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« fabliau » : « une branche d’armes », initiation et faits du chevalier guerrier

poesie_medievale_fabliaux_chevalerie_chevalier_heros_valeurs_guerrieres_moyen-age_XIIIeSujet : poésie médiévale, littérature médiévale, chevalerie, héros, guerrier, fabliau, langue d’oïl,  vieux français.
Période : Moyen-âge central, XIIIe siècle.
Auteur  :  anonyme
Titre : une branche d’Armes
Ouvrage :  Jongleurs & Trouvères, d’après les manuscrits de la Bibliothèque du RoiAchille Jubinal,  1835.

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionujourd’hui, nous vous invitons à la découverte d’une poésie d’intérêt, en provenance du moyen-âge central. Demeurée anonyme, on la retrouve, en général, classée dans les dits, contes et fabliaux, même si elle reste tout de même assez loin du genre humoristique auquel ces derniers nous ont habitué jusque là.

Loin du chevalier de la lyrique courtoise

Par rapport à son contexte d’émergence, supposément le XIIIe siècle, et en contraste avec certains de nos articles sur les valeurs chevaleresques dans la littérature courtoise, cette pièce assez courte (52 vers) ne met pas l’accent sur le fine amor et le « fine amant » au supplice, pas d’avantage qu’elle ne nous parle de dames  ou de damoizelles inaccessibles. Nous ne sommes pas, non plus, dans les références médiévales en usage, et leur évocation du chevalier à la poursuite des valeurs chrétiennes, ou présenté comme leur digne représentant (à ce sujet et à titre d’exemple plus tardif voir la ballade du bachelier d’armes d’Eustache Deschamps).  Et même si le poète du jour nous dit, dans un de ses vers, que son « gentil bachelier » (1)  « donne tout sans retenir », grande charité qui pourrait tout à fait suffire à elle-seule à le situer dans le cadre chrétien, le propos n’est simplement pas là.

En dehors de tout lyrique courtoise ou de tout combat au compte de la gloire divine, nous sommes mis, ici, face au chevalier tout entier trempé dans les arts de la guerre. Avec une rare puissance évocatrice, cette poésie ne s’intéresse qu’à cela : l’initiation et la genèse du guerrier, sa force incommensurable et surhumaine, et jusqu’à sa vie tout entière vouée à son « art », dans ses faits et ses aventures, comme dans ses loisirs/plaisirs.

Poésie d’initiation guerrière
ou ode au chevalier guerrier mythologique

Presque surgi de la forge, (bercé dans son écu, allaité dans son heaume, engendré par son épée) ce bachelier, féroce et redouté de tous, semble renouer, à travers le temps, avec l’archétype du guerrier-héros mythologique (germain, nordique, celtique). A travers son initiation comme à la faveur des batailles, il est devenu ce combattant hors du commun qui a transcendé ses capacités d’homme et dont les pouvoirs se situent bien au dessus de ceux de ses adversaires et des autres mortels.

poesie_medievale_chevalier_moyen-age_fabliau_heros_guerrier_mythiqueEmpruntant aux animaux des propriétés et qualités que l’anthropologie pourrait qualifier de « totémiques » (l’oeil du guépard, l’agilité du tigre, la force du lion, etc…) ses pouvoirs, galvanisés par son exaltation, confinent presque le magique. Rien qui puisse l’arrêter, il est de toutes les aventures, faisant fuir ses ennemis à sa seule vue, avant de les terrasser, perçant les armures les plus résistantes, sautant par dessus les mers, gravissant les montagnes. Et quand il n’est pas occupé au combat,  même ses loisirs ne sont pas ceux du commun ; il part seul et à pied pour chasser les animaux les plus dangereux (ours, lions, cerfs en rut) et en triompher, tel le guerrier de certaines épreuves initiatiques germaniques (2). Plus loin encore, il fait même ripailles de « pointes d’espées brisiés et fers de glaive à la moustarde » et cette poésie médiévale (peut-être d’ailleurs, non sans humour, sur ce dernier point), s’ancre alors définitivement dans le fantastique.

