Archives par mot-clé : poésie satirique

d’une chienne près de mettre bas, une fable de Marie de France

Enluminure de Marie de France

Sujet  : poésie médiévale, fable médiévale, vieux français, anglo-normand, auteur médiéval, ysopets, poétesse, poésie morale
Période : XIIe siècle, Moyen Âge central.
Titre : D’une Lisse qui vuleit chaaler
Auteur  : Marie de France    (1160-1210)
Ouvrage  :  Poésies de Marie de France, T2, B de Roquefort (1820)

Bonjour à tous,

ienvenue au Moyen Âge central et plus précisément au temps de la poétesse Marie de France. Avec un legs conséquent et une plume très prolifique, cette poétesse qui a vécu entre le XIIe siècle et les débuts du XIIIe, est considérée comme la première auteure en langue française vernaculaire. L’anglo-normand qu’elle utilise est en effet, considéré comme une forme dialectale du français d’oïl médiéval. Cette langue est alors parlée dans les cours anglaises, ainsi que du côté du duché normand.

Une fable sur l’ingratitude et la perfidie

Aujourd’hui, nous continuons donc d’explorer les écrits de Marie de France, avec une nouvelle fable. L’auteure médiévale nous entraînera du côté de l’ingratitude et d’une bonté d’âme qui se retournera cruellement contre son instigatrice. « Rien ne vaut d’ouvrir sa porte aux méchants », nous dira-t-elle, entre les lignes, suggérant que la charité a des bornes et n’exclue pas la défiance. En remontant le temps, nous verrons aussi que cette fable médiévale prend sa source au premier siècle de notre ère chez le fabuliste Phèdre. Enfin, nous ne nous priverons pas de découvrir également sa version plus tardive, mais très enlevée, sous la plume de Jean de La Fontaine.

Fable médiévale illustrée de Marie de France : "d'une lisse qui vuleit Chaaler"

D’une Lisse qui vuleit chaaler, Marie de France

D’une Leisse vus veil cunter
Qui preste esteit à chaéler ;
Mès ne sot ù gésir el deust,
È ù ses Chaiaus aveir peust.
A une autre Lisse requist
K’en sun ostisel la sufrist
Tant k’ele éust chaellei,
Mult l’en sareit, ce dist, bon grei ;

Tant l’en ad requise è proiée,
Ke od li l’ad dunc herbregiée
Puiz kant ot éu ses chéiauz
E espeudriz les ot è biauz,
Cele à kui li ostiex esteit
Suvent par ax demage aveit,
De sa maisun les rueve issir
Ne les vuleit mès cunsentir.

L’autre se prist à démenter,
E dist qu’el ne seit ù aler ;
Yvers esteit pur la freidur
Murreit de freit à grant dolur ;
Dunc li requist par caritéi
Q’el herbrejast jusqu’en estéi,
E cel ot de li grant pitié
Otréia li par amistié.

Qant le bel tens vit revenir
Adunc les rueve forz issir,
L’autre cumença à jurer
Que se jamès l’en ot parler,
Que si Chaiel la detrairunt
È forz de l’uis l’a bouterunt ;
La force est lor en la maisun,
Fors l’en unt mise sanz raisun.

Moralité

Cest essemple poez savoir,
È par meint Preudomes vooir,
Ke par bunté de sun curage
Est chaciez de sun hiretage ;
Ki felun Hume od li aquieut
Ne s’en ist mie qant il vieut.

D’un chienne qui voulait mettre bas
traduit en français actuel

D’une chienne je veux vous conter
Qui était prête à mettre bas
Mais ne savait où se poser
Ni où ses chiots donner la vie.
A une ami chienne elle pria
Qu’en son gite elle l’accepta
Le temps qu’elle put accoucher.


Elle insista tant et si bien
Que l’autre l’hébergea chez elle.
Puis, quand ses chiots furent nés,
Et élevés, tous beaux et vifs,
Celle à qui appartient le logis
Auquel ils causaient souvent des dégâts
Les prie tous de vouloir sortir ;
Elle ne veut plus qu’ils restent là.

L’autre chienne se met à gémir
Disant qu’elle ne sait où aller ;
L’hiver est là et ses froideurs
Ils y mourraient à grand douleur ;
Aussi, elle implore charité
Qu’on l’héberge jusqu’en été !
L’autre la prit en sa pitié,
Et lui céda par grand bonté.


