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Au Moyen-Âge, une ballade vitriolée de Jean Meschinot contre le pouvoir en place

Sujet : poésie satirique, poésie médiévale, poète breton, ballade, satire, poésie politique, auteur médiéval, Bretagne Médiévale.
Période : Moyen Âge tardif, XVe siècle
Auteur : Jean Meschinot (1420 – 1491)
Manuscrit médiéval : MS français 24314 BnF
Ouvrages :  poésies et œuvre de Jean MESCHINOT , édition 1493 et édition 1522.

Bonjour à tous,

u XVe siècle, la Bretagne du soldat et poète Jean Meschinot s’alliait à la Bourgogne de l’auteur Georges Chastelain le temps d’une croisade poétique et politique. Pour les deux auteurs, l’ennemi tout désigné était alors le même : Louis XI.

Dans le puissant duché de Bourgogne, de cette partie du Moyen Âge tardif (autour de 1460-1465), Chastelain (Chastellain) était alors un maître de poésie reconnu et prisé à la cour de Philippe le Bon. Connu aujourd’hui surtout pour ses chroniques et son histoire de la Bourgogne, il y a même tenu des rôles politiques de premier plan. Quant à son engagement contre Louis XI, l’auteur d’origine flamand avait déjà couché sur le papier, quelque temps avant la ballade satirique de Meschinot que nous étudions aujourd’hui, la poésie « Le Prince « , une longue satire, à peine déguisée, contre le souverain français.

25 ballades politiques de Meschinot
contre les abus de la couronne

Si les médiévistes des XIXe et XXe siècles se posèrent, quelquefois, des questions sur le destinataire du « Prince » de Chastelain (voir article), en Bretagne, Meschinot ne s’y était pas trompé. Dans le prolongement de son homologue bourguignon, il reprit même certaines strophes de la poésie de ce dernier et s’en servit comme envoi pour composer, à son tour, 25 ballades vitriolées.

On trouve ces dernières dans la grande majorité des éditions des « Lunettes des Princes » de Meschinot. Cette dernière œuvre (la plus connue du poète breton) est un précis moral à l’attention des seigneurs et puissants. Son auteur y versait déjà largement dans la diatribe politique et la satire à l’encontre des abus généraux de pouvoir. Avec ses 25 ballades, Meschinot s’inscrivait encore plus directement dans la continuité du Prince de Chastelain. Il finissait même d’écharper, sans aucun ménagement, Louis XI, sa conduite du pouvoir comme sa personne.

Un appel à tous les français contre un pouvoir
trop autoritaire et arbitraire

Dans son ouvrage de 1895, Jean Meschinot sa vie et ses œuvres, ses satires contre Louis XI, Arthur de La Borderie, célèbre biographe du poète Breton n’hésite pas à voir dans ses 25 ballades un appel du breton à tous les français pour lutter contre l’ennemi commun. Autrement dit un appel a joindre la Ligue du Bien Public qui s’était formée contre le souverain français.

Cette satire fut elle concertée et conjointe entre les deux poètes ? On ne peut l’affirmer même si on sait qu’ils ont échangé et même si la Bretagne et la Bourgogne qu’ils représentent sont alors deux grandes provinces encore indépendantes et puissantes, qui n’ont, par ailleurs, jamais caché leur hostilité à l’encontre de Louis XI et son exercice du pouvoir. Dans sa biographie de Meschinot, La Borderie s’attachait aussi à démontrer à quel point Louis XI ne peut qu’être la cible des ballades du poète breton. A vrai dire, personne n’en doute plus et la chose est reconnue depuis longtemps déjà, de la même façon que l’on ne doute plus, à présent, que Le prince de Chastelain visait directement Louis XI :

« Le portrait de Louis XI est complet, tellement fidèle en ce qui touche les défauts, les vices, les méfaits du personnage, qu’un enfant de ce temps l’aurait nommé. Dans les ballades elles-mêmes, c’est bien pis. Il n’y en a pas une où Meschinot n’attaque violemment un prince contre lequel il s’évertue — parfois avec éloquence — à exciter la colère et l’indignation des honnêtes gens : prince dont les traits, dessinés par ces virulentes satires, sont exactement tous ceux dont les contemporains de Louis XI — et surtout ses ennemis — peignaient ce roi.« 

Arthur de La Borderie (opus cité)

Au sources médiévales des 25 ballades de Meschinot

Du point de vue des sources manuscrites, on retrouve ces ballades de Meschinot dans un certain nombre de manuscrits dont le ms Français 24314 (voir image ci-dessous mais aussi image d’entête). Ce manuscrit du XVe siècle entièrement consacré à l’œuvre de Meschinot est conservé actuellement au département des manuscrits de la BnF (à consulter sur gallica). Les éditions plus tardives des Lunettes des Princes intègrent, en principe, ces ballades à leur suite.

La ballade que nous vous proposons aujourd’hui est la dixième de la série des 25 de Jehan de Meschinot. On trouve cette poésie largement raccourcie dans la biographie de Meschinot déjà cité. Nous concernant, nous l’avons retranscrite en graphie moderne, en nous appuyant sur deux éditions des Lunettes des princes : une de 1493 et une de 1522.


Un prince maudit de tous pour sa vie mauvaise
dans le moyen-français de Jean Meschinot

On ne peut mieulx perdre le nom d’honneur
Que soy montrer desloyal et menteur,
Lasche en armes, cruel à ses amys,
A meschans gens estre large donneur.
Sans congnoistre ceulx en qui est valeur,
Mais acquérir en tout temps ennemys,
Tel homme doilt avoir mendicité
Gaster son temps en infelicité
Sans faire riens qu’à Dieu n’aux hommes plaise.
Il sera plein d’opprobres et diffames
(1)
C’est cil que tous les vertueux sans blasme
Vont mauldisant pour sa vie maulvaise.