Aux origines

Dans les Manuscrits : fabliaux, dits et contes du MS Français 837

C’est dans le ce manuscrit ancien, référencé MS Fr 837 ou encore Français 837, conservé à la BnF que l’on peut retrouver cette pièce. Présent sur le site Gallica, cet ouvrage dont nous avons déjà dit un mot ici (voir fabliau le Salut d’Enfer) n’est disponible à la consultation, qu’en noir et blanc.

faits, dits et fabliaux du moyen-âge central. Une branche d'armes, poésie anonyme sur les valeurs guerrières
faits, dits et fabliaux du moyen-âge central. Une branche d’armes, poésie anonyme sur les valeurs guerrières

Sur Gallica toujours, on en trouve encore une version un peu plus lisible (quoique). C’est un fac Similé datant de 1932 par Henri Omont (voir ici Fabliaux, dits et contes en vers français du XIIIe siècle) mais il est lui aussi numérisé en noir et blanc. Aucune trace donc en ligne, pour l’instant, d’une version colorisée de ce manuscrit. De fait, l’image que nous vous proposons ci-dessus, réalisée à partir du manuscrit original (feuillet 222/223), est retravaillée partiellement par nos soins, juste le temps de la nettoyer de quelques tâches disgracieuses et de la traitée pour lui redonner un peu des airs du vélin original. On rêverait bien sûr, de pouvoir un jour accéder à ce précieux manuscrit du moyen-âge et à ses lettrines dans leurs couleurs originales. Ne désespérons pas cela dit, la BnF n’a de  cesse que de poursuivre un travail titanesque sur ses collections qui comprend leur restauration et leur conservation comme leur digitalisation et leur indexation.

Chez les historiens médiévistes du XIXe s

Du point de vue de sa publication, on retrouve cette Branche d’armes dans le courant du XIXe siècle, chez Legrand d’Aussy, (Fabliaux ou contes, fables et romans du XIIe et du XIIIe siècle,Tome 1er, 1829). Il en même fournit une traduction partielle tout en nous précisant bien qu’il prend avec le texte quelques libertés (ce à quoi, cela dit, il nous a habitué). Quelque temps après lui, Anatole de Montaiglon et Gaston Raynaud seront, quant à eux, plus laconiques en ne publiant que la version brute (Recueil général et complet Fabliaux des XIIIe et XIVe siècles Tome 2, 1878).

achille_jubinal_jongleur_trouveres_livres_poesie_fabliau_litterature_medievale_moyen-age_centralEntre ses deux versions, en 1835, Achille Jubinal l’avait aussi publié dans son ouvrage Jongleurs & Trouvères, d’après les manuscrits de la Bibliothèque du Roi,  aux côtés de nombre d’autres pièces en provenance du Manuscrit Français 837. C’est du reste chez lui que nous sommes allés la pêcher.

Au passage, pour ceux qui seraient intéressés pour compter cet ouvrage dans leur bibliothèque, les éditions Forgotten Books en proposent toujours une édition brochée. Pour plus d’informations, vous pouvez consulter ce lien : Jongleurs Et Trouvères, Ou Choix de Saluts, Épîtres, Rèveries Et Autres Pièces Légères Des Xiiie Et XIV Siècles (Classic Reprint)

Pour finir ce petit tour d’horizon sur les publications de cette poésie, il faut encore noter que ce texte n’est pas totalement tombé dans l’oubli puisqu’on le retrouve cité dans un certain nombre d’ouvrages de médiévistes autour de la chevalerie. A défaut de compter dans les innombrables productions de son temps autour de la lyrique courtoise, il n’en demeure pas moins qu’elle reste, par certains  de ses aspects, emblématique de l’idéal des chevaliers du moyen-âge, sur le versant le plus guerrier.

