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POÉSIE MÉDIEVALE SATIRIQUE : LE PRINCE DE GEORGES CHASTELLAIN(3)

Georges Chastellain - Enluminure manuscrit médiéval Ms 11020-33

Sujet : poésie satirique, poésie médiévale, poète belge, poésie politique, auteur médiéval, Bourgogne médiévale, Belgique médiévale, moyen-français.
Période : Moyen Âge tardif, XVe siècle
Auteur : Georges Chastellain (1405 – 1475)
Manuscrit médiéval : Ms 11020-33, KBR museum
Ouvrage : Oeuvres de Georges Chastellain T7, Baron Kervyn de Lettenhove. Bruxelles (1865).

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous continuons d’explorer la poésie satirique de Georges Chastellain (Chastelain), appelée « Le Prince« . Aux siècles passés, ce texte politique de l’auteur médiéval avait laissé penser à quelques médiévistes qu’il était dirigé à l’encontre de tous les mauvais princes, en général. Il faut dire que Chastellain nous décrivait là tant de vices et de travers qu’on aurait pu avoir peine à croire qu’un seul prince puisse, à lui seul, les cumuler.

Comme le poète du XVe siècle ne citait, nominativement, aucun puissant dans sa diatribe, le doute était permis ; quelques flous de datation ajoutaient encore à la confusion. Selon les derniers recoupements, les spécialiste de littérature médiévale du XXe siècle ont, toutefois, tranché. Au sortir, il semble que c’est bien Louis XI qui était la cible des foudres de l’auteur médiéval. A la même période, cette poésie a connu quelques résonnances également en Bretagne puisqu’elle inspira à Jean Meschinot quelques ballades acidulées. Pour les rédiger, le poète breton réutilisa même directement les strophes de Chastelain en guise d’envoi de ses propre poésies.

Le prince de Georges Chastellain - extrait avec enluminure médiévale

Du point de vue des sources

Pour la transcription en graphie moderne de cette poésie du Moyen Âge tardif, nous nous appuyons sur les Oeuvres de Georges Chastellain par le Baron Kervyn de Lettenhove (1865). Pour une source manuscrite et historique plus ancienne, vous pouvez retrouver cette pièce dans le manuscrit Ms 11020-33 du KBR Museum (Bibliothèque royale de Belgique). Il fait partie de la prestigieuse collection des Manuscrits des ducs de Bourgogne du musée.


Le Prince, strophes XVII à XXIV
avec aides de traduction en français actuel

Nous reprenons notre exploration où nous l’avons laissée à la strophe XVII. Pour les deux premières parties de cette poésie satirique, nous vous invitons à vous reporter à nos articles précédents : Voir Le Prince de Georges Chastelain (1) et Le Prince de Georges Chastelain (2).

Même si le moyen français du XVe siècle se rapproche du nôtre, nous joignons de nombreuses clés de vocabulaire en français actuel pour une meilleure compréhension.

Prince qui hayt* (de haïr) remonstrance et doctrine,
Plus est venu d’excellente origine,
Tant plus lui tourne à grant grief et esclandre,
Et n’a dangier si grant dessus la terre
Que quant ne chault à prince en quoy il erre
* (se trompe);
Car ce seroit pis que le sang espandre.

Prince qui sourt
* (fait apparaître) nouvelletés estroites
Et rétrécit les amples voies droites ,
Celles que honneur doit maintenir non fraintes
* ( rompues, enfreintes).
Celuy esmeut cœurs d’hommes à murmure,
Les fait tourner à hayne et à froidure
Et contre luy former larmes et plaintes.

Prince qui hayt avoir puissant voisin
Et envis voit que parent ou cousin
Règne emprès lui en honneur et en gloire,
Que fait-il tel fors monstrer de sa vie
Qu’il est remply d’orgueil vain et d’envie
Et hayt tous ceux dont digne est la mémoire ?

Prince qui mal ne doubte, ne ne poise
* (de peser),
Mais mesmes quiert
* (cherche) sédition* (discorde) et noise* (querelle)
Et en ce faire il se baingne et délite
* (se complait),
Sy monstre au doigt que longue paix luy griesve
* (lui déplait)
Que d’autruy bien il se tourmente et criesve
Et de salut désire à estre quitte.

