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la complainte du pauvre commun et des pauvres laboureurs de france (2)

Portrait Enguerrand de Monstrelet

Sujet : complainte, poésie médiévale, poésie satirique, guerre de cent ans,  moyen-Français, misère, laboureurs, écorcheurs, routiers.
Période : Moyen Âge tardif,  XVe siècle.
Titre : Complainte du pauvre commun et des pauvres laboureurs de France
Auteur : anonyme
Ouvrage : Les chroniques d’Enguerrand de Monstrelet, (1400-1444)

Bonjour à tous,

ans le courant du Moyen Âge tardif, Enguerrand de Monstrelet, auteur et chroniqueur picard, acquis à la cause bourguignonne nous a laissé des chroniques sur les luttes intestines qui agitent la France de son temps et sur l’inévitable guerre de cent ans.

Nous sommes dans la première moitié du XVe siècle (1400-1444) et le chroniqueur médiéval entend succéder à l’œuvre de Froissart. Le destin, pas plus que la postérité, ne lui prêteront le talent de plume de son prédécesseur mais son œuvre demeurera, quoi qu’il en soit, une témoignage de référence utile pour cette période. Aujourd’hui, nous continuons de nous intéresser à une complainte populaire que l’on retrouve citée dans ses chroniques historiques sous le titre : « la complainte du pauvre commun et des pauvres laboureurs de France« .

complainte du pauvre commun - extrait avec enluminure

Complainte sur les dommages collatéraux
de la guerre et les exactions des écorcheurs

Pendant la guerre de cent ans, les campagnes souffrirent et s’enflammèrent plus d’une fois sous la pression des dommages collatéraux de la guerre et des exactions : pillages, disette, compagnies de routiers, de mercenaires ou d’écorcheurs qui errent, sans solde, à la traîne des batailles et qui se payent en rançonnant ce qu’il trouve sur leur passage. Bien souvent, le petit peuple subit tout cela, impuissant, jusqu’à ce que la misère gronde trop fort et finisse par engendrer des débordements généralement réprimés dans la violence.

La Complainte du pauvre commun et des pauvres laboureurs de France témoigne du sort fait au petit peuple dans les périodes les plus difficiles. Ce dernier y exprime sa révolte contre les conflits nobiliaires et les pouvoirs dont il finit toujours par devenir l’otage.

Auteur et attribution de cette complainte

Dans ses chroniques, Enguerrand de Monstrelet ne cite pas l’auteur de cette complainte. Il ne la commente pas, non plus. Du point de vue de l’attribution, on a pu quelquefois en prêter la paternité au chroniqueur lui-même, même s’il ne la revendique pas. Le poète Alain Chartier a parfois été, lui aussi, désigné comme un auteur possible de ce texte. Les deux pistes ne semblent toutefois pas les bonnes et la pièce a donc conservé, jusque là, son anonymat.

Du point de vue de sa datation, on la trouve rattachée à l’année 1422 dans l’ouvrage de Monstrelet. Après coup, certains historiens ont pu émettre l’hypothèse que ce cri de détresse populaire avait pu être bien antérieur à la période couverte par le chroniqueur médiéval. Il est vrai qu’on pourrait presque y lire les prémices de la grande jacquerie de 1358. Mais, là aussi, la piste est erronée.

Un chartiste à la rescousse de la datation

Pour clarifier la datation de cette complainte, il fallait bien l’aide d’un chartiste et on trouve, dans un ancien ouvrage de la bibliothèque de l’Ecole des Chartes, un éclairage plutôt convaincant signé de la main de Jules Quicherat (1).

