Sujet : poésie médiévale, fable médiévale, langue d’oïl, vieux français, anglo-normand, auteur médiéval, ysopets, poète médiéval, pauvreté, justice, poésie satirique Période : XIIe siècle, Moyen Âge central. Titre : Dou chien et d’une berbis Auteur : Marie de France (1160-1210) Ouvrage : Poésies de Marie de France Tome Second, par B de Roquefort, 1820,
Bonjour à tous,
utour du premier siècle de l’ère chrétienne, Caius Iulius Phaedrus, plus connu sous le nom de Phèdre, lègue à la postérité un grand nombre de fables. Il crée ses propres récits, mais, pour une grande part d’entre eux, marche dans les pas du grec Esope qui l’avait précédé de cinq-cents ans.
Ce double-héritage traversera le temps jusqu’au Moyen Âge pour y être repris, en partie, sous le nom d’Ysopets ou Isopets. Ces petits récits où les personnages sont plantés par des animaux inspireront ainsi quelques auteurs médiévaux. A la fin du XIIe siècle, Marie de France est l’un des plus célèbres d’entre deux. Deux siècles plus tard, au Moyen Âge tardif, Eustache Deschamps s’y frottera aussi bien que dans une moindre mesure. Plus tard encore, au XVIIe siècle, par son talent stylistique hors du commun, Jean de Lafontaine, donnera, à son tour, à ses fables antiques de nouvelles lettres de noblesse. Aujourd’hui, nous étudions ensemble la fable médiévale de Marie de France intitulée : dou chien et d’une brebis.
Ou comment les puissants utilisent
la justice pour dépouiller les faibles
On trouve la trace de cette fable du Chien et de la Brebis chez Phèdre. Elle est , toutefois, reprise dans des formes un peu différentes chez Marie de France. Chez les deux auteurs, la justice est instrumentalisée de manière perfide par les puissants, au détriment des faibles. En effet, ces derniers n’hésiteront pas à produire de faux témoins pour dépouiller la brebis, éternel symbole de pauvreté, d’innocence et de faiblesse. Dans les complices de la malversation, la poètesse franco-normande a ajouté un rapace, qu’on ne trouve pas chez Phèdre et qui vient renforcer cette idée de collusion des prédateurs.
La fin de la fable de Phèdre est aussi plus heureuse puisque la Brebis paye ce qu’on lui réclame injustement mais ne périt pas. Egalement, le loup s’y trouve punit de son mensonge et la notion d’une justice transcendantale est mise en avant : les dieux le font tomber dans une fosse pour son mensonge. Chez Marie de France, la fin est sans appel. L es pauvres et les faibles sont sacrifiés par les puissants et on se partage leurs avoirs (et, même leur chair) entre prédateurs. Faut-il y voir le simple reflet du pessimisme de la poétesse ? On serait plutôt tenté d’y décrypter l’influence contextuelle de maux de son temps qu’elle entend dénoncer ainsi, ouvertement.
Le Brebis, le chien et le loup chez Phèdre
Les menteurs n’évitent guère la punition de leurs méfaits. Un Chien de mauvaise foi demandait à la Brebis un pain qu’il soutenait lui avoir laissé en dépôt. Le Loup, cité comme témoin, affirma qu’elle en devait non pas un, mais dix. La Brebis, condamnée sur ce faux témoignage, paya ce qu`elle ne devait pas. Peu de jours après elle vit le Loup pris dans une fosse : « Voilà, dit-elle, comme les dieux récompensent le mensonge! »
Les Fables de Phèdre, traduites par par M. E. Panckoucke (éd de 1864)
Dou Chien et d’une berbis
dans l’oïl franco-normand de Marie de France
Or cunte d’un Chien mentéour De meintes guises trichéour, Qui une Berbis emplèda Devant Justise l’amena. Se li ad un Pain démandei K’il li aveit, ce dist, prestei; La Berbiz tut le dénoia E dit que nus ne li presta. Li Juges au Kien demanda Se il de ce nus tesmoins a Il li respunt k’il en ad deus, C’est li Escufles è li Leus. Cist furent avant amenei, Par sèrement unt afermei Ke ce fu voirs que li Chiens dist: Savez pur-coi chascuns le fist, Que il en atendoient partie Se la Berbis perdeit la vie.
Li Jugièrres dunc demanda A la Berbis k’il apela, Pur coi out le Pain renoié Ke li Chienz li aveit baillié, Menti aveit pur poi de pris Or li rendist ainz qu’il fust pis. La Chative n’en pot dune rendre Se li convint sa leine vendre, Ivers esteit, de froit fu morte, Li Chiens vient, sa part enporte È li Escoffles d’autre par; E puis li Leus, cui trop fu tard Ke la char entre aus detreite Car de viande aveient sofreite. È la Berbiz plus ne vesqui E ses Sires le tout perdi.
Cest essample vus voil mustrer, De meins Humes le puis pruver Ki par mentir è par trichier, Funt les Povres suvent plédier. Faus tesmoignages avant traient, De l’avoir as Povres les paient; Ne leur chaut que li Las deviengne, Mais que chascuns sa part en tiengne.
Du chien et de la brebis
Adaptation en français moderne
NB : nous avons fait le choix d’une adaptation libre et versifiée plutôt qu’une traduction littérale.
On conte d’un chien menteur Aussi tricheur que trompeur, Qui, au tribunal, attaqua Une brebis pour qu’on la jugea. Un pain elle devrait rembourser Que, jadis, il lui a prêté. La brebis nia sans délai : « Jamais tel prêt ne lui fut fait ! Aussi, le juge requit du chien Qu’il puisse produire un témoin. Le chien rétorqua, sentencieux : « Milan et loup : ils seront deux » Ainsi, témoignèrent les compères Et, sous serment, ils affirmèrent Qu’ils confirmaient du chien, les dires. Savez-vous pourquoi ils le firent ? C’est qu’ils en tireraient partie Si la brebis perdait la vie.