Prince qui point ne craint hommes offendre,
C’est le vray signe en quoy l’on peut entendre
Que la crémeur
* (cremor, crainte) de Dieu petit lui monte ;
Or advisons quel fin celui doit traire
* (endurer)
Qui attrait Dieu et homme à son contraire
Et au courroux de nul des deux n’aconte
*
(considèrer, tenir compte).

Prince qui porte et soustient les mauvais
Contre les bons, l’honneur de son palais,
Et en perverse et honteuse querelle,
Celuy conduit un criminel ouvraige,
Qui amatist
* (vaincre, réduire, flétrir), maint noble et haut couraige
Pour ce que l’œuvre en est desnaturelle
* (contre nature).

Prince mordant et aigre en sa parole
Et qui sans poix son langaige dévole
* (prononce)
Et de légier
* (facilement) le contourne à injure,
Celuy en peu ses mœurs donne à congnoistre.
On peut dire que le cœur de son cloistre
N’est pas bien sain, ne de bonne nature.


Prince addonné à meschantés soubtives,
A subtillier subtilletés chétives,
(1)
Qui doit penser à haute chose honneste
Tout en tel soing meschant en quoy il veille,
La puce enfin le prendra par l’oreille,
Et dont luy propre il mauldira sa teste.

(1) Le prince qui s’adonne à des méchancetés élaborées (subtiles), qu’il perfectionne en de méprisables subtilités, alors qu’il devrait penser à des choses élevées, honorables et honnêtes, au lieu de prendre soin d’être mauvais en toute chose dont il s’occupe, la puce viendra…


Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes

NB : le portrait de Georges Chastellain sur l’illustration et sur l’image d’en tête est tiré du Manuscrit médiéval : « la Chronique des ducs de Bourgogne de Georges Chastellain », référencé ms français 2689 et conservé au département des manuscrits de la BnF. Pour voir cette enluminure en entier, vous pouvez vous reporter à nos articles précédents sur Le Prince de Chastellain. En arrière plan, toujours sur l’image d’en-tête, nous avons utilisé la page du Manuscrit Ms 11020-33 du KBR Museum (Bibliothèque royale de Belgique) correspondant aux versets du jour. La Bibliothèque Royale de Belgique a eu la bonne idée de numériser ce manuscrit daté du XVe siècle et il peut être consulté sur le site du Musée.

une complainte du pays de France sous la plume d’Eustache Deschamps

Sujet  : poésie médiévale, auteur médiéval,  moyen-français, manuscrit ancien, poésie, Ballade, complainte, poésie politique, poésie satirique
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle.
Auteur :  Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :  «De la Complainte du Pays de France»
Ouvrage  :  Poésies Morales et Historiques d’Eustache Deschamps,  G.A. Crapelet (1832)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous vous proposons une nouvelle ballade d’Eustache Deschamps. Dans la veine de certaines de ses poésies politiques et satiriques, l’auteur médiéval y reviendra sur son siècle et sur la déchéance des valeurs auxquels il assiste. Cette fois, il se glissera dans la peau du « Pays de France » pour le faire parler, le temps d’une complainte sans concession.

Poésie Médiévale avec enluminure : complainte de Eustache Deschamps

Complainte sur une France en perdition

Le « Je » de cette ballade est donc celui d’une France qui a laissé disparaître son honneur et ses héros, au profit du mensonge et de la tricherie. Pour Eustache Deschamps, l’affaire est claire : la vaillance, la courtoisie, la bonté et la joie sont mortes et, avec elles, la chevalerie d’antan et ses valeurs. Devenue petite et mesquine, la France voit son nom moqué en tout lieu et personne n’ose plus s’en réclamer.

Ce n’est pas la seule poésie qu’Eustache fera sur sa tristesse de vivre au cœur d’une France déchue et dévoyée que nul ne respecte plus. On citera, par exemple, sa ballade 159. Il y empruntait déjà la première personne pour incarner une France qui se mire, avec amertume et nostalgie, dans son glorieux passé. En voici un extrait :

« Je conquestay jadis maint riche fort
Et mains pais soubmis par ma doctrine.
Toutes terres doubtoient mon effort,
Je n’oy adonc ne voisin ne voisine
Qui ne me fust obedient, encline,
Et qui en tout ne doubtast ma puissance,
Lasse! et je voy que mon fait se décline
Qui jadis fui la lumière de France. »

Eustache Deschamps – Ballade CLIX, extrait.

