lui a appris (variante : Qui lui apprit à s’amender) (14)
Rutebeuf nous dit et enseigne Qui deniers tient dans ses affaires (15) n’ait crainte de faire de faux-pas Notre âne est demeuré chrétien Mais nos rimes s’arrêtent là Car il a bien payé son legs (16)
_____________________________________________________________________ Notes sur la traduction
(1) s’extasier devant le gain (2) « Par derrier nel prisent un oef ». Intraduisible litteralement (3) Savait bien vendre (4) Ici demeurerait ses restes, sa dépouille: « ici lairait cette matiere »
M Zink traduit : « En voilà assez sur ce sujet. » Je pense qu’il y a jeu de mots de Rutebeuf, ici, sur la matière du corps de l’âne et la matière, le sujet dont il parle. (5) « Si c’est vrai il m’en répondra » » « Si c’est vrai, il réparera ». « Se c’est voirs, j’en avrai l’amende. » M Zink : j’en aurais « réparation ». Pas nécessairement pécuniaire. (6) Un pied de plus ici : « Si ne vos fist onques bontei ». M Zink ; « D’ailleurs pour vous il ne fut jamais attentionné » (7) « C’onques n’oÿ teil mesprison » Variante : car jamais je ne vis tel crime. (8) « Non pas que je i bee en plait ». Michel Zink : « non que je sois procédurier » (9) Un pied de plus ici aussi « Que que foz dors, et i termes vient »
Cela ressemble à un début de proverbe adapté un peu, quelque chose que je comprends un peu comme cela : « le fou peut bien dormir ou non, le temps passe et passe toujours » (10) « N’a garde qu’il ait fain ne soi »Comme sa bourse est plein d’argent il ne craint pas d’avoir faim ou soif car il peut y pourvoir (11) « Qui aveiz votre senz beü. » M Zink traduit par « vous qui avez noyé votre bon sens dans la boisson ». Même si litteralement « qui avez votre bon sens bu » pourrait le suggérer, je ne pense pas que l’évèque traite le prêtre d’alcolique, mais plutôt que c’est une expression pour lui signifier qu’il a perdu tout bon sens. (12) Qui alors n’en menait pas large et ne s’attachait plus à l’argent. « Qui lors n’out pas monoie chiere. » (13) »Mout avoie en li boen escu ». Intéressant de voir ici la notion de protection de bouclier du verbe original de Rutebeuf, (14) « A bontei faire li aprist. » Même si elle est surement décevante en tant que chute parce qu’un peu compliquée, je pense vraiment que la traduction : « qui lui apprit à s’amender » est de loin la plus juste parce qu’elle contient le double sens de s’amender : « devenir meilleur » et s’amender: « payer tribu ou payer sa charge », en l’espèce et en espèces, à son évêque. Variantes : « Qui à faire le bien, lui apprit. » M Zink : « qui lui apprit à avoir des intentions, à être attentionné » (envers son évêque). J. Dufournet : « l’évêque se réjouit que le prêtre ait péché, car il lui apprit ainsi à faire le bien ». Cette phrase est probablement la plus difficile à traduire de tout le texte parce que la subtilité de Rutebeuf s’y exprime tout entière. On peut la traduire encore par « Qui lui apprit à être bon » ou même « Qui la bonté lui a appris » ou même la charité, sauf à ne pas oublier la charge ironique qu’elle contient de la part de l’auteur. Il n’est en effet ici, pas question du fait que le prêtre soit tout d’un coup devenu bon ou ait développé cette qualité intrinsèque. Puisque visiblement « tout s’achète », l’homme ne changera pas et son système lui réussit à l’évidence. Cette preuve de « bonté » doit se comprendre doublement et ironiquement, mais, en l’occurrence, c’est surtout dans le cadre ecclésiastique qu’elle s’exerce car, enfin, c’est envers son église et plus surement envers son évêque (« dispendieux, mondain et endetté », nous dit Jacques E Merceron ), que le prêtre « fait bonté » ou « montre ses attentions ». Sur le fond, et Rutebeuf en joue sûrement aussi ici, il y a une relation hiérarchique et presque organique du prêtre à l’évêque qui induit que si le prêtre se conduit bien il fait « honneur » à son évêque, « il rend hommage à la bonté de son évêque » « il lui fait amende » « il s’amende envers lui » et du même coup envers l’église tout entière. Pour le coup, il semble que ce soit dans la poche de l’évêque que l’argent aille échouer et c’est encore, ici, Rutebeuf, le bon chrétien qui satirise sur les hommes dévoyés que l’argent achète, et sur les hommes cupides qui pensent que tout peut s’acheter, fait auquel, je le déplore un peu, ce texte donne raison avec cynisme, mais s’il ne le faisait pas sans doute serait-il moins drôle. C’est ce monde dont Rutebeuf nous dit peut-être encore, que même les ânes deviennent chrétiens pourvu qu’ils en aient les moyens. (15) variantes : Que ceux à la bourse bien pleine (16) variantes : car son leg paya bel et bien