Le peu sçavant abondant sermoneur,
Du nom de Dieu horrible blasphémeur
Sans riens tenir de ce qu’il a promis,
Qui n’escoute des poures
(les pauvres) la clameur,
Mais les contraint par moleste
(tourments, vexation) et rigueur.
Combien qu’il soit pour leur pasteur commis
(désigné, chargé).
Se verra cheoir en grand perplexité
Par son deffault et imbécilité
Se lire dieu de brief il ne rapaise
(
rapaisser, repaître, rassasier)
Nommé sera du nombre des infâmes.
Le malheureux, que tous seigneurs et dames
Vont mauldisant pour sa vie maulvaise.


Il n’affîert
pas
(ne convient pas) a ung prince et seigneur,
Qui de vertus doibt paroistre en seigneur,
Estre inconstant ne aux vices submis.
Pour ce qu’il est des aultres gouverneur,
C’est bien raison qu’il soit sage et meilleur
Que ceulx a qui tel estat n’est permis.
Pour eschever
(éviter, esquiver) toute prolixité (verbiage)
Comme devant a este récité
Je diray vroy
(vrai), ou il faut que me taise :
Il n’est mestier
(besoin, nécessaire) que pour sage te clames !
Si, celluy es que raisonnables âmes
Vont mauldisant pour sa vie maulvaise.


Prince ennemy d’aultruy félicité,
De propre sang, de propre affinité,
De propre paix qui le tient à son aise,
Qu’est-il, celluy fors haineux à soy-mesmes
Et que la voix de tous, hommes et femmes,
Vont mauldisant pour sa vie maulvaise ?


(1) version de 1522 : Tel homme, plein d’opprobre et de diffame.


De tout cela, il reste sans doute quelques leçons à tirer sur l’expression politique dans la poésie du Moyen Âge tardif et peut-être encore sur une certaine forme de liberté d’expression que l’on l’imagine quelquefois plus muselée et contrainte qu’elle ne l’était.

En faisant abstraction du contexte historique, la figure du tyran moderne, comme les abus de pouvoir toujours fréquents (sinon de plus en plus) pourraient eux-aussi être mis en perspective. Quant au prince de cette poésie, toute transposition ou ressemblance avec des personnes existantes relèverait de votre seule responsabilité. L’auteur de cet article n’en pipera mot ; d’ailleurs il est déjà loin.

En vous souhaitant une très belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
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Au XIVe siècle, une fable contre les abus financiers du pouvoir

Ballade Médiévale Eustache Deschamps

Sujet  : poésie médiévale, auteur médiéval,  moyen-français, manuscrit ancien, poésie, chant royal, impôts, taxation, poésie morale, poésie politique, satire.
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle.
Auteur :  Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :  «Pour ce vous pri, gardez-vous des barbiers !»
Ouvrage  :  Œuvres  inédites d’Eustache Deschamps, T I   Prosper Tarbé (1849)

Bonjour à tous,

otre périple, d’aujourd’hui, nous entraîne vers la fin du XIVe siècle pour y retrouver une nouvelle poésie politique et satirique d’Eustache Deschamps. Comme on le verra, elle prendra la forme d’une fable singulière dans laquelle le poète médiéval montera à nouveau à l’assaut du pouvoir et de la cour pour mettre en garde la couronne contre les trop lourds charges et impôts qu’on fait alors peser sur les populations.

Les peuples tondus par leurs Etats

A chaque reprise des hostilités, la guerre de cent ans coûte cher et les princes de part et d’autre, en font, inévitablement, supporter le poids à leur peuple. Il en va toujours ainsi, avec ou sans argent magique sorti d’une planche à billet aux rotatives bien huilées, c’est toujours lui qui finit par payer le plus cher les prix des conflits entre nations.

Dans le chant royal du jour, Eustache Deschamps se servira d’animaux familiers de nos campagnes pour faire toucher du doigt les lourdes charges que la couronne fait peser sur les petites gens à la fin du XIVe siècle. L’auteur du Moyen Âge tardif n’a jamais hésité à user de sa poésie comme d’une arme pour tenter de raisonner les puissants et, une fois de plus, il ne mâchera pas ses mots. « Pour ce vous prie, gardez vous des barbiers » scandera-t-il dans le refrain de ce chant royal. Autrement dit, méfiez-vous ou prenez-garde de ceux qui ne pensent qu’à vous tondre et vous prendre vos deniers.

Aux sources historiques de cette ballade

D’un point de vue historique, et sous des airs qui pourraient vous paraître déjà-vus, ce chant royal était, plus particulièrement, destiné au roi Charles VI. Depuis 1384, ce dernier a, en effet, mis en place une nouvelle taxe : « la taille ». Au départ, cet impôt direct avait pour vocation le financement d’une opération militaire particulière contre l’anglais mais comme la règle le veut presque toujours en matière fiscale, la mesure se verra répétée. Ainsi, dans les années suivantes, à chaque nouvel effort de guerre, le souverain français se tournera vers le peuple pour le ponctionner lourdement (voir notamment Les finances royales sous Charles VI (1388-1413), Perrin Charles-Edmond, Journal des savants, 1967).

En ce qui concerne les sources, vous pourrez retrouver ce chant royal dans le manuscrit médiéval référencé MS français 840. Cet ouvrage que nous avons déjà abondamment cité, qui contient les œuvres complètes d’Eustache Deschamps. La poésie du jour se trouve au feuillet 103v et 104r, et à nouveau, un peu plus loin dans le manuscrit au feuillet 135v et suivant. Pour sa graphie en français moderne, nous nous sommes appuyés sur le Tome 1 des Œuvres inédites de Eustache Deschamps par Prosper Tarbé (1849). Pour ne citer que cette autre source du XIXe, notez que cette poésie politique est aussi présente dans les Œuvres complètes d’Eustache Deschamps par le marquis de Queux de Saint Hilaire et Gaston Raynaud.


Le chant royal d’Eustache
« sur les impôts excessifs mis sur la nation »

NB : le titre « sur les impôts excessifs…  » vient de Prosper Barbé, le manuscrit 840 n’en mentionne pas.

Une brebis, une chièvre, un cheval,
Qui charruioient
(labourer) en une grant arée (terre de labour),
Et deux grans buefs qui tirent en un val
Pierre qu’on ot d’un hault mont descavée
(extraite),
Une vache sans let, moult décharnée,
Un povre asne qui ses crochès portoit
S’encontrèrent là et aux besles disoit :
Je vien de court. Mais là est uns mestiers
Qui tond et rest
(rase) les bestes trop estroit (fig : court):
Pour ce vous pri, gardez-vous des barbiers !