Contexte historique et sources

Il est difficile de dater précisément cette complainte du pays de France, mais le vers « Et chascun veult par force estre mon hoir. » pourrait suggérer qu’elle se situe autour de la mort de Charles V et des tensions qui lui ont succédé au sein de la famille royale (voir Eustache Deschamps en son temps, Hélène Millet, Publications de la Sorbonne, 1997). Nous serions donc autour de 1380.

Si la poésie nous gratifie de peu d’éléments de contexte et pour cette raison même justement, la force des vers est demeurée et continue de nous parler. A 700 ans du poète, elle peut faire écho à certaines idées qui résonnent encore au sein de notre modernité et qu’on avait pu croire nouvelles. Sous la pression de circonstances totalement différentes, on pourrait même être tenté de les plaquer au contexte très actuel.

Du point de vue des sources historiques, on pourra se reporter au manuscrit médiéval français 840 que nous avons déjà, maintes fois, cité. Cet ouvrage, daté du XVe siècle, contient l’ensemble de l’œuvre d’Eustache Deschamps et se trouve conservé au département des manuscrits de la BnF (à consulter sur Gallica).


« De la Complainte du Pays de France« 
dans la langue d’Eustache Deschamps

Je plain et plour le temps que j’ay perdu,
Vaillance, honeur, sens et chevalerie,
Congnoissance, force , bonté et vertu ;
Largesce, amour, doulz maintien, courtoisie,
Humilité, déduit, joieuse vie,
Et le bon nom que je souloie avoir,
Le hardement, la noble baronnie ;
Quant l’un ne veult fors l’autre décevoir.

J’ay veu partout honourer mon escu,
Et en tous lieux doubter ma seignourie,
Comme puissant et richement vestu;
Terre conquis par ma bachelerie
(1).
Lasse ! or me voy aujourdui si périe,
Que nul ne fait envers moy son devoir;
Bien doy éstre déboutée et esbahie,
Quant l’un ne veult fors l’autre décevoir.

A Dieu ! hélas ! que m’est-il advenu?
Orgueil me suist, lascheté, villenie,
Trop convoiter, honte, que me fais-tu?
Dissimuler, barat
(2) et tricherie ;
Mon nom s’i pert, et tourne en moquerie ,
Et chascun veult par force estre mon hoir.
Je périray ; c’est ce pour quoi je crie,
Quant nulz ne veut fors l’autre décevoir.

(1) Bachelerie : jeunes chevaliers. Voir aussi Ballade du bachelier d’armes ou encore Une branche d’armes, fabliau sur l’initiation du jeune chevalier

(2) Barat : ruse, tromperie (Hilaire Van Daele, petit dictionnaire de l’ancien français).


En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
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NB : l’enluminure utilisée pour l’illustration est l’image d’entête est tirée du manuscrit médiéval Ms17, le roman de la Rose (crédits photo IRHT). Le manuscrit n’est pas digitalisé mais nous avons trouvé cette enluminure sur ce très bon article de Robert Marcoux à propos de la tristesse au Moyen Âge.

Un rondeau caustique de Clément Marot à l’encontre d’un ignorant

Gravure ancienne de Clément Marot

Sujet : humour, poésie, rondeau, moyen-français, poésie satirique, auteur, poète médiéval
Auteur : Clément Marot (1496-1544)
Période : Moyen Âge tardif, début de la renaissance
Titre : A un poète ignorant
Ouvrage : Œuvres complètes de Clément Marot, Tome 2, Pierre Jannet (1873)

Bonjour à tous,

oilà longtemps que nous n’avons publié une pièce de Clément Marot. Ce poète du Moyen Âge tardif, lui-même fils de Jean Marot, autre plume de cour, finit par connaître quelques déboires politiques et même deux exils pour des faits religieux et encore pour ses écrits.