La version originale de Rutebeuf :
C’est li testament de l’Asne
Qui vuet au siecle a honeur viure Et la vie de seux ensuyre Qui beent a avoir chevance Mout trueve au siecle de nuisance, Qu’il at mesdizans d’avantage Qui de ligier li font damage, Et si est touz plains d’envieux, Ja n’iert tant biaux ne gracieux. Se dix en sunt chiez lui assis, Des mesdizans i avra six Et d’envieux i avra nuef. Par derrier nel prisent un oef Et par devant li font teil feste: Chacuns l’encline de la teste. Coument n’avront de lui envie Cil qui n’amandent de sa vie, Quant cil l’ont qui sont de sa table, Qui ne li sont ferm ne metable?
Ce ne puet estre, c’est la voire. Je le vos di por un prouvoire Qui avoit une bone esglise, Si ot toute s’entente mise A lui chevir et faire avoir: A ce ot tornei son savoir. Asseiz ot robes et deniers, Et de bleif toz plains ces greniers, Que li prestres savoit bien vendre Et pour la venduë atendre De Paques a la Saint Remi. Et si n’eüst si boen ami Qui en peüst riens nee traire, S’om ne li fait a force faire. Un asne avoit en sa maison, Mais teil asne ne vit mais hom, Qui vint ans entiers le servi. Mais ne sai s’onques tel serf vi. Li asnes morut de viellesce, Qui mout aida a la richesce. Tant tint li prestres son cors chier C’onques nou laissat acorchier Et l’enfoÿ ou semetiere: Ici lairai ceste matiere.
L’evesques ert d’autre maniere, Que covoiteux ne eschars n’iere, Mais cortois et bien afaitiez, Que, c’il fust jai bien deshaitiez Et veïst preudome venir, Nuns nel peüst el list tenir: Compeigne de boens crestiens Estoit ces droiz fisiciens. Touz jors estoit plainne sa sale. Sa maignie n’estoit pas male, Mais quanque li sires voloit, Nuns de ces sers ne s’en doloit. C’il ot mueble, ce fut de dete, Car qui trop despent, il s’endete. Un jour, grant compaignie avoit. Li preudons qui toz bien savoit. Si parla l’en de ces clers riches Et des prestres avers et chiches Qui ne font bontei ne honour A evesque ne a seignour. Cil prestres i fut emputeiz Qui tant fut riches et monteiz. Ausi bien fut sa vie dite Con c’il la veïssent escrite, Et li dona l’en plus d’avoir Que trois n’em peüssent avoir, Car hom dit trop plus de la choze Que hom n’i trueve a la parcloze. « Ancor at il teil choze faite Dont granz monoie seroit traite, S’estoit qui la meïst avant, Fait cil qui wet servir devant, Et c’en devroit grant guerredon. – Et qu’a il fait? dit li preudom. – Il at pis fait c’un Beduÿn, Qu’il at son asne Bauduÿn Mis en la terre beneoite. – Sa vie soit la maleoite, Fait l’esvesques, se ce est voirs! Honiz soit il et ces avoirs! Gautiers, faites le nos semondre, Si orrons le prestre respondre A ce que Robers li mest seure. Et je di, se Dex me secoure, Se c’est voirs, j’en avrai l’amende. – Je vos otroi que l’an me pande Se ce n’est voirs que j’ai contei. Si ne vos fist onques bontei. »
Il fut semons. Li prestres vient. Venuz est, respondre couvient A son evesque de cest quas, Dont li prestres doit estre quas. « Faus desleaux, Deu anemis, Ou aveiz vos vostre asne mis? Dist l’esvesques. Mout aveiz fait A sainte Esglise grant meffait, Onques mais nuns si grant n’oÿ, Qui aveiz votre asne enfoÿ La ou on met gent crestienne. Par Marie l’Egyptienne, C’il puet estre choze provee Ne par la bone gent trovee, Je vos ferai metre en prison, C’onques n’oÿ teil mesprison. » Dist li prestres: « Biax tres dolz sire, Toute parole se lait dire. Mais je demant jor de conseil, Qu’il est droit que je me conseil De ceste choze, c’il vos plait (Non pas que je i bee en plait).
