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D’un Vorpil et d’un Aigle, une fable de Marie de France

Sujet  : poésie médiévale, fable médiévale, vieux français, anglo-normand, auteur médiéval, ysopets, poétesse médiévale, poésie satirique, poésie morale
Période : XIIe siècle, Moyen Âge central.
Titre : D’un Vorpil et d’un Aigle
Auteur  : Marie de France    (1160-1210)
Ouvrage  :  Poésies de Marie de France Tome Second, par B de Roquefort, 1820

Bonjour à tous,

ous vous proposons, aujourd’hui, un voyage au cœur du XIIe siècle avec celle qu’on considère comme une des premières auteurs en langue vernaculaire, et plus précisément en oïl anglo-normand : Marie de France. Une nouvelle fois, c’est au cœur d’une de ses fables que nous vous entraînerons et, plus particulièrement, une histoire mettant en scène un aigle et un renard.

Sources antiques de cette fable médiévale

A l’image des autres fables de la poétesse médiévale, celle du jour est inspirée des classiques ; Bien avant elle, on la retrouve chez Esope (VIe siècle avant JC), puis chez Phèdre (Ier siècle après JC).

Amitié et trahison chez Esope

Chez Esope, cette fable est une parabole sur la trahison en amitié et ses conséquences :

Un aigle et un renard étant devenus amis décidèrent de vivre plus près l’un de l’autre. Sitôt dit, sitôt fait, le renard s’installa au pied de l’arbre où l’aigle nichait. Las ! Un jour, que le goupil était en chasse, le rapace en profita pour capturer ses renardeaux et en nourrir ses oisillons. Au retour, le renard harangua l’aigle mais ne pouvant voler, ni grimper à l’arbre, il demeurait impuissant. Aussi resta-t-il à proximité, priant le ciel de lui accorder vengeance. Ce temps vint bientôt.

Comme on cuisait des chèvres dans un champ voisin, l’aigle en ravit une part, emportant dans son vol, et par inadvertance, un charbon ardent qui mit le feu au nid (1). Les aiglons paniqués se jetèrent au sol. Le renard les croqua l’un après l’autre, accomplissant sans hésiter sa vengeance et obtenant, ainsi, réparation. Et la morale d’Esope de conclure : que ceux qui trahissent leurs amis, pensant pouvoir éviter des représailles de leur part, soient bien conscients qu’ils seront rattrapés par la colère divine.

Vulpis et Aquila, une fable sociale chez Phèdre

Dans cette version de la fable, il n’est plus question d’amitié. Sa morale dévient déjà sociale et politique. Il y est fait l’apologie de la ruse des plus petits sur les puissants :

« Si haut que vous soyez, craignez les plus humbles ; car la ruse sert merveilleusement la vengeance. »
Fables de Phèdre traduites en Français par M. E. Panckoucke (1864)

Chez Phèdre, les renardeaux n’ont pas le temps d’être sacrifiés. L’aigle les capture. Il méprise les supplications du renard qui implore pour les récupérer, refusant catégoriquement de les restituer. Le goupil fera alors preuve de présence d’esprit en mettant le feu à l’arbre. Il compromettra ainsi les desseins de l’aigle et pourra récupérer sa progéniture. D’une certaine façon, les symboles nous sont déjà plus familiers puisqu’on retrouve ici l’aigle, symbole de pouvoir et de toute puissance, que le renard parviendra à faire s’incliner par la ruse. La version de Marie de France est assez proche de celle de Phèdre mais, à son habitude, cette dernière introduit sa patte et ses propres innovations.

Le Vorpil et l’Aigle chez Marie de France

Chez l’auteur(e) médiévale, l’amitié est également écartée. Les deux animaux n’entretiennent aucune relation de proximité et c’est simplement l’inattention ou l’insouciance du renard qui fournit l’opportunité à l’aigle de capturer un de ses renardeaux. S’en suivront, là aussi, suppliques et prières en vain. Face à l’inflexibilité du rapace, le renard se servira du feu pour lui faire plier le genou et reprendre son petit.