Une Branche d’Armes

Qui est li gentis bachelers
Qui d’espée fu engendrez,
Et parmi le hiaume aletiez,
Et dedenz son escu berciez ?
Et de char* (chair) de lyon norris,
Et au grant tonnoirre* (tonnerre) endormis,
Et au visage de dragon,
Yex* (yeux) de liepart, cuer de lyon,
Denz de sengler, isniaus* (agile, prompt) com tygre,
Qui d’un estorbeillon* (tourbillon) s’enyvre,
Et qui fet de son poing maçue ?
Qui cheval et chevalier rue
Jus à la terre comme foudre?
Qui voit plus cler parmi la poudre* (poussière)
Que faucons ne fet la rivière ?
Qui torne ce devant derrière
J. tornoi por son cors déduire,
Ne cuide que riens li puist nuire;
Qui tressaut la mer d’Engleterre
Por une aventure conquerre,
Si fet-il les mons de Mongeu? (Jura, Valais)
Là sont ses festes et si geu* (jeux) ;
Et s’il vient à une bataille,
‘ Ainsi com li vens fet la paille,
Les fet fuire par-devant lui,
Ne ne veut jouster à nului
Fors que du pié fors de l’estrier;
S’abat cheval et chevalier,
Et sovent le crieve par force.
Fer ne fust, platine, n’escorce,
Ne puet contre ses cops durer,
Et puet tant le hiaume endurer
Qu’à dormir ne à sommeillier
Ne li covient autre oreillier;
Ne ne demande autres dragiés* (douceurs, sucreries)
Que pointes d’espées brisiés,
Et fers de glaive à la moustarde :
C’est uns mès qui forment li tarde;
Et haubers desmailliez au poivre.
Et veut la grant poudrière *(poussière) boivre* (boire),
Avoec l’alaine des chevaus,
Et chace* (chasse) par mons et par vaus,
Ours et lyons et cers de ruit* (en rut),
Tout à pié : ce sont si déduit* (ses plaisirs) ;
Et done tout sanz retenir.
Cil doit mult bien terre tenir,
Et maintenir chevalerie, (3)
Que cil dont li hiraus s’escrie :
Qui ne fu ne puns* (de pondre) ne couvez,
Mès ou fiens des chevaus trovez.
S’il savoient à qoi ce monte* (s’il connaissait sa valeur),
Sachiez qu’il li dient grant honte.

Explicit une Branche d’Armes.

Le dernier paragraphe sur les hérauts qui conspuent notre « gentil bachelier » est sujet à interprétation. Selon certains auteurs (Brian Woledge cité par Michel Stanesco, voir note 2) on pourrait voir là une assertion générale, voire presque « sociale » par lequel le poète se distinguerait ici de ses contemporains, en affirmant que la naissance, l’origine, et finalement la noblesse, n’importerait pas dans la détermination des qualités du chevalier, de son mérite  ou de son statut. Ce n’est qu’un avis personnel, mais je me demande si cette partie ne suggérerait pas plutôt que la poésie dresse peut-être le portrait d’un personnage précis ou particulier du temps du poète, (pas forcément réel, d’ailleurs mais peut-être en provenance de la littérature) et que celui-ci ne nomme pas, par jeu ou simplement pour rester dans l’allusion. Avec la question qui ouvre la poésie: « qui est le gentil bachelier ? »,  cela pourrait aussi se tenir.

Pour conclure et pour autant qu’elle ne se complaît pas dans les valeurs courtoises, cette poésie se situe-t-elle totalement, aux antipodes d’une certaine vision médiévale du chevalier ? Comme nous le disions plus haut, sans doute pas. Dans les chroniques ou dans les gestes, il existe aussi des récits épiques de batailles qui encensent les valeurs au combat.  En lisant cette poésie et face à ce guerrier « absolu » et total, on pourrait penser, par exemple, à Nennius et sa référence au légendaire Roi Arthur qui, sur le mont Badon mit, seul, en déroute les saxons, en les poursuivant jusqu’à la fin du jour. D’une certaine façon, les deux versions du chevalier du plus courtois au plus belliqueux peuvent-être conciliables, en admettant que ce dernier ait deux visages, à la cour ou à la bataille, en temps de paix ou en temps de guerre.

Plus près de nous et pour rester dans le cadre médiéval, du côté par de la littérature fantaisie, si l’on doutait encore que le mythe du guerrier dépeint dans cette poésie médiévale perdure, on pourrait évoquer les  pages les plus épiques d’un David Gemmell avec son Druss la légende et sa hache tournoyante au coeur des plus  gigantesques batailles.

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen-Age sous toutes ses formes.

(1) Si le terme de bachelier a évolué dans le courant du moyen-âge, il faut le comprendre ici comme un jeune chevalier adoubé ou en passe de l’être. 

(2) voir Jeu d’errance du chevalier médiéval, aspects ludiques de la fonction guerrière dans la littérature du Moyen-âge flamboyant. Michel Stanesco (1988)

(3) « Cil doit mult bien terre tenir, et maintenir chevalerie.« 
Celui là doit être fort capable de tenir une fief, une terre et de porter et défendre les valeurs de la chevalerie.