– Je wel bien le conseil aiez, Mais ne me tieng pas apaiez De ceste choze, c’ele est voire. – Sire, ce ne fait pas a croire. » Lors se part li vesques dou prestre, Qui ne tient pas le fait a feste. Li prestres ne s’esmaie mie, Qu’il seit bien qu’il at bone amie: C’est sa borce, qui ne li faut Por amende ne por defaut. Que que foz dort, et termes vient. Li termes vient, et cil revient. Vint livres en une corroie, Touz sés et de bone monoie, Aporta li prestres o soi. N’a garde qu’il ait fain ne soi. Quant l’esvesque le voit venir, De parleir ne se pot tenir: « Prestres, consoil aveiz eü, Qui aveiz votre senz beü. – Sire, consoil oi ge cens faille, Mais a consoil n’afiert bataille. Ne vos en deveiz mervillier, Qu’a consoil doit on concillier. Dire vos vueul ma conscience, Et, c’il i afiert penitance, Ou soit d’avoir ou soit de cors, Adons si me corrigiez lors. »
L’evesques si de li s’aprouche Que parleir i pout bouche a bouche. Et li prestres lieve la chiere, Qui lors n’out pas monoie chiere. Desoz sa chape tint l’argent: Ne l’ozat montreir pour la gent. En concillant conta son conte: « Sire, ci n’afiert plus lonc conte. Mes asnes at lonc tans vescu, Mout avoie en li boen escu. Il m’at servi, et volentiers, Moult loiaument vint ans entiers. Se je soie de Dieu assoux, Chacun an gaaingnoit vint soux, Tant qu’il at espairgnié vint livres. Pour ce qu’il soit d’enfers delivres Les vos laisse en son testament. » Et dist l’esvesques: « Diex l’ament, Et si li pardoint ses meffais Et toz les pechiez qu’il at fais! »
Ensi con vos aveiz oÿ, Dou riche prestre s’esjoÿ L’evesques por ce qu’il mesprit: A bontei faire li aprist.
Rutebués nos dist et enseigne, Qui deniers porte a sa besoingne Ne doit douteir mauvais lyens. Li asnes remest crestiens, A tant la rime vos en lais, Qu’il paiat bien et bel son lais.
Explicit.
Références bibliographiques
Œuvres complètes de Rutebeuf, trouvère du XIIIe siècle, recueillies et mises au jour pour la première fois par Achille Jubinal. Nouvelle édition, revue et corrigée, Paris, Daffis, 1874-1875
Rutebeuf, Œuvres complètes, Michel Zink
Fabliaux ou contes, fables et romans du XIIe et du XIIIe, Jean-Baptiste Legrand d’Aussy
Sujet : poésie et chanson médiévales goliardiques, Troubadours modernes Style : rock néo-médiéval Titre :Estuan Interius, les confessions de l’Archipoète, les confessions de Golias. Période : XIIe siècle, Moyen Âge central Interprétes : Corvus Corax. (XXe!)
Estuans Intrinsecus (Interius), les confessions de l’Archipoète de Cologne.
Bonjour à tous
ous restons, ici encore, en compagnie de la poésie médiévale des Goliards, pour, cette fois, présenter le poème médiéval Estuans Intrinsecus, que l’on connait encore sous le nom de confessions de l’Archipoète, ou confessions de Golias.
