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Franc-Gontier, dit et contredits, satire et contre-satire de Philippe de Vitry à François Villon

franc-gonthier_poesie_ballade_medievale_satirique_vie_curiale_philippe_vitry_françois_villon_moyen-ageSujet  : poésie médiévale, ballade,  auteur médiéval, poète, moyen-français, poésie satirique, vie curiale, humour
Auteurs  :  Philippe de Vitry (1291-1361), François Villon (1431-?1463)
Titre  : « Le dit de Franc-Gontier » et « les Contredicts de Franc-Gontier »
Période  : Moyen Âge tardif, XVe siècle.
Ouvrages  : oeuvres de Villon,  PL Jacob  (1854) , oeuvres de phillipe de Vitry, Prosper tarbé (1850)

Bonjour à tous,

D_lettrine_moyen_age_passionans le courant du XIVe siècle, Philippe de Vitry (1291-1361), évêque de Maux, auteur savant, poète et grand musicien champenois célèbre et apprécié de son temps, écrivit une poésie connue sous le nom de « dit de Franc-Gontier » (Gonthier).

Empreinte de lyrisme, faisant l’éloge des plaisirs simples et champêtres, l’auteur y mettait en perspective une vie rupestre, devenue symbole d’une certaine liberté et deco_medievale_enluminures_phillipe_de_vitryindépendance, qu’il opposait à une vie curiale aux valeurs dévoyées, emplie de compromis, de trahison, de convoitise, d’ambition, etc.. Dans son élan, Philippe de Vitry n’hésitait pas à désigner les courtisans comme des « serfs », suggérant que le moins libre des hommes, entre celui qui travaillait la terre et celui qui traînait ses chausses à la cour, n’était pas forcément celui que l’on croyait.

Certes, on ne pouvait à la fois vouloir la paix d’une vie retirée au grand air et espérer dans le même temps, richesse, luxe et confort. Le Dit de Franc-Gontier encensait donc aussi une certaine simplicité corollaire de ce choix de vie et on pouvait encore lire, dans ce plaisant récit demeuré une pièce célèbre de poésie et de littérature médiévale, l’éloge d’un travail de la terre faisant sens et étant même en soi une récompense; belle réhabilitation au passage du vilain ou du serf, de leur labeur et de la vie rupestre élevés avec ce poème et dans ce courant de XIVe siècle, au dessus de certaines moqueries  communes dont ils avaient été si souvent l’objet au cours des siècles précédents (voir article les vilains des fabliaux).

Le dit de Franc-Gonthier
de Philippe de Vitry

Soubs feuille verd, sur herbe delictable
Sur ruy bruyant et sur claire fontaine
Trouvay fichee une borde portable,
Là sus mangeoient Gontier o dame Heleyne
Fromage frais, laict, beurre, fromagée,
Cresme, maton, prune, noix, pomme, poire,
Cibor, oignon, escaillongne froyee
Sur crouste grise (bise) au gros sel pour mieulx boire.
Au groumme burent; et oisellons harpoient
Pour rebaudir et le dru et la drue,
Qui par amours depuis s’entrebaisoient
Et bouche et née, et polie, et barbue
Quand eurent prins des doux mets de nature,
tantot Gonthier hache au col au bois entre
Et Dame Héleine si mit toute sa cure
A ce buer, qui cueuvre dos et ventre.
‘J’ouïs Gonthier en abattant son arbre
Dieu mercier de sa vie très sure:
“Ne scai, dit-il, que sont piliers de marbre,
Pommeaux luisans, murs vestus de peincture;
Je n’ay paour de trahison tissue
Soubz beau semblant, ne qu’empoisonné soye
En vaisseau d’or. Je n’ay la teste nue
Devant tyran, ne genoil qui se ploye.
Verge d’huissier jamais ne me desboute,
Car jusques la ne me prend convoitise,
Ambition, ne lescherie gloute.
Labour me paist en joieuse franchise :
Moult j’ame Helayne et elle moy sans faille,
Et c’est assez. De tombe n’avons cure.”
Lors je dy : “Las! serf de court ne vault maille,
Mais Franc Gontier vault en or jame pure”.