Quand le beau temps fut revenu
L’hôte revint pour les sortir.
L’autre commença à jurer,
Que si elle l’entendait encore,
Elle jetterait ses chiens sur elle
Qui la chasseraient loin de là.
Ils règnent en maître en la maison
Ils la mirent dehors sans raison (sans aucun droit, injustement).

Moralité

Dans cet exemple bien l’on voit
De nombreux hommes instruits et sages
Qui, par la bonté de leur cœur
Sont chassés de leur propre toit ;
Celui qui accueillera félon en son logis
Ne pourra le chasser quand le cœur lui en dit.


Marie de France dans les pas de Phèdre

Dans cette fable, Marie de France marche encore dans les pas de Phèdre. Dans certains cas, on a déjà pu voir qu’elle adaptait relativement le fond, au contexte médiéval. Cette fois-ci, elle le suit la trame du fabuliste latin de matière relativement fidèle. Dans Canis Parturiens, ce dernier nous contait déjà l’histoire de cette chienne près de mettre bas et qui demande asile à une amie charitable. En abusant de son hospitalité, l’animal finira, pourtant, par s’accaparer le bien de l’autre, sans autre forme de procès.

Enluminure du livre de chasse de Gaston Febus

Chez Phèdre, la moralité de la fable se tourne vers la défiance à l’égard du félon, du méchant. « Habent insidias hominis blanditiae mali » : les caresses (flatteries) des méchants sont toujours insidieuses. Chez Marie, la morale est un peu plus orientée du côté de la victime : « le prud’homme », l’homme sage et bien éduqué qui a eu la bonté de cœur d’accueillir le félon en son logis. De manière sous-entendue, elle semble même trouver autour d’elle de nombreuses illustrations concrètes de cette morale. Difficile pourtant d’en percer les références précises, si c’est le cas. Quoiqu’il en soit, chez elle comme chez Phèdre, le fond demeure : « Fermez votre portes au méchant » et défiez-vous de leurs stratégies pour vous attendrir.

En rapprochant cette historiette du Livre de Chasse de Gaston Phébus et ses pages sur les chiens, on notera que les traitements faits à l’animal, et notamment les pages sur les chenils, suggèrent que les chiennes destinées à la reproduction et prêtes de mettre bas étaient moins livrées à elles-mêmes dans les faits que celle de la fable (voir illustration ci-dessous).

Canis Parturiens, Phèdre (fable XVIII, livre I)

Habent insidias hominis blanditiae mali;
quas ut uitemus, uersus subiecti monent.
Canis parturiens cum rogasset alteram,
ut fetum in eius tugurio deponeret,
facile impetrauit. Dein reposcenti locum
preces admouit, tempus exorans breue,
dum firmiores catulos posset ducere.
Hoc quoque consumpto flagitari ualidius
cubile coepit. ‘Si mihi et turbae meae
par’ inquit ‘esse potueris, cedam loco’.

La chienne qui met bas (traduction E Panckoucke)

Enluminure d'un chenil, livre de Chasse, Gaston Phebus, FR 616, BnF
Enluminure d’un chenil, livre de Chasse, Gaston Phebus, FR 616, BnF.

Les caresses d’un méchant cachent quelque piège : la fable suivante nous avertit de les éviter.
Une chienne, près de mettre has, pria une de ses compagnes de lui prêter sa cabane pour y faire ses petits ; elle l’obtint facilement. Peu de temps après , l’autre réclama son asile; mais notre Chienne la supplia de lui accorder encore quelque délai, jusqu’à ce que ses petits, devenus plus forts, pussent sortir avec elle. Le second terme expire, et l’autre redemande son lit avec plus d’instance. « Si tu peux être aussi forte que moi et toute ma bande -, lui dit alors la Chienne, je te céderai la place. »


Fables de Phèdre, traduction nouvelle par M Ernest Panckoucke (1834).

D’une lisse et sa compagne, Jean de La Fontaine

Cette fable sera repris, plus de quatre siècles plus tard par Jean de la Fontaine sous le titre : D’une lisse et sa compagne. Là encore, le sens et le contenu demeureront fidèles. A son habitude La Fontaine nous gratifie d’un style impeccable et d’une morale particulièrement ciselée. Difficile de ne pas résister à vous la faire découvrir, si vous ne la connaissez pas déjà.