Exploration médiévale, nouvelle fonctionnalité: recherche avancée sur tous les contenus

Bonjour à tous,

euillez noter qu’à compter d’aujourd’hui, nous avons ajouté une nouvelle fonction de recherche sur l’ensemble des contenus de Moyenagepassion.

Pour avoir bien des qualités par ailleurs, les boites de recherche proposées, par défaut,  par le moteur wordpress sont encore d’être les plus performantes, au moment de proposer des résultats pertinents et surtout exhaustifs.

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L’air de rien, Moyenagepassion propose désormais plus de 900 articles autour du moyen-âge sur des thèmes aussi variés que la musique, la poésie ou l’histoire médiévale, mais encore des informations sur les manuscrits anciens, des vidéos, des conférences documentaires sur le sujet, sans oublier les événements et les fêtes marquantes qui célèbrent cette période de notre histoire.

Bref, avec plusieurs milliers de pages et de mots-clés indexées, il était essentiel de vous proposer un service de recherche de qualité sur l’ensemble de nos articles. Pour ce service, nous avons donc choisi de privilégier le très performant Custom Search   de Google.

Pour afficher cette barre de recherche avancée à n’importe quel moment, il vous suffit de cliquer sur le bouton loupe qui se trouve  en haut et à droite de la barre de navigation.

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Voilà  pour les nouvelles sur la cuisine interne et pour la bonne cause.

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
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Thibaut le Chansonnier, l’amour courtois d’un comte et roi-poète à la cour de Champagne, avec Jean Dufournet

thibaut_le_chansonnier_troubadour_trouvere_roi_de_navarre_comte_de_champagneSujet : chansons, poésie médiévale, amour courtois, poésie lyrique, trouvère, vieux français, fine amor, lyrique courtoise.
Période : moyen-âge central
Auteur : Thibaut IV de Champagne (1201-1253), Thibaut 1er de Navarre
Programme : »Une vie, une Oeuvre, la chanson du Mal aimé » 
Intervenants : Jean Dufournet, Claude Mettra, France Culture (1989)

Bonjour à tous,

E_lettrine_moyen_age_passionn 1989, Claude Mettra recevait sur France Culture, le médiéviste et romaniste Jean Dufournet dans le cadre de l’émission « Une vie, une oeuvre » dédiée tout entière à Thibaut IV de Champagne, roi de Navarre et grand poète courtois du XIIIe siècle.

thibaut_champagne_roi_de_navarre_poete_trouvere_amour_courtois_moyen-age_central« De touz maus n’est nus plesanz
Fors seulement cil d’amer,
Mès cil est douz et poignanz
Et deliteus a penser
Et tant set biau conforter,
Et de granz biens i a tanz
Que nus ne s’en doit oster. »
Thibaut de Champagne, Chanson

Nous avons déjà souligné, à plusieurs reprises, l’importance de la cour de Champagne, de son rayonnement culturel dans le courant du Moyen-âge central, en particulier des XIIe, XIIIe siècles. Son influence s’étendra au nord jusqu’à la Flandre et même l’Allemagne. Dans les pérégrinations des intervenants du jour, on croisera, au nombre des personnages ayant compté dans ces échanges culturels entre différentes provinces de la France médiévale, Aliénor d’Aquitaine, mais aussi plus près de la Champagne, l’incontournable  Gace Brûlé, aîné de Thibaut d’une génération et qui l’aura, à coup sûr, influencé, même s’il est difficile d’établir qu’ils se soient physiquement croisés.

Dans la lignée de ses pairs, le comte et roi-poète poursuivra ainsi, à son tour, la promotion et l’élévation de la fine amor et de ses codes  courtois en langue d’Oïl, pour la situer dans une quête d’absolu, qualifiée même de « religion » par Jean Dufournet.