Marie de France suit le fil de Phèdre et la leçon d’amitié d’Esope se change en jeu de pouvoir, et même de classe. Cette fois, en plus de la puissance, vient s’associer la richesse puisque le « riche félon » est, explicitement, opposé au « pauvre ». La poétesse du XIIe siècle fait aussi passer la notion de ruse au second plan : ce qui compte c’est que la vengeance soit efficace et pourvu qu’elle le soit, elle peut faire plier les puissants. Sa fable devient ainsi un constat sur la lâcheté de ces derniers et leur faiblesse véritable. Entre les lignes, on pourrait même y voir un plaidoyer afin que les pauvres spoliés n’hésitent pas à prendre en main leur destin, en se donnant les moyens de faire plier leurs détracteurs ou leurs tortionnaires.


D’un Vorpil et d’un Aigle
qui enporta un des Faons au Gourpill

D’un Verpil cunte la menière
Ki fu issus de sa tesnière,
Od ses enfanz devant joa,
Un Aigles vint, l’un enpurta.
Li Gopis vait après priant
È k’il li rende sun enfant ;
Mès il nel’ volt mie escuter,
Si li cuvient à returner,
Un tizun prist de fu ardant
È sèche buche vait cuillant,
Entur le caisne la meteit
Où cele Aglez sun ni aveit.

Qant li Aigles veit le fu espriz
Au Gorpil prie et dist, amiz,
Estain le fu, pren tun chael,
Jà serunt ars tuit mi oisel.

MORALITÉ


Par iceste essample entendun
K’ensi est dou riche Felun,
Jà dou Pouvre n’aura merci
Pur sa plainte, ne pur son cri ;
Mais se cil s’en peut vengier
Dunc le voit-il asoplier
Cume fist li Aiglez au Gopilz
Si cum hum cunte en ces escriz.

D’un Vorpil et d’un Aigle
adapté en français moderne

Ce récit conte d’un goupil,
Sorti devant sa renardière,
Pour jouer avec ses petits.
Un aigle en vit un et le prit.
Le renard lui vint, suppliant
Pour qu’il lui rende son enfant ;
Mais l’aigle ne voulut l’écouter,
Et Renard dut s’en retourner.

Il s’empare d’un tison ardent
Puis une bûche va cueillant,
Et met le feu au pied du chêne
Où l’aigle niche en son domaine
.

Quand l’aigle voit le feu jaillir
Il supplie Renard et lui dit,
« Eteins le feu, prend ton rejeton (enfant chael chiot)
Avant que brûlent mes oisillons ».

MORALITÉ

Par ce récit nous comprenons
Qu’ainsi va du riche félon.
Jamais du pauvre il n’a merci (pitié)
Ni de ses plaintes, ni de ses cris
Mais si le pauvre peut se venger
Aussitôt l’autre de s’incliner (asopleier-oier : faiblir, plier le genou)
Comme le fit l’aigle face au renard
Ainsi qu’on conte en cette histoire.


Les successeurs de Marie de France

Après Marie de France, on retrouvera cette même fable chez Charles Perrault et chez Jean de Lafontaine. Le premier en servira une version versifiée très proche de celle d’Esope. Traduite par Perrault d’après les fables de Gabriele Faerno (Faerne, 1510-1561), elle aura pour morale :

« Un traitre a su nous outrager ?
Si tout manque, le ciel saura nous en venger. »

Lettres choisies de Messieurs de l’académie françoise,
avec la traduction des fables de Faerne par Mr Perrault (1699-1709)

La Fontaine, de son côté, donnera à l’histoire et sa morale, un tout autre tour. Il y fera réconcilier le chat huant (hibou) et l’aigle, chacun jurant de ne pas toucher la progéniture de l’autre. Et comme le hibou décrira ses petits comme les plus mignons du monde, le roi aigle ne les reconnaîtra pas en les voyant et les dévorera et la morale de conclure :

« Le Hibou, de retour, ne trouve que les pieds 
De ses chers nourrissons, hélas ! Pour toute chose. 
Il se plaint, et les Dieux sont par lui suppliés 
De punir le brigand qui de son deuil est cause

Quelqu’un lui dit alors : N’en accuse que toi 
Ou plutôt la commune loi 
Qui veut qu’on trouve son semblable 
Beau, bien fait, et sur tous aimable. 
Tu fis de tes enfants à l’Aigle ce portrait ; 
En avaient-ils le moindre trait ?
« 
L’aigle et le HibouJean de La Fontaine

La morale de l’auteur du XVIIe siècle tire l’histoire du côté d’une certaine vanité ou d’un certain manque d’objectivité par rapport aux siens et vis à vis des autres (ce qui, au passage, n’en fait ni la plus claire, ni la plus éclatante de ses fables).