De manière plutôt cocasse, l’explication du médiéviste et archéologue pourrait rapprocher les confusions de datation autour de cette Complainte du pauvre commun des débuts du film « Brazil » de Terry Gilliam, et notamment du moment où un certain « Archibald Buttle » se trouve confondu avec un « Archibald Tuttle », par la présence malencontreuse d’un insecte sur la trajectoire d’un caractère de machine à écrire. En l’occurrence, dans notre complainte et suivant l’hypothèse de Quicherat, un certain « Rodrigue » plutôt célèbre se serait retrouvé changé, par une erreur de copiste, en un « Todigues » totalement inconnu au bataillon. Voici la strophe en question :


« Hélas ! sans plus vous dire hélas,
Comment peuvent penser créatures,
Qui bien advisent noz figures,
Et ont sens et entendement,
Et nous voyent nuds par les rues
Aux gelées et aux froidures,
Nostre pauvre vie querant :
Car nous n’avons plus rien vaillant,
Comme aucuns vueillent langaigez.
Ils s’en sont tres mal informez ;
Car s’ils pensoient bien en Todigues
Et Escoçois en leur complices,
Et és yvers qui sont passez,
Et autres voyes fort obliques,
Dont tous estats nous sont reliques
Comme chacun nous a plusmé »


Concernant ce Rodrigue auquel la complainte se réfère d’après notre chartiste, il s’agirait donc de Rodrigue de Villandrando, seigneur d’Ussel et comte de Ribadeo et de Valladolid. Durant la première moitié de XVe siècle, ce noble d’origine espagnol se convertit en un mercenaire aussi ambitieux et indépendant que cruel, au service de Charles VII, et se fit craindre en France comme en Espagne. En 1432, il fut notamment à la tête d’une compagnie d’écorcheurs qui effectua des razzias en Anjou puis en Touraine après que les écossais soient déjà passés par là pour saigner à blanc les populations ayant l’infortune de se trouver sur leur route. C’est donc, vraisemblablement, d’après ces exactions qu’il faut dater cette complainte puisqu’elle fait référence à la fois à Rodrigue et aux écossais. Postérieure à 1432 donc et pas datée de 1422 comme la chronique le suggère et donc, plus sous Charles VII qu’à la fin du règne de Charles VI.

La complainte du pauvre commun
et des pauvres laboureurs de France (2)

Hélas ! hélas ! hélas ! hélas !
Prélats , princes , et bons seigneurs ,
Bourgeois, marchans, et advocats,
Gens de mestiers grans et mineurs,
Gens d’armes , et les trois estats ,
Qui vivez sur nous laboureurs ,
Confortez nous d’aucun bon ayde ;
Vivre nous fault, c’est le remède.

(… Retrouver la 1ère partie de cette complainte ici. )

Hélas ! comment ces tailles grans,
Qu’avez fait, passa quinze ans
Par chacun an trois fois ou deux,
Et des monnoyes
(monnaie) les tumbemens ,
Et les griefs de voz sergens
Ont bien noz vaches et nos boeufs
Amoindris, et tous nos chevaux,
Tant qu’ils n’y treuvent plus que prendre :
Mais, par Jésus, le roi des cieux,
Ne sçay si vous en valiez mieux.
Pour ce vous prions à joinctes mains,
Que nous pardonnez noz complains,
Et qu’en hayne ne prenez pas,
Si nous crions ainsi, hélas !

Hélas! pour Dieu, noz bons seigneurs,
Qui estes tes grans gouverneurs,
Et gouvernez tous nostre roy,
Que nous veuillez donner secours :
An roy présentez noz clamours
(plaintes, doléances),
Et vous joingnez de bonne foy
A luy faire passer l’octroy,
Que tant humblement requéron,
En nostre humble supplication.
Noz trés chers seigneurs vous sçavez
Que la clef du royaume tenez
Et que trestout
(tout entièrement) ne gist qu’en vous;
Et pour ce que plaise qu’ayez
Regard à noz grans povretez,
Et qu’ayez mercy de nous.
Pour Dieu seigneurs, advisez vous,
Vous tous qui avez la puissance
De donner bonne conséquence
Aux lettres qu’envoyons au roy
Et aux estats qui sont à soy,
Et aussi pourrez en tel cas
Nous garder de crier, hélas !

Hélas ! ducs, et marquis et comtes.
Barons, chevaliers et vicomtes,
Et nobles qui chasteaux avez ,
Voz ayglantiers et voz ronces ;
Vos officiers et leurs pompes
Nous ont souvent fait espoucer,
A voz murs nous ont faict garder,
La nuict à la pluye et au vent
Trestout le corps de nous tremblant :
Puis nous mettoient voz gens asseur
Qu’avions dormy dessus les murs ,
Et noz robbes
(vêtements) nous despouilloient
Par violence rudement ,
En nous mettant à grands rançons ,
Frappans sur nous de gros bastons,
Puis que leur disions tout bas :
Mercy pour Dieu , hélas ! hélas!