Lors, le juge demanda, A la brebis qu’il convoqua Pourquoi avoir nié qu’un pain Lui fut bien prêté par le chien ? C’était là piètre menterie Qu’elle rende ce qu’elle avait pris ! La pauvrette qui n’avait rien Dut vendre sa laine à bas prix. C’était l’hiver elle en périt. Le chien vint prélever sa part, Puis le milan vint à son tour Et puis le loup, un peu plus tard, Ainsi la chair fut partagée Car de viande on avait manqué Et c’en fut fait de la brebis Que ces seigneurs avaient trahie.
Moralité
Cet exemple nous montre bien (et je pourrais en trouver maints) Comment par ruse et perfidie On traîne les pauvres en plaidoirie Leur opposant de faux témoins Qui se payent sur leurs maigres biens. Peu leur chaut de ce qu’il devienne, Pourvu que chacun, sa part, prenne.
En vous souhaitant une très belle journée.
Frédéric EFFE
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Sujet : poésie médiévale, ballade médiévale, moyen-français, poésie réaliste, Honneur français. Auteur : François Villon (1431-?1463) Période : Moyen Âge tardif, XVe siècle. Titre : Ballade contre les Mesdisans de la France Ouvrage : François Villon, nouvelle édition revue corrigée et mise en ordre, avec des notes historiques et littéraires par P.L Jacob (1854)
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous avons le plaisir de revenir à la poésie de François Villon et ce plaisir est d’autant plus grand que nous le faisons à travers une pièce assez particulière de son oeuvre. On lui a donné des titres divers : Ballade contre les Mesdisans de la France, Ballade de l’honneur françois, ou encore Ballade contre les ennemis de France. Dans le refrain de sa ballade, son auteur l’adresse, quant à lui, à ceux ou celui « qui mal vouldroit au royaume de France ». On le voit,quelque soit le titre qu’on lui donne, le thème est assez explicite.
Une Ballade de l’honneur français
Quand nous disons que cette poésie est particulière, il est vrai qu’elle pourrait détoner avec des images plus anti-conformistes qu’on a quelquefois été tenté de former sur Villon et qui sont, finalement, plus proches d’une vision contemporaine que de la réalité historique et médiévale. Nous faisons notamment référence à une sorte d’archétype moderne du « poète maudit » : « Villon l’éternel brigand, le mauvais garçon, amoral à tous points de vue, contre et contre tous, un peu anarchiste, peut-être même nihiliste, et pourquoi pas, non-croyant, apatride, individualiste »… Bref un type qui aurait rejeté un peu tout en bloc. Or, pas tant que ça, on le verra encore ici.
Sources et attributions
La Ballade de l’honneur françois est acceptée assez communément dans le corpus du poète médiéval par ses premiers biographes et même comme étant de sa plume. Elle le demeure encore à ce jour, auprès de la majorité des spécialistes de littérature médiévale et de Villon.
Jason, la toison d’or et les Taureaux de Colchide (voir expo BnF)
Du point de vue des sources, un manuscrit en attribue explicitement la paternité à Villon : le MS Français 12490 de la BnF. D’autres codex d’époque font état de cette poésie sans lui attribuer. Dans un article de la revue Romania, daté de 1892, l’historien archiviste suisse Arthur Piaget, commentant une édition des œuvres de Villon par Auguste Longnon, monta au créneau pour contester la paternité de l’auteur médiéval sur un certain nombre de pièces présentes dans l’ouvrage. La Ballade contre les Mesdisans de la France en faisait partie. Piaget l’écartait sans étayer tellement son propos et finalement plus sur la foi d’un rejet de la légitimité du Manuscrit 12490 que sur des éléments de fond ou de style (rejet du manuscrit mis en avant par ailleurs par W. G. C. Bijvanck, spécimen d’un essai critique sur les oeuvres de François Villon ; 1882) .
« Deux-plumes n’est pas de cet avis », disait Edward Sapir en réfléchissant à la définition de « culture » et de champ culturel. Dans le monde des œuvres et des corpus médiévaux, c’est devenu presque une règle. Les deux-plumes y sont légions. Ce n’est d’ailleurs pas qu’une question « d’avis » mais de construction théorique et une hypothèse chasse l’autre. On ne peut donc qu’acter la présence de contradicteurs. Nous concernant, nous nous rangerons, pour l’instant, du côté de l’attribution possible à Villon. Nous y trouverons d’ailleurs quelques pistes du côté de ceux qui en sont d’accord.
Eléments de Contexte
Villon a-t-il écrit cette ballade, qui met clairement en exergue ses sentiments d’appartenance au royaume de France, après sa grâce royale ? Certains auteurs ont avancé qu’il avait pu le faire après ses tristes mésaventures de Meung sur Loire. Il aurait, ainsi, voulu remercier le roi français à qui il devait sa liberté nouvelle et inespérée. Au fond, pourquoi pas ? Du point de vue de la période, on aurait peu de mal à admettre que cette ballade se situe plus dans la
dernière partie de la vie connue de Villon que dans son jeune âge.