En vous souhaitant une très belle  journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.


NOTES

(1) Dans quelques traductions libres de la fable d’Esope, c’est le renard qui réussit à s’emparer du charbon ou de la brindille pour mettre le feu.

PS : pour l’illustration et l’image d’en-tête, nous nous sommes servis d’éléments épars : « L’aigle aux ailes déployées » provient d’une miniature du Livre des propriétés des choses de Bartholomaeus Anglicus. Daté de 1447, ce manuscrit médiéval, référencé Ms 0399 est actuellement conservé à la bibliothèque municipale d’Amiens. Le renard provient du Ms 3717, de la Bibliothèque Mazarine de Paris. Il s’agit du Livre de la Chasse de Jacques d’Armagnac daté lui aussi du XVe siècle mais un peu plus tardif (avant 1476). Sur l’illustration de la fable, le fond et les beaux arbres sont tirés d’une illustration de l’artiste enlumineur Annie Bouyer.

« Vivre du sien et non nuire a autrui », un rondel d’eustache Deschamps

Sujet  : poésie médiévale, auteur médiéval,  moyen-français, courtoisie, rondeau, manuscrit ancien.
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle.
Auteur  :   Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :  «Vivre du sien et non nuire a autrui»
Ouvrage  :  Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps, Tome IV,   Marquis de Queux de Saint-Hilaire, Gaston Raynaud (1893)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous revenons au Moyen Âge tardif et à Eustache Deschamps, avec une poésie courte. Ce rondel s’inscrit dans la partie plus morale de l’œuvre de cet auteur médiéval. On se souvient qu’Eustache nous a légué un grand nombre de « ballades de moralité » sur fond de valeurs chrétiennes médiévales (voir, par exemple, sa ballade sur les 7 péchés capitaux, sa ballade sur l’humilité, ou encore celle sur la gloutonnerie et l’avidité).

Contre la convoitise et pour la loyauté

Le rondel d’Eustache dans le MS Français 840

Au Moyen Âge, le « convoiteux » ne trouve ni grâce, ni salut au regard des valeurs chrétiennes (c’est encore la cas aujourd’hui, du reste). La poésie du jour traite de cela et d’une loyauté comprise comme une probité et une droiture en toute circonstance. Eustache fut, à la fois, un homme de loi (il sera bailli) et un homme d’armes à la cour. En plus d’une morale chrétienne dont il s’est souvent fait l’écho, on retrouve bien chez lui, ce côté droit et légaliste.

Du point de vue des sources, on pourra retrouver ce texte au côté de nombreux autres signés de sa plume d’Eustache, dans le manuscrit médiéval Français 840 conservé précieusement à la BnF et consultable sur gallica.fr.

Convoitise et cupidité

« Nul ne tend qu’à remplir son sac«  nous disait Eustache Deschamps dans une autre ballade. Pour illustrer le rondel du jour (image en-tête d’article), nous avons privilégié l’angle de l’avidité et même d’une cupidité monétaire plus moderne. Si la notion de convoitise ne s’y limite pas, dans ce rondel, l’auteur nous précise tout de même juger la pauvreté moins dommageable que la convoitise comprise comme celle liée à l’accumulation de richesses, d’or ou d’avoirs : « A homme vault moult nette povreté , Convoitise fait souvent trop d ‘anui ». Cupidité, convoitise, avarice, la ligne entre tous ces travers était déjà ténue dans cet extrait du Roman de la Rose, bien antérieur à la poésie d’Eustache mais qui met bien en valeur la parenté de définition entre les deux textes.


« Après fu painte Coveitise :
C’est cele qui les gens atise
De prendre et de noient donner,
Et les grans avoirs aüner.
C’est cele qui fait à usure,
Prester mains
por la grant ardare
D’avoir conquerre et assembler.
C’est celle qui semont d’embler
Les larrons et les ribaudiaus
. »

Le Roman de la Rose, Guillaume de Lorris et Jean de Meung (XIIIe s)

« Après fut décrit convoitise : c’est celle qui incite (exciter, attiser) les gens à prendre et jamais rien donner, et à amasser de grands avoirs. C’est celle qui fait à l’usure prêter moins par la grande ardeur (le désir brûlant) de conquérir et d’amasser. C’est celle qui invite les larrons et les débauchés à voler. »


« Vivre du sien et non nuire a autrui, »
un rondel de Eustache Deschamps


Il n’est chose qui vaille loiauté
(1),
Vivre du sien et non nuire a autrui,
Selon la loy, et sans hair nullui.