Hélas ! hélas ! encor’ n’estiez
Vous pas contens, se plus n’aviez
De nous puis qu’estions batus :
Et que nous estions rançonnez
A fin de venir aux escus ,
Que vous avez moult souvent eus ,
Disant : « C’est nostre droit demaine
(droit seigneurial, domanial). »
Raison le voudrait à grand’ peine :
Là ne sont pas les fondemens
De vos terriens tenemens
(possessions foncières),
Ils sont bien autrement fondez
Si vous très bien le sçaviez :
Mais je croy que n’y tendez pas ;
Vous en pourriez bien dire , hélas !

Hélas voulentiers nous teussions
De plus parler , si nous peussions,
De vous, ne de voz officiers.
Mangé ils ont noz goretons
(cochons de lait) ,
Et noz brebis, et noz moutons :
Et de noz bleds faits voz garniers,
Puis faut à leur sergent leur glene,
Au portier du bled pour sa peine :
Et puis faut pour chacun vaisseau
(vase, récipient),
Qui est mis dedans le chasteau,
Cinq sols pour vostre capitaine ,
Et un ou deux boisseaux d’avoyne ,
Dont il fuit souvent grans amas :
Ne luy chault se crions hélas.

Hélas! encore y a-il plus,
Qui moult souvent le cueur nous trouble ,
Quand le roy mect une ayde sus :
Il convient que le coup nous double ,
Vous nous en mettez en grand trouble :
Car il convient souventes fois ,
Que nous les payons par deux fois.
Et quand gens d’armes au pays viennent ,
Qui de bien vous servir se peinent ,
Pource que vous les soustenez ,
Noz beufs , et noz vaches emmeinent
Et les tuent , et les detiennent :
Et s’il est que les engardez ,
Il faut qu’ayez pour voz peines
Et de l’argent, et des avoynes ,
Et les mettent en un grand tas ;
Nous povons bien crier hélas.

Hélas ! gens d’armes et de traict
(archers, arbalétriers),
Vous avez le forment
(froment, vivres) deffaict ,
Et mis en consommation ;
Tourmentez nous avez de fait,
Le complaindre peu nous vaudrait
Se plus avant en dision.
Chacun sçait bien si nous menton,
Mais je croy, que vueillez ou non,
Qu’avant que soit longue saison
Passée , dire je vous os,
Que vous nous voirrez en repos.
A l’ayde de voz destinées
(décisions),
Et de neiges , et de gelées
Qui ont esté en maints hyvers,
Maints
(nombre de nous) en cherront (de choir) trestous en vers,
Trestous morts la gueulle bayee
Avant que l’année soit passée,
Se Dieu n’y employe sa grâce.
Ainsi lui plaise qu’il le face,
Comme il feit aux Egyptiens
Jà pieca
(naguère) en l’ancien temps,
Quand il les repeut
(nourrit) de la manne (nourriture biblique durant l’Exode),
Qu’il leur feit du ciel descendre,
De Pharaon les délivra,
Ainsi que de nous il fera,
S’il luy plaist,.ains Pasques fleuries
Si vous ne menez meilleur vie :
Et puis
après ne dirons pas,
Que nous faciez crier hélas !

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen-âge sous toutes ses formes.


Notes

(1) Rodrigue de Villandrando, Jules Quicherat, Bibliothèque de l’Ecole des Chartes, revue d’érudition consacrée principalement a l’étude du Moyen Âge Tome Premier, 1844.

NB : l’enluminure utilisée pour l’illustration représente des routiers s’adonnant au pillage d’un maison à Paris. Elle est tirée du Royal 20 C VII : Chroniques de France ou de St Denis. Le manuscrit médiéval daté de la fin du XIVe siècle est actuellement conservé à la British Library. Vous pouvez le consulter ici.

