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« Lo vers comens », une chanson et poésie médiévale satirique de Marcabru, par l’ensemble Céladon

troubadour_moyen-age-central_musique_chanson_poesie_medieval_occitan_oc_occitanie_MarcabruSujet : troubadours, langue d’oc, poésie, chanson, musique médiévale,  lyrique courtoise. poésie satirique, sirvantes, occitan
Période : Moyen Âge central, XIIe siècle
Auteur : Marcabru  (1110-1150)
Titre :  « Lo vers comens quan vei del fau»
Interprète : Ensemble Céledon
Album:  
Nuits Occitanes (2014)

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionujourd’hui, nous vous proposons une nouvelle chanson et poésie médiévale de Marcabru, troubadour et maître occitan du « trobar clus ».  Comme nous le disions dans l’article précédent, nous sommes, en effet, avec cet artiste médiéval face à une poésie hermétique faite d’allusions et de sous-entendus qui ne se livre pas toujours simplement. Avec la longueur de temps passé, la difficulté se corse d’autant et prétendre en détenir toutes les clés relève de la gageure. Tout cela étant dit, nous donnerons tout de même quelques éclairages sur la chanson du jour et nous en approcherons même la traduction.

Quant à  l’envoûtante version musicale et vocale de cette pièce médiévale occitane que nous vous  présentons ici, elle provient de l’Ensemble Céladon, une formation française pointue dans le domaine de la musique ancienne dont nous n’avions pas encore parlé jusque là. Cet article nous en fournira donc l’occasion.

Lo vers comens quan vei del fau, de Marcabru par l’Ensemble Céladon

Paulin Bündgen et l’Ensemble Céladon

Formé en 1999, l’Ensemble Céladon explore le répertoire des musiques anciennes, sur une période qui va du Moyen Âge à l’ère baroque. Sorti avec un premier prix de conservatoire quelques temps après la création de la formation, son directeur artistique, le contre-ténor Paulin Bündgen, n’avait que 22 ans au moment où il la fonda. Il a, depuis, fait un long chemin.

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Présent dans de nombreux festivals, très actif sur la scène artistique, des musiques anciennes au classique en passant par l’opéra et en allant même jusqu’à la musique contemporaine, ce talentueux artiste dirige aussi, chaque année,  Les Rendez-vous de Musique Ancienne de Lyon. Quand il ne se produit pas avec son propre ensemble, Il intervient, au niveau international, au sein de prestigieuses  formations et sa discographie comprend déjà près de 40 titres.

Vous pouvez retrouver toute son actualité sur son site web officiel .

Un répertoire original et varié

De son côté et depuis ses premiers pas, l’Ensemble Céladon a produit huit albums. Sur le plan médiéval, leurs productions  couvrent des thèmes aussi variés que l’art des troubadours, les chansons d’amour courtois de Jehannot de Lescurel, et encore les musiques autour de la guerre de cent ans ou les chants de quête et d’amour sur les chemins des croisades. Sur des périodes plus récentes, il faut encore ajouter à leur répertoire la musique européenne de la renaissance, les cantates sacrées de Maurizio Cazzati, compositeur italien du XVIIe mais  aussi  l’exploration de la musique contemporaine.

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En près de vingt ans, le parti-pris de l’Ensemble Céladon n’a pas dévié et reste l’exploration d’un répertoire « hors des sentiers battus » selon la définition même de ses artistes. Sans épuiser la richesse de leur travail artistique ni la résumer à cela, le timbre de voix autant que le talent de son fondateur et directeur a largement guidé leurs choix de répertoires et demeure une des signatures originales de l’ensemble. Du côté de l’Ethnomusicologie et de leur exigence de restitution, il faut encore ajouter qu’à l’occasion de chaque album, l’ensemble s’entoure de conseillers historiques et d’experts éclairés.

Toujours actifs sur la scène, ils se produisent notamment en France sur les mois à venir. Pour aller les entendre en direct et connaître leur agenda de concerts, voici deux liens indispensables :

Le site web de l’ensemble CéladonPage Facebook officiel

Nuits Occitanes (Troubadours’ Songs)

Leur belle interprétation de la chanson Lo vers comens  quan vei del fau de Marcabru est tirée d’un album enregistré en 2013 et sorti à la vente en 2014. A cette occasion, l’ensemble célébrait ses quinze ans de carrière.

