Sujet : poésie médiévale, poésies morales et satiriques, ballade Période : moyen-âge tardif Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406) Titre : Tien toudis vraie ta parole (Tiens toujours vraie ta parole).
Bonjour à tous,
ous vous proposons aujourd’hui une nouvelle poésie d’Eustache DESCHAMPS, auteur médiéval dont nous avons déjà parlé à de nombreuses reprises ici et
auquel nous vouons, à l’image de VILLON et RUTEBEUF, une affection particulière.
Cette poésie fait partie des ballades morales, politiques et satiriques qu’affectionne particulièrement Eustache DESCHAMPS. Il y est question à nouveau de belles valeurs humaines: loyauté, noblesse du coeur, honneur, et, chose qui en général va de pair avec ses valeurs et sur laquelle il insiste ici : l’importance des mots prononcés et avec eux de la parole donnée. Et même si l’envoi de cette ballade suggère que le poète du XIVe siècle la destine à son fils, aujourd’hui comme hier et par delà les siècles, il vient une fois de plus nous interpeller et nous toucher de sa plume, d’une sagesse et une éthique qui, pour être médiévales, n’ont pourtant pas pris une ride.
La ballade « Tien toudis vraie ta parole »
dans le français d’Eustache Deschamps
Bien que datant de plus de six cents ans, cette poésie ne présente pas de difficultés particulières au niveau compréhension. Aussi, nous vous la livrons telle quelle avec simplement quelques annotations en fin de texte, pour les mots les plus délicats. Pour cette fois, nous empruntons ces quelques traductions aux œuvres complètes d’Eustache Deschamps, publiées par le Marquis de Queux de Saint-Hilaire et Gaston Raynaud à la fin du XIXe siècle (1878).
Entre les choses de jeunesse Que l’en m’aprinst dès mon enfance Mon maistre me blâma yvresse Et à trop emplire ma pence. De trop parler me fîst deffense Et à mouvoir de chaude sole* Et me dist par belle sentence : Tien toudis* vraie ta parole.
Garde à qui tu feras promesse La cause pourquoy, et t’avance De l’acomplir; cuer de noblesse Doit acomplir sa convenance ; Qui ne le fait, il desavance Son honeur; le saige parole Et dit que mentir est offense : Tien toudis vraie ta parole.
Convent tenir est la hautesse De cuer, de homme de vaillance ; Se va rendre en une forteresse Prinsonnier, et n’a espérance D’en retourner; et est pour ce Qu’il le promist : fouis est et fole Qui conchie* sa conscience : Tien toudis vraie ta parole.
ENVOI
Beau filz, mieulx vault faire silence Que promettre ; li homs s’afole De mentir, par acoustumance : Tien toudis vraie ta parole.
* Et à mouvoir de chaude sole : à céder aux mouvements de colère * toudis : toujours * conchie : déshonore, salit
Une très belle journée à tous où que vous vous trouviez en ce monde!
Fred
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Sujet : poésie médiévale, poésie satirique, portrait poète, auteur médiéval Période : moyen-âge tardif, début renaissance Auteur : Clément MAROT de Cahors (1496-1544) Titre : De soi-même
« Plus ne suis ce que j’ai été, Et ne le saurais jamais être. Mon beau printemps et mon été Ont fait le saut par la fenêtre. Amour, tu as été mon maître, Je t’ai servi sur tous les Dieux. Ah si je pouvais deux fois naître, Comme je te servirais mieux ! » Clément MAROT, « De soi-même »
Bonjour à tous!,
ujourd’hui, nous voulons dire un mot de ce poète médiéval qu’était Clément MAROT. Bien sûr, au vue des dates, vous vous direz peut-être qu’en ce début de XVIe siècle français qui s’avance résolument en direction de la renaissance, nous usurpons quelque peu nos propres habitudes en nous aventurant sur des terres qui ne
sont plus nôtres, puisque déjà plus tout à fait médiévales, et pourtant. La question éternelle du « quand finit et quand débute le moyen-âge? » se trouve à jamais reposée parce que les transitions tranchées n’existent que dans les chronologies simplistes. Mais s’il est bien l’enfant de ce XVIe siècle naissant qui se tourne déjà vers d’autres lumières, c’est sans doute parce qu’il se situe dans l’héritage des valeurs d’un certain moyen-âge que Clément MAROT peut être le porteur d’une modernité dans laquelle on verra même, quelquefois, l’annonce de la renaissance. Trempé de l’héritage poétique de François VILLON, imprégné de François Pétrarque et de Virgile, mais aussi de l’Amour courtois du Roman de la Rose qu’il éditera d’ailleurs, comme il le fera de l’oeuvre de VILLON à la demande du roi François 1er, Clément MAROT nous offre le portrait d’un esprit libre dont l’itinéraire houleux, entre faveurs de cour, exils et déboires, n’est pas sans évoquer quelques similitudes avec celui de François VILLON (ci-dessus portrait présumé de Clément MAROT, par Corneille de Lyon, début du XVIe siècle).