Version de Prosper Tarbé – les Œuvres de Philippe de Vitry (1850)

Dans le courant du même siècle et même du suivant, les thèmes de ce Franc-Gontier seront repris par d’autres auteurs médiévaux, souvent eux-même lassés de la vie curiale et de ses artifices. On pourra compter parmi eux Eustache Deschamps (voir ballade sur l’estat moyen  ou encore ballade je n’ay cure d’être en geôle) ou encore Alain Chartier (1385-1430), pour ne citer que ces deux-là.

Comme référence encore plus directe, il faut encore mentionner Pierre d’Ailly (ou Ailliac) qui, dans le courant de ce même XIVe siècle et dans une petite pièce très réussie, connue d’ailleurs sous le nom de « Contre-dicts de Franc-Gontier » rendra explicitement grâce à la vie du Franc Gontier de Philippe de Vitry et à ses valeurscontre celles du tyran dont il fera le portrait vitriolé dans sa poésie.

« Las ! Trop mieulx vaut de Franc-Gontier la vie,
Sobre liesse, et nette povreté,
Que poursuivir, par orde gloutonnie,
Cour de tyran, riche malheureté. »

« Les contredits de Franc-Gontier » ou « Combien est misérable la vie du tyran », par Pierre d’Ailly (1351-1411), Notice historique et littéraire sur le Cardinal Pierre d’Ailly, Eveque de Cambray au XVe siècle, par M Arthur Dinaux (1824)  

Vous pouvez désormais retrouver cette poésie complète ainsi qu’un portrait de son Auteur Pierre d’Ailly ici.

Satire et contre satire,
Le franc-Gontier de François Villon

Contrairement à la pièce citée de Pierre d’Ailly qui avait reconnu volontiers une certaine exemplarité dans le choix de vie du Franc-Gontier de Philippe de Vitry, les contredits de François Villon, écrits dans le courant du siècle suivant, se situeront dans un contre-pied distancié et moqueur.  Grandi au milieu de l’agitation et du bruit des rues de Paris, Villon reste sans doute plus que tout un urbain, et la vie rustre, sans grand faste, sans confort et pire que tout, à l’eau et sans vin, n’ont rien pour le séduire.

francois_villon_contredits_franc-gontier_ballade_poesie_medievale_satirique_moyen-age_tardif« Il n’est trésor que de vivre à son aise. », il se gaussera donc « gentiment » des vers de Philippe de Vitry en invoquant l’image satirique d’un gros chanoine jouisseur et bon vivant, se tenant avec sa maîtresse dans une chambrée confortable et s’adonnant à tous les plaisirs, aidés de torrents d’Hypocras. Plus loin, poursuivant sa raillerie, il mettra encore en opposition le confort d’une bonne couche contre le lit d’herbe sous le rosier et se moquera encore de la nourriture campagnarde qui avait l’objet de tous les éloges de l’évêque de Maux, fustigeant, au passage, l’haleine chargée d’ail des deux tourtereaux, Bref, Villon tournera en dérision le Franc Gontier de Philippe de Vitry, en affirmant tout de même qu’il ne veut les juger et que chacun est libre, mais que cette vie n’est surtout pas pour lui.

Opposition entre confort et rusticité, et peut-être même  au fond entre l’urbain, l’homme de la ville et l’homme de la ruralité, on ne peut s’empêcher de voir encore à travers cette ballade, le Villon gouailleur qui se fait, par jeu et par farce et avec un plaisir jamais dissimulé, le porte-parole des bons vivants, des « francs jouisseurs » et des fêtards. Pour peu, on l’imagine même bien lire cette ballade à voix haute dans quelque taverne parisienne, en faisant rire, à gorge déployée, ses compagnons de beuverie.

Pourtant et c’est finalement assez cocasse, à la relative profondeur de la satire que Philippe de Vitry avait opposé à son siècle et à la vie curiale et ses excès (convoitise, pouvoir, ambition, etc…) en prônant deco_poesie_medievale_enluminures_francois_villon_XVe_sièclele retour à une certaine « vérité » des valeurs,  Villon vient opposer à son tour, une contre satire qui, pour être provocatrice dans son humour et les images (anticléricales) qu’elle soulève  n’est pas dénuée d’un certain conformisme sur le fond.