L’album a pour titre Nuits Occitanes et il reçut 5 diapasons dès sa sortie. Comme son titre l’indique, l’ensemble partait ici en quête de l’art des premiers troubadours et de leur poésie. On peut ainsi y retrouver Marcabru en compagnie de huit autres compositeurs en musique_chanson_poesie_medievale_ensemble_celadon_album_troubadours_occitans_marcabru_sirvantes_moyen-agelangue occitane du Moyen Âge central et des  XIe et XIIe siècles : Raimon de Miraval, Bernart de Ventadorn, Bertran de Born, entre autres noms, et encore la trobaraitz Beatriz de Dia.

L’album est toujours disponible en ligne sous forme CD mais aussi sous forme dématérialisée (MP3). Pour plus d’informations, en voici les liens :

Lien vers l’Album CD ou MP3: Nuits Occitanes – Troubadours Songs
Lien vers le titre du jour :  Lo vers comens en version MP3

Les paroles de la chanson occitane de Marcabru & leur traduction en français

Pour revenir au contenu de la chanson du jour, si, dès le départ, et comme dans nombre de poésies courtoises, Marcabru nous transporte avec lui dans la nature, nous sommes, cette fois-ci, plongé dans un paysage désolé et entré en hibernation.

« E segon trobar naturau, Port la peir’ e l’esc’ e’l fozill, »

« Et suivant l’art naturel de trouver, je porte la pierre (silex), l’amorce et le briquet », le « trouveur », le troubadour est celui qui allume le feu de la création et qui en porte l’étincelle. Marcabru veut-il encore nous dire par là que c’est aussi celui qui révèle, qui fait la lumière ? De fait, il nous sert ici un Sirvantès (servantois); le ton sera donc satirique et le poète y adressera les moeurs de son temps, autant que ses détracteurs. Et peu lui importera ceux qui le moquent ou se rient de ses vers, il ne cédera pas devant leurs moqueries et il les défiera même de lui chercher des poux dans la tête.

deco_medievale_enluminures_trouvere_Au pied d’un arbre rendu sans feuille, le poète médiéval attend donc le renouveau mais il n’est pas vraiment question ici de conter fleurette. Les jeux de l’amour reviendront un peu avant la fin de la poésie. Est-ce simplement par convention ou règle-t-il ici tout en sous-entendu des comptes avec une maîtresse qui l’aurait éconduit? Difficile de l’affirmer. L’amour ne sera, en tout cas pas au centre des préoccupations du troubadour dans cette poésie et le thème restera traité dans un contexte satirique plus global. Au fond, si les jeux d’amour sont biaisés, ce n’est qu’une des conséquences de ce « siècle » aux usages corrompus.

Victoire de la cupidité sur la loyauté et la droiture, l’hiver dont Marcabru nous parle ici est indéniablement celui des valeurs. On se drape des meilleurs apparats pour commettre le pire, on se comporte comme des animaux en matière de pouvoir comme en matière d’amour. Bref tout va mal, comme si souvent d’ailleurs, dans les poésies morales. Le troubadour ira même jusqu’à faire une allusion aux prophéties bibliques annonciatrices de grands changements et de destruction (Jérémie). « Le seigneur devient le serf, le serf devient le seigneur ». Ce thème de l’inversion et du vilain qui se fait « courtois » se retrouvera dans d’autres de ses poésies.

Densité thématique et sujets imbriqués

P_lettrine_moyen_age_passion copiaour conclure, comme nous le disions en introduction, même une fois traduite, la poésie de Marcabru peut s’avérer assez difficile à décrypter. Elle est faite assurément de son actualité immédiate mais elle est aussi codée pour s’adresser à un public d’initiés.

Comme c’est encore le cas ici, à l’intérieur d’une même poésie,  le troubadour semble souvent sauter d’un sujet à l’autre, d’une strophe à l’autre, avec une désinvolture qui pourrait presque paraître désarmante à nos yeux. Encore une fois tout ceci n’est peut-être qu’une impression (représentations modernes, hermétisme du code, …) mais d’une certaine manière, cet effet « d’empilement » ou de « sujets imbriqués » interpelle et questionne nos vues sur la notion de deco_medievale_enluminures_trouvere_« cohérence » thématique. Sans être totalement décousu non plus, loin s’en faut, le procédé pourrait presque, par moments, prendre des allures de soliloque ou de « causerie » à parenthèses. Quoiqu’il en soit, au final, on ne peut que constater le fait ce « vers comens » nous met face à une grande densité et variété thématique.