Eléments de bibliographie
Issu de la petite bourgeoisie, Clément MAROT naît en 1496 à Cahors en Quercy, dans le Lot et Garonne d’aujourd’hui. Ayant suivi des études de clerc, en vue d’embrasser, plus tard, la carrière juridique et devenir procureur ou chancelier, il y montre aussi peu de zèle que d’intérêt, préférant même occuper son temps avec les Enfants-sans-souci, joyeuse confrérie, célébrant la fête des « fous », qui paradait et festoyait alors dans les rues de Paris. Plus apte à l’écriture poétique et de plus de goût pour l’aventure, il laissera finalement de côté la carrière juridique pour embrasser celle des armes.
(ci-contre buste de Clément MAROT par Jean TURCAN, fin XIXe siècle – 1888)
Il fera, ainsi, ses premières classes en tant que page au service de Nicolas de Neufville, propriétaire d’une maison et d’un jardin sur les bords de Seine, nommés « Les Tuileries » qui seront cédés plus tard à François 1er, avant que Catherine de Médicis n’en fasse le lieu qu’on connait aujourd’hui. A l’issu de cet apprentissage, Clément MAROT servira quelques temps comme soldat et combattra même sur le champ de bataille à Pavie (sixième guerre d’Italie) où il sera blessé. De son côté, son père, lui-même versificateur et rhétoriqueur, se montrera soucieux de la carrière littéraire de son fils et intercédera auprès de ses appuis à la cour pour qu’une place lui soit faite; le jeune Clément y sera finalement présenté et c’est une traduction des deux premiers livres de la métamorphose d’Ovide offerte au roi François 1er qui lui servira de billet d’introduction et lui ouvrira les portes de cette dernière.
Un esprit libre à la cour
On a dit de Clément MAROT qu’il était un poète de cour. De fait et en exceptant le sens péjoratif que le terme peut recouvrir, il l’a été. Suivant les traces de son père qui avait servi la reine Anne de Bretagne, il sera bientôt sous la protection de Marguerite de Navarre (Marie d’Angoulème), soeur ainée du roi François 1er et épouse d’Henri, roi de Navarre. Cette dernière le prendra en affection et fera de lui son valet de chambre. Il sera aussi remarqué par le roi lui-même qui le tiendra en ses faveurs. Pourtant, même si au cours de sa vie, Clément MAROT saura concéder de son
temps et de sa plume aux puissants, et même, peut-on dire, les séduire, il connaîtra aussi les affres de la prison et de l’exil pour sa liberté d’esprit, ses prises de positions, certaines de ses satires et, finalement, pour ses rimes.
(ci-contre portrait de Marie D’Angoulème, par Jean Clouet début du XVIe siècle)
A l’image de RUTEBEUF, d’Eustache DESCHAMPS ou de François VILLON, Clément MAROT est, en effet, un autre de ces auteurs qui s’exercent aux jeux de cour et côtoient les puissants, sans se laisser pourtant totalement dompter, ni conquérir par les normes de son temps. Y a-t’il, au moyen-âge, d’autres manières de vivre de son art et de sa plume que dans l’ombre du pouvoir? Rien n’est moins sûr, comme il n’est pas tout à fait certain d’ailleurs, toute proportion gardée, que le cours de l’histoire ait véritablement changé cela, mais le fait est que conserver une certaine liberté d’esprit et exercer son sens critique en se tenant si proche des puissants relève bien souvent de la gageure et de la prise de risque en ces temps reculés.De fait, même quand leurs facéties ou leur satire amusent à la cour, les auteurs de cette veine finissent presque invariablement par s’y faire des ennemis véritables. Une autre question demeure de savoir si cette proximité des puissants ne les conduit pas, quelquefois, à certaines imprudences nées d’un excès de confiance dans la protection que cette proximité leur confère; au delà de susciter des jalousies impitoyables et des rancœurs tenaces, l’un a alors tôt fait de déraper, perdant en un instant une protection qu’il se croyait solidement acquise. Cette question se pose sans doute dans le cas de Clément MAROT puisque à de nombreuses reprises le roi lui-même viendra intercéder pour le tirer de mauvais pas, lui apportant un soutien plus ou moins marqué, au fil du temps, en fonction des querelles au centre desquelles le poète se retrouvait engagé.