Lors li chevaulx dist : trop m’ont fait de mal,
Jusques aux os m’ont la char entamée :
Soufrir
(supporter) ne puis cuillier (collier, harnais), ne poitral.
Les buefs dient : nostre pel est pelée.
La chièvre dit : je suis toute affolée.
Et la vache de son véel
(veau) se plaingnoit,
Que mangié ont. — Et la brebis disoit :
Pandus soit-il qui fist forcés premiers
(1) ;
Car trois fois l’an n’est pas de tondre droit
(droit : justement).
Pour ce vous pri, gardez-vous des barbiers!

Ou temps passé tuit li occidental
Orent long poil et grant barbe mellée.
Une fois l’an tondirent leur bestal,
Et conquistrent mainte terre à l’espée.
Une fois l’an firent fauchier la prée :
Eulz, le bestail, la terre grasse estoit
En cet estat : et chascuns labouroit.
Aise furent lors nos pères premiers.
Autrement va chascuns tout ce qu’il voit
(2):
Pour ce vous pri, gardez-vous des barbiers.

Et l’asne dit: qui pert le principal
Et c’est le cuir, sa rente est mal fondée :
La besle meurt ; riens ne demeure ou pal
Dont la terre puist lors estre admandée.
Le labour fault
(fait defaut, manque) : plus ne convient qu’om rée (tarde).
Et si faut-il labourer qui que soit ;
Ou les barbiers de famine mourroit.
Mais joie font des peaulx les peletiers ;
Deuil feroient, qui les écorcheroit
(3):
Pour ce vous pri, gardez-vous des barbiers.

La chièvre adonc respondit : à estal
(étable)
Singes et loups ont ceste loy trouvée,
Et ces gros ours du lion curial
Que de no poil ont la gueule estoupée
(bouchée, pleine).
Trop souvent est nostre barbe couppée
Et nostre poil, dont nous avons plus froit.
Rère
(raser, tondre) trop près fait le cuir estre roit (dur) :
Ainsi vivons envix ou voulentiers.
Vive qui puet : trop sommes à destroit
(détresse, difficulté) :
Pour ce vous pri, gardez-vous des barbiers.

L’envoy.

Noble lion, qui bien s’adviseroit,
Que par raison son bestail ne tondroit,
Quant il seroit lieux et temps et mestiers.
Qui trop le tond, il se gaste et déçoit,
Et au besoing nulle rien ne reçoit :
Pour ce vous pri, gardez-vous des barbiers  !

Notes
(1) Pandus soit-il qui fist forcés premiers : pendu soit celui qui, le premier, se procura les ciseaux.
(2) Autrement va chascuns tout ce qu’il voit : les choses en vont bien autrement désormais
(3) Deuil feroient, qui les écorcheroit : ils (les pelletiers) seraient en liesse si on les écorchait


La défiance d’Eustache Deschamps
envers les abus financiers des princes

Ce chant royal ne sera pas l’unique occasion donnée à Eustache Deschamps de mettre en garde les princes contre leurs abus financiers à l’égard des petites gens. Il a adressé dans plus d’une poésie, le sujet des dépenses des puissants comme il a souvent montré du doigt leur rapacité ou leur trop grande convoitise.

Comme toujours, quand il le fait, il se place en conseiller moral et, s’il se tourne vers le pouvoir, c’est d’abord dans le souci de lui faire entendre raison. N’oublions pas qu’il sert ces mêmes princes. Son intention est donc d’appeler à plus de justice sociale pour les gens du peuple, mais aussi de permettre de maintenir la système monarchique en place et sa stabilité. Pour qu’on le situe bien, il n’est pas question pour lui d’allumer les feux de la révolte même si cela n’enlève rien à son engagement, ni à son courage.

Une opposition de fond

« La nécessité d’une utilisation plus modérée des ressources du royaume pour assurer sa pérennité est un thème majeur de la poésie de Deschamps. « 

Poésie et persuasion politique : le cas d’Eustache Deschamps, Laura  Kendrick, De Dante à Rubens, l’artiste engagé, Éditions Sorbonne (2020).

En suivant les pas de l’historienne : sur la question de la taxation, Eustache se situe en droite ligne d’une Ecole de pensée qui se défie de l’usage outrancier de l’impôt comme moyen de pourvoir aux besoins de la couronne et de l’administration du royaume. D’entre tous les savants apparentés à ces idées, on retiendra des noms comme Nicolas Oresme, Philippe de Mézières, ou encore Évrard de Trémaugon.

Dans cette continuité et pour notre poète, la condition d’un royaume stable et florissant demeure, en premier lieu, un « peuple productif et prospère » et non un roi replet entouré d’une administration roulant sur l’or, au détriment du bien commun. Au delà du fond philosophique et pour faire une parenthèse, ajoutons que la longue carrière d’Eustache près de la cour n’a, sans doute, rien fait pour changer ses vues sur ces questions. Bien loin de toute frugalité, il y fut, en effet, témoin de fastes, d’excès et de travers sur lesquels il s’est largement épanché (voir, par exemple, une ballade acerbe sur les jeux de cour) .

Les financiers contre les sachants

Corollaire de cet abus de taxation et d’une gestion dispendieuse, Eustache se défie également d’une nouvelle classe de financiers qui émergent et qui prend de plus en plus d’importance dans l’administration du royaume et les décisions prises. Comme Laura Kendrick le souligne encore :

« (…) Mais il y a aussi un côté auto-défensif et partisan dans la véritable guerre verbale que Deschamps a menée, à travers ses ballades et chansons royales, non seulement contre cette taxation injuste et gaspilleuse des ressources du royaume, mais aussi contre la montée en puissance des officiers et personnels chargés des finances du royaume. Les deux maux vont de pair. Deschamps s’en prend surtout aux hommes nouveaux sachant peu sauf «  compter, getter et mannier argent »  ; grâce à cette compétence limitée, ils deviennent plus importants et plus respectés que les «  sages preudommes  » ayant fait de longues études de textes d’autorité. Il critique le prince qui élève ces « nonsaichants » et appelle à la diminution de leur nombre. »

Laura  Kendrick (op cité).