Pour le reste et sur le fond, si nous avons perdu en route quelques éléments de contexte (historique) ou si encore certains codes de la poésie de ce troubadour occitan nous demeurent inaccessibles, peut-être faut-il aussi savoir l’apprécier sans chercher à l’épuiser totalement rationnellement. C’est d’ailleurs l’éternel débat en poésie. Pour goûter l’oeuvre de Marcabru, il faut aussi savoir simplement se laisser aller à la beauté et à la musicalité de la langue occitane et de la composition et, plutôt que buter dessus, savoir apprécier l’aura de mystère qui continue d’entourer ses mots.

Notes sur l’adaptation /traduction

Concernant l’adaptation, si je me sers encore largement des oeuvres complètes de  Marcabru, annotées et traduites par le Docteur Jean-Marie Lucien Dejeanne (1842-1909), je m’en éloigne toutefois à quelques reprises, sous le coup de recherches personnelles. Je ne reporte dans les notes que les écarts les plus significatifs. Je dois avouer et je le fais d’autant plus facilement que le bon docteur l’avait lui-même affirmé (voir article), que certaines de ses traductions ne me convainquent pas totalement. Pour être très honnête, j’aurai d’ailleurs, à mon tour, à coeur de revenir sur celles que je fais ici pour les retravailler, mais il faudra du temps. Qu’on les prenne donc pour ceux qu’elles sont, une première approche ou un premier jet, et pas d’avantage.

Lo vers comens quan vei del fau

Lo vers comens quan vei del fau
Ses foilla lo cim e·l branquill,
C’om d’auzel ni raina non au
Chan ni grondill,
Ni fara jusqu’al temps soau
Qu·el nais brondill.

Je commence mon vers (ma poésie) quand du hêtre
je vois la cime et les branches  effeuillés
Quand de l’oiseau ou de la grenouille,
On n’entend ni le chant ni le coassement
Et qu’il en sera ainsi jusqu’à la douce saison
où naîtront les nouveaux rameaux.

E segon trobar naturau
Port la peir’ e l’esc’ e’l fozill,
Mas menut trobador bergau
Entrebesquill,
Mi tornon mon chant en badau
En fant gratill.

Et selon l’art naturel de trouver
Je porte la pierre, l’amorce et le briquet,
Mais d’insignifiants troubadours
frelons et brouillons* (embrouilleurs, entremis)
Tournent mon chant en niaiseries
Et s’en moquent  (1) 

Pretz es vengutz d’amont aval
E casegutz en l’escobill,
Puois avers fai Roma venau,
Ben cuig que cill
Non jauziran, qui·n son colpau
D’aquest perill.

Le(s) prix s’est venu du haut vers le bas
Et a chu dans les balayures* (immondices);
Puisque les possessions rendent Rome vénale
Je crois bien que ceux-là
Ne s’en réjouiront pas qui sont coupables
de ce danger* (de cette situation périlleuse).

Avoleza porta la clau
E geta Proez’ en issill!
Greu parejaran mais igau
Paire ni fill!
Que non aug dir, fors en Peitau,
C’om s’en atill.

La bassesse* (vileté, lâcheté) porte la clef* (est souveraine)
Et jette les prouesses en exil !
Il sera difficile désormais que paraissent égaux 
Les pères comme les fils !
Car je n’entends pas dire, sauf en Poitou,
Que l’on s’y attache. (que l’on s’en préoccupe)

Li plus d’aquest segle carnau
Ant tornat joven a nuill,
Qu’ieu non trob, de que molt m’es mau,
Qui maestrill
Cortesia ab cor leiau,
Que noi·s ranquill.

Les plus nombreux de ce siècle* (monde) charnel 
Ont changé la jeunesse en mépris, (ont dévoyé leur jeunesse ?)
Car je n’en trouve pas, ce qui m’émeut grandement,
Qui pratiquent avec maestria (avec art, habileté)
La courtoise et la loyauté de coeur
Et qui ne soient pas « boiteux ».

Passat ant lo saut vergondau
Ab semblan d’usatge captill!
Tot cant que donant fant sensau,
Plen de grondill,
E non prezon blasme ni lau
Un gran de mill.

Ils ont sauté le pas sans vergogne
Sous l’apparence des usages (habitudes) souverains !
Tout ce qu’ils donnent est contre rétribution (tribut, redevance) (2),
(et ils suscitent) plein de grondements (grognements) (3)
Et blâme ou louange leur importent aussi peu
qu’un 
grain de mil. 