Egalement, on ne peut s’empêcher de penser, en lisant cette ballade « Villonesque », à certains accents poétiques de Charles d’Orléans dont Villon a côtoyé brièvement la cour : les « Combien certes que grand bien me faisoit de voir France que mon cœur aimer doit » du prince ou encoreson « très chrétien franc royaume de France » dont, longtemps prisonnier, il avait appelé la grandeur de ses vœux. Son éloignement du trône et du royaume avait ouvert la voie à une poésie qui chantait de manière inspirée, les honneurs de la France. Au delà de l’influence directe du prince sur sa cour et sur les cercles d’auteurs qui la côtoient, cette idée d’une grandeur française est, du reste, loin d’être incongrue chez les poètes du XVe siècle.
Alors, Villon a-t-il eu besoin, nécessairement, d’exprimer sa gratitude ou de chercher une gratification pour écrire cette ballade ? On ne voit pas très bien pourquoi il aurait eu à se forcer, sauf à projeter sur lui a posteriori une sorte de nature antagoniste de principe et vis à vis de tout, y compris de sa patrie. Outre le fait que cela ne semble pas tellement d’époque (hors de certains pactes avec l’Anglois que la guerre de cent ans avait favorisés) et ce même pour un esprit libre et marginal comme Villon, ce dernier a toujours désigné ses ennemis nominativement et la France n’en a jamais fait partie. D’autres textes montrent également qu’il se reconnait dans ses valeurs de défense du royaume (on pourra citer, en exemple, sa Ballade des Dames du temps jadis et sa « Jehanne, la bonne Lorraine qu’Anglais brûlèrent à Rouen« ).
Villon et sa défense des armes de France
chez François Rabelais
Pour abonder dans le sens d’un Villon, défenseur de l’honneur français, au siècle suivant, Rabelais avancera à son tour et non sans humour, dans cette direction (voir Œuvres de Maître François Rabelais publié sous le titre de Faits et Dits du géant Gargantua et de son fils Pantagruel, T4 , 1711). Il nous contera, en effet, un échange entre Villon et “Edouar le quin”, roi d’Angleterre (au vue des dates, il aurait plutôt dû s’agir Edouard IV). Selon Rabelais, après son bannissement, Villon se serait réfugié en Angleterre. Il aurait alors eu l’occasion d’y faire la rencontre du souverain.
Dans une scène fictionnelle haute en couleurs, Rabelais nous dépeint un Villon prenant vertement la défense des « armes de France » (au sens d’armoiries) devant le roi anglais. Le poète se moque même, largement de ce dernier et de la terreur que pourrait lui inspirer la vue de telles armes au point qu’il pourrait se faire dessus, sans retenue et de multiples fois, à leur seule vue : rabelaisien, humoristique et patriotique. Si la guerre de cent ans est finie sous Rabelais, le roi d’Angleterre peut encore y faire figure d’ennemi historique tout désigné du royaume de France et on ne peut s’empêcher de voir, peut-être là, une allusion à notre Ballade contre les Mesdisans. Rabelais abonde en tout cas dans ce sens : on peut être Villon, être mauvais garçon et pour autant, se reconnaître comme un enfant du royaume, au point d’en prendre la défense.
Des représailles vitriolées à l’encontre
des médisants et des ennemis du royaume
Pour revenir au contenu de notre ballade du jour, entre antiquité grecque, histoire romaine et références bibliques, Villon y adresse une série de bravades à l’attention de ceux qui pourraient être tenté de porter atteinte, en paroles ou en actes, au Royaume de France. Contre l’image du mauvais garçon, du polisson ou même du repenti, très auto-centré sur son expérience personnelle (à laquelle son Testament nous avait habitué), Villon s’abstrait ici du propos pour dresser une liste de représailles vitriolées auxquelles il voue tous ses détracteurs.
S’il ne laisse aucune équivoque sur le côté où il se range, il ne désigne pourtant pas ces ennemis nominativement ; au fond, l’impression générale qui ressort de la lecture est qu’il s’agit même d’ennemis intemporels : adversaires ou médisants de son temps, mais aussi ceux qui viendront, bien après lui, du dehors comme du dedans. Comme son épitaphe ( plus connu encore comme la Ballade des pendus ) c’est encore un texte qui s’inscrit dans une forme d’éternité des valeurs.
Bestiaire médiéval : le butor, échassier ambivalent, qui s’enfouit dans la vase durant l’hiver – Bibliothèque du Pays-bas
Précisons que pour rendre cette poésie,plutôt ardue, accessible à tous, nous avons suivi PL Jacob (op cité) dans son approche très annotée de l’oeuvre de Villon. Ici, les références sont denses et nombreuses et, sans le recours aux notes, leur grand nombre pourrait même rendre difficile la compréhension. En suivant le fil des supplices que le poète destine à tous les détracteurs du royaume, vous croiserez, tour à tour, des traîtres, des orgueilleux, d’autres que la convoitise ou la rapacité avaient aveuglés, d’autres encore pleins d’eux-même et jusqu’à ceux-là capables de vendre la chair de leurs enfants aux dieux pour qu’elle soit dévoré. Mais encore une fois, ne nous y trompons pas, cette ballade s’intéresse plus aux représailles à l’attention des ennemis potentiels de la France qu’à celles subies par les personnages mythiques ou historiques invoqués.
Pour finir, on notera encore que si François Villon leur réserve à tous les pires supplices, le procédé stylistique utilisé ici et sa redondance ne sont pas sans évoquer d’autres de ses poésies. Dans un autre registre, on pense, par exemple, à sa ballade des taverniers « brouilleurs de vin » qu’il vouait aux pires tortures, dans une longue litanie. Ici, l’univers est tout autre et l’humour est absent. Sous la force des références antiques, bibliques, et hautement symboliques, les ennemis du royaume seront tous condamnés par Villon à être punis pour l’éternité et même devant Dieu. Pour peu, cette ballade qu’on dirait, aujourd’hui, patriotique et qui vient d’un côté où on l’attendait moins, reléguerait la future Marseillaise de Rouget de Lisle (1792) au rang d’hymne plutôt gentillet.