Contre ce monde médiéval chrétien qui tente pourtant si fort d’en freiner les ardeurs, le désir de richesse, de confort, et même plus loin de débauche et de luxure, les hommes et les satires n’en sont-ils pas déjà pleins ? Qu’ils suffisent de lire les fabliaux ou les diatribes de tous bords, adressées aux puissants, aux princes ou même au personnel de l’église et du clergé par la plupart des auteurs satiriques pour s’en convaincre. Dans ce contexte, qu’est-ce que le véritable anti-conformisme ? On en jugera mais finalement, peut-être que, depuis l’aube des temps, l’image du marginal ou du « voyou », polisson, jouisseur, dispendieux, etc, ne va-t’elle jamais tout à fait contre certaines voies tracées par les tenants du pouvoir et n’en est qu’une caricature ou une débauche exacerbée. De ce point de vue, en forme de clin d’oeil et de question ouverte, de Vitry à Villon et même si leurs manières diffèrent, on pourra se poser la question de savoir quel est le plus satirique des deux ?

Les Contredicts de Franc-Gontier
Ballade médiévale de François Villon

Sur mol duvet assis, ung gras chanoine,
Lez ung brasier, en chambre bien nattée*,
A son costé gisant dame Sydoine,
Blanche, tendre, pollie et attaintée :
Boire ypocras, à jour et à nuyetée,
Rire, jouer, mignonner et baiser,
Et nud à nud, pour mieulx des corps s’ayser,
Les vy tous deux, par un trou de mortaise :
Lors je congneuz que, pour dueil appaiser,
Il n’est trésor que de vivre à son aise.

Se Franc-Gontier et sa compaigne Heleine
Eussent ceste doulce vie hantée,
D’aulx et civotz, qui causent forte alaine,
N’en mengeassent bise crouste frottée .
Tout leur mathon, ne toute leur potée.
Ne prise ung ail, je le dy sans noysier.
S’ils se vantent coucher soubz le rosier,
Ne vault pas mieulx lict costoyé de chaise ?
Qu’en dictes-vous? Faut-il à ce muser ?
Il n’est trésor que de vivre à son aise.

De gros pain bis vivent, d’orge, d’avoine,
El boivent eau, tout au long de l’année.
Tous les oyseaulx, d’îcy en Babyloine,
A tel escot, une seule jouinée
Ne me tiendroient, non une matinée..
Or s’esbate, de par Dieu, Franc-Gontier,
Hélène o luy, soubz le bel esglantier;
Si bien leur est, n’ay cause qu’il me poise ;
Mais , quoy qu’il soit du laboureux mestier,
Il n’est trésor que de vivre à son aise.

Envoi.

Prince, jugez, pour tous nous accorder.
Quant est à moy (mais qu’à nul n’en desplaise),
Petit enfant, j’ay ouy recorder
Qu’il n’est trésor que de vivre à son aise.

En vous souhaitant une excellente journée!

Fred
Pour moyenagepassion.com
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Jean Meschinot, Une Ballade médiévale contre la guerre commune, les faux rapporteurs et les « rappineurs de bref »

manuscrit_24314_jean_Meschinot_poete_breton_medieval_poesie_politique_satirique_moyen-age_tardifSujet : poésie politique, morale, réaliste, poésie médiévale, biographie, portrait, poète breton.
Période : moyen-âge tardif, XVe siècle
Auteur : Jean (Jehan) Meschinot (1420 – 1491)
Manuscrit ancien : MS français 24314 bnf
Ouvrage : Les lunettes des Princes (extrait). Edition de 1494, chez Etienne Larcher Nantes.

Bonjour à tous,

O_lettrine_moyen_age_passionn trouve dans un rare manuscrit des Lunettes des princes de Jean Meschinot datant de 1494, trois ballades inédites du poète du moyen-âge tardif et nous vous proposons, aujourd’hui, de découvrir l’une d’entre elles. (1)

C’est une dénonciation des tensions intérieures qui sévissent dans la France d’alors et c’est aussi du même coup un appel à l’union contre la guerre civile et contre les intérêts des « faux rapporteurs » et « rappineurs de bref », autrement dit ceux qui, dans ce genre de situation, tirent le meilleur partie, dressent les communautés ou les différentes composantes d’un peuple les unes contre les autres et attisent les conflits pour des raisons qui leur sont propres et qui ne voilent toujours que leurs propres intérêts politiques ou pécuniaires.

jean_meschinot_poesie_ballade_medievale_litterature_moyen-age_valeurs_morales_chretiennes

« Dieu reconnaîtra les siens » nous disait donc, en quelque sorte ici le poète breton : ceux qui continueront d’oeuvrer et de prier pour que l’union et la paix triomphent. Autre monde, autre contexte, autres sens ? Gardons nous de tout mélanger, certes, mais sans doute est-ce le propre de toute poésie morale quand elle contient un fond de vérité que de s’inscrire, d’une certaine manière, dans la durée. Alors, jean_Meschinot_poesie_ballade_mediavale_moral_politique_anti-militariste_paix_moyen-age_tardif_XVe_sieclepeut-être qu’en lisant cette ballade médiévale,  certains d’entre vous seront tentés de transposer et lui trouveront des échos bien actuels et plus d’une triste illustration de par le monde.