Une invitation au décryptage de la fine amor
en compagnie d’un grand médiéviste

On fera ici, un large et salutaire détour pour  aborder, avec l’historien, les arcanes de l’amour courtois, ses principes, ses ressorts mais aussi  le  positionnement social  presque « subversif » de ses valeurs au sein du moyen-âge chrétien féodal.

jean_dufournet_medieviste_hitorien_romaniste_moyen-age_chanson_roland« Ce qui est paradoxal c’est que d’une part, la courtoisie développe la sociabilité, les rapports entre les gens, mais d’autre part, l’amour courtois tend à s’opposer, et au christianisme puisqu’il ne s’agit pas d’amour conjugal et au système féodal puisque, souvent, le poète ou le vassal est amoureux, ou prétend être amoureux, de la dame de son seigneur. Dans la mesure où la femme tend à vivre dans un univers particulier, éloignée de l’humanité quotidienne, les choses s’atténuent, mais il reste que les gens du moyen-âge ont bien senti cette difficulté et qu’en 1277, parmi les condamnations de l’évêque de Paris, Tempier, (Etienne Tempier 1210 -1279) il y avait la condamnation de la courtoisie et de l’art d’aimer d’André le Chapelain qui avait mis en forme tous les principes de cette courtoisie. »
Jean Dufournet. Extrait d’un entretien avec Claude Mettra.
Une vie, une oeuvre, Thibaut de Champagne. France Culture (1989).

A la lumière de la poésie et des chansons de Thibaut, on reviendra encore sur cette union des contraires, cette tension auquel nous invite constamment la lyrique courtoise, dont nous avons déjà parlé à diverses occasions (voir notamment A l’entrant d’esté de Blondel de Nesle, ou encore amour courtois et fine amor, le point avec trois experts)

deco_medievale_enluminures_trouvere_« La joie et la douleur, la folie et la sagesse, la crainte et l’espérance sont étroitement liées. Il n’est pas de douleur, sans joie, ni de joie sans douleur. c’est à dire qu’il faut passer par la douleur de la séparation, de l’absence, des épreuves pour atteindre à cette joie supérieure. Il y a tout un long apprentissage, une sorte d’ascèse à la fois poétique et religieuse pour parvenir à cet état et il faut abandonner les chemins réguliers de la raison, de la connaissance rationnelle, tomber dans une sorte de folie.  La pire folie pour les gens du moyen-âge c’est de ne pas aimer, et l’attitude la plus raisonnable c’est d’aimer à la folie. »
Jean Dufournet. (op cité, France Culture, 1989).

Un peu plus loin, le médiéviste rapprochera la quête du fine amant, de celles des aventures chevaleresques et des croisades ou même encore des pèlerinages pour en faire une quête qui garde en commun avec toutes les autres, la recherche constante d’une perfection, d’un dépouillement, d’une purification, vouée peut-être à ne jamais véritablement aboutir. Ainsi et selon lui, le Roman de la Rose ou  le Perceval et l’oeuvre de Chrétien de Troyes, entre autres exemples, ne seraient peut-être pas demeurées inachevés par hasard.

Enfin, dans ce tour d’horizon de la lyrique courtoise et de son influence, on évoquera, au passage,  le culte marial venu se greffer sur ses codes pour faire de la Vierge Marie, à la fois la dame idéale et la médiatrice privilégiée et miséricordieuse, passeuse d’âmes vers le monde d’après.

Claude Mettra, Jean Dufournet, France Culture (1989)

Pour conclure, on trouvera  dans cette rediffusion un lot de beaux extraits et d’heureuses lectures dans le vieux-français original du Comte de Champagne et Roi poète de Navarre et il faut rendre hommage à la grande qualité des questions de Claude Mettra, autant qu’aux comédiens qui l’entourent pour avoir su faire de ce programme un véritable moment d’exception.

En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.

A l’entrant d’esté: une chanson d’amour courtois en langue d’Oil du trouvère Blondel de Nesle

trouvere_chevalier_croise_poesie_chanson_musique_medievale_moyen-age_centralSujet : musique, poésie, chanson médiévale, amour courtois, trouvère, vieux-français, langue d’oil, fine amor.
Période :  XIIe,  XIIIe, moyen-âge central
Titre:  
A l’entrant d’esté
Auteur :   
Blondel de Nesle
Interprète : 
Estampie, Graham Derrick
Album  : Under The Greenwood Tree (1997)

Bonjour à tous,

E_lettrine_moyen_age_passionn continuant d’explorer la piste des trouvères du moyen-âge central, nous revenons aujourd’hui à la poésie et aux chansons de Blondel de Nesle.  Contemporain de Gace Brûlé  et de  Conon de Bethune, ce noble entré depuis dans la légende, faisait sans doute partie d’un petit cercle d’amis et de nobles qui s’adonnaient à l’Art de Trouver, autour des cours florissantes du nord de la France et notamment celle de Champagne. Un peu plus tard, c’est sur l’héritage de ces derniers que Thibaut de Champagne composera, à son tour, ses propres chansons.