Cette fois-ci, l’interprétation moderne et musicale de ce texte ne va pas du côté de Carmina Burana de Carl Orff, même si c’est dans le même ouvrage qui avait inspiré la cantate du compositeur allemand que cette poésie a été retrouvée, et même si on peut supposer que c’est par le biais que le groupe Corvus Corax, également allemand, l’a découvert. Avec cette interprétation des confessions de Golias, nous nous éloignons donc clairement des orchestrations de Carl Orffpour partir à la découverte d’une version résolument « rock néo-médiéval » qui part dans des accélérations qui ne vont pas sans rappeler certains titres de la troupe des compagnons du Gras jambon. Au fond, remis au goût musical du jour, le contenu de cette poésie qui nous conte la vie d’un poète vagabond en révolte s’y prête assez bien.
Estuans Interius ou Estuans Intrinsecus est donc un chant profane latin qui s’inscrit totalement dans la tradition goliardique et la poésie des Goliards. On dit d’ailleurs de son auteur, l’Archipoète de Cologne, qu’il était un immense poète du XIIe siècle et du moyen-âge central et on le désigne même souvent comme un des maîtres de cette tradition littéraire satirique.
Une version signée de Corvus Corax
Qui est l’archipoète ou plutôt qui n’est-il pas?
On rapproche quelquefois l’archipoète de Hugues Primat, autre poète médiéval quelque peu mieux connu. On a même pu dire qu’il n’était qu’une seule et même personne, seulement voilà, il demeure également de nombreux points d’interrogations sur la vie et l’identité réelle de ce Hugues « Primat » et le fait qu’il ait pu cacher comme seconde identité et signature celle de l’archipoète n’est confirmé, au final, presque nulle part: il y a, pourtant, il est vrai, des parentés troublantes entre ces deux personnages que l’on attache, de manière égale, à la tradition goliardique.
Tout d’abord, les deux hommes sont contemporains ; l’archipoète a supposément vécu entre 1130-1167 et Hugues « Primat » (d’Orléans?) en 1095-1160, même si l’on date, avec encore quelques incertitudes, la chanson Estuans Intrinsecus de 1162-1164, date à laquelle Hugues Primatest supposé être déjà décédé. On reconnaît, aussi, aux deux auteurs un don véritable et un talent égal pour la poésie en latin. Primat était, en effet, au même titre que l’Archipoète, un surdoué du verbe; certaines chroniques du XIIIe siècle (rédigées donc près de cent ans plus tard, ça part mal…) reportent de lui qu’il était un « grand truand et grand farceur, et surtout grand versificateur et improvisateur » et ne tarissent pas d’éloges sur sa capacité à improviser et son aisance avec les mots et les vers (1). En même temps, deux grands poètes peuvent être contemporains, cela s’est vu et ne prouve, au final, pas grand chose.
Au titre des « similitudes » encore, on ajoute souvent à notre mystérieux Archipoète, la « particule » de Cologne, car on le disait alors protégé par Reginald Von Dassel, archevêque de Cologne et chancelier de Frédéric Barberousse(ci-dessus portrait de Frédéric 1er, Barberousse)(2)Concernant Hugues Primat, certains textes anciens affirment qu’il était chanoine de Cologne, mais en d’autres endroits, d’autres soutiennent qu’il était chanoine d’Orléans. Nous voilà donc bien avancé. D’une certaine manière, on comprend les tentations qui ont pu voir le jour, à un moment donné, de ranger ces confessions de Golias sous le corpus de Hugues Primat et de lui en attribuer la paternité, mais il reste que sur le papier, rien n’est sûr du tout.
Quand les auteurs se changent en corpus
Concernant ce type de regroupement d’un corpus de textes sous un même auteur, il n’est, hélas, pas rare qu’on ait procédé de la sorte à un certain moment, soit par confusion, soit par commodité. On l’a fait avec de nombreux auteurs du passé et les plus célèbres d’entre eux, au moins. L’Histoire n’en est d’ailleurs sans doute pas l’unique responsable. « On ne prête qu’aux riches », dit-on, mais pour rester dans l’étymologie de l’usure, il faut avouer que c’est parfois usant, même si les historiens du XIXe et le XXe siècles ont contribué à démêler un certain nombre de malentendus.