Fable médiévale : Du renard piègé par un reflet de lune

Enluminure de Marie de France

Sujet  : fable médiévale, anglo-normand, auteur médiéval, ysopets, poésie morale
Période : XIIe s, Moyen Âge central.
Titre : De vulpe et umbra lunae ou Dou Leu qi cuida de la Lune ce fust un fourmaige
Auteur Marie de France (1160-1210)
Ouvrage  : Die Fabeln De Marie de France, Karl Warnke (1898)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous repartons à la fin du XIIe siècle, avec l’étude des fables de Marie de France. Nous y suivrons les mésaventures tragiques d’un renard, ou même d’un loup dans certains manuscrits. Dans les deux cas, le récit et la morale ne changeront pas et la poétesse nous contera comment un reflet de lune piègera cruellement l’animal.

Comme on le verra, il ne sera pas question, ici, du reflet dans l’eau qui avait trompé le Narcisse de la mythologie, pas d’avantage que celui de la fable très connue du cerf se mirant dans l’eau. Le thème du jour est plutôt celui de la convoitise et de l’obstination à vouloir posséder plus que ce qu’on l’on doit, au risque de devenir « zinzin » (oui, c’est trivial, je l’admets), voire même de connaître le pire des sorts.

"Le renard et le reflet de la lune" Une fable de Marie de France avec enluminure

De vulpe et umbra lunae,
dans l’anglo-normand de Marie de France

D’un gupil dit ki une nuit
esteit alez en sun deduit.
Sur une mare trespassa.
Quant dedenz l’ewe reguarda,
l’umbre de la lune a veü ;
mes ne sot mie que ceo fu.
Puis a pense en sun curage
qu’il ot veü un grant furmage.
L’ewe comenga a laper ;
tres-bien quida en sun penser,
se l’ewe en la mare fust mendre,
que le furmage peüst bien prendre.

Tant en a beu que il creva,
lluec chaï, puis n’en leva.


Meint humme espeire, utre dreit
e utre ceo qu’il ne devereit,
a aver tutes ses volentez,
dunt puis est morz e afolez.

Du renard piégé par un reflet de lune
adapté en français actuel

D’un renard, on dit, qu’une nuit
Alors qu’il était de sortie
Il passa tout près d’une mare
.
En jetant, dans l’eau, un regard,
La lune ronde s’y reflétait
Mais il ne sut ce que c’était.
Puis, il pensa devant l’image
Qu’il s’agissait d’un grand fromage
.
Et lors, commença à laper
Etant certain en sa pensée
Qu’une fois l’eau en la mare basse
Sur la tomme, il ferait main basse.
Or, en boit tant et tant qu’il crève
Tombé raide, point ne s’en relève
.

Beaucoup espèrent plus de droits,
Et de choses que ne leur échoient
Voulant tous leurs désirs comblés
Les voilà morts et mortifiés
.


Esope aux origines de cette fable médiévale

Comme mentionné plus haut, suivant les manuscrits, on trouve un renard ou bien un loup comme triste héros de cette fable de Marie de France. Dans les deux cas, l’issue est identique. L’animal se trouve piégé par sa gloutonnerie et quand bien même il s’agit d’un goupil, sa ruse ne le sauve pas d’avantage qu’un loup. L’obstination à posséder rend aveugle. Elle peut même être meurtrière, nous dit la morale de cette fable.

Les deux chiens qui crèvent à force de boire
& le chien et le fromage

Bien avant la poétesse anglo-normande du Moyen Âge central, on retrouve les traces de cette fable chez Esope (reprise plus tard par le fabuliste Phèdre). Chez le grec du sixième siècle avant notre ère, la fable des deux chiens qui crèvent à force de boire et celle du chien et du fromage sont sans doute, celles qui ont inspiré Marie de France. Dans la première, deux chiens voient une peau, au fond de l’eau d’un fleuve (ou encore un morceau de chair). Pour atteindre le précieux butin, ils décident de faire descendre le niveau d’un point d’eau et boivent jusqu’à plus soif, au point de finir par y laisser la leur (de peau).

L’autre fable, similaire du point de vue de la thématique — reflet, illusion, et convoitise — est celle du chien et du fromage qu’on trouve chez Esope mais qui sera également, reprise par Marie de France sous le titre « Dou chien et dou formage« . Elle raconte l’histoire d’un chien passant sur un pont, avec un fromage dans sa gueule. Voyant le reflet de ce dernier dans l’eau, l’animal se fourvoie et pense pouvoir obtenir, là, un deuxième fromage. Hélas, il lâchera la proie pour l’ombre et son avidité lui fera perdre son fromage bien réel et le reflet de celui-ci, au fond des eaux. Le chien, le loup et le renard se trouvent donc tous logés à la même enseigne.