De fait, pardonnez cette remarque qui nous sort un peu de notre terrain d’analyse habituelle, mais dans nos sociétés comme sur le terrain géopolitique mondial il n’est pas un conflit ou une guerre civile et intérieure de ces cinquante dernières années à laquelle ne se soient trouvés mêlés et totalement partie prenante des acteurs aux intérêts les plus tordus et les plus dévoyés (promoteurs, négociants, financiers, armateurs, états tiers, etc, d’allumeurs de mèches à artisans directs), avançant toujours, bien sûr (quand ils le font à la lumière), sous les bannières les plus prétendument morales.

Benoists soient ceulx qui en feront debvoir !

L’une des grans douleurs de soubz la lune,
C’est veoir  le feu en sa propre maison.
Mais trop plus est veoir la guerre commune
En ung pays, et sans juste achaison* (motif).
Des querelles pour present nous taison,
Car Dieu, enfin, tout recompensera,
Mais je ne scay quant il commencera.
Or luy prions qu’il vueille recepvoir
Les oraisons que le peuple fera :
Benoists soient ceulx qui en feront debvoir !

Jenne conseil et celée rancune* (querelle, rancune cachée),
Propre proufit ont fait des maulx foeson.
Et de cecy cause ne vous rend qu’une
C’est le deffault de justice et raison.
Faulx rapporteurs ont bien eu la saison ;
Mais, se Dieu plest, leur regne cessera.
Je desire sçavoir quant ce sera,
Car aultrement, paix ne povons avoir.
S’a nous ne tient, le mal temps passera :
Benoists soient ceulx qui en feront debvoir !

N’imposons pas a mal eur ne fortune
Les grans deffaulx que nous mesmes faison.
Qui nous pourra faire ressource aucune
Si nostre paix et seurté desprison* (de desprisier ; déconsidérer)?
Unyon, vault plus que sans comparaison
Que tous les biens que guerre amassera.
Le rapineur de bref trespassera,
Peu luy vauldra sa richesse et avoir ;
A concorde le saige pensera.
Benoistz soient ceulx qui en feront debvoir !

L’envoy

Prince des cieulx, cil qui confessera,
Ta grant valeur plus ne t’offensera,
Ne ne vouldra jamais guerre esmouvoir ;
Mais unyon et paix compassera.
Benoists soient ceulx qui en feront debvoir !

En vous souhaitant une très belle journée.

Frédéric EFFE.
Pour moyenagepassion.com
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(1) C’est encore au très pointu Pierre Champion, fils d’Honoré que l’on doit d’avoir souligné la présence de ces ballades de Meschinot,Voir article de Romania datant de 1923 sur Persée.

Belle douce dame chiere, une chanson médiévale du trouvère Conon de Béthune

trouvere_chevalier_croise_poesie_chanson_musique_medievale_moyen-age_centralSujet : chanson médiévale, poésie, amour courtois, chevalier, trouvère, trouvère d’Arras, Artois, lyrisme courtois, descort
Période : Moyen Âge central
Auteur : Conon de Béthune  ( ?1170 – 1219/20)
Titre : «Bele douce dame chiere»
Interprètes : Diabolus in Musica
Album :  La Doce Acordance: chansons de trouvères (2005).

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionprès avoir présenté le trouvère et chevalier artésien Conon de Béthune et donné quelques éléments de biographie le concernantvoici une de ses chansons interprétée par l’excellent ensemble médiéval Diabolus In Musica.

Bele douce dame chiere, de Conon de Bethune par Diabolus in Musica

Diabolus en Musica
à la rencontre des trouvères

N_lettrine_moyen_age_passionous avions déjà eu l’occasion de présenter ici cette formation d’origine française, dirigée par Antoine Guerber, ainsi que son travail autour du répertoire médiéval (voir article).