Une Lice étant sur son terme,
Et ne sachant où mettre un fardeau si pressant,
Fait si bien qu’à la fin sa Compagne consent
De lui prêter sa hutte, où la Lice s’enferme.
Au bout de quelque temps sa Compagne revient.
La Lice lui demande encore une quinzaine.
Ses petits ne marchaient, disait-elle, qu’à peine.
Pour faire court (3), elle l’obtient.
Ce second terme échu, l’autre lui redemande
Sa maison, sa chambre, son lit.
La Lice cette fois montre les dents, et dit :
Je suis prête à sortir avec toute ma bande,
Si vous pouvez nous mettre hors.
Ses enfants étaient déjà forts.

Ce qu’on donne aux méchants, toujours on le regrette.
Pour tirer d’eux ce qu’on leur prête,
Il faut que l’on en vienne aux coups ;
Il faut plaider, il faut combattre :
Laissez-leur prendre un pied chez vous,
Ils en auront bientôt pris quatre.

En vous souhaitant une très belle  journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

NB : l’image d’en-tête, ainsi que les enluminures ayant servi aux illustrations sont tirées du manuscrit médiéval Français 616. Conservé à la BnF, cet ouvrage contient Le Livre de Chasse de Gaston Phébus de Foix Béarn suivi d’oraisons en latin et français ainsi que Les Déduits de la chasse de Gace de La Buigne. Daté des XIVe, XVe siècle ce manuscrit superbement enluminé, et très bien conservé, peut être consulté sur le site de Gallica.

1400 articles sur le moyen âge : chansons, poésies médiévales et bien plus !

Bonjour à tous,

ous le savez si vous faites partie des visiteurs réguliers du site, de temps en temps, nous faisons un point sur les contenus publiés à date. Cela permet de mieux voir le chemin parcouru mais surtout de vous donner des pistes de recherche concrètes. Nous avons, désormais passé le cap de 1400 articles mis en ligne et, au fil des années ( 5 ans déjà), moyenagepassion a pris le tour d’une encyclopédie médiévale. Si cette dernière reste relativement modeste en taille, quelques informations peuvent s’avérer grandement utiles pour une meilleure exploration du site.

Rappelons-le. En terme de ligne éditoriale, notre vocation première a toujours été de proposer une archive permettant de découvrir le Moyen Âge historique et ses productions, autant que certaines représentations plus modernes du Moyen Âge. Ces deux dernières années, si la rubrique évènementielle que nous maintenions aussi, a forcément pâti de l’annulation de nombreux fêtes et animations médiévales, nous avons poursuivi nos efforts. Nous nous sommes concentrés sur des choses moins éphémères et le Moyen Âge historique a donc gagné en taille. L’aventure a donc continué et c’est le plus important.

Archive médiévale & textes du Moyen Âge

Une des catégories les plus appréciées du site reste son archive médiévale. Elle regroupe près de 500 poésies, chansons et extraits de littérature du Moyen Âge. Les textes présentés et commentés sont, dans leur très grande majorité, traduit par nos soins. Pour chacun d’entre eux, nous indiquons également les sources historiques et manuscrites. De fait, vous trouverez référencés et présentés sur moyenagepassion près d’une centaine de manuscrits anciens et médiévaux. Quand il s’agit de chansons, nous nous efforçons de joindre également les notations musicales anciennes, ainsi qu’une interprétation par un groupe de musique spécialisé dans le répertoire du Moyen Âge.

Tout cela étant posé, voici quelques éléments pour vous aider à tirer le meilleur parti de cette archive. Nous ne notons ici que quelques aspects généraux. Pour le reste, vous pourrez toujours explorer les catégories de la navigation de gauche ou vous servir du champ de recherche. Plus de 4000 mots-clés sont aussi référencés sur le site.

Une pléthore d’auteurs médiévaux

Un total de 65 auteurs médiévaux est déjà recensé sur moyenagepassion auquel il faut ajouter une large quantité d’anonymes. Tous ces auteurs peuvent être seigneurs ou princes, simples clercs ou jongleurs, troubadours, trouvères, chroniqueurs, écrivains, philosophes, savants, poètes de cour officiels ou plus marginaux et occasionnels, …

Quant aux thèmes couverts, ils reflètent cette diversité et se concentrent principalement sur la littérature du Moyen Âge central à celle du Moyen Âge tardif, avec quelques incursions sur le haut Moyen Âge et la Renaissance : lyrique courtoise, poésies satiriques, contes moraux, poésies politiques, légendes arthuriennes, humour médiéval, fabliaux, fables mais aussi médecine, histoire ou philosophie, sciences et techniques,… En matière de provenance, tous ces textes proviennent, en grande partie, de la France médiévale (langue d’oïl, vieux français, moyen-français, occitan médiéval) mais ils ne s’y limitent pas. Nous explorons également l’Europe médiévale : Espagne, Portugal (espagnol ancien, galaïco-portugais), Italie, Angleterre jusqu’à même des destinations méditerranéennes plus lointaines.