NB : sur le thème du reflet dans l’eau mais, cette fois, avec un angle plus narcissique, on trouvera encore chez Marie de France, la fable du cerf se mirant dans l’eau et tombant en pamoison devant la beauté de ses bois.

Chez Jean de La fontaine

En faisant un bond en avant dans le temps, on retrouvera deux fables du célèbre Jean de La Fontaine sur les thèmes précédemment évoqués : les deux chiens et l’âne mort et encore Le loup et le renard.

Les deux chiens et l’âne mort

Dans la première, les deux chiens et l’âne mort, deux mâtins voyant le cadavre d’un âne flottant dans l’onde, décident de boire toute l’eau de la rivière, pour le récupérer :
« Buvons toute cette eau ; notre gorge altérée
En viendra bien à bout : ce corps demeurera
Bientôt à sec, et ce sera
Provision pour la semaine. »

Et la morale de déclamer, dans le style toujours très enlevé du fabuliste du XVIIe siècle :
Mais rien à l’homme ne suffit :
Pour fournir aux projets que forme un seul esprit
Il faudrait quatre corps ; encor loin d’y suffire
A mi-chemin je crois que tous demeureraient :
Quatre Mathusalems bout à bout ne pourraient
Mettre à fin ce qu’un seul désire.

Le loup et le renard

La deuxième fable de Lafontaine sur le thème du reflet de la lune dans l’eau est « le loup et le renard« . Elle emprunte à la fois au chien et au fromage d’Esope mais aussi à une autre fable de l’écrivain grec : le renard et le bouc dans laquelle un renard et un bouc assoiffés se retrouvent pris au piège au fond d’un puits. Le goupil sollicitera l’appui du bouc pour l’aider à sortir, et une fois dehors, laissera le mammifère caprin à son triste sort.

Dans le récit de La Fontaine du loup et du renard, le goupil sera sauvé, cette fois-ci, par sa malice. Ayant succombé à l’illusion du reflet de lune au fond d’un puits et l’ayant pris pour un fromage, il y descendra dans un premier temps :

Voici pourtant un cas où tout l’honneur échut
A l’hôte des terriers. Un soir il aperçut
La lune au fond d’un puits : l’orbiculaire image
Lui parut un ample fromage.
Deux seaux alternativement
Puisaient le liquide élément :
Notre renard, pressé par une faim canine,
S’accommode en celui qu’au haut de la machine
L’autre seau tenait suspendu.
Voilà l’animal descendu,
Tiré d’erreur, mais fort en peine,
Et voyant sa perte prochaine

S’apercevant bientôt de son illusion, il finira par pigeonner un loup de passage. Utilisant le même reflet de lune au dépens de ce dernier pour lui vendre un fromage, le goupil pourra se sortir de ce mauvais-pas par la ruse, en y plongeant son confrère prédateur. La morale restera une leçon sur notre propre capacité à nous illusionner sur nos propres désirs en les prenant, quelquefois, pour des réalités.

… »Descendez dans un seau que j’ai là mis exprès. »
Bien qu’au moins mal qu’il pût il ajustât l’histoire,
Le loup fut un sot de le croire ;
Il descend, et son poids emportant l’autre part,
Reguinde en haut maître renard.
Ne nous en moquons point : nous nous laissons séduire
Sur aussi peu de fondement ;
Et chacun croit fort aisément
Ce qu’il craint et ce qu’il désire.


Une enluminure créée de toutes pièces
pour l’occasion de cette fable médiévale

Enluminure d'un Renard - Bestiaire médiéval MS 3401, Bibliothèque Sainte Geneviève.