La pièce de Conon de Béthune que nous partageons ici est tirée de l’album La Doce Acordance sortie en 2005 dont nous avions également dit un mot dans un autre article. On se souvient que l’album ayant pour thème les trouvères des XIIe et XIIIe chanson_poesie_musique_medievale_trouveres_diabolus_in_musica_album_doce_acordance_XIIe_XIIIe_siècle_moyen-age_centralsiècles fut largement salué et primé sur la scène des musiques classiques et anciennes. On le trouve encore disponible à la vente en ligne sous forme CD ou même encore sous forme digitalisée et MP3 : La Doce Acordance; Chansons de trouvères.

Actualité et concerts

Toujours très actif depuis sa création en 1992, Diabolus in Musica continue d’explorer, sans relâche, le vaste champ des musiques médiévales et anciennes pour les faire redécouvrir au public. Dans le courant de l’année 2017, la formation a ajouté à son ample programme les requiem(s) de deux grands compositeurs des XVe et XVIe siècles : Johannes Ockeghem et Pierre de la Rue.

antoine_guerber_ensemble_diabolus_in_musica_chanson_musiques_repertoire_medieval_moyen-ageEn juin prochain, si vous êtes dans la région des Hauts de France, vous pourrez d’ailleurs avoir l’opportunité d’aller entendre ces œuvres d’exception qui comptent parmi les premiers requiem(s) polyphoniques de la fin du Moyen Âge et des débuts de la renaissance. Le concert sera donné le 23 juin 2018, à 20h30, à l’Eglise Saint-Léger de Gosnay.  Pour plus de détails sur ce programme ainsi que sur l’agenda de l’ensemble, n’hésitez pas à consulter leur site officiel ici : Diabolus in Musica.

Belle do(u)ce Dame chiere

Belle doce Dame chiere,
Vostre grans beautés entière
M’a si pris
Ke, se iere* (*de estre : si j’étais) em Paradis,
Si revenroie je arrière,
Por convent* (* à condition) ke ma proiere
M’eùst mis
La ou fuisse vostre amis

Ne vers moi ne fuissiés fiere,
Car aine ens nule manière
Ne forfis
Par coi fuissiés ma guerrière* (*pour que vous me fassiez la guerre).

Ne lairai ke je ne die
De mes maus une partie
Come irous.
Dehaiz ait* (*maudit soit) cuers covoitos,
Fausse, plus vaire*(*changeante) ke pie,
Ki m’envoia en Surie !
Ja por vous
N’avrai mais les ieus plorous.
Fous est ki en vous se lie,
Ke vos estes l’Abeïe
As Soffraitous* (*aux misérables),
Si ne vous amerai mie.

Analyse et interprétation

L_lettrine_moyen_age_passione titre autant que certaines inspirations de cette chanson semblent clairement dériver du descort en cinq langues de Raimbaut de Vaqueiras : Eras quan vey verdeyar. On trouve, en effet, la strophe suivante chez le troubadour provençal :

Belle douce dame chiere,
A vos mi doin e m’otroi;
Je n’avrai mes joi’ entiere
Si je n’ai vos e vos moi.
Mot estes male guerriere
Si je muer per bone foi;
Mes ja per nulle maniere
No.m partrai de vostre loi.

Certaines rimes identiques utilisées par Conon de Béthune viennent encore confirmer cette référence : « entière »,  « guerrière », « manière » et il semble donc bien que nous soyons ici face à une transposition d’Oc vers Oil aux inspirations non voilées.

Pour ce qui est du sens, dans la première strophe, le trouvère exprime sa loyauté envers celle qui fait l’objet de sa chanson. Ayant loué sa grande beauté, en bon loyal amant et dans la veine de la lyrique courtoise, il affirme ne jamais l’avoir trahi et aurait même renoncé pour elle au paradis (à condition tout de même qu’elle cède clairement à ses avances). Dans la deuxième strophe, le ton est largement plus conflictuel et exprime la discorde. Plus question de grand transport ici et même plutôt le contraire puisque le chevalier déçu y épanche sa colère et sa désillusion.

Les différents manuscrits qui la contiennent proposent des variantes de cette chanson. La version que nous publions ici est celle de Axel Wallenskôld (Les chansons de Conon de Béthune (1921), Honoré Champion). Ainsi, au début de la deuxième strophe, dans certaines variantes, au lieu de :

Ne lairai ke je ne die
De mes maus une partie
Come irous.