Au final, dans son article sur Hugues Primat (qui n’est donc pas l’archipoète de Cologne jusqu’à ce que des sources fiables établissent le contraire), l’historien du XIXe siècle Léopold Delisle(portrait ci-contre) va même d’ailleurs jusqu’à désintégrer pratiquement Hugues Primat, l’homme à défaut du poète, pour en faire une sorte de mythe archétypal ou disons au moins, un « nom » sous lequel les étudiants ou les Goliards, ces clercs insubordonnés du XIIe siècle , « rangeaient », en quelque sorte, les textes goliardiques : « C’est un type légendaire, c’est la personnification de l’écolier farceur et quelque peu mauvais sujet » (sic). Et voilà, cette fois, voilà un auteur dissout totalement dans un corpus !
L’archipoète de cologne, un grand maître de la poésie goliardique
Pour revenir à notre archipoète, il semble bien que notre homme, si grand fut-il, ait souhaité rester anonyme ou le soit, de fait, demeuré. Dans le contexte de l’époque, on peut, cela dit, supposer et comprendre qu’une certaine prudence des poètes goliardiques ait pu être de mise, au moment de signer de leur main certaines de leurs poésies ou chansons. Concernant son oeuvre, on lui connait peu de textes, le plus célèbre à ce jour restant ces confessions reprises par Carl Orffdans la cantate Carmina Burana, et par quelques autres troubadours modernes dont notre groupe allemand (décapant) du jour.
Quel que soit l’homme qui se cachait derrière cette mystérieux plume, et espérant que l’Histoire fasse un peu plus de lumière sur lui, à la faveur de nouvelles découvertes, les critiques restent unanimes à louer son style, son rythme & son verbe latin. L’encyclopédie Larousse va même jusqu’à reconnaître qu’il est sans conteste un des grands maîtres de la poésie médiévale des goliards : « ses compositions sur des sujets politiques ou satiriques font de lui un des maîtres de la poésie latine rythmique et portent la tradition poétique des clercs errants à son apogée. » (3).
De fait, outre la beauté du texte, ces confessions de l’Archipoète font l’effet d’un véritable manifeste de l’esprit des goliards et reflètent bien l’inspiration qu’ont suivi ces clercs insoumis ou ces étudiants qui prirent la route pour se laisser aller à l’hédonisme, aux plaisirs d’une vie au jour le jour, mais aussi au vagabondage, dans le courant du XIIe siècle.
Voilà donc notre poète médiéval, vagabond, errant et insubordonné, son « manifeste » parvenu jusqu’à nous, et qui peut, encore aujourd’hui et pour certains, faire figure d’ancêtre lointain aux premiers poètes « maudit ». Et l’on n’est pas surpris de voir que l’on attache à son nom celui d’un François Villon, d’un Rutebeuf, mais encore d’un William Blake et d’autres de nos poètes contemporains. Avec le vent de liberté qui y souffle, ces confessions, devenue un véritable symbole de la poésie satirique des goliards du XIIe siècle, demeurent comme le lointain témoignage d’une volonté de s’affranchir des normes et la bienséance sociale et, pour être resté anonyme, on est bien forcé de constater que notre archipoète n’en est pas moins entré, à sa manière, dans la postérité!
Estuans intrinsecus (interius) traduction paroles latines originales et version française
Ne nous en veuillez pas mais nous avons fait à notre habitude. Il existe de très belles et très allégoriques traductions de cette poésie, du côté des anglais notamment ( voir The Wandering Scholars of the Middle Ages, de Helen Waddell), mais elles demeurent presque totalement intraduisibles sans être revisitées totalement, ce qui les éloignerait encore d’autant du texte original. On trouve encore sur le web une très jolie version du côté belge (André Wibaux). Fortement remaniée, elle se présente plus comme une poésie à part entière, inspirée de l’originale. Du côté français, il existe encore quelques traductions plus littérales mais hélas peu convaincantes. Alors face à tout cela, nous avons décidé de vous proposer, en toute modestie, notre propre adaptation de ces confessions de Golias et cet Estuans intrinsecus; l’idée étant d’approcher le sens originel de cette poésie, nous n’avons pas cherché la rime à tout prix. Nous y reviendrons sans doute plus tard; un peu comme un bon vin, il faut toujours un peu de temps pour s’approprier une poésie.
ira vehementi in amaritudine loquor mee menti: factus de materia, cinis elementi similis sum folio, de quo ludunt venti.