Il est extrêmement intéressant de constater qu’avec la centralisation étatique de l’impôt nait, aussi, une caste financière qui prend, peu à peu, l’ascendant sur des vues plus profondes, voir plus philosophiques et morales, dans la conduite des affaires de l’Etat. Pour le reste, nous ne pouvons que vous inviter à consulter cet excellent article de Laura Kendrick sur l’engagement politique d’Eustache Deschamps sur toutes ces questions.

Pour élargir, rappelons que ce dernier a beaucoup écrit sur la thématique de l’obsession de l’avoir ou de l’argent contre un peu de mesure, des valeurs plus charitables et plus, généralement, un sens de la vie plus conforme aux valeurs chrétiennes médiévales. A ce sujet, on pourra se reporter, par exemple, aux ballades : « Car Nul ne pense qu’à remplir son sac« , « mieux vaut honneur que honteuse richesse » ou encore « ça de l’argent » (cette dernière mettant en scène, comme celle du jour, des animaux).

Derrière la biquette, collecte d’impôt – Français 9608 BnF – Mélanges théologiques (XVe s)

Révoltes fiscales et opacité des finances

Bien avant le mouvement des gilets jaunes dont l’augmentation d’une taxe et, finalement, d’un impôt indirect avait été le détonateur social, les abus fiscaux ont été la source de nombreuses contestations à travers l’histoire française. Selon les deux économistes et universitaires Jean-Édouard Colliard et Claire Montialoux, au delà du principe même de l’impôt et de ses augmentations intempestives, le manque de clarté sur la destination réelle des fonds resterait, à travers l’histoire depuis le XIIIe siècle, une des causes majeures de soulèvements sociaux ou de mécontentement.

« En dehors de ces circonstances exceptionnelles (victoire de Charles VII) où la survie de la communauté est en jeu, les prélèvements sont considérés comme abusifs. Les révoltes fiscales parsèment ainsi l’Histoire de France jusqu’au XVIIIe siècle. Quand le roi décide à la fin du XIIIe siècle d’imposer un impôt sur chaque marchandise vendue, le tollé est si grand que le monarque est contraint d’en revenir aux aides. (…) Plus que le principe même de la levée des impôts, c’est donc l’arbitraire et l’opacité des finances royales qui nuisent à leur légitimité. »

Une brève histoire de l’impôt , Regards croisés sur l’économie 2007/1.
Jean-Édouard Colliard et Claire Montialoux

Résonnances actuelles

L’article des deux économistes montre également assez bien les changements des représentations sur l’impôt d’Etat au cours de son histoire : « l’impôt est un véritable palimpseste où s’écrivent les tensions et les accords d’une société avec le corps qui la représente  et les voies de réforme sont complexes, par paliers, tant son histoire est foisonnante, et chargée de consensus passés.« 

On y voit, notamment, que son principe est désormais bien accepté. Le peuple français a, de longtemps, admis l’idée d’un effort individuel en contrepartie d’avantages sociaux et collectifs. Cependant, sans prendre de raccourci, les réticences eu égard à son opacité ne semblent guère avoir changé sur le fond. Certes, on peut constater, avec les auteurs, que les finances sont désormais publiques et donc supposément moins opaques, mais il reste difficile de ne pas souligner que leur niveau de complexité et d’empilement bureaucratique les rendent tout aussi abscons et inaccessibles pour le citoyen.

Aujourd’hui comme hier, ce manque de clarté continue d’alimenter les contestations autant que les suspicions. Et la grogne semble même s’accentuer plus encore à l’heure où les services publics continuent d’être démantelés ou privatisés, face à des taux de prélèvement fiscaux qui restent, dans le même temps, record ; la France est, en effet, en tête de classement dans les premiers pays européens en terme de taux d’imposition. « Où va le pognon » ? La bonne vieille question populaire semble toujours un peu triviale mais elle a la vie dure. Quant à la réponse qu’on lui fait, elle tient souvent en quelques mots qui continuent d’alimenter les interrogations : « C’est compliqué ».

Face à tout cela, un peu plus de lisibilité, de pédagogie et peut-être aussi (soyons fous), de démocratie participative ne seraient pas malvenus, particulièrement dans le contexte d’une dette française qui a littéralement explosé au cours des dernières décennies et, plus encore, ces dernières années.

En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes

NB : concernant les enluminures de cet article, elles sont tirées de diverses sources. Le fond arboré provient du Livre de chasse de Gaston Phébus, de la BnF (Français 616 -XVe siècle). Concernant les animaux, ils proviennent tous du bestiaire du Royal MS 12 C XIX de la British Library (vers 1210), à l’exception de la chèvre extraite du manuscrit MS Bodley 764 de la Bodleian Library.

LA COMPLAINTE DU PAUVRE COMMUN ET DES PAUVRES LABOUREURS DE FRANCE (3)

Portrait Enguerrand de Monstrelet

Sujet : complainte, poésie médiévale, poésie satirique, guerre de cent ans,  moyen-Français, misère, laboureurs, écorcheurs, routiers.
Période : Moyen Âge tardif,  XVe siècle.
Titre : Complainte du pauvre commun et des pauvres laboureurs de France
Auteur : anonyme – Les chroniques d’Enguerrand de Monstrelet, (1400-1444)

Bonjour à tous,

Nous nous retrouvons, aujourd’hui, pour la troisième et dernière partie de la Complainte du pauvre commun et des pauvres laboureurs de France. Dans ce texte anonyme du XVe siècle, le petit peuple et les paysans lassés des exactions à leur encontre et des disettes grondaient et imploraient de l’aide, tout en pointant du doigt les responsables et les causes de leur détresse.