Nous ne reviendrons pas ici sur les éléments de biographie que nous avons déjà largement abordés (voir article: l’amour courtois d’Oc en Oil, Blondel de Nesle, trouvère, poète, adepte et fine amant devenu « légendaire »). Rappelons simplement que Blondel de Nesle compte dans la génération des précurseurs qui transposèrent la lyrique courtoise provençale et occitane en langue d’oïl. La chanson du jour s’inscrit totalement dans cette veine; on y retrouve tous les ingrédients et même les archétypes de la fine amor. Forme exacerbée du sentiment amoureux ou bien plutôt construction littéraire à part entière, le fine amant s’y tient dans cette position inconfortable (quelquefois même à la limite du supportable) de l’attente. A la merci du moindre signe d’acceptation, il se « complaît » dans la prison volontaire de  la  Delectatio Morosa, cette  exaltation propre à l’amour courtois, nichée dans la tension extrême entre, d’un côté, l’angoisse du rejet ou de la perte de la dame convoitée et, de l’autre, l’espoir de la reconnaissance de son statut d’amant parfait et le désir bientôt assouvi qui lui succédera.

La pièce du jour dans les manuscrits anciens

On peut retrouver cette chanson de Blondel de Nesle dans un certain nombre de manuscrits anciens ( Cangé, Français 844, Manuscrit de Berne, Manuscrit du Vatican, etc…), avec des variantes notables entre ses versions. Elle y est  diversement attribuée par les copistes à d’autres auteurs : Gace Brûlé, ou même demeurée anonyme dans certains ouvrages. D’autres manuscrits, plus nombreux, l’attribuent bien à Blondiax ou Blondiaus, Le dernier vers de cette composition ne laisse, du reste, que peu d’équivoque sur sa paternité.  Pour plus de détails sur tout cela, on pourra valablement consulter l’ouvrage de Prosper Tarbé : les Oeuvres de Blondel de Nesle, collection des poètes de Champagne antérieurs au XVIe siècle (1862).

Pour les paroles, nous retranscrivons ici la version qu’il a lui-même choisi de cette chanson, celle annotée musicalement du Manuscrit Français 1591, connu encore sous le nom de Chansonnier Français R (ancienne cote Manuscrit 7613). Vous pouvez retrouver ci-dessus les feuillets du manuscrit qui la contiennent ainsi que leur notation musicale. Daté de la première moitié du XIVe siècle, l’ouvrage contient des chansons notées et jeux partis. Il est consultable sur Gallica au lien suivant.

A l’entrant d’esté, Blondel de Nesle par l’Ensemble Estampie

L’Ensemble Estampie pour une grande évocation de la légende de Robin des Bois

Dans un album resté d’anthologie, l’Ensemble anglais Estampie, sous la direction de Graham Derrick, se proposait d’évoquer, avec une sélection musicale débordant le répertoire musical médiéval, le personnage et les aventures de Robin de Bois. Le titre de l’album « Under the Greenwood tree » (Sous l’arbre de Greenwood), se réfère d’ailleurs à la forêt de Sherwood, repère et fief du célèbre héros et archer de cette légende anglaise dont bien des composants ont été rédigés postérieurement au siècle qu’elle évoque.

Sorti en 1998, l’album contient pas moins de 30 pièces contemporaines ou plus tardives, évocatrices de cette période trouble de l’Angleterre médiévale qui avait vu son roi Richard Coeur de Lion partir pour les croisades. On retrouve ainsi, dans l’introduction de cette belle production, le célèbre chant de croisades Pälastinalied du poète médiéval allemand Walther von Vogelweide, suivi de la non moins renommée  Complainte du prisonnier de Richard Coeur de Lion : Ja Nuns Hons PrisLa chanson du jour arrive, quant à elle, en troisième et évoque, entre les lignes, la légende selon laquelle le trouvère Blondel de Nesle, très proche du roi d’Angleterre, aurait même été celui ayant permis de le retrouver dans sa geôle d’Autriche. Certaines versions de l’histoire conte que le poète, parti à la recherche du souverain, entonnait à tue-tête une chanson afin que ce dernier puisse l’entendre et se manifester et que c’est grâce à cela qu’il put le localiser. Sans doute l’Ensemble Estampie nous suggère-t-il ici, en forme de clin d’oeil, que la pièce du jour pourrait-être celle qui permit au trouvère de retrouver le roi.