Colère Bouillonnante aux relents amers Je vous livre ma pensée: Moi qui suis fait de matière, élément de poussière, Je suis semblable à la feuille dans le vent joueur.
Cum sit enim proprium viro sapienti supra petram ponere sedem fundamenti, stultus ego comparor fluvio labenti, sub eodem tramite nunquam permanenti.
Comme il est approprié pour un homme sage, d’asseoir sur pierre solide fondations et bases, Je suis, quant à moi, un fou un ruisseau sauvage, suivant le même trajet sans jamais dévier.
Feror ego veluti sine nauta navis, ut per vias aeris vaga fertur avis; non me tenent vincula, non me tenet clavis, quero mihi similes et adiungor pravis.
Navire sans matelot Je vais, je dérive, et, dans l’air, comme l’oiseau me laisse porter, Nulle chaîne qui me tienne, Nulle clef qui me lie, Je cherche ceux comme moi Et rejoint leurs meutes.
Mihi cordis gravitas res videtur gravis; iocus est amabilis dulciorque favis; quicquid Venus imperat, labor est suavis, que nunquam in cordibus habitat ignavis.
La gravité de mon cœur m’est trop lourd fardeau; plaisanter plus agréable, plus doux que le miel. Que Vénus me commande et la tâche est douce, car elle n’habite jamais dans le cœur des faibles.
Via lata gradior more iuventutis inplicor et vitiis immemor virtutis, voluptatis avidus magis quam salutis, mortuus in anima curam gero cutis.
Je vais sur la large route, en pleine jeunesse, Me laissant aller au vice oubliant ma vertu, Avide de voluptés, Plus que de Salut; Et si mon âme est perdue Je soigne ma peau.
Bonne journée!
Fred pour moyenagepassion.com. A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes
Sujet : poésie médiévale, trouvère, poète, écrivain moyen-âge (XIIIe siècle). Auteur : Rutebeuf (1230-1285), Média : lectures audio, vidéos, fichiers sons. Titre : « la pauvreté Rutebeuf », complainte du trouvère à l’attention du « bon » roi Louis (Saint-Louis, Louis IX).
La lecture audio de « La Pauvreté Rutebeuf »
dans le texte et en vieux français.
La lecture audio de « la Pauvreté Rutebeuf »
en Français Moderne
Bonjour à tous!
omme vous l’avez compris au fil des semaines, nous explorons sur ce site web, le monde médiéval et d’histoire du moyen-âge sous toutes leurs formes. Dans ce cadre, moyenagepassion est aussi, pour nous, un laboratoire d’expérimentation, qu’il s’agisse d’écriture, de vidéos, d’images ou de sons, au gré de nos inspirations. En vérité, c’est de la forge répétée que l’on fait les meilleures épées et sans couler ses premières lames dans les flammes ou sans chercher de nouveaux alliages, nul artisan n’aurait jamais pu forger l’acier des meilleures armes. D’une certaine manière, c’est à cela que nous nous essayons mais quoiqu’il en soit, chers lecteurs de ces lignes, c’est toujours entre vos mains que nous remettons ces expériences médiévales, des plus sérieuses aux plus triviales, en fondant l’espoir que vous nous y suivrez avec intérêt, curiosité et surtout avec plaisir.
Des lectures audio de textes et poésies anciennes
Aujourd’hui, justement, nous ouvrons un nouveau chapitre dans nos explorations en nous aventurant sur le terrain des lectures. Ce n’est pas un exercice très habituel sur notre belle terre de France, de nos jours, et on les trouve sans doute plus répandues dans d’autres pays latins et, notamment, de langue espagnole. Et comme si la difficulté n’était pas déjà assez grande, nous avons décidé de nous essayer, au delà du français moderne, à la lecture des langues médiévales, vieux français et autre langues d’oil, dans le texte, pour essayer d’en faire revivre la « musicalité ».