De déboires en exils
uoiqu’il en soit, malgré la prison ou les exils qui jalonneront son parcours, les faveurs du roi ne peuvent suffire à tout expliquer et Clément MAROT restera, jusqu’au bout, un esprit en recherche, refusant de se laisser plier tout à fait aux dogmes qui lui sont contemporains. Quel courage ou quel amour éperdu de sa propre liberté d’homme faut-il pour oser se définir, ou simplement pour suivre son propre chemin de questionnement dans ce XVIe siècle où la vie est encore réglée par la force du dogme, la puissance des institutions religieuses et une justice qui n’hésite pas à broyer les railleurs comme les impertinents? On dit qu’il fit libérer un prisonnier ce qui lui valut la prison, il y retourna encore et par deux fois pour avoir fait la nique à l’église en ne respectant pas le jeûne au carême.
(ci-contre portrait de François 1er, qui intercéda à plusieurs reprises en faveur de Clément MAROT, Jean Clouet, début du XVIe siècle)
Dans une France qui voit la doctrine orthodoxe s’étendre et même se soulever face à l’église catholique, notre poète sera même encore dénoncé comme un chef de file et devra fuir. Même s’il semble aujourd’hui bien difficile d’établir de manière certaine si MAROT était véritablement calviniste ou luthérien. il ne pourra, dés lors, plus compter sur le soutien du roi (qu’il regagnera plus tard dans le temps). Commencera alors un premier exil d’un an qui prendra la forme d’une errance; d’une cour à l’autre, de province en province et usant de ses charmes, Clément MAROT se rapprochera de ceux qui depuis longtemps l’ont nourri et protégé: les puissants. C’est d’abord en Italie qu’il trouvera refuge auprès de la Duchesse de FERRARE, première épouse de François 1er, puis, plus tard à Venise. Bientôt, comme la couronne française assouplira un peu sa position à l’égard des luthériens, acceptant même que les exilés reviennent sur les terres de France sous couvert de repentance, MAROT rentrera, repenti, mais en joie.
Une guerre armée de rimes et de plumes
« Je dy Dieu gard à touts mes ennemys D’aussi bon coeur qu’à mes plus chers amys. »
Clément MAROT
Mais comme elle est coûteuse la recherche d’un chemin de vie en marge des ornières quand les haines tenaces se fomentent et s’accrochent dans les recoins obscurs des couloirs du pouvoir. De la satire à la raillerie, Clément MAROT ne semble au fond jamais s’être lassé au jeu du sens critique, et même quand il baissait la garde, conscient d’être sans doute aller trop loin et voulant pardonner à tous, pour ne pas subir encore l’exil ou pour en revenir, dans l’ombre, ses ennemis n’oubliaient rien et continuaient d’attendre leur heure. Il s’en fit de nombreux du côté de la Sorbonne et certains ambitieux en saisirent aussi l’opportunité au grand jour. Ce fut le cas de François SAGON, ancien ami de MAROT bientôt retourné contre lui. S’engagera alors par poésies interposées une lutte sur laquelle il ne faut pas se tromper: pour être littéraire, elle n’en fut pas moins meurtrière dans ses intentions et avec elle, viendra pour le poète le temps d’un nouvel exil. Les amis de MAROT – il lui en reste de fidèles et de nombreux – viendront même à s’en mêler, prenant sa défense de leur plume.