Cel prophetizet ben e mau
Que ditz c’om iri’ en becill,
Seigner sers e sers seignorau,
E si fant ill,
Que·i ant fait li buzat d’Anjau,
Cal desmerill.

Celui-là prophétisa bien et mal
Et qui dit comment viendrait un « bouleversement »,
Le seigneur serf et le serf seigneur* (« seigneuriant »),
Et ils font déjà ainsi,
Comme ont fait les buses d’Anjou (4)
Quelle déchéance* (démérite) !

Si amars a amic corau,
Miga nonca m’en meravill
S’il se fai semblar bestiau
Al departill,
Greu veiretz ja joc comunau
Al pelacill.

Si Amour (une amante maîtresse) a  ami loyal
Je  ne m’étonne plus du tout
Qu’on se comporte comme des animaux
Au moment de la séparation
Car vous ne verrez jamais facilement
un jeu commun (égal. Dejeanne: « parité complète ») au jeu d’amour.

Marcabrus ditz que noil l’en cau,
Qui quer ben lo vers e·l foill
Que no·i pot hom trobar a frau
Mot de roill!
Intrar pot hom de lonc jornau
En breu doill.

Marcabru dit qu’il ne lui en chaut
Que l’on recherche bien dans son vers (sa poésie) et le fouille,
Car aucun homme n’y peut trouver en fraude
Un mot de rouille !
Un grand homme  (un ainé, homme d’expérience, ) peut passer
Par un petit trou. (5)


NOTES

(1) trad Docteur JML Dejeanneen font des gorges chaudes

(2) Donner à cens : louer contre rétribution en nature ou en espèces.

(3) « Plen de grondill », trad Docteur JML Dejeanne « ce qui fait gronder beaucoup ». Ce « plen de grondill » pourrait aussi s’appliquer dans le sens, il donnent à cens mais le font en plus de mauvaise grâce?

(4) Dans un article de Romania des débuts du XXe siècle (1922), l’historien Prosper Boissonnade fera un rapprochement de ce vers avec les débuts du rêgne de Geoffroy V d’Anjou, dit le Bel ou Plantagenêt  et l’anarchie féodale qui régnait alors du côté des angevins. Voir :
Les personnages et les événements de l’histoire d’Allemagne, de  France et d’Espagne dans l’oeuvre de Marcabru (1129-1150) ; essai sur la biographie du poète et la chronologie de ses poésies

(5) trad Docteur JML Dejeanne : « je consens qu’un homme grand passe par un petit trou (?) ».Il me semble plutôt que Marcabru  parle de lui ici et explique qu’étant plus âgé et expérimenté  il est habile et ne prête pas le flan à la critique.

En vous souhaitant une belle journée!
Fred
Pour moyenagepassion.com
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Eustache Deschamps, une ballade médiévale acerbe contre la vie curiale

eustache_deschamps_ballade_poesie_medievale_enluminure_clerc_etudes_science_savant_moyen-age_tardifSujet : poésie médiévale, littérature médiévale, poésie morale, satirique ballade, moyen français, vie curiale
Période : moyen-âge tardif, XIVe siècle
Auteur : Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre :  « Va à la court, et en use souvent »
Ouvrage : Poésies morales et historiques d’Eustache Deschamps GA Crapelet (1832)

Bonjour à tous,

V_lettrine_moyen_age_passion copiaoici une nouvelle ballade en moyen-français du XIVe siècle, signée de la plume d’Eustache Deschamps. L’auteur du moyen-âge tardif nous y entraîne à nouveau du côté de la poésie satirique, en mettant au banc les artifices de la vie curiale.

eustache_deschamps_poesie_satirique_medievale_ballade_litterature_moyen-age_vie_curiale

Vie dissolue, excès, règne des apparences et des faux-semblants, jeux de pouvoir et phrases assassines sous le fard grimaçant du rire, les rois et les princes changent, les cours et les courtisans demeurent. Avec son caractère trempé d’un seul bloc, on imagine assez mal, notre poète médiéval, tout pétri de valeurs de loyauté et de droiture et si souvent impitoyable envers les travers de ses contemporains, se couler aisément dans le moule de cette vie de cour pleine de vacuité et de fatuité. C’est encore sans doute plus vrai de ses poésies tardives. Devenu encore moins souple, le Eustache vieillissant a fait son deuil d’une certaine réussite et il est en plus désabusé par le peu de prestige et d’avantages qu’il a pu retirer d’une longue vie au service de la couronne.