Notez que l’image ayant servi à l’en-tête de cet article, ainsi qu’à l’illustration (plus haut) est une création de toutes pièces à partir d’enluminures provenant de divers manuscrits. En voici le détail :

Le fond, l’eau et le paysage proviennent du Lancelot en Prose de Robert Boron, soit le MS Français 113 (XVe siècle) de la BnF, mais aussi de la « compilation arthurienne de Micheau Gonnot, référencé MS Français 112.3 (XVe siècle). Le renard, du deuxième plan, est tiré du manuscrit médiéval Français 616. Conservé lui aussi à la BnF, ce superbe ouvrage ancien contient Le Livre de Chasse de Gaston Phébus ainsi que Les Déduits de la chasse de Gace de La Buigne. Il est, quant à lui, daté du XIVe siècle. Enfin, le renard au premier plan (enluminure également ci-contre) est issu d’un ouvrage plus récent. Il s’agit d’un superbe bestiaire référencé Ms 3401 et actuellement conservé à la Bibliothèque Sainte-Geneviève. C’est l’enluminure la plus tardive de toute notre illustration. Elle provient du XVIe siècle (voir ce manuscrit en ligne). Tous les autres manuscrits sont consultables sur gallica.bnf.fr. Quant à la provenance de la lune et de son reflet, nous en garderons le secret pour lui préserver ses mystères.

En vous souhaitant une très belle  journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

POÉSIE MÉDIEVALE SATIRIQUE : LE PRINCE DE GEORGES CHASTELLAIN(3)

Georges Chastellain - Enluminure manuscrit médiéval Ms 11020-33

Sujet : poésie satirique, poésie médiévale, poète belge, poésie politique, auteur médiéval, Bourgogne médiévale, Belgique médiévale, moyen-français.
Période : Moyen Âge tardif, XVe siècle
Auteur : Georges Chastellain (1405 – 1475)
Manuscrit médiéval : Ms 11020-33, KBR museum
Ouvrage : Oeuvres de Georges Chastellain T7, Baron Kervyn de Lettenhove. Bruxelles (1865).

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous continuons d’explorer la poésie satirique de Georges Chastellain (Chastelain), appelée « Le Prince« . Aux siècles passés, ce texte politique de l’auteur médiéval avait laissé penser à quelques médiévistes qu’il était dirigé à l’encontre de tous les mauvais princes, en général. Il faut dire que Chastellain nous décrivait là tant de vices et de travers qu’on aurait pu avoir peine à croire qu’un seul prince puisse, à lui seul, les cumuler.

Comme le poète du XVe siècle ne citait, nominativement, aucun puissant dans sa diatribe, le doute était permis ; quelques flous de datation ajoutaient encore à la confusion. Selon les derniers recoupements, les spécialiste de littérature médiévale du XXe siècle ont, toutefois, tranché. Au sortir, il semble que c’est bien Louis XI qui était la cible des foudres de l’auteur médiéval. A la même période, cette poésie a connu quelques résonnances également en Bretagne puisqu’elle inspira à Jean Meschinot quelques ballades acidulées. Pour les rédiger, le poète breton réutilisa même directement les strophes de Chastelain en guise d’envoi de ses propre poésies.

Le prince de Georges Chastellain - extrait avec enluminure médiévale

Du point de vue des sources

Pour la transcription en graphie moderne de cette poésie du Moyen Âge tardif, nous nous appuyons sur les Oeuvres de Georges Chastellain par le Baron Kervyn de Lettenhove (1865). Pour une source manuscrite et historique plus ancienne, vous pouvez retrouver cette pièce dans le manuscrit Ms 11020-33 du KBR Museum (Bibliothèque royale de Belgique). Il fait partie de la prestigieuse collection des Manuscrits des ducs de Bourgogne du musée.


Le Prince, strophes XVII à XXIV
avec aides de traduction en français actuel

Nous reprenons notre exploration où nous l’avons laissée à la strophe XVII. Pour les deux premières parties de cette poésie satirique, nous vous invitons à vous reporter à nos articles précédents : Voir Le Prince de Georges Chastelain (1) et Le Prince de Georges Chastelain (2).

Même si le moyen français du XVe siècle se rapproche du nôtre, nous joignons de nombreuses clés de vocabulaire en français actuel pour une meilleure compréhension.

Prince qui hayt* (de haïr) remonstrance et doctrine,
Plus est venu d’excellente origine,
Tant plus lui tourne à grant grief et esclandre,
Et n’a dangier si grant dessus la terre
Que quant ne chault à prince en quoy il erre
* (se trompe);
Car ce seroit pis que le sang espandre.