Dans le cadre de cette expérience, il nous a paru tout naturel de faire de Rutebeuf, grand trouvère et poète médiéval du XIIIe siècle, le premier invité de ces lectures audio. Nous n’avons, en effet, jamais caché notre admiration pour lui et nous espérons parvenir à lui rendre modestement tribut ou, à tout le moins, le faire un peu revivre ici. Nous prenons donc pour point de départ son entêtante complainte sur sa pauvreté qu’il adressait, alors, au bon roi Louis. (ci-dessus peinture: « Saint Louis, roi de France, et un page ». de Domenico THEOTOCOPOULOS, dit EL GRECO, fin du XVIe siècle, Musée du Louvre)
Pour permettre un double éclairage sur ce texte, nous l’avons gravé dans les deux langues et dans deux fichiers séparés. Vous pourrez éclairer de ce qui vous échappe entre le français moderne et le verbe original du poète. Pour la version textuelle des paroles dans les deux langues, je vous renvoie à notre précédent article sur la complainte de Rutebeuf.
Vieux français, langue d’oil & langues médiévales :
à propos de prononciation
l y a peu de traces concrètes de la prononciation du vieux français et des langues médiévales; le fait est qu’en dehors des quelques textes concernant ces aspects qui ont pu traverser le temps, peu de fichiers sons nous sont parvenus et youtube n’existait alors pas. Du côté des linguistes et des historiens, on s’entend donc sur quelques vérités et surtout sur une relative ignorance. Dit-on Roi ou Roé? Dit-on Saint Pou ou Saint Pau? Que faire encore des consonnes finales? Doit-on les rendre muettes comme nous le faisons, depuis, en français moderne? Et, encore, quid des dyphtongues ? Pire que tout, on sait qu’on s’autorise alors, dans la grande liberté de la licence poétique, à prononcer une chose ou l’autre au gré des vers et de leurs rimes. Pourtant, dans cet espace d’hypothèses et de questions, nous voulions, tout de même essayer d’aller chercher ce que pouvait être la poésie médiévale dans le texte. (à droite, miniature du départ en croisade du roi Saint Louis)
Ais-je la prétention de la vérité dans mon interprétation? Non. bien évidemment, loin s’en faut! Je ne suis pas un spécialiste de ces questions linguistiques. Ces lectures audio sont le résultat d’une mélange entre, d’un côté, ce que j’ai pu lire sur la prononciation du vieux français, et de l’autre côté, mon bagage en langues latines. J’ai, dans ma besace, une bonne connaissance du français, de l’italien et de l’espagnol que je parle couramment, à laquelle viennent s’ajouter quelques faibles restes de mes heures de latin même si, je le confesse, j’ai traversé celles-ci à la vitesse de jacques Brel et de son « rose, rose, rosam ». J’ai aussi des notions de catalan, ou tout au moins, de sa musicalité. Concernant cette dernière langue, j’ai toujours été frappé de voir combien son écrit pouvait être proche du latin et de certains mots que l’on retrouve dans le vieux français. Pour certaines tournures que j’utilise ici, nul doute que le catalan me les aura inspirées. Bref, la lecture audio du texte original en vieux français est un peu le fruit de tout cela. Encore une fois, il n’y a là aucune prétention de la perfection mais simplement l’exercice de s’y essayer, en espérant ne pas tomber trop loin. Si vous êtes expert de ces questions, n’hésitez pas à me contacter pour d’éventuels remarques, je les accueillerais à bras ouverts. Pour le reste et comme toujours, les commentaires ou les mails sont toujours les bienvenus.
Voilà je crois que tout est dit, j’espère que vous apprécierez.
En vous souhaitant une belle journée.
Amicalement.
Frédéric EFFE
pour moyenagepassion.com
« L’ardente passion, que nul frein ne retient, poursuit ce qu’elle veut et non ce qui convient. » Publiliue Syrus Ier s. av. J.-C