Loin de la cour et dans son nouvel exil, dans un premier temps, MAROT n’entrera dans le jeu que du bout de la plume, espérant plutôt que les esprits se calment pour pouvoir rentrer en France. Mais les attaques de ses ennemis, autant que les coups bas de SAGON, finiront par l’irriter. Jugeant indigne d’une réponse directe les exécrables attaques et rimes de SAGON, et pour rabaisser ce dernier, MAROT lui répondra en faisant parler son valet, Il écrira alors un texte que l’on qualifie, en certains endroits, de première satire de la littérature française moderne. (universalis, Pierre JOURDA) : l’Épître de Fripelipes, valet de Marot, à Sagon,
Quoiqu’il en soit, au terme de ces échanges de rimes aux plumes rageuses et trempées de vindicte, l’Histoire, autant que son talent et les sympathies qu’il a su s’attirer, donneront raison à MAROT; cette guerre finira donc par être gagnée et le poète pourra bientôt rentrer de son exil. Hélas encore pour lui, ses amitiés du côté de la philosophie comme ses tentatives de traduire les psaumes lui attireront à nouveau les foudres des autorités judiciaires comme de l’Eglise et tout se passe comme si chacun de ses pas fournit une occasion de plus à ses ennemis de lui fondre dessus. Bientôt, comme une malédiction qui lui colle à la peau, ce sera encore et à nouveau, l’exil, le départ forcé et déchirant pour cet homme qui semble ne se sentir bien et véritablement chez lui qu’à la cour et en France. C’est ainsi que la mort le surprendra à l’automne 1544, loin de ses terres et durant ce dernier exil, dans la ville italienne de TURIN. En guise d’épitaphe, nous citons ici les belles lignes d’Abel GRENIER dans son ouvrage « Oeuvres complètes de Clément MAROT » (1951) qui, entre autres sources, nous a inspiré l’essentiel de cette bibliographie.
« Telle fut la fin de cet homme aimable dont la vie s’écoula tour à tour joyeuse et paisible, inquiète et vagabonde, sans que jamais il ait cessé de garder, dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, la vivacité de son esprit, l’insouciance de son humeur et la liberté de sa muse primesautière. » Abel GRENIER « Oeuvres complètes de Clément MAROT »
Même si on a quelquefois dit de la poésie de MAROT qu’elle était « légère », quand on n’a pas simplement dit qu’elle était « moyenne », elle reste une poésie du coeur et de sincérité à l’image de ses premiers vers de lui partagés ici et qui nous ont fourni l’occasion de ce portrait. Nous lui devons aussi des textes satiriques et critiques et nous aurons, bien sûr, l’occasion d’en partager quelques uns de plus ici.
En vous souhaitant une journée pleine de joie.
Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com « A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes »
Sujet : poésie satirique, poésie critique, politique et morale, Ballade, poète, auteur médiéval Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406) Titre : Ballade du temps présent Période : Moyen-âge tardif, Bas moyen-âge
Bonjour à tous,
uand on aime, on ne compte pas, alors voici une nouvelle ballade du poète médiéval Eustache Deschamps et comme il en a écrit plus de 1000, nous n’avons que l’embarras du choix. Bien sûr, il y a d’autres poètes au moyen-âge, me direz-vous, des milliers de chansons de troubadours, des rois, seigneurs ou clercs encore qui s’essayent à l’art de la poésie et ils auront aussi leur place ici, mais, pour aujourd’hui, nous voulons partager une autre de ces ballades de cet auteur critique et poétique. Elle a pour titre « Ballade du temps présent ».
Eustache Deschamps
ou l’apologie de l’honneur et de la loyauté
« L’honneur est un luxe réservé à ceux qui ont des calèches. — Non. Il est la dernière richesse du pauvre. » Albert Camus – Les justes
C’est un Eustache Deschamps que nous retrouvons encore désabusé et critique, ici, lassé des incessantes guerres comme des misères et des tricheries de son temps. Age de tourment et d’horreur, siècle de conflits qui emporte dans son cours des rivières de morts. Derrière cela, dans les causes qu’y lit notre auteur médiéval, se niche toujours la vanité des hommes et sa cohorte d’alliées empoisonnées : l’orgueil, l’envie, l’ambition, la tricherie. Et une fois de plus, Eustache Deschamps cède à l’amer constat que l‘honneur et la loyauté, qu’il prise tant, y sont foulées au pied et sacrifiées.