Les campagnes et le petit peuple
au temps des exactions militaires

Durant la guerre de cent ans, les campagnes et les villes n’ont pas eu à souffrir seulement des armées anglaises et de leurs sièges ou de leurs pillages. Pendant les périodes de trêve ou entre deux batailles, les troupes royales de tout bord ont laissé plus d’une fois, à leur traîne, des soldats et mercenaires qu’elles se gardent de payer. Livrés à eux-mêmes, ces hommes peuvent s’organiser en hordes criminelles qui pillent et rançonnent les petites villes comme les campagnes. « Tard-venus », « grandes compagnies », « écorcheurs » : les mercenaires et fauteurs de trouble ne sont pas toujours en provenance du camp ennemi, ils ont pu être également du parti allié mais pour les paysans et les petites gens cela ne fait guère de différence. Le danger peut venir de tous côtés avec ses troupes errantes.

On connait plusieurs textes qui traduisent les infortunes et les abus connus par le peuple durant cette période. Nous avions eu l’occasion d’étudier, il y a quelque temps, un ballade d’Eustache Dechamps dans cet esprit (voir sa Ballade contre les exactions des routiers). Ce dernier auteur n’a pas manqué de témoigner des souffrances des campagnes au passage de la guerre et des soldats de tout bord sur leurs terres.

Un plaidoyer sur les misères et la condition sociale du petit peuple des campagnes

Nous avons déjà partagé, ici, les deux premières parties de cette complainte particulièrement poignante du Moyen Âge tardif. Ruinés, affamés, mis à mal, les pauvres laboureurs et gens des campagnes en appellent à tous les puissants de la société de leur temps pour en obtenir de l’aide et leur faire souvenance des infortunes qu’ils ont subies.

Dans ce texte, tout vient s’ajouter à l’addition et les écorcheurs à la traîne de l’Ost royal de Charles VII, sont loin d’être les seuls en cause. Une véritable avalanche de déboires y est évoquée ; certains structurels (réalité de classe), d’autres conjoncturels : froid, gel, perte des bovins, mais aussi abus seigneuriaux constants et même encore traitements faits aux paysans par les différentes classes sociales avec lesquels ils sont amenés à traiter.

Dans cette dernière partie tout particulièrement, la complainte s’élargira ici à de nombreuses catégories de la société civile ( bourgeois, avocats, marchands et même artisans) pour leur rappeler les abus subis, les services rendus avant que la misère ne frappe et les fustiger de leur actuelle ingratitude. Bien sûr, tout au long du texte, l’auteur, qui parle au nom de sa classe, s’exprime aussi sous l’œil d’un témoin suprême : Dieu. Le Tout Puissant décidera lui seul de l’issue de tout cela et sa miséricorde est aussi largement invoquée. En revanche, il jugera tout et tous en dernier ressort y compris l’indifférence de ceux à qui s’adressent la complainte.

Pour redire un mot de la datation de cette Complainte du pauvre commun et des pauvres laboureurs de France, à la fin du XIXe siècle, le médiéviste, archéologue et chartiste Jules Quicherat a formé l’hypothèse d’une datation postérieure à 1432. Si l’on sent une colère évidente et beaucoup d’amertume dans ce texte qui avaient pu le faire rapprocher, par certains de ses premiers historiens découvreurs, des grandes jacqueries du XIVe siècle, on semble plus en face de l’impuissance et de l’abattement que d’une réelle volonté d’en découdre.

Voir la première partie de cette complainte Voir la deuxième partie


La complainte du pauvre commun
et des pauvres laboureurs de France (3)

Hélas ! advocats emparlez (emparler : plaider, emparlés : bavards, éloquents),
Maintesfois nous avez brouillez
Et maintenus en plaidoyer :
Dont bien garder vous nous poviez
Se la voulenté en eussiez,
Mais ce n’estoit que voz envies,
Tant qu’eussiez les bources garnies
De nous mettre à nul accord,
Ainçois
(plutôt) que vos voyes subtives (vous montriez ingénieux),
Par voz arts et par vos pratiques,
Nous faisiez du droict le tort :
Bien estes causes les plusieurs
(la plupart)
De partie de nos douleurs,
De noz pertes, et de noz gas
(dégâts, ravages).
Bien en pourriez crier hélas !

Hélas ! bourgeois, qui de nos rentes,
De noz labeurs et de noz plantes,
Avez vescu au temps passé :
Vous voyez nos chiéres dolentes
(nos mines affligées) ,
Et les poux qui nous cheent
(chäoir, chaier… : tomber) des temples (tempes)
De langueur et de povreté.
Maints jours nous avez abusé,
Et recueillis en vostre hostel,
Quand voz rentes vous doubloient :
Mais quand vous nous voyez en debte
Et que nous n’avons ne vin ne bled
(blé),
Plus ne faictes compte de nous :
Pour ce souvent nous faictes vous
Braire
(crier, hurler, se lamenter) et crier haut et bas,
Que ferons nous, chetif
(chétif, misérable : « pauvres de nous »), hélas !

Hélas ! marchans, vous nous avez
Par maintesfois revisitez,
Et voz denrées survendues ;
Mais quand de nous acheptiez
(achetiez)
Vous le nous mesprisiez
(estimer en dessous de sa valeur):
Fay estoit bien en vous perdue.
Vous avez loyauté déceue,
Et vous avez commis usure,
Larrecin et parjurement
(faux serments):
Mais celuy qui rendra droiture
(justice)
A toute humaine créature,
Vous rendra vostre payement
Par son droicturier jugement :
Et mauldirez tous ces amas
(les richesses que vous avez accumulées)
Quand crier vous faudra, hélas !

Hélas ! vous autres de mestiers,
Mareschaux
(officier/artisan en charge des chevaux) et cordouenniers,
Et les tanneaux de peaux velues,
Vous nous avez esté moult chiers
(1) :
Voz parolles nous ont deceues,
Pis nous avez fait que usuriers,
Car pour néant, par chacun jour,
Vous avez eu nostre labour :
Marchands, avant la cueillette
Bien en pourrez avoir mal tour,
Si n’en faictes aucun retour
(2),
Avant que jugement s’y mette ;
Alors saison
(contexte : le temps des semailles) ne sera pas
Que vous faulsist crier, hélas !