Quoiqu’il en soit, par ses fonctions autant, certainement que par ambition,  notre poète médiéval s’est suffisamment frotté à la vie curiale durant ses jeunes années pour s’en trouver échaudé et c’est un thème qu’il a  coeur de traiter et de dénoncer  ( voir pourquoi viens-tu si peu à la cour  ?  ou encore deux ballades sur la cruauté des jeux de cour ).

Du point de vue de la forme c’est une ballade dialoguée. Un peu à la manière de la lyrique courtoise, le poète s’adresse dans les premières lignes à une Dame pour le guider dans sa quête, ici, d’élévation sociale. En fait de lui donner de beaux conseils, elle l’invitera plutôt, de manière ironique, à cultiver tous les vices et à les exercer à la cour.

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« Va à la court, et en use souvent »
des moyens de parvenir à la cour

Apprenez-moy comment j’aray estat (1)
Soudainement, dame, je vous en prie,
Et en quel lieu je trouveray bon plat
Pour gourmander et mener glote* (*gloutonne) vie.
– 
Je le t’octroy : Traïson et envie
Te fault sçavoir, ceuls te mettront avant :
Mentir, flater, parler de lécherie* (*débauche, libertinage) :
Va à la court, et en use souvent.

Pigne-toy* (*de peigner) bel, ton chaperon abat,
Soies vestus de robe très jolie,
Fourre-toy bien quoy qu’il soit de l’achat ; (2)
Ten-toi brodé d’or et de pierrerie ;
Ment largement afin que chascuns rie,
Promet asse, et tien po de convent* (*promesse).
Fay tous ces poins, ne te chaille (de chaloir, importer) qu’om die :
Va à la court, et en use souvent.

A maint l’ay veu faire qui s’i embat,(3)
Soi acointier de l’eschançonnerie, (4)
Jouer aux dez tant qu’il gaingne ou soit mat,
Qu’il jure fort, qu’il maugrie ou regnie* (*de regnïer : blasphémer, jurer),
Et lors sera de l’adroite mesgnie.
Fay donc ainsi, met-toy tousjours devant ;
Pour avoir nom tous ces vices n’oublie :
Va à la court, et en use souvent.

Envoy

Princes, bien doy remercier folie,
Qui m’a aprins ce beau gouvernement ,
Et qui m’a dit : A ces poins estudie
Va à la court, et en use souvent.


NOTES

(1) Comment j’aray estat : comment  je pourrais m’élever socialement,  comment je pourrais conquérir une position sociale élevée, 

(2) Fourre-toy bien quoy qu’il soit de l’achat : de forrer : couvrir, garnir, tapisser : ie  Pare-toi des plus beaux habits sans regarder à la dépense.

(3) A maint l’ay veu faire qui s’i embat :  embatre :  se précipiter, pousser, insinuer, s’adonner,… Je l’ai vu faire à nombre d’entre eux qui s’y adonnent, qui s’y précipitent.

(4)Soi acointier de l’eschançonnerie : lie-toi d’amitié avec l’échansonnerie. avec les officiers en charge de servir les boissons.
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En vous souhaitant une excellente  journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
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Gace Brûlé, portrait d’un chevalier trouvère champenois féru d’amour courtois

musique_danse_moyen-age_ductia_estampie_nota_artefactumSujet : musique, poésie, chanson médiévale, Champagne, amour courtois, trouvère, biographie, oil
Période :  XIIe,  XIIIe, moyen-âge central
Titre: Biaus m’est estez quant retentist la brueille
Auteur :  Gace Brulé  (1160/70 -1215)
Interprète :  Ensemble Gilles Binchois
Album: Les escholiers de Paris, Motets, Chansons et Estampies du XIIIe siècle

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionujourd’hui, nous explorons la poésie courtoise champenoise de la fin du XIIe siècle avec le trouvère  Gace Brûlé (Bruslé). Avec cet auteur, nous nous situons dans les premières oeuvres de lyrique courtoise en langue d’Oil.

Eléments de biographie

Trouvère, poète et chevalier de petite noblesse, Gace Brulé a vécu quelque part entre la fin du XIIe siècle (1160-1170) et le début du XIIIe siècle (1215).

deco_medievale_enluminures_trouvere_Au titre des documents historiques fiables mentionnant Gace Brûlé, on a pu trouver dans le comté de Dreux la trace d’un contrat passé en 1212 pour deux arpents de terres entre un certain Gatho Bruslé et les templiers. Pour les historiens, il s’agit sans aucun doute de notre trouvère ce qui atteste des origines noble de l’homme (chevalier, ayant son propre sceau, quelques terres). Pour le reste, comme pour bien d’autres artistes et poètes du XIIe siècle, et même si quelques autres sources le mentionnent, il faut lire entre les lignes de sa poésie pour en déduire quelques éléments de biographie supplémentaires .