La Ballade de l’Honneur François
de Villon commentée et annotée
Rencontré soit de bestes feu gectans , Que Jason vit, quérant la Toison d’or (1); Ou transmué d’homme en beste, sept ans. Ainsi que fut Nabugodonosor (2); Ou bien ait perte aussi griefve et villaine Que les Troyens pour la prinse d’Héleine ; Ou avallé soit avec Penthalus (3) ; Ou, plus que Job, soit en griefve souffrance, Tenant prison avecque Dédalus(4), Qui mal vouldroit au royaume de France !
Quatre mois soit en un vivier chantant, La teste au fons, ainsi que le butor (5); Ou, au Grant-Turc, vendu argent contant, Pour estre mis au harnois com’ bug for (comme un bœuf de trait); Ou trente ans soit, comme la Magdelaine (6), Sans vestir drap de linge, ne de laine ; Ou noyé soit, comme fut Narcisus ; Ou aux cheveux, comme Absalon (7), pendus Ou comme fut Judas, par despérance (se pendit par désespoir); Ou puist mourir, comme Simon Magus(8) : Qui mal vouldroit au royaume de France !
D’Octovien puisse venir le temps : C’est qu’on luy coule au ventre son trésor (9); Ou qu’il soit mis, entre meules flotans , En un moulin, comme fut saint Victor (10); Ou transgloutis en la mer, sans haleine, Pis que Jonas au corps de la baleine; Ou soit banny de la clarté Phoebus (Apollon, le radieux, le dieux Soleil), Des biens Juno, et du soûlas Vénus (11); Et du grant Dieu, soit mauldit à oultrance(sans espoir de pardon), Ainsi que fut roy Sardanapalus(12) Qui mal vouldroit au royaume de France !
Envoi.
Prince, porté soit ès désers Eolus(de Eole, dieu des vents), En la forest où domine Glaucus(Glaucos : dieu marin, fils de Poséidon) Ou privé soit de paix et d’espérance : Car digne n’est de possesser vertus, Qui mal vouldroit au royaume de France.
NOTES
(1) » Bestes feu gectans » : les Taureaux de Colchide sont des automates faits de bronze, crées par Héphaestos (dieu du feu, des volcans et de la forge). De la taille d’un éléphant, ils ont la propriété de cracher du feu tel un dragon. Dans la mythologie, Jason devra les affronter et réussir à les dompter pour pouvoir récupérer la toison d’or.
(2)Nabuchodonosor II roi de Babylone (605-562 av JC) également mentionné dont l’ancien testament dans lequel on nous conte qu’il fut condamné à être changé en bête durant 7 ans : Daniel 4:25 “22. On te chassera du milieu des humains et tu vivras parmi les bêtes des champs. On te nourrira d’herbe comme les bœufs et tu seras trempé de la rosée du ciel. Tu seras dans cet état durant sept temps, jusqu’à ce que tu reconnaisses que le Très-Haut est le maître de toute royauté humaine et qu’il accorde la royauté à qui il lui plaît. «
(3) Penthalus :en accord avec PL Jacob, il faut sans doute lire ici Tentalus ou Tentale, condamné par les dieux à passer l’éternité à souffrir les affres de la faim et la soif pour leur avoir présentés un banquet fait de chair humaine : celle de son propre fils Pélops. Quant à Job, il s’agit du supplicié biblique, mis à l’épreuve par le malin et condamné, en plus de subir la maladie, à perdre richesse, famille et amis.
(4) Dédalus : dans la mythologie grecque, Dédale, architecte et inventeur de génie, fut entre autre, le constructeur du labyrinthe du terrible Minotaure (qu’il a d’une certaine façon contribué à faire naître). Le roi Minos, fils de Zeus et d’Europe, finira par enfermer Dédale dans son propre piège, suite à de multiples trahisons. Ce dernier tentera de s’en échapper avec son fils Icare en fabricant des paires d’ailes. On connait les suites funestes de cette tentative d’évasion.
(5) Au Moyen Âge,le butor, petit oiseau échassier, est perçu comme un animal ambivalent, souvent associé au Malin. PL Jacob nous dit également de lui qu’à cette même époque, on pensait qu’il hibernait en s’enfouissant sous la vase.
(6) La Magdelaine. Il s’agit, bien sûr, de Marie-Madeleine ou Marie la Magdaléenne du nouveau testament (aujourd’hui objet de toutes les spéculations et controverses). Certaines écritures nous conte qu’elle se retira de longues années pour faire pénitence dans le désert, dans la misère et le dénuement le plus total.
(7) Narcisus et Absalom : On connait bien ce Narcisse de la mythologie grecque, fils du fleuve Céphise et d’une nymphe, Liriope. D’une grande beauté, il était aussi orgueilleux et plein de lui-même. Ce fut au point que, tombé amoureux de son propre reflet dans l’eau, il s’abîma dans sa propre contemplation jusqu’à se laisser surprendre par la mort. Absalomest, quant à lui, un personnage biblique de l’Ancien testament. Troisième fils du roi David, il avait vengé sa sœur d’un viol en tuant Amnon, son beau-frère, l’agresseur de cette dernière. Conspué, il s’enfuit du royaume pour fomenter une révolte quelques années plus tard. Ses troupes seront mises en déroute par celle du roi. A l’occasion d’une dernière bataille, dans la forêt d’Éphraïm, au moment de sa fuite, il se prendra la chevelure dans les branches d’un arbre. Incapable de se défendre, il sera alors exécuté par Joab, général du Roi David, contre les instructions de ce dernier qui avait formé le projet de l’épargner.