A homme vault moult nette povreté ,
Convoitise fait souvent trop d ‘anui :
Il n ‘est chose qui vaille loiauté ,
Vivre du sien et non nuire a autrui.

Par convoitier ont maint honnis esté
Et en la fin musis
(moisi), comme je lui (j’ai lu) ,
Destruit et mat
(2) ; qui bien pense a cestui,
Il n’est chose qui vaille loiauté,
Vivre du sien et non nuire a autrui,
Selon la loy, et sans hair nullui.

(1) loialté, loiauté : loyauté, bonne foi, fidélité, probité, légalité.
(2) mat : humilié, abattu, faible.

Voir aussi sur ce thème : Pièges de l’avidité et apologie du contentement dans le Roman de la Rose.


Barbarie médiévale et modernité

Mieux vaut ne rien posséder qu’être obsédé par la possession du bien d’autrui et, pire encore, chercher à lui nuire. À plus de 600 ans de ce rondel, les paroles de sagesse d’Eustache continuent de résonner tandis que les formes modernes les plus extrêmes de convoitise nous sautent encore aux yeux.

On pense, bien sûr, à certaines violences délinquantes perpétuées au quotidien et, notamment, à la sauvagerie de certaines agressions récentes. À un autre niveau, des exactions d’envergure, plus feutrées et plus massivement létales, n’ont rien à leur envier si elles ne les dédouanent pas. Passons sur les guerres d’intérêts géostratégiques et économiques sur fond moralisateur. D’une certaine façon, elles n’ont rien de bien nouveau. Régulièrement, les conséquences de certaines prédations financières mettent des milliers de personnes à la rue, sans guère se soucier de leur devenir. Ailleurs, des manœuvres semblables sur le fond ont déjà ruiné des nations entières en spéculant sur leur dette ou en les aidant à la creuser. Enfin, pour prendre un dernier exemple, on a vu certains parias en col blanc, jouer à la hausse sur le cours des matières de première nécessité, en mettant en péril la vie de centaines de milliers d’hommes, femmes et enfants des pays en voie de développement. Le tout sans un scrupule, ni même un haussement de sourcil.

Dans un monde de plus en plus dématérialisé (y compris du point de vue monétaire), les actionnaires ou les spéculateurs n’ont pas de visage et, c’est bien connu, encore moins de responsabilités. Après tout, ce ne sont pas eux qui font les règles. D’ailleurs y en a-t-il seulement ?

Les horreurs du présent à l’aulne du passé

L’argent aurait-il de moins en moins d’odeur ? Quoiqu’on en dise, il existe pourtant bien une relation directe entre recherche outrancière et obsessionnelle d’enrichissement et convoitise. Dans un monde où tout est en interrelation, la création de richesses ex nihilo n’est qu’une vue de l’esprit. La règle demeure la prédation.

Et puisque nous nous évertuons, si souvent, à juger les hommes du Moyen Âge à l’aulne de notre glorieux présent, en projetant sur eux des visions goguenardes, ou selon, condescendantes ou horrifiées, on peut se demander, à l’inverse, comment ces derniers pourraient bien juger notre modernité ou même plutôt, « nous » juger pour de tels faits ? Avouons que l’exercice serait assez cocasse dans un XXIe siècle qui ne cesse de vouloir faire le procès les hommes du passé à la lueur de certaines projections présentes, tout en demandant, de surcroît, aux hommes du présent, de rendre des comptes sur ce passé. Etrange folie des temps… Quoi qu’il en soit et pour répondre à la question, non sans un brin de provocation : il n’est pas certain qu’un certain sens moral partagé des hommes de la France médiévale n’entrave leur compréhension de certaines de nos formes modernes les plus barbares de convoitise évoquées plus haut.


En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes

NB : sur l’image d’en-tête, l’illustration du gros prédateur en col blanc qui se gave de monnaie papier, est contemporaine. Comme vous l’avez compris, à la lumière de l’article, son anachronisme est tout à fait assumé. Quant à son arrière plan (présent également sur le visuel en milieu d’article), il s’agit d’une miniature tirée du superbe manuscrit médiéval : Compost et calendrier des bergers. Elle représente le supplice réservé aux avaricieux. Daté de 1493, cet ouvrage est conservé sous la cote impr. Rés. SA 3390, à la Bibliothèque municipale d’Angers.