Cette lutte sur le terrain des valeurs morales n’appartient-elle vraiment qu’au moyen-âge? N’est-elle plus de ce monde, s’est-elle à jamais perdue dans les couloirs du temps? Certains auteurs ont écrit que l’honneur et la loyauté étaient au centre du monde médiéval et nous voudrions croire, pour ce qui nous concerne, qu’elles demeureront longtemps encore au coeur du notre. Alors, ce texte du XIVe siècle aura-t’il une saveur surannée et désuète ou sera-t’il transposable, en l’étirant un peu ou même, pourquoi pas, sans lui changer une virgule à nos temps modernes? Fait-il écho? Raisonne-t’il? Non qu’il le faille à tout prix mais la question est intéressante pour mesurer si la distance des valeurs partagées est si grande de ce moyen-âge à ce que nous sommes devenus à six siècles de là. En définitive et comme toujours, c’est à vous qu’il appartiendra de décider si vous conjuguez cette ballade du temps présent d’Eustache Deschamps au présent ou bien au passé.
Des mots derrière les mots
Traduire, Tromper, Trahir
Le français d’Eustache Deschamps n’est pas encore tout à fait celui de François Villon mais il n’est plus non plus celui de Rutebeuf. Les siècles ont passé, la langue a évolué. Elle se formalise encore un peu plus et ressemblerait presque déjà à notre français moderne s’il ne lui restait encore quelques pas à franchir pour tout à fait lui paraître.
Il faut bien dire aussi qu’en fonction des textes, les difficultés varient. Si celui d’aujourd’hui ne semble pas, à première vue, présenter de difficultés particulières il ne faut toutefois pas s’y méprendre. Près de six-cent ans nous en sépare. Aussi, au delà des ressemblances, il vaut tout de même mieux aller fouiller du côté des lexiques et des sens. Se défier même et peut-être surtout des « faux-amis », se souvenir aussi qu’étroitement intriqués et noués entre les mailles de leur monde, les mots, même quand ils nous semblent familiers, recouvrent souvent, au delà des nuances de sens, d’autres profondeurs symboliques, quelquefois abyssales.
Pourtant, malgré les difficultés ou les allégations qui prétendront qu’il vaut mieux renoncer plutôt que de trahir: laisser le texte opérer lui-même le sens dans sa magie sonore et sa musicalité, savourer la poésie comme un autre langage, sans chercher même à la traduire, nous continuons d’avoir l’outrecuidance de travailler sur une forme d’adaptation pour tenter d’éclairer ou, à tout le moins, de vous faire mieux approcher cette poésie médiévale, en évitant toujours, autant que faire se peut, de tomber dans la réécriture totale. Aimer la poésie comme un langage à part entière et vouloir aussi détenir quelques clés du sens: les deux approches ne sont, au fond, peut-être pas si incompatibles que cela. C’est d’ailleurs pour les faire coexister que nous mettons souvent les deux versions, l’originale et l’adaptée, l’une après l’autre et c’est encore, surement, par amour de la poésie que nous finissons invariablement par préférer la version originale et son lot possible de mystères, à son adaptation, même et peut-être surtout quand elle est notre.
Aujourd’hui pour varier un peu, nous vous proposons, en plus de l’adaptation en français moderne, un lexique des mots employés en vieux français et qui peuvent s’avérer ardus ou « glissants » en terme de compréhension. Nous travaillons, comme toujours, à l’aide de plusieurs dictionnaires de français ancien et recoupons les sens afin que vous puissiez, à votre tour, vous faire votre propre version. Puisse cette démarche vous permettre d’éclairer un peu mieux cette ballade médiévale qu’Eustache Deschamps écrivit de sa plume, il y a plus de six cents ans dans la belle langue d’Oil: l’ancêtre de notre parler moderne. Sur ce, nous vous en souhaitons donc une excellente lecture.
Ballade du Temps présent
Eustache Deschamps (version originale)
Temps de doleur et de temptacion Ages de plour, d’envie et de tourment; Temps de langour et de dampnacion Aages meneur près du definement ; Temps plains d’orreur, qui tout fait faussement Aages menteur plain d’orgueil et d’envie Temps sanz honeur et sanz vray jugement, Aage en tristour qui abrège la vie.