D’origine champenoise et de la région de Meaux, il vécut quelque temps en Bretagne, sous la protection sans doute du Comte Geoffroi II, fils de Henri II d’Angleterre et d’Alienor. Il semble aussi s’être tenu un temps sous la protection de Marie de Champagne. La fille de Louis VII et Aliénor de Guyenne s’entoura, en effet, à cette époque, de quelques brillants auteurs, dans lesquels on pouvait encore compter Chrétien de Troyes. En cette fin du XIIe siècle, sa cour était un devenu le berceau de l’art poétique du Nord de la France et l’on s’y inspirait grandement des thèmes chers aux troubadour du sud. Son petit fils, Thibaut de Champagne, connu encore sous le nom de Thibaut le Chansonnier était, en ces temps, déjà né. Il allait d’ailleurs reprendre le flambeau et poursuivre cet élan culturel et artistique dans lequel Gace Brûlé s’inscrivait résolument.

Relations avec Thibaut de Champagne ?

Pour être contemporains l’un de l’autre, on a longtemps affirmé que les deux hommes s’étaient côtoyés et au delà qu’ils avaient même peut-être composé ensemble quelques poésies et chansons. La source en provenait des Grandes Chroniques de France de 1274 et d’une phrase qui suivant la lecture qu’on en faisait pouvait sembler même affirmer qu’ils avaient composé ensemble quelques chansons.

« … S’y fist entre luy (Thibaut de Champagne) et Gace Brûlé les plus belles chançons et les plus delitables et mélodieuses qui onque fussent oïes en chançon né en vielle… »

Dans un ouvrage dédié aux chansons à Gace Brûlé (Chansons de Gace Brûlé, 1902), Gédéon Huet, biographe spécialiste du trouvère champenois des débuts du XXe avait finalement rejeté l’hypothèse de relations ou de compositions communes. Gace_brule_poesie_musique_chanson_medievale_amour_courtois_manuscrit_ancien_chansonnier_archambault_moyen_ageEn croisant les sources indirectes, il avait en effet déduit que l’activité poétique de Gace Brûlé avait été antérieure à celle de Thibaut le Chansonnier et se serait plutôt située avant 1200. En  se fiant aux simples dates, il est vrai que le futur roi de Navarre et comte de champagne n’était encore qu’un enfant tandis  que Gace Brûlé avait déjà écrit des chansons qui avaient déjà largement conquis ses contemporains.

Près d’un demi-siècle après Gédéon Huet, un autre médiéviste, l’historien Robert Fawtier s’évertua à démonter ce raisonnement ou au moins à y apporter un bémol, en réhabilitant du même coup l’auteur des Grandes Chroniques de France : selon lui, les deux hommes auraient très bien pu se connaître et pourquoi pas se côtoyer même si l’un avait alors 13 ans et l’autre un peu plus de 25 ans. (voir article de Robert Fawtier sur persée).

La composition conjointe de chansons dans ce contexte reste tout de même improbable. Tout cela montre bien à quel point la rareté des sources peut quelquefois sur une simple phrase, faire place à la spéculation et aux débats qui lui sont associés. La chose n’est pas dénuée d’intérêt, pourtant, et dépasse la simple dimension anecdotique puisqu’elle permet de supputer ou non de l’influence directe qu’aurait pu avoir Gace Brûlé sur Thibaut de Champagne.  L’Histoire a pour l’instant emporté avec elle ce secret. Ils évoluaient à la même cour et s’y sont peut-être croisés à une période où le trouvère était déjà largement populaire et reconnu.

Biaus m’est estez… par lEnsemble Gilles de Binchois

Oeuvres et popularité

Prisé de son époque, on retrouvera des chansons de Gace Brûlé  cité dans le Roman de la Rose, mais aussi dans le Roman de la Violette  de Gilbert de Montreuil. Le Guillaume de Dole confirmera encore la popularité de notre trouvère en le citant et on retrouvera encore des parodies de quelques unes de ses pièces dans d’autres ouvrages de chansons pieuses. Pour que tant d’auteurs y fassent référence,  on ne peut que supposer que le trouvère champenois est alors largement reconnu et ses chansons largement populaires.