Les réflexions d’un poète pécheur aux temps médievaux

Sujet :  poésies,  ballade médiévale, poésie morale, moyen français, Moyen Âge chrétien
Période : Moyen Âge tardif, XVe siècle
Auteur : Anonyme
Ouvrage : « La Danse aux Aveugles et autres poésies du XVe siècle, extraites de la bibliothèque des Ducs de Bourgogne » (édition de 1748 chez André Joseph Panckoucke Libraire)

Bonjour à tous,

u milieu du XVIIIe siècle, Lambert Douxfils (1708-1753), bibliophile belge, décide de compiler dans un ouvrage d’un peu moins de 400 pages, un certain nombre de pièces littéraires du XVe siècle. Il les recopie depuis un manuscrit (ou peut-être plusieurs) de la Bibliothèque des ducs de Bourgogne sans en donner les références précises. En 1748, on trouvera l’ouvrage édité chez André Joseph Panckoucke, libraire à Lille.

Une compilation de textes du XVe siècle

Les premières pages de cette compilation sont tirées, en partie, de l’œuvre de Pierre Michault. On y trouve notamment sa « Dance aux aveugles« , ainsi que d’autres complaintes dont certaines, on le découvrira plus tard, sont, en réalité, attribuées par erreur à ce poète médiéval. Suite à cela, on trouvera encore d’autres pièces signées dont Le testament de Maistre Pierre de Nesson ou le Miroir aux dames de Phlippe Bouton.

La seconde partie de l’ouvrage réunit d’autres poésies assez courtes profanes ou religieuses et on y trouvera encore des ballades dont les auteurs sont demeurés anonymes. Nous avons déjà publié quelques-uns de ces textes ici (voir ballade sur les maximes de cour ou quatrain sur l’homme de raison contre l’homme de cour) et, aujourd’hui, nous vous en proposons un nouveau. Il s’agit d’une ballade de faction plutôt modeste. Si elle n’est pas entrée dans la postérité, elle possède tout de même de belles qualités. Elle est intitulée « Reflections du pécheur« .

Une ballade médiévale auto-critique

La ballade du jour met en scène les pensées auto-critiques d’un poète médiéval face à une distance : celle entre la réalité de ses actes et ce que devrait lui dicter la foi et la morale chrétienne. N’ayant rien à apprendre des écritures, des principes, ni même des conditions du salut de l’âme, il se déclarera, pourtant, impuissant à s’y conformer dans les faits. Et le refrain de cette ballade viendra scander son constat presque fataliste : « Et s’y n’amende point ma vie. » Autrement dit, je sais tout cela « et pourtant je m’amende pas ma vie : je ne corrige pas ma conduite, je ne l’améliore pas« .

La question du salut au Moyen Âge

Pour qui aurait peut-être pu penser qu’aucun recul n’était permis, ni ne pouvait-être exprimé entre religion et pratique au Moyen Âge, on trouvera, ici, matière à nuancer. De fait, ce questionnement est aussi médiéval que l’est la prégnance de la religion chrétienne. Si chacun s’interroge autour de la juste pratique et du salut en regard des écritures, on n’hésite pas non plus à railler et à se rire des écarts, en particulier quand ils proviennent de ceux censés donner l’exemple ; ainsi, les fabliaux du Moyen Âge central se régaleront de ces distorsions au sujet des moines, des prêtres ou du personnel ecclésiastique, et on en trouvera même des traces plus tardives chez des auteurs du Moyen Âge tardif ou pré-renaissants comme Clément Marot ou Melin de Saint-Gelais.

Du point de vue des sources anciennes de cette poésie, en dehors de l’édition de 1748, on trouve dans Le Moyen âge : bulletin mensuel d’histoire et de philologie (H. Champion Paris, 1926) l’hypothèse que cette ballade pourrait provenir originellement d’un certain « Manuscrit de Saint-Bertin« .