En plus de ces auteurs d’époque, vous trouverez, sur le site, un grand nombre de personnages du Moyen Âge qui ne sont pas nécessairement des écrivains mais que les textes proposés nous conduisent à croiser et à présenter. Enfin, pour avoir une vision complète du tableau, de nombreux historiens et médiévistes des XIXe, XXe et XXIe siècles sont cités ou invités dans nos colonnes (conférences, ouvrages, publications…) et nous comptons encore quelques auteurs contemporains venus publier leurs propres articles sur le site.

Découvrir tous nos auteurs médiévaux sur ce lien

Ensembles médiévaux & musique ancienne

i vous aimez la musique ancienne, vous trouverez aussi, sur moyenagepassion, quantité de formations à découvrir et écouter (72 à date). Ces ensembles de musique médiévale, férus d’ethnomusicologie, sont présentés, dans le détail, avec leur fondateur, leur répertoire, ainsi que certaines de leurs œuvres et albums. Dans une catégorie à part, nous avons également répertorié des artistes que le Moyen Âge a plus librement inspirés (variations libres, emprunts textuels, folk,…).

Découvrir tous nos ensembles de musique ancienne et médiévale

Encore plus de contenus ?

Comme nous l’avons indiqué, les catégories et le moteur de recherche sont là pour vous aider à explorer le site au gré de vos inspirations et de vos intérêts. Mais mentionnons tout de même des thèmes comme le culte marial et l’étude que nous avons entreprise des Cantigas de Santa Maria du roi Alphonse X de Castille : 25 de ces chants sont déjà commentés, traduits en français et disponibles à l’écoute. Dans un tout autre registre et si vous aviez envie de vous rafraîchir les idées, vous pouvez également consulter nos articles contre les préjugés à l’encontre du Moyen Âge ou même encore jeter un œil sur notre rubrique citations médiévales.

Pour conclure, disons un mot de notre chaîne youtube. Si elle est un peu demeurée à la traîne du site, elle s’approche désormais des 400 000 vues. Nous y passerions volontiers plus de temps mais, pour cela, il nous faudrait franchir la barre des 1000 abonnés. Ce n’est pas quelque chose sur lequel nous avons particulièrement insisté jusque là, mais sachez que vous nous aideriez grandement en vous abonnant. C’est totalement gratuit et ne requiert qu’un simple clic. Visiter la chaîne youtube de moyenagepassion.

Merci encore de votre présence et de votre lecture.

Frédéric Effe.
Pour moyenagepassion.com.
À la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

NB : l’enluminure, en-tête d’article, est tiré du manuscrit MS 9278 conservé au KBR Museum de Bruxelles (Débat de vraie noblesse, Buonaccorso de Pistoie – collection des ducs de Bourgogne). Elle représente l’écrivain, traducteur, prêtre et enlumineur Jehan Miélot (1420-1472) à son ouvrage.

Poésie médievale satirique : Le prince de georges Chastellain(2)

Enluminure Chastellain

Sujet : poésie satirique, poésie médiévale, poète belge, rondeau satirique, poésie politique, auteur médiéval, Bourgogne médiévale, Belgique médiévale.
Période : Moyen Âge tardif, XVe siècle
Auteur : Georges Chastellain (1405 – 1475)
Manuscrit médiéval : Ms 11020-33, KBR museum
Ouvrage : Oeuvres de Georges Chastellain T7, Baron Kervyn de Lettenhove. Bruxelles (1865).

Bonjour à tous,

l y a quelque temps, nous avions publié les premières strophes de la poésie satirique Le Prince de Georges Chastellain. Aujourd’hui, nous vous proposons d’en découvrir une seconde partie et, donc, la suite.