(8) Simon Magus ou Simon le mage. Ce personnage qu’on trouve aussi dans les écritures (Actes des apôtres) était connu pour ses prodiges dans la région de Samarie (ancienne capitale d’Israël en Cisjordanie). Il fut condamné à l’Hérésie pour avoir tenté de monnayer à Pierre ses pouvoirs miraculeux contre de l’argent. Une autre version explique qu’il avait requis l’aide de démons pour s’élever dans le ciel. Il entendait ainsi prouver aux romains qu’il possédait des pouvoirs divins, mais il finit par tomber et se rompre les jambes.
(9) Octavien Caius Octavius, fils adoptif de Jules Césarqui deviendra Auguste (14-63 av JC). La référence est-elle dans le second triumvirat ou y a-t-il une erreur de chronologie de Villon, comme le pense PL Jacob en suivant son prédécesseur Prompsault ? En tout état de cause, on retrouve à plusieurs reprises dans l’histoire de l’empire romain (et quelquefois contre lui), ce supplice de l’or fondu versé dans la bouche d’un condamné pour sa cupidité. Un peu avant le règne d’Octavien, (autour de 53 av JC) le général Marcus Licinius Crassus en fut victime pour sa cupidité.
(10) Saint-Victor(autour de 200-300 ap JC) : Victor de Marseille, dans les hagiographies et la vie des saints. Ce militaire romain et officier de l’empereur refusa de faire des offrandes aux Dieux Romains et fut condamné à être écrasé sous le meule d’un moulin pour avoir refusé de renier sa foi chrétienne et son dieu unique.
(11) “Des biens Juno et du soûlas Vénus “ : des biens de Junon ou des plaisirs de Venus. Autrement dit, qu’il soit exclus des bienfaits, des richesses et des honneurs de la déesse Junon mais aussi des plaisirs et des joies de l’amour prodigués par Vénus.
(12) Sardanapalus : Selon Prompsault, là encore suivi par PL Jacob, il y aurait une confusion de Villon entre Sardanapale ou Sardanapalos, connu encore sous le nom de Assurbanipal, roi assyrien (669 – 626 av JC) et Antiochus le Furieux, roi de Syrie, qui nous dit-il “périt misérablement sous l’anathème du Dieu d’Israël”. Ce n’est, il est vrai, pas le cas de Sardanapale. Il ne fut pas maudit et la bible, en tout cas, ne le mentionne pas de manière défavorable. Il ne semble pas non plus que les événements autour de la mort aient été particulièrement notables.
On notera, toutefois, que dans d’autres versions de la même ballade de Villon, on trouve en lieu du « grand dieu » le vers suivant : « Et du dieu Mars soit pugny a oultrance Ainsi que fut roy Sardanapalus ». (Voir The Drama of the Text : Proceedings of the Conference Held at St. Hilda’s College Oxford, Michael Freeman, Jane H. M. Taylor, 1996 ). Or, cela change un peu les choses, en ce cas, puisque, d’un point de vue historique, le règne de Sardanapale se fit sous le signe de nombreuses guerres (Dieu Mars) même s’il en sortit plutôt victorieux.
Plus intéressant encore, durant l’antiquité, certains chroniqueurs grecs présentèrent Sardanapale comme un roi oiseux, débauché, plongé constamment dans la luxure et ne quittant jamais son palais. Plus tard, sur cette lancée, d’autres historiens romains, dont Justin (IIIe-IVe s ap JC), avancèrent que ce goût pour la débauche, doublée d’une nature sexuelle assez atypique pour un souverain d’alors, aurait même valu à ce dernier de s’attirer la violence des siens et les foudres du Dieu Mars (symbole de la guerre, mais aussi d’une certaine virilité et fertilité). Dans cette version des faits, le règne de Sardanapale s’acheva même de manière tragique puisque, face à l’adversité, il aurait préféré se soustraire en incendiant ses gens, ses biens et ses richesses ainsi que sa propre personne (voir ci-dessus « la mort de Sardanapale », le chef d’œuvre de Eugène Delacroix ). Une fin qui, dès lors, pourrait peut-être mieux coller à la référence de la ballade de Villon ? Ce n’est, bien sûr, qu’une hypothèse qui demanderait à être creusée. Voici en tout cas un extrait des écrits de l’historien Justin sur cette « punition » de Sardanapale par le Dieu Mars :
« … Il (un de ses préfets) découvrit Sardanapale entouré d’une foule de concubines, et dans l’habillement d’une femme, enroulant de la laine pourpre avec une quenouille, et distribuant des tâches aux filles mais les surpassant toutes en féminité et en dévergondage. Après avoir vu cela, et indigné que tant d’hommes fussent soumis à une telle femme, et que des gens qui avaient des armes de fer obéissent à une fileuse de laine, il partit rejoindre ses compagnons, leur racontant ce qu’il a vu, et leur disant qu’il ne pouvait obéir à un cinède préférant être une femme plutôt qu’un homme. Une conspiration fût formée, et la guerre éclata contre Sardanapale, … Étant défait dans la bataille, il se retira dans son palais et ayant dressé une pile de combustible à laquelle il mit le feu, s’y jeta avec ses richesses, agissant pour la première fois comme un homme.. » Justin, Abrégé des Histoires Philippiques de Trogue Pompée, Paris, Belles Lettres,
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
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Sujet : poésie médiévale, littérature, auteur médiéval, moyen-français, poésie , rondeau, vin, plaisirs de table. Période : Moyen Âge tardif, XIVe siècle Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406) Titre : « Jamais a table ne serrai.» Ouvrage : Poésies morales et historiques d’Eustache Deschamps, par G .A Crapelet (1832)
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous prenons la direction du Moyen Âge tardif pour un rondeau « de table » d’Eustache Deschamps. Si le petit employé de cour du XIVe siècle, qui fut aussi bailli de Senlis, nous a gratifié d’un grand nombre de poésies moralistes, il en a aussi laissé d’autres largement plus légères. Il faut dire que notre auteur est prolifique ; il a versifié à peu prés sur tout et, dans son legs de plus de mille ballades, on en trouve un certain nombre sur le thème du jour : plaisirs de la table, mets variés et bonne chère, qui, pour lui, ne vont jamais sans le vin, comme il l’affirmera encore dans ce rondeau.