Prince qui sourt
* (fait apparaître) nouvelletés estroites
Et rétrécit les amples voies droites ,
Celles que honneur doit maintenir non fraintes
* ( rompues, enfreintes).
Celuy esmeut cœurs d’hommes à murmure,
Les fait tourner à hayne et à froidure
Et contre luy former larmes et plaintes.

Prince qui hayt avoir puissant voisin
Et envis voit que parent ou cousin
Règne emprès lui en honneur et en gloire,
Que fait-il tel fors monstrer de sa vie
Qu’il est remply d’orgueil vain et d’envie
Et hayt tous ceux dont digne est la mémoire ?

Prince qui mal ne doubte, ne ne poise
* (de peser),
Mais mesmes quiert
* (cherche) sédition* (discorde) et noise* (querelle)
Et en ce faire il se baingne et délite
* (se complait),
Sy monstre au doigt que longue paix luy griesve
* (lui déplait)
Que d’autruy bien il se tourmente et criesve
Et de salut désire à estre quitte.

Prince qui point ne craint hommes offendre,
C’est le vray signe en quoy l’on peut entendre
Que la crémeur
* (cremor, crainte) de Dieu petit lui monte ;
Or advisons quel fin celui doit traire
* (endurer)
Qui attrait Dieu et homme à son contraire
Et au courroux de nul des deux n’aconte
*
(considèrer, tenir compte).

Prince qui porte et soustient les mauvais
Contre les bons, l’honneur de son palais,
Et en perverse et honteuse querelle,
Celuy conduit un criminel ouvraige,
Qui amatist
* (vaincre, réduire, flétrir), maint noble et haut couraige
Pour ce que l’œuvre en est desnaturelle
* (contre nature).

Prince mordant et aigre en sa parole
Et qui sans poix son langaige dévole
* (prononce)
Et de légier
* (facilement) le contourne à injure,
Celuy en peu ses mœurs donne à congnoistre.
On peut dire que le cœur de son cloistre
N’est pas bien sain, ne de bonne nature.


Prince addonné à meschantés soubtives,
A subtillier subtilletés chétives,
(1)
Qui doit penser à haute chose honneste
Tout en tel soing meschant en quoy il veille,
La puce enfin le prendra par l’oreille,
Et dont luy propre il mauldira sa teste.

(1) Le prince qui s’adonne à des méchancetés élaborées (subtiles), qu’il perfectionne en de méprisables subtilités, alors qu’il devrait penser à des choses élevées, honorables et honnêtes, au lieu de prendre soin d’être mauvais en toute chose dont il s’occupe, la puce viendra…


Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes

NB : le portrait de Georges Chastellain sur l’illustration et sur l’image d’en tête est tiré du Manuscrit médiéval : « la Chronique des ducs de Bourgogne de Georges Chastellain », référencé ms français 2689 et conservé au département des manuscrits de la BnF. Pour voir cette enluminure en entier, vous pouvez vous reporter à nos articles précédents sur Le Prince de Chastellain. En arrière plan, toujours sur l’image d’en-tête, nous avons utilisé la page du Manuscrit Ms 11020-33 du KBR Museum (Bibliothèque royale de Belgique) correspondant aux versets du jour. La Bibliothèque Royale de Belgique a eu la bonne idée de numériser ce manuscrit daté du XVe siècle et il peut être consulté sur le site du Musée.

Fais ce que dois, un virelai de moralité d’Eustache Deschamps

Ballade Médiévale Eustache Deschamps

Sujet  : poésie médiévale, auteur médiéval,  moyen-français, manuscrit ancien, poésie, Virelay, devoir, poésie morale, bienséance, virelai.
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle.
Auteur :  Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :  «Fay tousjours ce que tu doys»
Ouvrage  :  Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps, T IV,   Marquis de Queux de Saint-Hilaire (1878)

Bonjour à tous,

ous repartons, aujourd’hui, à l’exploration de l’œuvre d’Eustache Deschamps. Ce poète du Moyen Âge tardif, qui a vécu entre la deuxième partie du XIVe et le début du XVe siècle, nous a laissé une œuvre abondante en moyen-français, aux thèmes extrêmement variés.