Temps sanz cremeur, temps de perdicion Aage tricheur, tout va desloiaument ; Temps en erreur près de finieion Aage robeur, plain de ravissement; Temps, voy ton cuer, vien à repentement; Aage pécheur, de tes maulx merci crie ; Temps séducteur, impètre sauvement, Aages en tristour qui abrège la vie.
Temps sanz douçour et de maleiçon, Aage en puour qui tout vice comprant; Temps de foleur, voy ta pugnicion; Aage flateur, saige est qui se repent ; Temps, la fureur du hault juge descent; Aage, au jugeur t’ame ne fuira mie; Temps barateur, mue ton mouvement Aage en tristeur qui abrège la vie
Lexique des termes de vieux-français employés
et clés de compréhension
Plour : pleurs Envie : l’originelle du mot, celle qui fait l’envieux: convoitise, jalousie Langour : faiblesse (figuré : peut vouloir dire aussi faiblesse dans la religion) Definement : mort, fin, terme Aages meneur près du definement : temps qui nous mène à notre fin Aage en tristour : Epoque de tristesse, temps tristes Cremer : craindre, redouter. Cremeur : crainte, effroi, terreur Desloiaument : deloyauté Finement : mort, fin, jugement dernier Finemont : fin du monde
Robeur : voleur Ravissement : violence, rage, furie Temps séducteur, impètre sauvement : temps séducteur (fig : trompeur) demande à être sauvé. Le langage utilisé ici est juridique « impètrer » (réclamer en droit mais ici au ciel) et sauvement (qui est aussi un impôt féodal payable en tribut d’une protection). On pourrait donc comprendre encore le sens général « réclame protection » Maleiçon : malédiction
Puour : puanteur, infection Foleur : folie Flateur : là encore l’idée de flatterie au sens tromperie Au jugeur t’ame ne fuira mie: ton âme ne pourra se soustraire au juge du jugement dernier
Barateur : trompeur, frauduleux, (autre: confusion, désordre)
Ballade du Temps présent Eustache Deschamps
(adaptation français moderne)
Temps de douleur et de tentation Age de pleurs, d’envie et de tourment Temps d’impiété et de damnation Age qui nous mène à la mort Temps plein d’horreur, qui tout fait faussement Age menteur plein d’orgueil et d’envie Temps sans honneur et sans vraie jugement Age en tristesse qui abrège la vie
Temps sans crainte, temps de perdition Age tricheur où tout est déloyal Temps en erreur près de sa perte Age voleur, plein de rage et colère Temps, vois ton coeur et viens te repentir Age pêcheur, crie merci pour tes malheurs Temps séducteur, réclame protection Age en tristesse qui abrège la vie
Temps sans douceur et de malédiction Age puant, qui contient tous les vices Temps de folie, vois ta punition; Age de flatterie, sage est qui se repent; Temps, la fureur du haut juge descend; Age, au jugeur ton âme ne fuira point Temps trompeur, hâte ton mouvement Age en tristesse qui abrège la vie
Une trés belle journée à vous tous!
Frédéric EFFE
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Sujet : poésie médiévale, poésie morale et satirique, auteur médiéval. ballade. Période : moyen-âge tardif, XIVe,XVe siècle. Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406). Titre : Ballade, « l’habit ne fait pas l’homme » ou « On ne connaît aux robes la pensée »
Bonjour à tous,
n doit à Eustache Deschamps que l’on surnomma aussi Eustache Morel pour, dit-on, son teint halé, de nombreuses poésies moralistes, satiriques et critiques et même encore des ballades qui contiennent des fables et que nous ne tarderons pas à partager ici. Mais en plus d’aimer sa poésie et d’y trouver souvent l’écho d’une « modernité » (au sens illusoire et biaisé où nous l’entendons certainement), nous gardons une tendresse véritable pour cet observateur du monde médiéval dont on a dit, par endroits, que sa poésie satirique mais aussi son apport sur les ballades (il en écrit plus de 1000), ouvrira la voie ou, tout du moins, annoncera la venue d’un François Villon, quelques cinquante ans plus tard.