Préceptes religieux, idéal & actualisation

L’usage du « Je » dans cette ballade est-il le fait d’un poète parlant de lui à la première personne ou s’agit-il d’une façon pour l’auteur de désigner un pécheur « archétypal » ? La poésie prendrait alors une dimension plus pédagogique. De notre côté, nous penchons pour un « Je » au premier degré, en pensant même que cette franchise plutôt spontanée et touchante fait tout le charme de cette ballade.

Au delà de sa dimension historique, l’auto-critique dont se fend cet auteur médiéval pourrait paraître assez intemporelle, voire universelle, sur le plan de la conscience religieuse ; quel que soit le chemin dogmatique emprunté, tout croyant un tant soit peu pratiquant, fait, en effet, rarement l’économie d’un tel questionnement ou d’une telle « tension » entre préceptes et exigences dogmatiques, d’un côté, et actualisation effective de cet idéal, de l’autre. Bien sûr, les degrés d’implication peuvent varier mais pour autant qu’il aspire à une certaine forme de réalisation, l’intéressé finit souvent face à son propre miroir à mesurer cette distance.

Moyen Âge occidental oblige, l’idéal inatteignable est ici le « Dieu mort en croix » (le Christ). En d’autres temps, lieux ou circonstances, cela pourrait être un saint, un ermite, un mystique, un moine, un éveillé,… Finalement l’être « réalisé », le Saint en religion, comme le Sage en morale ou en philosophie, est toujours celui capable de mettre en conformité ce qu’il sait « juste » et l’actualisation de cette conscience dans la moindre de ses actions, ou encore, dans la même continuité, ses paroles (ou ses prêches) et ses actes.


Reflections du Pescheur,
ballade médiévale anonyme du XVe s

Je congnois que Dieu m’a fourmé
Apres sa tres digne semblance ,
Je congnois que Dieu m’a donné
Ame, sens, vie, & congnoissance ;
Je congnois qu’a juste balance
Selon mon fait jugié seray ;
Je congnois moults mais je ne say
Congnoistre dont vient la folie :
Car je congnois que je morray,
Et sy n’amende point ma vie.

Je congnois que m’avoit dampné
Adam par desobeissance ;
Je congnois que par sa bonté
Dieu en print sur luy la vengeance;
Je congnois qu’au fer de la lance
En voult de la mort faire essay,
Je congnois que ne l’y feray
De ce rendre la courtoisie ;
Qui m’a fait des graces que j’ay ;
Et sy n’amende point ma vie.

Je congnois en quel povreté
Ving sur terre & nasqui d’enfance;
Je congnois que Dieu m’a presté
Tant de biens en grant habondance;
Je congnois qu’avoir, ne chevance
Avecques moy n’emporteray,
Je congnois que tant plus aray,
Plus dolent morray la moittié ;
Je congnois tout cecy au vray ,
Et sy n’amende point ma vie.

Je congnois que j’ay ja passé
Grant part de mes jours sans doubtance ;
Je congnois que j’ay amassé
Pechiés & peu fait de penance
(pénitence);
Je congnois que par ignorance
Escuser je ne m’en pouray ;
Je congnois que trop tard venray ,
Quant l’ame sera departie
(séparée du corps),
A dire je m’amenderay ;
Et sy n’amende point ma vie.

Prince je suis en grant emay
De moy qui les aultres chastie;
Car je mesmes tout le pis fay.
Et sy n’amende point ma vie.


En vous souhaitant une Belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes

NB : l’image d’en-tête (la même que celle ayant servi à l’illustration) est tirée du tableau Les Sept Péchés capitaux et les Quatre Dernières Étapes humaines, de Jérôme Bosch (autour de 1500), Musée del Prado, Madrid, Espagne.

De la corneille et la brebis, une fable de Marie de France

Sujet  : poésie médiévale, fable médiévale, vieux français, anglo-normand, auteur médiéval, ysopets, poétesse médiévale, poésie satirique, poésie morale
Période : XIIe siècle, Moyen Âge central.
Titre : D’une corneille et d’une Oeille
Auteur  : Marie de France    (1160-1210)
Ouvrage  :  Poésies de Marie de France Tome Second, par B de Roquefort, 1820

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous vous proposons un retour dans l’univers des fables médiévales et plus précisément des ysopets de Marie de France. Dans ce récit très court, emprunté à Esope donc, la poétesse médiévale nous mettra en présence d’une funeste corneille venue abuser, sans vergogne, de la faiblesse d’une pauvre brebis.