Du côté des manuscrits anciens, on retrouve les compositions de  Gace Brulé dans un nombre varié d’entre eux. Nous n’entrerons pas ici dans la large étude de cette question et ceux qui voudront s’y pencher pourront trouver de nombreux détails dans l’introduction de l’ouvrage de Gédéon Huet disponible en ligne.

musique_chanson_medievale_gace_brule_amour_courtois_manuscrit_ancien_chansonnier_archambault_moyen_ageDans cet article, nous vous proposons deux images tirées du beau chansonnier Clairambault de la Bnf consultable sur Gallica.bnf.fr

Le legs de Gace Brûlé reste également important en taille, même si là encore, les zones de flous ont compliqué un peu les analyses historiques; les frontières  étant quelquefois ténues de l’oeuvre au corpus pour certains auteurs du moyen-âge. En suivant les pas de Gédéon Huet (opus cité), on devait au poète près de 33 pièces de manière certaine et 23 autres demeuraient d’attribution plus douteuse. Près d’un demi-siècle plus tard, un autre expert de la question, Holger Petersen Dyggve, grand spécialiste finlandais de philologie romane, lui en attribuait, cette fois, plus de 69 de manière certaine et une quinzaine d’autres plus sujettes à caution (Gace Brulé, trouvère champenois, édition des chansons et étude historique, 1951). Les travaux de ce dernier ont, depuis lors, fait autorité et c’est encore grâce à lui qu’on a pu situer plus précisément l’origine du célèbre trouvère du côté de Nanteuil-les-Meaux où l’on retrouve à la même époque, le patronyme « Burelé ».

Pour en conclure avec ce portrait et cette biographie de Gace Brûlé , ce « trouveur, auteur » médiéval est, avec Thibaut de Champagne, un des premier à avoir chanté l’amour courtois en langue d’oil. Son répertoire se calque sur une lyrique courtoise à la mode du temps qui, pour de nombreux médiévistes, explique sans doute plus son succès que ne pourrait le faire une grande innovation ou révolution dans le genre poétique.

Motets, Chansons et Estampies du XIIIe siècle de l’ensemble Gilles de Binchois

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Avec cet album sorti en 1992, Dominique Vellard ‎et son Ensemble médiéval Gilles de Binchois rendait hommage à la musique médiévale française du XIIIe siècle et en particulier au genre polyphonique du motet. Au delà, c’est aussi la dynamique culturelle, artistique et musicale autour des universités et des collèges de la fin du XIIIe siècle et d’un Paris étudiant alors en pleine effervescence que la formation voulait ainsi saluer. Chansonnier Cangé, Manuscrit de Montpellier, Manuscrit Français 844 entre autres sources célèbres, l’Ensemble présentait ici une vingtaine de pièces sélectionnés parmi les fleurons de cette période.

Réédité depuis, l’album est disponible en ligne au format CD. Vous pourrez le retrouver sur le lien suivant :Les Escholiers De Paris (Ensemble Gilles Binchois)

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Biaus m’est estez quant retentist la brueille

Dans le vert sous-bois, inspiré par le chant des oiseaux, le noble chevalier, en bon « fine amant »,  souffre en silence. Prisonnier, victime sacrifiée sur l’autel d’un amour impossible. il aime une dame de si haute condition et tellement mieux (née) que lui qu’il n’est pas juste qu’il le fasse et pourtant qui peut-il ? Rien. Nous sommes avec cette chanson médiévale, dans les thèmes classiques du Fine amor et de la lyrique courtoise.

Biaus m’est estez, quant retentist la brueille* (*bois) (1),
Que li oisel chantent per le boschage,
Et l’erbe vert de la rosee mueille
Qui resplendir la fet lez le rivage* (*près de la rivière).
De bone Amour vueil que mes cuers se dueille,
Que nuns fors moi n’a vers li fin corage ;
Et non pourquant trop est de haut parage* (*rang,lignage)
Cele cui j’ain; n’est pas droiz qu’el me vueille.
 
Fins amanz sui, coment qu’amors m’acueille,
Car je n’ain pas con hons* (*homme) de mon aage,
Qu’il n’est amis ne hons qui amer sueille
Que plus de moi ne truist* (*de trover : trouve) amor sauvage,
Ha, las! chaitis! ma dame qui s’orgueille
Ver son ami, cui dolors n’assoage* (*n’apaise) ?
Merci, amors, s’ele esgarde a parage,
Donc sui je mors! mes panser que me vueille.
 