On trouve :

Por une k’en ai haïe
ai dit as autres folie,
come irous.

Pour une autre que j’ai haïe,
j’ai dit des folies de toutes les autres
n’écoutant que ma colère.

Le trouvère fait-il référence à un autre de ses déboires amoureux ou s’adresse-t-il simplement à son public ? Quoiqu’il en soit, la suite de la strophe entérine la rupture après une référence quelque peu obscure aux croisades. L’expression « l’Abeïe As  Soffraitous » (l’abbaye des misérables) reste sujette à interprétation. Avec quelques réserves, on peut sans doute en déduire que la dame ne filtre pas tellement ses relations (amoureuses?) et qu’elle ne s’est donc pas montrée très fiable ou loyale envers le trouvère. Il est assez difficile de mesurer à quel point l’expression clairement mâtinée d’ironie, prend ou non un tour un peu graveleux (1).

Concernant le dernier vers on trouvera encore comme variante, celle utilisée ici par Diabolus In Musica : « Si ne vous nomerai mie » au lieu de « Si ne vous amerai mie. »

En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com
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(1) Pour creuser le sujet et affiner encore l’interprétation de cette chanson de Conon de Bethune autant que ses références, voir l’article de Luca Barbieri sur le portail de l’Université de Warwick

Conon de Bethune, chevalier, trouvère et noble seigneur d’Artois

musique_danse_moyen-age_ductia_estampie_nota_artefactumSujet : musique, poésie, chanson médiévale, amour courtois, trouvère, oil, biographie, portrait, chants de croisades, lyrique courtoise.
Période :  XIIe,  XIIIe, moyen-âge central
Auteur :  Conon de Béthune ( ?1170 – 1219/20)
Biographe :  Axel Wallenskôld
Livre : Les chansons de Conon de Béthune
Bonjour à tous,

N_lettrine_moyen_age_passionous poursuivons aujourd’hui notre découverte des trouvères champenois et artésiens des débuts du XIIIe siècle. Après avoir parlé de Gace Brûlé et Blondel de Nesle, nous nous penchons ici sur un autre de leur contemporain :  Conon de Bethune.

Eléments de biographie

deco_medievale_enluminures_trouvere_Les origines de Conon de Bethune sont un plus claires ou certaines que celles des deux sus-nommés. Si sa date de naissance n’est pas connue avec précision – on la situe autour de 1150 -il fait partie du lignage des seigneurs de Bethune, puissante famille artésienne avouée d’Arras depuis les débuts du XIe siècle et qui s’illustra notamment à plusieurs reprises aux croisades.

Conon est ainsi le cinquième fils de Robert V de Bethune, lui-même sixième seigneur de ce lignage. Concernant l’exercice de son art, il se réclame lui-même disciple de Hue de Coicy (Huon III d’Oisi), châtelain de Cambrai, qu’il désigne comme son « maître à trouver ».

« Or vos ai dit des barons ma sanblance;
Si lor an poise de ceu que je di,
Si s’an praingnent a mon mastre d’Oissi,
Qui m’at apris a chanter très m’anfance. »

On rencontrera encore le nom de notre trouvère dans des poésies tierces (sous les formes de Quesnes, Quenes) et notamment sous la plume de Gace Brûlé. Il semble donc qu’il ait côtoyé au moins quelques temps ce dernier ainsi que Blondel de Nesle.

Des traits « d’artois » dans le « françois »

D’après une de ses chansons, Conon de Bethune séjourna à la cour de France au moins une fois. Il y eut même l’opportunité (cuisante) d’y pousser quelques chansons. A cette occasion, il se fit en effet « remballer » par la reine en personne  pour les traits d’Artois tintant son François, tout cela en présence de Philippe-Auguste et semble-t-il de Marie de Champagne (ce qui l’a, au passage, le plus affecté). Voici un large extrait de la chanson dans laquelle il  témoigne de cette déconvenue.

« Mout me semont Amors ke je m’envoise,
Quant je plus doi de chanter estre cois;
Mais j’ai plus grant talent ke je me coise,
Por çou s’ai mis mon chanter en defois;
Ke mon langaige ont blasmé li François
Et mes cançons, oiant les Champenois
Et la Contesse encoir, dont plus me poise.