Après plus d’un siècle de débat, les experts médiévistes semblent finalement être parvenu à un accord. Cette poésie sans concession de Chastellain était, sans guère de doute, destinée à Louis XI. Les positions politiques de notre auteur à l’égard du souverain français, mais aussi ses différents écrits au sujet de Louis XI, disséminés dans sa chronique, se recoupent. Avant cela, par sa nature générique et non explicitement ciblée, cette poésie avait laissé penser, à certains érudits, qu’elle pouvait être adressée à une sorte d’archétype du mauvais prince. Tenté de le nommer Les Princes plutôt que Le prince, on n’y voyait alors l’énoncé des plus terribles travers présents chez les pires dirigeants de l’histoire, une sorte de plaidoyer moral accusatoire sur l’exercice abusif et déviant du pouvoir politique à travers le temps et les âges.

Le Prince, extrait 2, Poésie du Moyen Âge tardif illustrée avec enluminure .

Mensonges, fausses promesses, avidité, avarice, cupidité, arbitraire, orgueil, cruauté, vanité, … Il faut dire que Le Prince de Chastellain cumule tant de griefs qu’on aurait presque du mal à croire qu’elle s’adressait à un seul homme. Le poète médiéval breton Jean Meschinot en fut tant inspiré qu’il reprit même les strophes de l’auteur médiéval pour en faire les envois de ballades accusatoires et vitriolées contre Louis XI.

On le sait les deux auteurs ne furent pas les seuls à s’en prendre au roi français en son temps et même longtemps après. Au XIXe siècle, on se souvient encore du Verger du roi Louis de Théodore de Banville (repris par Georges Brassens, au XXe s). La réputation que certains chroniqueurs avaient faite au souverain et son exercice tyrannique du pouvoir était si exécrable que certains historiens plus tardif se sont sentis l’obligation de rétablir un peu d’équilibre : œuvrant à la remettre en perspective dans son contexte ou mettant encore en exergue certaines parties plus positives du règne du souverain.

Pour en revenir à cette poésie politique et engagée de Chastellain, elle a conservé toutes ses qualités satiriques, même si elle n’est pas ce que la postérité a le plus retenu de son œuvre. L’auteur du Moyen Âge tardif a, en effet, plus brillé par le reste de ses écrits et notamment sa Chronique de Bourgogne. Pour les sources manuscrites de ce texte, ainsi que des éléments biographiques sur Chastellain, nous vous renvoyons à l’article suivant : Le prince, une poésie politique et satirique de Georges Chastellain. Vous y trouverez également la première partie de cette pièce corrosive.


Le Prince (strophe IX à XVI)
dans le moyen français de G. Chastellain

Prince tendant à faulseté couverte,
Pour prendre autruy et le mener à perte,
Soubs faux engin
(ruse, tromperie) comme une beste mue,
Le vray est dû de sa sifaite attente
(de tels actes, buts)
C’est de chéoir lui-mesmes en sa tente
(jdm ? tente, tenture, tentation)
Laquelle il a par dol faite et tissue.


Prince ennemy d’autruy félicité,
De propre sang, de propre affinité,
De propre paix qui le tient en son aise,
Qu’est icelluy, fors hayneux à soy-mesmes
Et que les voix de tous hommes et femmes
Vont maudissant pour sa vie mauvaise ?

Prince qui n’a amour envers nulluy
Et qui n’aconte
(considérer) à amistié d’autruy,
Ne doit penser fors, comme nul il n’ame,
Que nul aussi ne s’avance à l’amer ;
Mais seul par soy tout seul se doit clamer,
Qui de nulluy n’a grâce fors que blasme.

Prince qui croit que grâce universelle
Tient le régnant en gloire et en haute elle ,
Saige il prétend d’attraire amour publique
Dont il fait autre et prent voye ennemye,
Soit tout certain qu’à mal ne fauldra mye
Et que son heur ne lui tourne en l’oblique.

Prince qui n’a fidélité certaine,
Là est aux bons espérance loingtaine
D’avoir grand bien qui par luy leur adviengne ;
Il promet moult et met le vel
(voile) en face,
Mais quant qu’il dit, tout n’est que vent et glace,
Tout font au mot et n’y a riens qui tiengne.

Prince qui fait soy craindre de chascun,
Force est qu’il craigne un chascun en commun
Et qu’en nulluy n’ait foy où il s’asseure;
Car comme il fait le pourquoy à tout homme
Que chascun fel et félon le renomme,
Chascun aussy lui garde telle meure.