Les vertus de l’homme de bien

Manuscrit Français 840 - poésie médiévale de Eustache Deschamps
Français 840 les œuvres d’Eustache Deschamps

Une fois de plus, nous délaisserons la partie la plus courtoise et sentimentale de son héritage, pour aller vers sa poésie plus morale et sociale. L’occasion nous en sera donnée par un virelai qui se présente, à la fois, comme une leçon de conduite, d’éthique et de vie. Les valeurs qu’Eustache y adresse sont assez nombreuses : maintien et calme face à l’adversité, droiture et éloge du contentement, le tout dans la douceur et la courtoisie. Ce sont là les qualités de l’homme de bien.

Quant aux écueils à éviter, ils sont eux aussi trempés de morale sur fond chrétien : convoitise, envie, malhonnêteté, vaine poursuite des mérites mondains; etc… Au bout du chemin, le temps d’une étincelle, la vie est déjà passée. La leçon reste simple, mais profonde. Etonnement, la fin de ce virelai est presque prémonitoire puisque cet auteur médiéval s’est éteint à soixante ans. Or, c’est l’âge qu’Eustache mentionne lui-même dans la dernière strophe de cette poésie comme celui pour l’homme de tirer sa révérence.

Sources historiques et œuvre d’Eustache

Vous pourrez retrouver ce virelai dans le manuscrit médiéval Français 840, conservé à la BnF et accessible à la consultation sur Gallica. Pour sa transcription en graphie moderne, nous continuons de nous baser sur les ouvrages du Marquis de Queux de Saint-Hilaire et de Gaston Raynaud et leur publication de l’œuvre complète d’Eustache Deschamps, dans la deuxième moitié du XIXe siècle.

Illustration poésie médiévale d'Eustache Deschamps avec enluminure

Fay tousjours ce que tu doys
dans le moyen-français d’Eustache

NB : Le moyen français des XIVe et XVe siècles se comprend assez bien mais il peut présenter quelques difficultés cachées, voire quantité de faux-amis ou de mots dont le sens a notablement évolué depuis. Aussi, pour une meilleure compréhension, nous vous fournissons quelques clefs de vocabulaire.

Fay tousjours ce que tu doys :
Ne t’esbahy se tu voys
Aucune chose grevayne
* (fâcheuse) ;
Ce qui puet avenir veigne :
Dieux cognoist tout une foys.

Convoitise ne te praigne,
N ‘envie ne te souspraigne ,
Maiz soyes douls et courtoys,
Qu’au fort
* (à la fin) li mauvaiz ont payne
Et renommée villayne,
Et les bons bien, car c’est droiz*
(juste).

Maulx regne un temps comme roys
Et fait les bons trop destroys
(1),
Puis chiet
(*de chaoir : choir) par cause soudayne ,
Et biens tient droite s’ansaigne
(2) .
Pour ce dy celon les droys :
Fay tousjours ce que tu doys.

Que vault richesse mondayne
Mal acquise ? n ‘est pas sayne ;
Mieux vaudroit mangier ses poys
Et boyre yaue*
(eau) de fontayne,
Que consentir chose vayne
Ne pechier pour avoir voys
(3).

Soixante ans ne sont c’un moys
Ou un jour souventesfoys ,
Que la mort vient tressoudayne
Qui le corps et l’ame enmayne ;
Si te conseille a mon choys :
Fay tousjours ce que tu doys.

(1) destreindre : tourmenter, angoisser
(2) Son enseigne : bannière, banderole de la lance
(3) posséder renommée, faire autorité


En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
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NB : l’enluminure de premier plan sur l’image d’en-tête, ainsi que sur l’illustration, est tirée du manuscrit ms 1130 : Les trois pèlerinages et le Pèlerinage de la Vie Humaine de Guillaume de Digulleville (moine et poète français du Moyen Âge central (1295-1360). Elle représente le pèlerin en route pour la Jérusalem céleste. Ce manuscrit de la deuxième moitié du XIVe siècle est actuellement conservé à la Bibliothèque Sainte-Geneviève de Paris. Il peut être consulté en ligne ici.