Poète de cour considéré comme un des plus importants de son temps, Marot a usé de sa poésie dans, à peu près, toutes les circonstances : amour, humour, politique, religion, négociation, séduction de ses bienfaiteurs ou des dames, épitaphes, mais aussi règlements de compte. Il a laissé, derrière lui, une œuvre prolifique qui alterne des pièces ambitieuses à d’autres plus courtes et légères dans lesquelles il laisse s’exprimer son esprit et son humour. La poésie du jour fait partie de ces dernières. C’est un rondeau dans lequel il malmène, avec causticité, un autre poète de son temps. (ce n’est pas la première fois on se souvient de son épigramme à Maistre Grenouille)

"A un poète ignorant", Rondeau illustré de Clément Marot

A un poète ignorant (1536)

Qu’on mene aux champs ce coquardeau*,
Lequel gaste
(1), quand il compose,
Raison, mesure, texte, et glose,
Soit en ballade ou en rondeau.


Il n’a cervelle ne cerveau,
C’est pourquoy si hault crier j’ose:

Qu’on mene aux champs ce coquardeau.

S’il veult rien faire de nouveau,
Qu’il
œuvre hardiment en prose
(J’entens s’il en sçait quelque chose),
Car en rithme ce n’est qu’un veau
Qu’on mene aux champs.

*Coquardeau : jeune galant ignorant, benêt. S’écrit aussi cocardeau
(1) gaster : ravager, dévaster, corrompre


Quelques autres poésies humoristiques du même auteur
Frère Thibault, Humour Grivois et amours interdites
D’un Curé, épigramme humoristique
D’un qu’on appelait Frère Lubin
Deux épigrammes caustiques sur l’Erémitisme

Une belle journée à tous.

Fred
Pour moyenagepassion.com
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NB : au premier plan, sur l’image d’en-tête, le portrait de Clément Marot est tiré d’une toile anonyme datée du milieu du XVIe siècle. Cette dernière est actuellement conservée à la bibliothèque de Genève et peut être consultée en ligne ici. L’arrière plan de l’illustration est un détail tiré d’une superbe enluminure du peintre Jean Clouet. Actuellement conservée au Musée Condé de Chantilly, elle provient du Manuscrit Ms 721 daté de 1534 : Les Trois premiers livres de Diodore de Sicile, traduit par Antoine Macault et Etienne Le Blanc. On y voit la cour de François 1er. Le roi y est entouré de ses gens mais aussi du dauphin François, d’Henri d’Orléans et de Charles d’Angoulême. Face au souverain, l’auteur en train de faire une lecture n’est pas Clément Marot mais Antoine Macault. Ce dernier lui présente l’œuvre qu’il vient de traduire en français et qui est l’objet principal de ce manuscrit ancien. Cette miniature se tient même sur le premier folio de l’ouvrage.

chant royal : Le devoir de vérité de l’honnête homme dans un monde en chute libre

Sujet  : poésie médiévale, auteur médiéval,  moyen français, manuscrit ancien, poésie, poésie morale, franchise, vérité, chant royal. valeurs chrétiennes.
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle.
Auteur :  Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :  «Que nulz prodoms ne doit taire le voir»
Ouvrage  :  Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps, T III,   Marquis de Queux de Saint-Hilaire (1878)

Bonjour à tous,

a poésie morale historique a ceci d’intéressant qu’elle parvient, quelquefois, à traverser le temps pour continuer de faire sens des siècles après son écriture. Pour y parvenir, il faut qu’elle porte en elle un brin d’universalité, et se penche sur les travers des hommes et de leur nature ; d’Esope à Phèdre, en passant par les Ysopets du Moyen Âge de Marie de France et les grandes envolées stylistiques de Jean de La Fontaine, de nombreuses fables en sont de parfaits exemples.