Prince qui tout enfonse et escrutine
(1)
Et tout applique à privée rapine
En quoy cent mille ont en façon de vivre,
Que vault celuy pour royaume ou empire,
Dont nul n’amende, ains chascun en empire,
Fors que tout tourne en son sac marc
(poid d’or ou d’argent) et livre ?

Prince prodigue et large oultre mesure,
Aux bons servants fait grand honte et laidure,
Car il leur tolt ou leur tient la main close.
Aux fols il donne sans gré et sans déserte,
Laissant les bons en povreté apperte
(manifeste, ouverte)
Et sy n’en fait ni estime
(évaluation), ni glose (explication)
.

(1) Escrutiner : godefroy court, examiner, enfermer dans un coffre.

En vous souhaitant une très belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes

NB : l’image d’en tête est extraite du Manuscrit médiéval : « la Chronique des ducs de Bourgogne de Georges Chastellain », référence ms français 2689 et conservé au département des manuscrits de la BnF. On peut y voir Chastellain à gauche, son ouvrage à la main. Sur le trône, Charles le Téméraire, nouvellement nommé duc de Bourgogne, y tient le deuil de Philippe le Bon.  Pour l’illustration sur la poésie des princes, nous avons utilisé à nouveau une miniature du très beau Compost et Calendrier des Bergers ( Rés SA 3390) conservé à la Bibliothèque d’Angers. Celle du jour représente le supplice des orgueilleux en enfer.

Le prince, une poésie satirique & politique de Georges Chastellain

Sujet : poésie satirique, poésie médiévale, poète belge, rondeau satirique, poésie politique, auteur médiéval, Bourgogne médiévale, Belgique médiévale.
Période : Moyen Âge tardif, XVe siècle
Auteur : Georges Chastellain (1405 – 1475)
Manuscrit médiéval : Ms 11020-33, KBR museum
Ouvrage : Oeuvres de Georges Chastellain T7, Baron Kervyn de Lettenhove. Bruxelles (1865).

Bonjour à tous,

ous partons, aujourd’hui, en direction du Moyen Âge tardif et du XVe siècle pour y retrouver un auteur flamand très prolifique de cette période. Né sur le territoire de la Belgique actuelle, Georges Chastellain (Chastelain) est de la lignée des comtes de Flandres mais aussi des seigneurs d’Alost. Dans sa carrière, ce noble aura l’occasion d’occuper des fonctions variées à la cour de Bourgogne, et également de servir Philippe le Bon, de bien des manières (soldat, écuyer, chevalier, chancelier, …). Au long de sa carrière, l’homme aura l’occasion de voyager pour des raisons d’agreement mais aussi pour des motifs diplomatiques entre plusieurs cours dont celle de Charles VII pour finalement resté attaché à celle de Bourgogne.

Doué d’un indéniable talent de plume, on le trouvera également historiographe officiel de Philippe le Bon. Il s’essaiera alors à l’art de la Chronique, celles des ducs de Bourgogne, mais ses écrits ne s’y résumeront pas. Il léguera, en effet, en plus de sa chronique, une œuvre prolifique en vers comme en prose sur des thèmes variés : valeurs courtoises, réflexions sur la mort, sur les devoirs des puissants et des nobles, écrits plus dévots et religieux ou encore pièces plus politiques ou satiriques.

Les grands rhétoriqueurs

On rattache Georges Chastellain à l’école des Grands Rhétoriqueurs. Il est même considéré comme une de ses importantes têtes de file. Cette école du Moyen Âge tardif à la renaissance est composé d’auteurs qu’on retrouve principalement dans les grandes cours du nord de France, (Flandres, Bourgogne, Bretagne, cour de France) et qui prennent pour modèle le legs d’Alain Chartier. Parmi eux, on pourra citer Pierre Michault, Jean Meschinot, Jean Marot (père de Clément Marot), Jehan Molinet, Henri Baude, Jean Lemaire de Belges. Ces poètes sont très attachés aux figures de styles virtuoses, aux jeux de rythmes et de mots complexes et aux allégories, au risque de verser, dans certaines pièces, dans une sorte de « surinflation » stylistique au détriment du sens. Ce n’est pas le cas de la poésie du jour qui brille par son fond politique et morale.