La Roïne n’a pas fait ke cortoise,
Ki me reprist, ele et ses fieus, li Rois.
Encoir ne soit ma parole franchoise,
Si la puet on bien entendre en franchois;
Ne chil ne sont bien apris ne cortois,
S’il m’ont repris se j’ai dit mos d’Artois,
Car je ne fui pas norris a Pontoise. »

Maladresse diplomatique ou signe de temps, la langue d’oil de la cour de France de cette fin de XIIe siècle s’imposerait-elle déjà sous le ton qu’on devine narquois de la reine, comme le parler qu’il convient de maîtriser pour prétendre se produire devant la couronne et surtout la séduire ? Si Conon De Bethune, piqué dans son amour propre et laissé à son desarroi, relèvera ici la scène avec une pointe d’ironie, on se souvient qu’un peu plus tard dans le temps et dans le courant du XIIIe siècle, Jean de Meung (Clopinel) confirmera en quelque sorte cette tendance, en s’exprimant sur le même sujet en préambule du roman de la rose et en prenant les devants (peut-être même en forçant un peu le trait?): « Si m’excuse de mon langage – Rude, malotru et sauvage, – Car né ne suis pas de Paris. »

Les croisades

Pour le reste et dans les événements marquants de son parcours, Conon de Bethune se croisa, semble-t-il, deux fois. La première lui valut de se faire railler par ses contemporains poètes. A l’occasion des préparatifs de Philippe Auguste pour la 3ème croisade et devant la tiédeur manifeste de l’entreprise autant que la deco_medievale_enluminures_trouvere_lenteur des uns et des autres à engager le départ, le trouvère composa, avec grande conviction deux chants de croisades pour ajouter un brin d’allant à cette cause. Las!, une fois parti pour l’Orient, son ardeur fut de courte mèche puisqu’il finit par rentrer de manière anticipée. A son retour, celui que le poète avait reconnu comme son maître dans l’art de trouver, lui servira sur un plateau un  sirventes acerbe dans lequel il se gaussera de lui autant que de son  roi  « failli » (Philippe Auguste).

Pour la deuxième expédition, la quatrième croisade, le noble artésien aura l’occasion de mieux illustrer ses qualités et d’écarter tout doute sur ses motivations. Sur le terrain, il sera, en effet à plusieurs reprises le porte-parole des barons croisés à Constantinople et jouera par la suite un rôle politique et militaire important dans la tenue de l’empire latin d’Orient. On trouve notamment dans les Chroniques de la prise de Constantinople par les Francs, de Geoffroi de Ville-hardouin de nombreuses mentions de ses actions sur le terrain.  Avant sa mort que l’on situe autour de l’année 1219 ou 1220, Conon de Bethune fut encore nommé sénéchal sous l’impératrice Yolande de Flandre, puis régent de l’Empire.

Oeuvre, chansons et legs

Le trouvère nous a laissé un peu moins de quinze chansons. Une fois passée au filtre de l’analyse, dix d’entre elles demeurent certaines, les autres sont d’attribution plus contestable. L’ensemble de ce legs se trouve réparti dans dix-sept manuscrits.

A ce jour, un des plus sérieux biographes du trouvère demeure encore Axel Wallenskôld (1864-1933) romaniste, linguiste et philologue finlandais passionné de français médiéval et ancien.  Son ouvrage sur les chansons de Conon de Bethune qui, en 1921, faisait suite à la thèse qu’il avait publiée quelques années auparavant (1891), a d’ailleurs été réédité jusque dans les années 1981, chez Honoré Champion.

Voilà la liste courte que ce biographe a établi des chansons de Conon Bethune. D’autres médiévistes ou spécialistes de littérature médiévale seront peut-être encore tentés de l’élargir, en en ajoutant deco_medievale_enluminures_trouvere_quelques-unes supplémentaires, mais l’essentiel est là :

Chançon legiere a entendre – Si voiremant con celé don je chant – Moût me semont Amors que je m’envoise – Ahil Amors, com dure départie – Bien me deusse targier – Se raige et derverie – Belle doce Dame chiere – Tant ai amé c’or me convient haïr – L’autrier un jor après la Saint Denise. – L’autrier avint en cel autre pais.

Les thèmes abordés oscillent entre l’amour courtois et le contexte de la croisade (ralliement, dénonciation, pesance du chevalier tenu de quitter sa dame pour les terres lointaines). Nous aurons dans de futurs articles l’occasion de vous en présenter quelques unes, par le menu.

En vous souhaitant une excellente journée.

Fred
Pour Moyenagepassion.com
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