Poésie morale et résonnances éthiques

D’autres fois, si la poésie morale ou même la satire continuent de nous parler, c’est qu’une certaine réalité mais aussi un certain socle de valeurs éthiques, religieuses ou sociales continuent d’être à l’œuvre pour nous, comme elles l’étaient pour les auteurs qui nous les ont transmises. Dans ces cas là, on peut faire le constat que nous sommes restés, à certains égards et pour certaines principes au moins, sur une même ligne éthique, voire civilisationnelle. Au passage, cela nous fournit l’occasion d’en apprendre un peu plus sur l’Histoire et sur nous-mêmes, tout en s’apercevant qu’il n’y a pas nécessairement de nouveauté dans tout ; ce qu’on croyait typique de notre temps a déjà pu être énoncé des siècles auparavant et, ce, en dépit d’une différence supposée de contexte, de pressions ou de normes sociales. Le temps a passé. Pourtant si certaines normes sociales, idéologies, discours, nous semblaient avoir changé en surface, certaines valeurs éthiques perdurent. Quelquefois même, c’est un peu l’inverse qui se produit. On se rend compte alors que l’idéal un peu figé, que l’on pouvait avoir été tenté de projeter sur le passé, n’était pas non plus si tranché. Rien de nouveau : des écarts subsistent toujours entre norme officielle déclarée (et même intériorisée) et comportements mais c’est un moyen de le réaliser.

Moyen Âge et valeurs chrétiennes médiévales

Quand cette poésie morale qui fait écho provient du Moyen Âge, elle emporte donc, elle aussi, une double leçon. La première (on le savait déjà) : malgré sa prégnance et son pouvoir social, spirituel, politique durant la période médiévale, le christianisme et ses valeurs n’étaient pas hégémoniques au point de freiner totalement la nature des hommes, leur cupidité, leur ambition de posséder, leur volonté de transgression. ie : la présence du dogme partagé et même intériorisé, comme les interdits ou les peurs associés, ne suffisaient pas à les contenir.

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La littérature de cette période comme la réalité des faits historiques nous montrent que cette société pourtant toute chrétienne (y compris, et peut-être plus encore, ses instances représentantes politiques et religieuses) étaient en tension permanente entre idéal chrétien (christique ?) et tentations d’enrichissement, d’appropriation, de conquête et de développement. Bien sûr, cela ne veut pas dire que le contexte éthique et normatif ou les institutions n’influaient en rien sur les comportements. Tout le monde s’accordera sur l’évidence qu’ils les atermoyaient*. Le propos n’est ici que de montrer comment la satire ou la poésie morale peuvent nuancer notre vision d’un monde médiéval trempé d’idéal et de normes morales et sociales chrétiennes, mais qui leur connaissait aussi, dans les faits, des entorses, des arrangements ou des aménagements.

* On pourrait aisément s’étaler sur cette question, mais on citera, en unique exemple, les incidences fortes du christianisme médiéval sur la circulation des richesses, au moment du face à face avec l’au-delà justement voir éloge du dépouillement avec J Le Goff).

Effet miroir, modernité, normes intériorisées

La deuxième leçon que nous fournit la poésie morale médiévale, quand elle résonne en nous, est plus actuelle. Contre les apparences ou même certaines affirmations à l’emporte-pièce, elle peut nous montrer, si l’on en doutait, à quel point cette société chrétienne, fondatrice de notre civilisation, n’est pas tout à fait enterrée. On peut même en faire directement l’expérience en soi et, ce, que l’on se réclame ou non de la religion chrétienne. Pour être plus concret : le culte obsessionnel de l’avoir et de la richesse comme unique idéal de vie, le règne du consumérisme et de l’individu roi, le constat des abus des puissants sur les miséreux ou les populations, on pourrait encore allonger la liste mais toutes ces choses peuvent parler à certains d’entre nous de la pire des manières. Dès lors, de la même façon que la poésie morale nous avait conduit à nuancer l’adhésion supposée totale aux valeurs chrétiennes, au Moyen Âge, on pourra, cette fois-ci, faire le chemin inverse.

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Malgré le matraquage constant de nouvelles normes, de nature économique, au détriment de toutes les autres — argent roi, sacralisation de l’individualisme, glorification de la consommation débridée et de l’accumulation d’avoirs, ultra-libéralisme et permissivité sans borne, normalisation de la prédation intra-espèce… — et d’une éloge du vide, dont nous sommes nombreux à constater qu’elle ne cache que de nouvelles formes d’aliénation, quelque chose en nous demeure profondément ancré à certaines valeurs chrétiennes ; en dépit du contexte idéologique, elles continuent de faire sens. Certaines fois même, elles sont toujours à l’œuvre mais on les a grimées d’autres visages. Rêvons un peu. Peut-être qu’en devenant plus discrètes, elles finiront par passer de normes sociales officielles à une forme de résistance invisible à l’invasion complète de certains paradigmes modernes creux de sens et sans lendemain…

Ce long détour et toutes ces réflexions faites sur le double éclairage de la poésie morale, nous allons recroiser quelques-unes de ses valeurs chrétiennes médiévales, dans l’étude qui suit. Nous y serons en bonne compagnie, celle d’Eustache Deschamps. Chrétien ou non, à vous de décider si cette poésie vous parle et en quoi.