Le prince entre les lignes de Chastellain

Poésie politique du Moyen Âge tardif de Georges Chastellain : le Prince (1)

L’extrait de l’œuvre de Georges Chastellain que nous vous proposons aujourd’hui est tiré d’un poème de 25 strophes, connu d’abord sous le nom de Les 25 princes, puis Le Prince et quelquefois encore, Les Princes. Cette pièce satirique, et notamment sa destination, ont donné l’occasion de nombreux débats d’expert depuis le XIXe siècle. S’agissait-il d’une sorte de « Miroir des Princes » inversé, comprenez une satire listant les pires défauts qu’on puisse trouver chez un prince ou un gouvernant ? Ou fallait-il plutôt y voir un pamphlet dirigé très directement contre Louis XI ? Remontons un peu l’histoire ou même l’historiographie pour examiner tout cela de plus près.

Concernant l’hypothèse d’un pamphlet contre Louis XI, elle a d’abord été admise par le plus grand nombre, y compris même par certains contemporains de Chastellain. On se souvient, en effet, que découvrant ses vers, Jean Meschinot en reprendra directement chaque couplet pour en faire les envois de ballades sans équivoque, contre Louis XI. Dans la foulée, les médiévistes suivront et s’accorderont pour voir derrière ces 25 princes, une seule et même personne, et donc, un portrait vitriolé de Louis XI. C’est Arthur Piaget, qui, au début du XXe siècle, viendra, le premier, contredire cette hypothèse. Selon lui, les dates ne collent pas et au moment de la composition de cette pièce, Louis XI n’était pas encore roi. Précisons que Piaget obtient cette datation par pure déduction en extrapolant le contenu et en tentant de le rapprocher d’une certain contexte historique. Rien ne permet, en effet, d’établir la date de composition de cette pièce avec certitude, sans quoi il n’y aurait pas débat. Selon Piaget, on s’est trompé jusque là. Si le fond de la poésie reste satirique et politique, il s’agissait simplement pour Chastellain de faire le portrait des pires travers princiers, à travers le temps, et non pas de viser un homme de pouvoir en particulier.

Le débat ne s’est pourtant pas arrêté là. Il faut dire que le contexte historique médiéval s’y prêtait. Louis XI allait se trouver en opposition forte à la Bourgogne. Chastellain était un fidèle serviteur du duché et les Ballades satiriques de Meschinot résonnaient encore jusqu’à nous.

Glissement de la datation

Enluminure médiévale sur les péchés capitaux : la luxure
Supplice des luxurieux, Compost et Calendrier des Bergers – Bibliothèque d’Angers.

En suivant les pas de Jean-Claude Delclos (Le Prince ou Les Princes de Georges Chastellain : un poème dirigé contre Louis XI, Romania n°405, 1981), cette fois-ci, c’est à la spécialiste de lettres et de littérature médiévale Christine Martineau-Génieys de faire à nouveau basculer le pendule dans l’autre sens. Elle le fera par le truchement de son édition des Lunettes des Princes de Meschinot sortie chez Droz, en 1972. En se penchant sur l’œuvre de Chastellain, elle démontrera que les traits soulignés dans les 25 strophes de ce Prince pouvaient aisément être rapprochés de ceux que le poète médiéval avait attribué, par ailleurs à Louis XI, en différents endroits de sa chronique. Du même coup, la question de la datation de la poésie devrait être, inévitablement, reposée.

Dans son article de 1981, Jean-Claude Delclos bouclera la boucle de l’historiographie sur cette question. En reprenant les éléments et les strophes point par point, il s’efforcera de démontrer que cette datation devait largement glisser. La composition de la pièce de Chastellain était nécessairement intervenue après la prise de la couronne par Louis XI, en 1461. Contre l’année 1453, estimée par Piaget, le professeur de langue et littérature françaises du Moyen âge opposera une date ultérieure de 15 ans ; en ajoutant à la démonstration de Christine Martineau-Génieys, il était donc évident pour lui que ce Prince ne pouvait être que Louis XI :

(…) Les griefs exposés dans le poème rejoignent ceux que la Chronique adresse à Louis XI, comme si l’auteur avait voulu rassembler et condenser ce que la grande œuvre en prose présente naturellement de façon quelque peu dispersée. La pensée a pris une tournure abstraite, elle n’est pas appuyée par des exemples, mais elle n’a pas varié.(…) Écrit probablement entre avril 1465 et octobre 1468, il (le Prince) reste un témoignage de l’hostilité de Chastellain pour un roi qui lui semble renier les lois de la morale chevaleresque et conduire ses états à leur perte. » Jean-Claude Delclos (op cité)