Hélas ! vous sçavez tous comment
Nous perdismes nostre froment,
Que entant nous semasme és terres
Pour la gelée dure et grand,
Qui les meit à confondement
(qui les détruisit) :
Et puis vous sçavez tous quels guerres,
Quels meschiefs
(dommage, calamité) et quelles rappines
Nous feirent toutes ses vermines,
Qui vindrent aux saisons nouvelles.
N’y demoura ne pois ne febves
Dont ne tatassent des premiers,
Rats et souris et verminiers
(tas de vermines),
Et les espis en emportoient
Des bleds qui demourez estoient :
Et par moult diverses maniéres
Ils les mettoient en leurs tesniéres,
Et en feirent de grans amas,
Dont maints en ont crié : hélas !

Hélas ! avons crié assez
Pour Dieu que vous nous pardonnez,
Et que vous pensez en vous-mesmes
Si nous vous disons vérité :
Tout notre fait veoir vous povez,
Ainsi que nous faisons nous mesmes.
Courroux, mal talent
(colère) et attaines (querelles, animosité, provocations)
Nous regardent tous chacun heure ;
Beuf ne pourceau ne nous demeure,
Ne brebis, ne noz pauvres vaches,
Dequoy faisions noz laitages,
Qui notre vie soubstenoit,
Et de la faim nous guarissoit :
Mais la mort et le divers temps
Les a fait demourer
(tarder, demeurer) ès champs,
Et morts les trouvons par les tets
(tetel, tette, mamelles ?):
C’est ce que bien souventesfois,
Quand voyons advenir tel cas,
Qui nous fait fort crier : hélas !

Hélas ! sans plus vous dire hélas,
Comment peuvent penser créatures,
Qui bien advisent noz figures
(regardent nos visages en face),
Et ont sens et entendement,
Et nous voyent nuds par les rues
Aux gelées et aux froidures,
Nostre pauvre vie querant :
Car nous n’avons plus rien vaillant,
Comme aucuns vueillent langaigez
(3)
Ils s’en sont tres mal informez ;
Car s’ils pensoient bien en Todigues
(4)
Et Escoçois en leur complices,
Et és yvers qui sont passez,
Et autres voyes fort obliques,
Dont tous estats nous sont reliques
(témoin ?)
Comme chacun nous a plusmé :
Ils seroient bien hérétiques,
S’ils pensoient
(penser, croire) bien en leurs vices,
Qu’il nous fut rien demouré :
Tels langaiges
(belles paroles) ne sont que gas (vaines, négligentes),
Si nous taisons de dire : hélas !

O tres saincte mére l’église,
Et vous tres noble roy de France,
Conseilliers, qui à votre guise
Mettez tout le pays en ballance
(fig : péril),
Advocats de belle loquence,
Bourgeois, marchans, gens de mestiers,
Gens d’armes, qui tout exillés,
Pour Dieu et pour sa doulce mére,
A chacun de vous en droit soy .
Vous plaise penser aucun poy
(n’accorder aucune importance)
En ceste complaincte amére.
Et si vous bien y advisez
(si vous regardez bien les choses en face)
Nous cuidons
(croyons) que appercevrez,
Et que vous voirrez par voz yeux
Le feu bien prés de voz hosteux
(vos demeures),
Qui les vous pourrait bien brusler,
Si garde de prés n’y prenez.

Désormais si nous nous taillons,
Autres lettres vous envoyerons
Closes
(dans le sens de scellées, officielles ?). Dedans voir vous pourrez
Noz faits et noz conclusions,
Et les fins à quoy nous tendons.
S’il vous plaist vous les ouvrirez,
Noz requestes vous conclurez,
Et Dieu du tout ordonnera
A la fin ou quand luy plaira :
Mais Dieu vous y doint
(donner, accorder de, permettre de ) si bien faire,
Qu’acquérir vous puissez sa gloire,
Et qu’en ce ayez tels regards
(considération, attention),
Que plus ne vous crions : hélas !
Amen par sa grâce.


NOTES

(1) « Vous nous avez esté moult chiers« . Deux sens possibles : « cher », au sens propre : « vous ne nous avez pas fait de cadeaux au niveaux de prix ». Au sens figuré « cher au cœur » : « nous vous estimions beaucoup ». Je pencherais plutôt pour la deuxième hypothèse dans le contexte. La question du prix est abordé après : « Pis, nous avez fait que usuriers« 
(2) « Marchands, avant la cueillette, bien en pourrez avoir mal tour, si n’en faictes aucun retour« . En achetant sans contrepartie, cela pourrait bien vous jouer de mauvais tours, si vous ne vous acquittez pas de vos dus.
(3) « Comme aucuns vueillent langaigez » : contrairement à ce que certains beaux parleurs prétendent.
(4) Todigues : Rodrigue de Villandrando, seigneur espagnol à la tête de certaines compagnies de Charles VII et qui n’hésita pas à ravager et piller les campagnes quand il n’obtint pas satisfaction auprès de son contracteur . hypothése J Quicherat (voir l’article sur la deuxième partie de cette complainte). Pour les Escoçois qui suivent, les écossais donc, il peut être question de ceux qui s’étaient également engagés du côté de la couronne française contre les anglais et leurs alliés.


En vous souhaitant une très belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.

NB : l’enluminure de l’image d’entête et de l’illustration est tirée du manuscrit médiéval Français 2644 de la BnF et daté du XIVe siècle : les chroniques de Jehan Froissart (à consulter en ligne sur gallica) L’événement qu’elle relate est antérieur à celui qui nous intéresse puisqu’elle représente le pillage de la ville de Grantmont par les Gantois en 1381. Voici ce que nous en dit Froissart dans ses chroniques :  » Et furent les Gantois seigneurs de la ville, et non pas du châtel ; car le sire de Widescot le tint vaillamment avec ses compagnons contre eux. Et de là vinrent les Gantois devant Grantmont, qui s’étoit nouvellement tournée devers le comte, par l’effort et traité du seigneur d’Enghien ; et ne sais s’il y eut trahison ou autre chose, mais adonc les Gantois y entrèrent de force. Et en y eut de ceux de dedans moult de morts. Et quand ils eurent fait ces voyages, ils s’en retournèrent en Gand atout grand butinage et grand profit. »

la complainte du pauvre commun et des pauvres laboureurs de france (2)

Portrait Enguerrand de Monstrelet

Sujet : complainte, poésie médiévale, poésie satirique, guerre de cent ans,  moyen-Français, misère, laboureurs, écorcheurs, routiers.
Période : Moyen Âge tardif,  XVe siècle.
Titre : Complainte du pauvre commun et des pauvres laboureurs de France
Auteur : anonyme
Ouvrage : Les chroniques d’Enguerrand de Monstrelet, (1400-1444)

Bonjour à tous,

ans le courant du Moyen Âge tardif, Enguerrand de Monstrelet, auteur et chroniqueur picard, acquis à la cause bourguignonne nous a laissé des chroniques sur les luttes intestines qui agitent la France de son temps et sur l’inévitable guerre de cent ans.