E. Deschamps, l’honnête homme et la vérité

Un Chant royal de Eustache Deschamps illustré avec enluminure

Nous voilà donc reparti pour le XIVe siècle pour découvrir une nouvelle poésie morale d’Eustache Deschamps. Si cet auteur médiéval s’est distingué par son œuvre conséquente, entre tous ses thèmes de prédilection, il a aussi copieusement souligné les travers de ses contemporains, en relation avec les valeurs chrétiennes de son temps. La poésie du jour s’inscrit dans cette veine. Avec pour titre «Que nulz prodoms ne doit taire le voir» (nul homme honnête et instruit ne doit taire la vérité), il s’agit d’une de ses ballades de moralité.

Dès l’introduction de cette poésie, Eustache nous confiera que sa liberté de ton et ses jugements critiques à l’égard de ses contemporains lui ont été souvent reprochés ; c’est même pour prendre le contrepied de cela qu’il rédigera sa ballade. Tout au long de son plaidoyer, il fustigera les faux, les cupides, les avides, les menteurs tout autant que les tièdes, les passifs et les lâches. Au final, le coupable sera désigné : ce monde autour, avec son obsession des richesses ne fait qu’encourager les déviances et la lâcheté ambiante. Tout est perverti, on ne juge même plus les malfaiteurs. Les valeurs chrétiennes sont en recul. Qui reste encore debout pour défendre la (leur) vérité ? Pour Eustache, voilà une raison de plus pour ne pas se soustraire. Contre la déliquescence du monde, il fait l’éloge d’une forme quotidienne de résistance par le dire. Pas de politiquement correct, ni d’auto-censure ici. Le devoir est celui du courage et de la franchise. Le poète l’affirme haut et fort : aucun prud’homme véritable (l’homme probe et sage authentique) ne saurait éviter de dire le vrai, ni de monter au créneau pour défendre les valeurs justes. Être couard n’est pas une option. Se taire c’est se faire complice de cette déroute généralisée.

Les héros et conquérants du passé

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Sur la fin de sa ballade, l’auteur nous gratifiera encore d’une allusion aux héros du passé — conquérants, chevaliers ou croisés — qui avaient, selon notre auteur, les valeurs et la conviction bien plus chevillées au cœur que ses contemporains. Nous sommes au XIVe siècle ou peut-être au début du XVe. Pourtant, on constate bien, ici encore, combien de nombreux auteurs des Moyen Âge central et tardif n’ont eu de cesse de poursuivre une chevalerie ou un temps des héros (antiques, chevaleresques, « charlemanesques », arthuriens) révolus et qui n’en finit pas de glisser, pour sembler, toujours, n’appartenir au passé. Tout se passe comme si, en un temps qui est encore celui de la chevalerie, celle-ci n’est jamais tout à fait digne de son ancêtre mythique, passée ou fantasmée. Elle ne semble, en tout cas, la rejoindre que très rarement avec de grands hommes reconnus de leur temps (Duguesclin, Bayard, etc…).

Pour boucler la boucle sur l’effet de résonnance, on notera d’ailleurs que cette nostalgie d’une certaine chevalerie, ses valeurs et ses héros perdus — chose que Cervantes, au XVIIe s, finira par définitivement entériner, à sa manière et non sans tendresse, avec son Don Quichotte — est encore, assez fréquemment, évoquée à notre époque. Nous ne parlons pas ici que de certains passionnés de Moyen Âge ou de Béhourd qui s’y réfèrent encore avec les yeux pleins de rêves. De nos jours, quand on se réfère à la détermination, la combativité, au panache ou encore à certaines formes d’abnégation, la référence à l’idéal et au courage chevaleresque médiéval ne manque pas d’être citée. On n’a même pu l’entendre évoquée, parfois, pour pointer du doigt la faiblesse, la passivité de l’homme moderne, à 500 ans du chant royal d’Eustache et de la même façon qu’il y avait fustigé ses contemporains.