Pour revenir au reste de l’album, on y trouve encore Kalenda Maya de Raimbaut de Vaquerias ainsi qu’une autre pièce anonyme en provenance de la France médiévale. Le reste se partage entre des pièces d’origine anglaise sur la légende de Robin de bois. Comme nous l’avions déjà souligné ici, on peut aussi y entendre une version vocale de la célèbre chanson Lady Greensleeves.

musique_medievale_et_ancienne_chanson_greensleeves_folk_populaire_anglaisL’album est disponible à la vente en ligne sous forme CD, mais également au format MP3 pour ceux qui préféreraient n’en acquérir que des pièces choisies. Voici un lien où vous pourrez trouver les deux versions : Under The Greenwood Tree.

A l’entrant d’esté
dans le vieux-français de Blondel de Nesle

A l’entrant d’esté que li temps s’agence* (s’adoucie),
Que j’oï sur la flour les oiseaux tentir* (retentir, faire entendre un son),
Sui pensis d’amour, où mes cuers balance* (est en péril, ébranlé)
Diex me doint* (de do(n)ner) avoir joie à mon plaisir !
Ou autrement cuid* (cuidier : croire) morir sans doutance* (hésitation);
Car je n’ay el mond autre soustenance* (soutien, appui);
Amours est la riens* (chose) que je plus désir.

N’est pas droit d’amours que cil les biens sente,
Qui ne peut les maus aussi soustenir. (1)
Chargiez me les a tous en pénitence
La belle, qui bien me les puet mérir* ( faire gagner, récompenser).
Tous les mauls d’un an par une semblance
M’assouageroit* (me soulagerait), par sa grant vaillance* (valeur),
Celle qui me fait parler et taisir* (taire).

Un autre homme en fust piécà* (depuis longtemps déjà) la mort prise,
S’il aimast ainsinc, com j’ai fait lousjours ;
Car onques n’en pois* (de peser, ne m’en pèse), par mon bel service,
Traire* (présenter) bel semblant* (apparence,image) , si com j’ai aillours.
Ja en bel servir n’aurai mès fiance* (foi, certitude, confiance) :
Sé je l’amour perd, ou j’ai m’atendance* (espérance),
Asseure m’a …. mourir la flours.

Hélas ! je l’aim tant de cuer, sans faintise ,
Ara* (de avoir) ja merci de moi fine amours.
Moult parai ma paine en bel lieu assise ;
Mes trop m’i demeure, et joie, et secours.
Ainz mès nul amant, en tel espérance,
N’attendit d’amours la reconnoissance
Comme a fait cilz ( las ! ) à si grant dolours.

Mon cuer doi haïr, sé longuement la prie.
Cuidiez que li maus d’amer ne m’anuit ?
— Nenil. — Par foi ! dit ai grande folie.
Ja ne quiers avoir nul autre déduit* (plaisir, jouissance).
Tant com li plaira, serai roy de France ;
Car en tout le mond n’a de sa vaillance
Pucelle ne dame ; mes que trop me fuit !

Je chant et respond de ma douce amie ;
Et à li penser me confort la nuit.
Diex ! verrai je ja le jour qu’ele die :
— Ami, je vous aim ! vrai voir je cuid.
Amours me soustient, où j’ai ma fiance ,
Et ce que je sai qu’elle est belle et blanche ;
Ne m’en partirai* (séparer), s’or m’avoit destruit.

Mes ne doit Amours servir en balance,
Car à chascuns rend selonc sa vaillance.
Blondel a de mort a vie et conduit.

(1) Il n’est pas juste en amour (fine amant parfait) celui qui en ressent les bienfaits, mais n’est pas capable d’en supporter les souffrances.

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com.
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