Nous sommes dans la première moitié du XVe siècle (1400-1444) et le chroniqueur médiéval entend succéder à l’œuvre de Froissart. Le destin, pas plus que la postérité, ne lui prêteront le talent de plume de son prédécesseur mais son œuvre demeurera, quoi qu’il en soit, une témoignage de référence utile pour cette période. Aujourd’hui, nous continuons de nous intéresser à une complainte populaire que l’on retrouve citée dans ses chroniques historiques sous le titre : « la complainte du pauvre commun et des pauvres laboureurs de France« .

complainte du pauvre commun - extrait avec enluminure

Complainte sur les dommages collatéraux
de la guerre et les exactions des écorcheurs

Pendant la guerre de cent ans, les campagnes souffrirent et s’enflammèrent plus d’une fois sous la pression des dommages collatéraux de la guerre et des exactions : pillages, disette, compagnies de routiers, de mercenaires ou d’écorcheurs qui errent, sans solde, à la traîne des batailles et qui se payent en rançonnant ce qu’il trouve sur leur passage. Bien souvent, le petit peuple subit tout cela, impuissant, jusqu’à ce que la misère gronde trop fort et finisse par engendrer des débordements généralement réprimés dans la violence.

La Complainte du pauvre commun et des pauvres laboureurs de France témoigne du sort fait au petit peuple dans les périodes les plus difficiles. Ce dernier y exprime sa révolte contre les conflits nobiliaires et les pouvoirs dont il finit toujours par devenir l’otage.

Auteur et attribution de cette complainte

Dans ses chroniques, Enguerrand de Monstrelet ne cite pas l’auteur de cette complainte. Il ne la commente pas, non plus. Du point de vue de l’attribution, on a pu quelquefois en prêter la paternité au chroniqueur lui-même, même s’il ne la revendique pas. Le poète Alain Chartier a parfois été, lui aussi, désigné comme un auteur possible de ce texte. Les deux pistes ne semblent toutefois pas les bonnes et la pièce a donc conservé, jusque là, son anonymat.

Du point de vue de sa datation, on la trouve rattachée à l’année 1422 dans l’ouvrage de Monstrelet. Après coup, certains historiens ont pu émettre l’hypothèse que ce cri de détresse populaire avait pu être bien antérieur à la période couverte par le chroniqueur médiéval. Il est vrai qu’on pourrait presque y lire les prémices de la grande jacquerie de 1358. Mais, là aussi, la piste est erronée.

Un chartiste à la rescousse de la datation

Pour clarifier la datation de cette complainte, il fallait bien l’aide d’un chartiste et on trouve, dans un ancien ouvrage de la bibliothèque de l’Ecole des Chartes, un éclairage plutôt convaincant signé de la main de Jules Quicherat (1).

De manière plutôt cocasse, l’explication du médiéviste et archéologue pourrait rapprocher les confusions de datation autour de cette Complainte du pauvre commun des débuts du film « Brazil » de Terry Gilliam, et notamment du moment où un certain « Archibald Buttle » se trouve confondu avec un « Archibald Tuttle », par la présence malencontreuse d’un insecte sur la trajectoire d’un caractère de machine à écrire. En l’occurrence, dans notre complainte et suivant l’hypothèse de Quicherat, un certain « Rodrigue » plutôt célèbre se serait retrouvé changé, par une erreur de copiste, en un « Todigues » totalement inconnu au bataillon. Voici la strophe en question :


« Hélas ! sans plus vous dire hélas,
Comment peuvent penser créatures,
Qui bien advisent noz figures,
Et ont sens et entendement,
Et nous voyent nuds par les rues
Aux gelées et aux froidures,
Nostre pauvre vie querant :
Car nous n’avons plus rien vaillant,
Comme aucuns vueillent langaigez.
Ils s’en sont tres mal informez ;
Car s’ils pensoient bien en Todigues
Et Escoçois en leur complices,
Et és yvers qui sont passez,
Et autres voyes fort obliques,
Dont tous estats nous sont reliques
Comme chacun nous a plusmé »


Concernant ce Rodrigue auquel la complainte se réfère d’après notre chartiste, il s’agirait donc de Rodrigue de Villandrando, seigneur d’Ussel et comte de Ribadeo et de Valladolid. Durant la première moitié de XVe siècle, ce noble d’origine espagnol se convertit en un mercenaire aussi ambitieux et indépendant que cruel, au service de Charles VII, et se fit craindre en France comme en Espagne. En 1432, il fut notamment à la tête d’une compagnie d’écorcheurs qui effectua des razzias en Anjou puis en Touraine après que les écossais soient déjà passés par là pour saigner à blanc les populations ayant l’infortune de se trouver sur leur route. C’est donc, vraisemblablement, d’après ces exactions qu’il faut dater cette complainte puisqu’elle fait référence à la fois à Rodrigue et aux écossais. Postérieure à 1432 donc et pas datée de 1422 comme la chronique le suggère et donc, plus sous Charles VII qu’à la fin du règne de Charles VI.

La complainte du pauvre commun
et des pauvres laboureurs de France (2)

Hélas ! hélas ! hélas ! hélas !
Prélats , princes , et bons seigneurs ,
Bourgeois, marchans, et advocats,
Gens de mestiers grans et mineurs,
Gens d’armes , et les trois estats ,
Qui vivez sur nous laboureurs ,
Confortez nous d’aucun bon ayde ;
Vivre nous fault, c’est le remède.