Sources manuscrites et modernes

Du point vue des sources, on pourra retrouver cette poésie d’Eustache Deschamps dans le très complet Français 840. Ce manuscrit médiéval, conservé au Département de la BnF, contient l’ensemble de l’œuvre de l’auteur. Pour la graphie moderne de ce texte, nous avons utilisé le tome III des Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps,  par le  Marquis de Queux de Saint-Hilaire (1878).

Enfin, pour la compréhension de cette pièce du moyen français au français actuel, nous avons opté pour les clefs de vocabulaire plutôt qu’une traduction ou une adaptation.


« Que nulz prodoms ne doit taire le voir« 
dans le moyen français du Moyen Âge tardif

Aucuns dient que je suis trop hardis
Et que je parle un pou trop largement
En reprouvant les vices par mes dis
Et ceuls qui font les maulx villainement.
Mais leur grace sauve
(sauf leur respect) certainement,
Verité faiz en general scavoir
Sanz nul nommer
(sans nommer personne)
fors que generalment
Que nulz prodoms ne doit taire le voir.

L’en pugnissoit les maufaicteurs jadis
Et rendoit l’en partout vray jugement
Et Veritez qui vint de paradis
Blasmoit chascun qui ouvrait
(oeuvrait) laidement;
Par ce vivoit le monde honnestement.
Mais nul ne fait fors l’autre decevoir,
Mentir, flater dont je dy vrayement
Que nulz prodoms ne doit taire le voir.

Par pechié voy les grans acouardiz
(rendus lâches)
Et les saiges gouverner sotement,
Riches avers
(avares), larges atruandiz (et hommes généreux tombés dans la misère),
Nobles villains
(rustres), jeune gouvernement,
Avoir aux vieulx et jeunes ensement
(pareillement)
D’eulx presumer car trop cuident
(pensent) valoir.
Se j’en parle c’est pour enseignement
Que nulz prodoms ne doit taire le voir.

Les mauvès sont blasmez par leurs mesdis
En l’escripture et ou viel testament
Et pour leurs maulx les dampnent touz edis
Que l’en souloit
(avait l’habitude de) garder estroictement.
Mais aujourd’ hui verité taist et ment;
Ce monde cy qui ne quiert
(cherche) que l’avoir (les possessions).
Coupable en est qui telz maulx ne reprant
Que nulz prodoms ne doit taire le voir.

Les bons n’orent pas les cuers effadis (mous, lâches)
Dont le renom yert pardurablement,
Qui conquirent terres, villes, pais,
Juif, Sarrazin, et crestienne gent,
Qui aux vertus furent si diligent
Que des vices ne vouldrent nulz avoir;
Blasmons les maulx, fi d’or et fi d’argent !
Que nulz prodoms ne doit taire le voir.


L’envoy

Princes, je traiz (1) en hault hardiement,
Sanz nul ferir s’entechié ne se sent
(2)
Et que sur lui laist mon carrel cheoir,
Dont il se puet garder legierement
(qu’il peut éviter facilement)
Par le fuir; et dy, en concluent.
Que nulz preudoms ne doit taire le voir.

(1) Lancer un trait de flèche
(2) Sans blesser personne, ni que que personne ne se sente attaqué ?


Du même auteur et dans l’esprit de cette ballade médiévale, voir aussi :

En vous remerciant de votre lecture.
Une très belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes

NB : les enluminures sur image d’en-tête, ainsi que celle de l’illustration représentent un pèlerin sur sa route et sa rencontre avec Convoitise. Elle sont tirées du manuscrit ms 1130 de la Bibliothèque Sainte-Geneviève de Paris : Les trois pèlerinages et le Pèlerinage de la Vie Humaine de Guillaume de Digulleville (moine et poète français du Moyen Âge central (1295-1360). Ce manuscrit de la deuxième moitié du XIVe peut être consulté en ligne ici.