De bien amer amors grant sens me baille,
Si m’a trahi s’a ma dame n’agree ;
La volonté pri Deu que ne me faille,
Car mout m’est bel quant ou cuer m’est entrée ;
Tuit mi panser sunt a li, ou que j’aille,
Ne riens fors li ne me puet estre mée* (*médecin. fig : guérir)
De la dolor dont sospir a celée* (*en secret) ;
A mort me rent, ainz que longues m’asaille.
 
Mes bien amers ne cuit que riens me vaille,
Quant pitiez est et merciz oubliée
Envers celi que si grief me travaille
Que jeus et ris et joie m’est vaée.
Hé, las! chaitis! si dure dessevraille* (*séparation)!
De joie part, et la dolors m’agrée,
Dont je sopir coiement* (*doucement, secrètement), a celée ;
Si me rest bien, coment qu’Amors m’asaille.
 
De mon fin cuer me vient a grant mervoille,
Qui de moi est et si me vuet ocire,
Qu’a essient en si haut lieu tessoille ;
Dont ma dolor ne savroie pas dire.
Ensinc sui morz, s’amours ne mi consoille ;
Car onques n’oi per li fors poine et ire* (*peine et colère) ;
Mais mes sire est, si ne l’os escondire :
Amer m’estuet (*estoveir-oir : falloir), puis qu’il s’i aparoille.(2)
 
A mie nuit une dolors m’esvoille,
Que l’endemain me tolt*  *(tolir : ôter) joer et rire ;
Qu’adroit conseil m’a dit dedanz l’oroille :
Que j’ain celi pour cui muir* (*meurs) a martire.
Si fais je voir, mes el n’est pas feoille
Vers son ami, qui de s’amour consire.
De li amer ne me doi escondire,

N’en puis muer* (*changer), mes cuers s’i aparoille.

Gui de Pontiaux, Gasses ne set que dire:

Li deus d’amors malement nos consoille.


(1) Brueil : Bois, « bois taillis ou buissons fermés de haies, servant de retraite aux animaux. » (Littré). « Et chant sovent com oiselet en broel », Thibaut de Champagne.

(2) Amer m’estuet, puis qu’il s’i aparoille : à l’évidence, il me faut aimer, je n’ai pas d’autres choix.

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En vous souhaitant une belle journée.

Fred
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Du cheval et de l’herbe plus verte ailleurs, une fable médiévale de Marie de France

poesie_fable_litterature_monde_medieval_moyen-ageSujet : poésie médiévale, fable médiévale, langue d’Oil, vieux français, anglo-normand, auteur médiéval, ysopets, poète médiéval.
Période : XIIe siècle, moyen-âge central.
Titre : Dou Cheval qui s’afola d’un prei
Auteur : Marie de France (1160-1210)
Ouvrage : Poésies de Marie de France Tome Second, par B de Roquefort, 1820

Bonjour à tous,

P_lettrine_moyen_age_passion copiaour aujourd’hui, voici une fable courte de Marie de France. C’est finalement une version médiévale de l’adage « l’herbe est toujours plus verte ailleurs », à ceci près que vient s’y ajouter le thème de la « convoitise » même si celle dont il est question ici,
s’exerce à l’égard de ses propres désirs ou volontés.

marie_de_france_poesie_fables_litterature_medievale_XIIe_moyen-age_centralConcernant le titre  Dou Cheval qui s’afola d’un prei, dans le lexique de l’ancien français Godefroy (version courte)Afoler est défini de deux manières: « rendre fou » ou « blesser, meurtrir« . Ce double-sens  se prête assez bien au contenu de cette fable et sa moralité.

Dou Cheval qui s’afola d’un prei
de Marie de France

« Uns Chevaus vit herbe qui crut
Dedenz un pré ; mais n’aparçut
La haie dunt ert enclos li prez ;
Au saillir ens s’est eschiflez. 

Moralité

Ce funt Plusur, bien le savez ;
Tant cunveitent lur vulentez
Ne voient pas qu’ele aventure
En vient après pesans è dure. »

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Un cheval vit l’herbe qui croissait
Dans un pré mais point ne vit
Autour du pré, la haute haie  ;
Voulant sauter, il s’est meurtri.

Moralité

Ainsi font certains, on le sait,
Qui tant convoitent (suivent) leurs volontés
Qu’ils ne voient pas que l’aventure
En sortira, triste et dure.

En vous souhaitant une belle  journée.

Frédéric EFFE
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