Source historique de ce « rondeau de table »
On peut trouver ces vers d’Eustache Deschamps aux côtés de quantités d’autres dans le manuscrit médiéval Français 840 de la BnF. Vous trouverez de nombreuses références à cet ouvrage en consultant nos pages sur cet auteur médiéval. Daté du XVe siècle, le MSFrançais 840 est accessible en ligne dans son entier. Le département des manuscrits de la Bibliothèque nationale a eu, en effet, la bonne idée de le numériser ( à consulter ici sur Gallica ).
Pour ce qui est de la transcription en graphie moderne de ce rondeau, on pourra la retrouver dans un grand nombre d’éditions consacrées à Eustache, depuis le XIXe siècle. Nous avons choisi de citer, ici, l’une des premières d’entre elles : celle de Georges Adrien Crapelet (Poésies morales et historiques d’Eustache Deschamps ). Dans le premier tiers du XIXe siècle, cette imprimeur et auteur parisien fit beaucoup pour faire connaître et diffuser le legs du poète du Moyen Âge.
Concernant son langage et son vocabulaire, cette poésie courte en moyen-français ne présente pas de difficultés particulières. Pour l’éclairer, nous ne donnons donc que quelques clés.
« Jamais a table ne serray » dans le moyen français d’Eustache Deschamps
Jamais a table ne serray Si je ne voy le vin tout prest Pour boire et verser sanz arrest.
Au premier morsel (morceau, bouchée) tel soif ay Que mort suy se boire n’y est ; Jamais a table ne serray, Si je ne voy le vin tout prest.
Comment il m’en va, bien le scay ; Rolant en mourut (1); si me plest Boire tost puisque vin me pest (de pestre : paître, nourrir, réconforter);
Jamais a table ne serray Si je ne voy le vin tout prest Pour boire et verser sanz arrest.
(1) Certaines versions de la chanson de Roland font allusion à une grande chaleur et au fait que la soif avait contribué à emporter ce dernier. De fait, l’expression « mourir de la mort Roland », encore en usage au XVe siècle, signifie « mourir de soif » (à ce sujet voir « La voix du cor: la relique de Roncevaux et l’origine d’un motif dans la littérature du Moyen Age, XIIe-XIVe siècles » , Ásdís R. Magnúsdóttir 1998).
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
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Sujet : musique médiévale, biographie, troubadours, portrait, vidas, naissance de l’art des troubadours Auteur médiéval : Guilhem de Poitiers ou Guillaume IX d’Aquitaine (1071-1126) Période : Moyen Âge central, XIIe siècle Ouvrage :La Tròba, l’invention lyrique occitane des troubadours XIIe-XIIIe s. Gérard Zuchetto, éd Tròba Vox, 2020 (2e édition)
Bonjour à tous,
oilà longtemps que nous nous étions promis de tirer le portrait de Guilhem de Poitiers ou Guillaume IX d’Aquitaine, seigneur et poète que l’histoire nous désigne encore comme le tout premier troubadour du Moyen Âge. « A tout seigneur, tout honneur », notre plaisir est, aujourd’hui, doublé puisque c’est avec Gérard Zuchetto que nous allons le faire. Ce talentueux musicologue, chanteur et musicien chercheur, spécialiste de ces questions nous fait, en effet, la grande faveur de nous autoriser à partager, ici, un extrait de son ouvrage La Tròba, l’invention lyrique occitane des troubadours des XIIe-XIIIe siècles : celui qui concerne, justement, la présentation du comte Guilhem de Peiteus, ainsi que des éléments de sa biographie .
Quelques notes sur le débat des origines
Où et comment naissent les idées et les formes culturelles ? C’est un thème cher aux ethnologues ou aux anthropologues culturels, comme on les nomme quelquefois. Concernant l’origine de l’art des troubadours, ce vaste sujet a été balayé plus qu’à son tour par les médiévistes et les folkloristes, depuis le XIXe siècle. On pourrait même se divertir à la lecture de certaines envolées ou oppositions entre certains débats nord/sud (de France) ou encore entre orientalistes et occidentalistes. Il suffit, pour cela, de marcher dans les traces de l’historiographie et, par exemple, de relire quelques passages de l’Histoire des trouvères du très normand et, sans doute, un peu partisan, Abbé Delarue pour mesurer la taille de certains grands écarts entre hypothèse d’un art provençal ex-nihilo et revendications d’origines nordiques et celtiques.
Un poète de langue d’oc peut en cacher un autre ?
Avant notre comte Guillaume, n’y-a-t-il eu « quelques épaules de géants pour lui permettre de voir plus loin » ? Sans même s’éloigner du pays d’Oc et concernant la reconnaissance d’une paternité entière de l’art des troubadours à notre cher coens de Poetieus, on pourrait, avec Maria Dimistrescu, se poser la question de la possible influence, sur la poésie de notre noble seigneur, de certains de ses contemporains, et notamment de Eble II de Ventadour.