Sources manuscrites et médiévales

Manuscrit médiéval : le prince de Georges Chastellain (Ms 11020-33)

On trouve cette poésie satirique de Georges Chastellain dans un certain nombre de manuscrits médiévaux aujourd’hui conservés dans diverses bibliothèques européennes et françaises. Ci-contre, nous vous présentons sa version dans le Ms 11020-33 de la Bibliothèque royale de Belgique (nouvellement KBR Museum). Ce volumineux manuscrit, daté du XVe siècle, comprend un nombre impressionnant de pièces en vers et en prose, issue de la France, la bourgogne et la Belgique médiévale. Georges Chastellain y côtoie, entre autres auteurs, Pierre Michault, Alain Chartier, Aimé de Montgesoie, Olivier de la Marche, Henri de Ferrieres , mais on y trouve également un grand nombre de pièces demeurées anonymes. (consulter ce manuscrit en ligne)

Pour la transcription de cette poésie en graphie moderne, nous nous appuyons sur les Œuvres de Georges Chastellain – Tome 7, par le Baron Kervyn de Lettenhove. Edition F Heussner, Bruxelles (1865).


Extrait de Les XXV Princes ou Le Prince
de Georges Chastellain

Prince menteur, flatteur en ses paroles,
Qui blandist gens et endort en frivoles,
Et rien qu’en dol et fraude n’estudie,
Ses jours seront de petite durée,
Son règne obscur, sa mort tost désirée,
Et fera fin confuse et enlaidie.

Prince inconstant, soullié de divers vices,
Mescongnoissant loyaux passés services,
Noté d’oubly, repris d’ingratitude,
Force est qu’il perde amour et grâce humaine,
Et que fortune à povre fin le maine,
Tout nud d’honneur et de béatitude.

Prince entachié du couvert feu d’envye
Sur autruy gloire et exaltée vie
A quoi vertu et haulx faits le promeuvent,
Luy-mesme prenne en soy ceste advertence
Dieu luy prépare honteuse décadence,
Et tous ses faits ténébreux se repreuvent.

Prince lettré, entendant l’escripture,
Qui fait contraire à honneur et droiture
Dont il doit estre exemplaire et lumière,
Bien loist que Dieu du mesme le repaye,
Et que autre, après, lui fasse grief et playe
(1),
Affin qu’il sente autruy playe première.

Prince assorty de perverse mesnie,
De non léale abusant progénie
(2)
Et dont le nom tel que le fait se treuve,
Luy quel il est, en fons propre et racine,
Sans autre juge il le monstre et desine,
Car de ses
mœurs sa famille l’apreuve.

Prince aimant mieux argent et grosses sommes
Que le franc coeur et l’amour de ses hommes
Dont nulle rien n’est plus chière à l’attaindre,
S’il pert et peuple et terre et baronnage,
Quant luy propre est la cause du dommage
Et qu’ainsi veult, de quoy fait-il à plaindre ?

Prince annuyé de paix et d’union,
Usant de teste et propre opinion,
De propre sens, comme il songe et propose,
Fort est si tel en long règne prospère,
Sans faire grief au peuple et vitupère
Et à tout ce qui dessoubs lui repose.

Prince adonné à songier en malice,
Au vaisseau propre et au mesme calice
Où prétend autrui en secret faire boire,
Propre en celui, par décret de fortune,
Buvra en fin sa brassée amertume
Et ne sied pas du contraire le croire.

(1) Playe : blessure, plaie
(2) Progénie : descendance, progéniture


En vous souhaitant une très belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
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NB : l’image en tête d’article est un détail de miniature tirée du Manuscrit médiéval ms français 2689 conservé à la BnF et dont le contenu est précisément la Chronique des ducs de Bourgogne de Georges Chastellain. La scène représente Charles le Téméraire tenant le deuil de son père Philippe le Bon.  Sur la miniature, notre auteur se trouve, à gauche, tenant un ouvrage. Nous sommes en 1467 et Chastellain a déjà passé les 60 ans. Pour l’illustration sur la poésie des princes, nous avons utilisé à nouveau une miniature du Compost et Calendrier des Bergers ( Rés SA 3390) conservé à la Bibliothèque d’Angers. Celle-ci représente le supplice des luxurieux en enfer.