De ses premiers pas d’homme d’armes instruit, serviteur à la cour, qui, se riant de lui-même, se décrit comme laid et peu amène, jusqu’à la sagesse de cet Eustache Deschamps vieilli qui a survécu aux fléaux de son temps et vu, comme beaucoup d’hommes d’alors, ses amis décimés par la peste, les conflits répétés qui mettent le pays à sang, les vaines conquêtes pétries de l’orgueil des rois et, bien sûr, cette interminable guerre de cent ans, cet auteur médiéval nous a laissé le courage de dire et celui de s’élever, de beaux textes sur l’honneur et les valeurs humaines pour nous en délecter et, je le dis encore, certains écrits sur lesquels le temps ne semble pas avoir de prise et qui raisonne d’une certaine modernité.
Pour ce qui est de la ballade d’aujourd’hui, le thème du jugement sur les apparences, la « mise » ou les stigmates, cet habit qui, au fond, n’a jamais fait l’homme ni le moine est-il médiéval ou n’est-ce pas, plutôt, un thème classique, aussi vieux qu’Hérode lui-même ? Voilà en tout cas, sur le sujet, la belle version d’Eustache Deschamps en forme de ballade.
« On ne congnoist aux robes la pensée »
Ballade en moyen-français original
Trop de gens sont qui honourent l’abit , Et au corps font pour robe révérence Et ne tiennent compte de l’esperit De cil qui a bonnes meurs et science; Et n’ont regart à la sufficience Du corps, s’il n’est parez de riches draps ; Combien que tel vest robe de bourras* Ou la porte cointe et intercisée Qui plus a sens qu’en telz est advocas : On ne congnoist aux robes la pensée.
L’entendement et la voulenté fist Dieu, des hommes formez à sa semblance; Nuz les créa , et puis l’ame leur mist Ou chétif corps, sanz faire différence De nul qui soit au naistre , n’en semence. Les grans robes saiges ne les font pas Ne sos aussi; riens n’y font en ce cas Poures habiz, fors science approuvée, Sens naturel et le bien faire. Hélas ! On ne congnoist aux robes la pensée.
Les apostres ne le doulz Jhesu Crist Ne portèrent draps de grant apparance; Mais leurs vertus furent de grant proufit, Qui ont partout donné bonne créance. Robes de vair ne de gris n’ont puissance D’assagir nul; mais puisque le sens as De robes vestus, pour ce ne le perdras; Foulz sa foleur pour sa robe herminée Ne laissera, ne son sens l’omme bas : On ne congnoist aux robes la pensée.
ENVOI
Prince, n’aiez nul saige homme en despit, Se grant estât n’a ou robe fourrée; Car tel scet moult, qui est poure et petit : On ne congnoist aux robes la pensée.
Traduction/Adaptation en français moderne
Trop de gens sont qui honorent l’habit
Et au corps font pour robe révérence
Et ne tiennent compte de l’esprit
De celui qui a bonnes mœurs et science,
Et n’ont regard à la valeur
Du corps, s’il n’est paré de riches draps
Suivant qu’un tel se vêt d’une robe de Bourras*
Ou la porte de manière galante et bien taillée
Celui qui prétend juger en cette matière est avocat
On ne connaît aux robes les pensées.
(* Bourras : Etoffe grossière lin)
L’entendement et la volonté fit
A Dieu faire les hommes à sa semblance
Nus les créa, et puis âme leur mit
Ou corps chétif, sans faire de différence
Entre tous ceux qui soient à naître, ou à semer,
Les grandes robes, sages ne les font pas
Ni sots non plus, rien n’y font dans ce cas
Pauvres habits, force science approuvée,
Bon sens et bonne conduite. Hélas!
On ne connaît aux robes les pensées.
Les apôtres ni le doux Jésus Christ
N’étaient drapés de grandes apparences
Mais leur vertus furent de grand profit
Qui ont partout inspiré la confiance
Robe verte, ni grise n’ont de puissance
D’assagir personne, mais l’homme de bon sens
D’une robe vêtue, pour ce ne le perdra.
Le fou, sa folie pour sa robe herminée
ne laissera, ni son bon sens l’homme bas*
On ne connaît aux robes les pensées.
(* l’homme de simple condition)
ENVOI
Prince, n’ayez aucun homme sage en dépit*
S’il n’a grand mise ou robe fourrée
Car celui là peut en savoir beaucoup, qui est pauvre et petit
On ne connaît aux robes les pensées.
(* Prince, ne vous offensez d’aucun homme sage)
Une merveilleuse journée à tous dans la joie.
Fred
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