Selon la médiéviste, l’homme, lui-même vicomte de Ventadorn et vassal de Guilhem, aurait pu être, pour ce dernier et pour d’autres, une sorte de mentor en poésie. C’est en tout cas la thèse qu’elle défendit à la fin des années 60. Elle alla même au delà de la simple idée d’inspiration en formant l’hypothèse que certaines chansons attribuées à notre troubadour du jour auraient bien pu avoir été reprises par lui, mais écrites de première main, par cet autre poète et seigneur languedocien (voir Èble II de Ventadorn et Guillaume IX d’Aquitaine – Cahiers de civilisation médiévale n°43 (1968), Maria Dimistrescu). Il faut dire que le double registre de notre troubadour « bifronte », capable de manier, avec virtuosité, grivoiserie et courtoisie, pouvait avoir de quoi dérouter. Quoiqu’il en soit, l’hypothèse soulevée par la médiéviste ne put jamais véritablement être tranchée. En l’absence de sources écrites d’époque permettant de l’établir, elle a donc rejoint le rang des spéculations invérifiables (infalsifiables dirait Popper) et à ce jour, Guillaume IX d’Aquitaine n’a pas été officiellement détrôné de son statut légitime de premier des troubadours.
Mais alors quoi ? Pour le reste, cet art des troubadours, est-ce une forme culturelle totalement ex-nihilo ? Est-ce encore une variation, une adaptation, un « contrepied », un art qui naît à la faveur de la féodalité et de ses nouvelles normes politiques et relationnelles, ou encore une réponse, qui pourrait prendre, par endroits, des allures de contre feu à la réforme grégorienne (voir Amour courtois : le point avec 3 experts ou encore réflexions sur la naissance de l’amour courtois) ? Tout cela est possible mais, au delà de toute hypothèse et avec 800 à 900 ans de recul, il résulte que l’art des troubadours fait encore figure de nouveauté culturelle aux formes originales : nouvel exercice littéraire, nouvelle façon de versifier, nouveaux codes qui vont promouvoir, au moins dans le verbe, de nouveaux modèles relationnels, de nouvelles formes du sentiment amoureux, etc…
La Tròba de Gerard Zuchetto
ou l’invention lyrique occitane des troubadours
Laissons là le grand débat des origines sur l’art des troubadours. Il est nécessairement complexe comme le sont tous les objets culturels et leur circulation. Il est temps de s’engager sur les pas du comte, pour lever un coin du voile sur sa personnalité, son art et quelques uns de ses vers, accompagné de notre érudit du jour, Gerard Zuchetto, en le remerciant encore chaleureusement de cette contribution.
Avant même de lui laisser la parole, précisons que son ouvrage dont est tiré ce portrait de Guillaume IX d’Aquitaine, comte de Poitiers, est toujours disponible à la vente en librairie ou en ligne. Il a même fait l’objet d’une toute nouvelle édition en 2020.
Au format broché, vous y découvrirez plus de 800 pages sur le sujet des troubadours. En dehors de votre librairie habituelle, vous pourrez le trouver en ligne au lien suivant : La troba : L’invention lyrique occitane des troubadours XIIe-XIIIe siècles. Inutile d’ajouter que nous vous le recommandons vivement.
Sur ce, nous vous laissons en bonne compagnie, en vous souhaitant une excellente lecture.
Une biographie de Guilhem de Peiteus – Guilhem de Poitiers par G Zuchetto.
Farai un vers de dreg nien Je ferai un vers sur le droit néant
Qu’eu port d’aicel mestier la flor Car moi je porte de ce métier la fleur
L’inventeur !
L’un des premiers troubadours connus fut un des plus grands seigneurs de l’Europe médiévale : lo coms de Peiteus, Guilhem, septième comte de Poitou et neuvième duc d’Aquitaine, né en 1071.
Lorsqu’il hérite de son père, en 1086, le Poitou, la Gascogne, l’Angoumois et le Limousin, des territoires immenses entre Nord et Sud, de l’Anjou aux Pyrénées, et d’Est en Ouest du Massif central à l’Atlantique, ses domaines sont bien plus importants que ceux du roi de France, Philippe Ier, qui ne contrôle réellement à la même époque qu’un petit fief autour de Paris, Etampes et Orléans, la “little France”, pour les Anglais, une île.
Bon chevalier d’armes, jovial et vantard, le fier vicomte du Limousin est poète. Il chante pour réjouir ses companhos, compagnons de batailles et de distractions.
Companho farai un vers [pauc] convinen et aura·i mais de foudatz no·i a de sen et er totz mesclatz d’amor e de joi e de joven.
Compagnons, je ferai un vers peu convenable et il y aura plus de folie que de bon sens et il sera tout mêlé d’amour, de joie et de jeunesse !
Pour chanter amor, joi e joven, le seigneur de Poitiers l’exprime en romans, terme qui désigne la langue occitane en opposition au latin :
Merce quier a mon companho s’anc li fi tort qu’il m’o perdo et eu prec en Jesus del tron et en romans et en lati.
Je demande merci à mon compagnon si jamais je lui fis tort qu’il me pardonne et je prie Jésus sur son trône en romans et en latin.