(… Retrouver la 1ère partie de cette complainte ici. )

Hélas ! comment ces tailles grans,
Qu’avez fait, passa quinze ans
Par chacun an trois fois ou deux,
Et des monnoyes
(monnaie) les tumbemens ,
Et les griefs de voz sergens
Ont bien noz vaches et nos boeufs
Amoindris, et tous nos chevaux,
Tant qu’ils n’y treuvent plus que prendre :
Mais, par Jésus, le roi des cieux,
Ne sçay si vous en valiez mieux.
Pour ce vous prions à joinctes mains,
Que nous pardonnez noz complains,
Et qu’en hayne ne prenez pas,
Si nous crions ainsi, hélas !

Hélas! pour Dieu, noz bons seigneurs,
Qui estes tes grans gouverneurs,
Et gouvernez tous nostre roy,
Que nous veuillez donner secours :
An roy présentez noz clamours
(plaintes, doléances),
Et vous joingnez de bonne foy
A luy faire passer l’octroy,
Que tant humblement requéron,
En nostre humble supplication.
Noz trés chers seigneurs vous sçavez
Que la clef du royaume tenez
Et que trestout
(tout entièrement) ne gist qu’en vous;
Et pour ce que plaise qu’ayez
Regard à noz grans povretez,
Et qu’ayez mercy de nous.
Pour Dieu seigneurs, advisez vous,
Vous tous qui avez la puissance
De donner bonne conséquence
Aux lettres qu’envoyons au roy
Et aux estats qui sont à soy,
Et aussi pourrez en tel cas
Nous garder de crier, hélas !

Hélas ! ducs, et marquis et comtes.
Barons, chevaliers et vicomtes,
Et nobles qui chasteaux avez ,
Voz ayglantiers et voz ronces ;
Vos officiers et leurs pompes
Nous ont souvent fait espoucer,
A voz murs nous ont faict garder,
La nuict à la pluye et au vent
Trestout le corps de nous tremblant :
Puis nous mettoient voz gens asseur
Qu’avions dormy dessus les murs ,
Et noz robbes
(vêtements) nous despouilloient
Par violence rudement ,
En nous mettant à grands rançons ,
Frappans sur nous de gros bastons,
Puis que leur disions tout bas :
Mercy pour Dieu , hélas ! hélas!

Hélas ! hélas ! encor’ n’estiez
Vous pas contens, se plus n’aviez
De nous puis qu’estions batus :
Et que nous estions rançonnez
A fin de venir aux escus ,
Que vous avez moult souvent eus ,
Disant : « C’est nostre droit demaine
(droit seigneurial, domanial). »
Raison le voudrait à grand’ peine :
Là ne sont pas les fondemens
De vos terriens tenemens
(possessions foncières),
Ils sont bien autrement fondez
Si vous très bien le sçaviez :
Mais je croy que n’y tendez pas ;
Vous en pourriez bien dire , hélas !

Hélas voulentiers nous teussions
De plus parler , si nous peussions,
De vous, ne de voz officiers.
Mangé ils ont noz goretons
(cochons de lait) ,
Et noz brebis, et noz moutons :
Et de noz bleds faits voz garniers,
Puis faut à leur sergent leur glene,
Au portier du bled pour sa peine :
Et puis faut pour chacun vaisseau
(vase, récipient),
Qui est mis dedans le chasteau,
Cinq sols pour vostre capitaine ,
Et un ou deux boisseaux d’avoyne ,
Dont il fuit souvent grans amas :
Ne luy chault se crions hélas.

Hélas! encore y a-il plus,
Qui moult souvent le cueur nous trouble ,
Quand le roy mect une ayde sus :
Il convient que le coup nous double ,
Vous nous en mettez en grand trouble :
Car il convient souventes fois ,
Que nous les payons par deux fois.
Et quand gens d’armes au pays viennent ,
Qui de bien vous servir se peinent ,
Pource que vous les soustenez ,
Noz beufs , et noz vaches emmeinent
Et les tuent , et les detiennent :
Et s’il est que les engardez ,
Il faut qu’ayez pour voz peines
Et de l’argent, et des avoynes ,
Et les mettent en un grand tas ;
Nous povons bien crier hélas.

Hélas ! gens d’armes et de traict
(archers, arbalétriers),
Vous avez le forment
(froment, vivres) deffaict ,
Et mis en consommation ;
Tourmentez nous avez de fait,
Le complaindre peu nous vaudrait
Se plus avant en dision.
Chacun sçait bien si nous menton,
Mais je croy, que vueillez ou non,
Qu’avant que soit longue saison
Passée , dire je vous os,
Que vous nous voirrez en repos.
A l’ayde de voz destinées
(décisions),
Et de neiges , et de gelées
Qui ont esté en maints hyvers,
Maints
(nombre de nous) en cherront (de choir) trestous en vers,
Trestous morts la gueulle bayee
Avant que l’année soit passée,
Se Dieu n’y employe sa grâce.
Ainsi lui plaise qu’il le face,
Comme il feit aux Egyptiens
Jà pieca
(naguère) en l’ancien temps,
Quand il les repeut
(nourrit) de la manne (nourriture biblique durant l’Exode),
Qu’il leur feit du ciel descendre,
De Pharaon les délivra,
Ainsi que de nous il fera,
S’il luy plaist,.ains Pasques fleuries
Si vous ne menez meilleur vie :
Et puis
après ne dirons pas,
Que nous faciez crier hélas !

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen-âge sous toutes ses formes.


Notes

(1) Rodrigue de Villandrando, Jules Quicherat, Bibliothèque de l’Ecole des Chartes, revue d’érudition consacrée principalement a l’étude du Moyen Âge Tome Premier, 1844.

NB : l’enluminure utilisée pour l’illustration représente des routiers s’adonnant au pillage d’un maison à Paris. Elle est tirée du Royal 20 C VII : Chroniques de France ou de St Denis. Le manuscrit médiéval daté de la fin du XIVe siècle est actuellement conservé à la British Library. Vous pouvez le consulter ici.