D’Esope à Marie de France

Si 1600 ans la séparent de son inspirateur, Marie de France a opté ici pour une version assez similaire à celle d’Esope. Bien sûr, au verbe du fabuliste grec, elle oppose sa langue d’oïl mâtinée de tournures franco-normandes mais, hormis cela, le récit est le même à peu de chose prés. A l’habitude, il est aussi plus court chez le poète antique. Voici une traduction de cette fable originale d’Esope par Jean Beaudouin :

La Corneille se débattoit sur le dos d’une Brebis, qui ne pouvant se deffendre ; « Asseurément », luy dit-elle, « si tu en faisois autant à quelque chien, il t’en arriveroit du malheur ». « Cela seroit bon », luy respondit la Corneille, « si je ne sçavois bien à qui je me joue ; car je suis mauvaise aux débonnaires, et bonne aux meschants ».
Baudoin, Jean. Les Fables d’Esope Phrygien – Fable LXII, De la Brebis et de la Corneille. (1660)

On trouve encore la morale de cette fable formulée ainsi chez certains traducteurs latins : Mali insultant innocenti et miti : sed nemo irritat feroces et malignos. Autrement dit, l’homme mauvais insulte et abuse de l’innocent et du faible, mais se garde bien de s’en prendre aux féroces et aux malicieux, qui auraient suffisamment de répondant pour le lui faire payer.

Le thème de l’abus des faibles sous toutes ses formes, traverse de nombreuses fables antiques. On le trouve repris, plus qu’à son tour, chez Marie de France (voir, par exemple, le voleurs et les brebis). Plus tard, il ressurgira encore, largement, sous la belle plume de Jean de La Fontaine. La nature humaine ayant ses invariants, on notera que, sorti de leur contexte historique, ce type de récits moraux a tendance à plutôt bien résister à l’emprise du temps.


D’une Corneille et d’une Oeille

D’une Cornaille qui s’asist seur une Berbix
en franco-normand médiéval

Ensi avint k’une Cornaille
S’asist seur le dos d’une Oaille ;
Dou bec l’ad féri durement,
Sa leine li oste asprement.
La Berbiz li a dist pur-coi
Chevausche-tu einsi sor moi,
Or te remuet si feras bien ;
Siete une pièce seur ce Chien ,
Si fai à lui si cum à mei.
Dist la Cornelle, par ma fei
Ne t’estuest pas traveillier
De mei apanre n’enseignier,
Jeo suis piéça tute enssengniée,
Tant fu-jeo sage et bien vesiée ;
Bien sai seur cui jeo dois séoir
E à séur puiz remenoir.

Moralité

Pur ce nus munstre par respit
Ke ce est voirs que li Sages Hum dit,
Par grant essample et par reproiche
Bien seit Chaz cui barbes il loiche
Bien s’aparçoit li véziiez
Lesquiex il puet aveir souz piez.

Adaptation en français moderne

Ainsi advint qu’une corneille
S’assit sur le dos d’une agnelle (ouaille) ;
Et, du bec, la frappa durement,
Tirant sur sa laine âprement.
La brebis demanda « pourquoi
Chevauches-tu ainsi sur moi ?
Ote-toi de là, tu ferais bien ;
Va t’asseoir, un temps, sur ce chien
Et fais-lui donc tout comme à moi. »
La corneille dit : « par ma foi,
Inutile de te soucier
De rien m’apprendre ou m’enseigner
Je suis de long temps éduquée,

Et je suis sage et avisée ;
Je sais bien, sur qui je m’assieds
Et, en sûreté, où demeurer. »

Moralité

Ainsi, nous montre bien l’adage
Comme est vrai ce qu’a dit le sage,
en grand reproche et grande prêche :
La chat sait bien quelle barbe il lèche,
Le fourbe sait bien discerner
Qui il peut tenir sous son pied.


En vous souhaitant une très belle  journée.

Frédéric EFFE
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NB : les enluminures de cet article sont tirées d’un très beau bestiaire médiéval : The Aberdeen Bestiary (Université d’Aberdeen MS 24). Daté des XIIe-XIIIe siècles, ce codex est conservé à la Bibliothèque de l’université d’Aberdeen au Royaume Uni (à consulter en ligne ici). Pour être précis, l’ovin qui a servi aux illustrations est plutôt un agneau ou une agnelle qu’une brebis.