A l’exemple des joglars, ces jongleurs-musiciens aux multiples talents qui allaient par les chemins vendre leurs services, mais avec la finesse du lettré, ce grand trichador de domnas se joue des mots et les versifie adroitement pour plaire aux dames et les tromper : Si·m vol midons… Ma dame veut me donner son amour, je suis prêt à le prendre, à l’en remercier, à le cacher, et à la flatter et à dire et faire ce qu’il lui plaît, et à honorer son mérite et à élever ses louanges…Guilhem annonce ainsi l’aube du trobar :
Mout jauzens me prenc en amar un joi don plus mi volh aizir…
Très joyeux je me prends à aimer une joie dont je veux jouir davantage…
A l’amour légitime, Guilhem, qui s’était marié avec Ermengarda d’Anjou, puis avec Filipa, veuve du roi d’Aragon, préfère l’amour hors du contrat social et politique, l’amour hors du mariage-arrangement organisé par la classe seigneuriale et béni par l’Église. Au légat pontifical Girart, évêque d’Angoulême, entièrement chauve, qui lui fit reproche de ses “liaisons dangereuses” avec la vicomtesse de Chatellerault, surnommée la dangeroza, il rétorqua : “Tu pourras peigner tes cheveux sur le front avant que je répudie la vicomtesse !”
Le comte est “Ennemi de toute pudeur et de toute sainteté”, écrit Geoffroy Le Gros, un chroniqueur de l’époque. Ce libertin joyeux et fanfaron, n’est pourtant pas un rustre, il recommande à ses auditeurs et surtout au fin aman, l’amant pur :
Obediensa deu portar a manhtas gens qui vol amar e conve li que sapcha far faitz avinens e que gart en cort de parlar vilanamens.
Il doit montrer obédience / obéissance à maintes gens celui qui veut aimer et il lui convient de savoir accomplir des faits avenants et de se garder, à la cour, de parler comme un vilain.
Guilhem invente les mots-clefs et les règles du trobar, et il se vante d’être le premier, l’inventeur. Et, sûr de sa valeur de trobador e d’amador, il tient à exposer son métier : “J’ai nom Maître infaillible et jamais ma maîtresse ne m’aura une nuit sans vouloir m’avoir le lendemain car je suis si bien instruit en ce métier, et je m’en vante, que je puis gagner mon pain sur tous les marchés.” Il se donne lui-même le titre de maistre certa, maître infaillible, en amour comme en poésie.
Guilhem de Peiteus, l’homme politique et chef d’Etat, ne fut ni un grand batailleur, ni un conquérant zélé. Au retour d’un pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle, sentant sa fin proche, le poète écrivit son adieu au monde, Pois de chantar…, en tant que troubadour, comte de Poitiers et chrétien. Guilhem mourut à Poitiers le 10 février 1126 après quarante ans de règne, et l’on suppose qu’il fut enterré en l’abbaye de Saint-Jean-l’Évangéliste à Montierneuf.
La biographie tardive résume sa vie en quelques lignes laconiques : Lo coms de Peiteus si fo uns dels maiors cortes del mon e dels maiors trichadors de domnas, e bon cavalier d’armas e larcs de domneiar ; e saup ben trobar e cantar. Le comte de Poitiers fut l’un des plus grands courtois du monde et le plus grand trompeur de dames, et bon chevalier d’armes et généreux en amour; et il sut bien trouver et chanter.
Sur les onze vers connus de Guilhem de Peiteus, seuls deux poèmes nous ont été transmis avec les mélodies en notation carrée : Companhos farai un vers pauc convinen et Pois de chantar m’es pres talens.
Le début de la mélodie Pois de chantar m’es pres talens… se retrouve dans le jeu de Sainte Agnès, un mystère du XIVe siècle écrit en langue d’oc, dont le planctus, Bel senher Deus tu sias grasitz…, comporte cette indication : Et faciunt omnes simul planctum in sonu comitis pictavensis. La chanson de Guilhem, ou bien sa façon de chanter, devait avoir marqué les mémoires, pour être imitée plus de deux cents ans après ! Dès les premiers chants courtois nous sont posées les questions d’interprétation des troubadours : comment chanter, dire ou réciter les poèmes lyriques ? Quelquefois les auteurs eux-mêmes ou les chroniqueurs de l’époque nous donnent des éléments de réflexion : Orderic Vital, historiographe, contemporain de Guilhem rapporte que ce dernier “en homme joyeux et plein d’esprit récita souvent ses misères de captivité en compagnie de rois et de personnages importants en déclamant des vers rythmés avec des modulations subtiles.” [Historia Ecclesiastica X 21] Ces “modulations” faisaient-elles référence à un jeu de voix exagéré de comédien ou bien à une imitation virtuose des ornementations mélodiques de la liturgie ?
Guilhem, qui avait délaissé le latin de l’Église, s’était-il amusé à détourner la musique liturgique en composant des poèmes sur des airs existant déjà dans les tropes et les versus, par défi et pour réjouir ses compagnons ?
Les Maîtres du troubar : Guilhem de Peiteus – Guilhem de Poitiers (1071-1126) – La Tròba, l’invention lyrique occitane des troubadours XIIe-XIIIe s. (Tròba Vox, 2020)
Gérard Zuchetto
Sources : Manuscrit (s) à notation musicale : STMart. fol. 51v ; F : Chigi fol 81 Principale (s) édition (s) : Jeanroy Alfred, Les Chansons de Guillaume IX duc d’Aquitaine, Paris, 1913 et 1927 (Ed. Champion) ; Durrson Werner, Wilhelm von Aquitanien. Gesammelte Lieder, Zurich, 1969 ; Pasero Nicolo, Gugliemo IX, poesie, Modena, 1973 (Società tipografica editrice Modenese) ; Bezzola Reto Guillaume IX et les origines de l’amour courtois, Paris, 1940 (Romania vol. LXVI) ; Payen Jean- Charles, Le Prince d’Aquitaine. Essai sur Guillaume IX et son oeuvre, Paris, 1980 (Champion) Miniature : BNF Ms. fr.12473, fol.128