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Le temps qui passe et l’impermanence des choses, un rondeau de Jean Froissart

poesie_medievale_satirique_eugene_deschamps_moyen_ageSujet : poésie médiévale, rondeau
Période : moyen-âge central,  XIVe siècle
Auteur
: Jean Froissart
Titre : On doit le temps ainsi prendre qu’il vient.

poesie_monde_medieval_rondeau_jean_froissard_chroniqueur_historien_poete

Bonjour à tous,

N_lettrine_moyen_age_passionous faisons ici un petit contrepied pour rendre un peu justice  à la poésie de Jean Froissart. On s’est en effet souvent accordé à voir en cet auteur médiéval bien plus un excellent chroniqueur, voir historien, qu’un poète, Après la marguerite, voici donc un petit rondeau de lui sur le temps qui passe.


Version originale
en vieux français (très intelligible)

On doit le temps ensi prendre qu’il vient,
Toutdis ne poet durer une fortune.
Un temps se piert et puis l’autre revient.
On doit le temps ensi prendre qu’il vient.

Je me conforte a che qu’il me souvient
Que tous les mois avons nouvelle lune.
On doit le temps ensi prendre qu’il vient,
Toutdis ne poet durer une fortune.

Version adaptée
en français moderne

On doit le temps ainsi prendre qu’il vient,
Toujours ne peut durer une fortune.
Un temps se part, et puis l’autre revient.
On doit le temps ainsi prendre qu’il vient.

Je me conforte à ce qu’il me souvient
Que tous les mois avons nouvelle lune.
On doit le temps ainsi prendre qu’il vient,
Toujours ne peut durer une fortune.


Une excellente journée à tous!
Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
« A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes »

François Villon : Ballade et Oraison pour l’âme du bon maistre Jehan Cotard

poesie_medievale_francois_villon_la_requeste_poesie_satiriqueSujet : poésie médiévale, poésie satirique, et réaliste, tradition « gollardique »,
Auteur : François Villon
Titre : Ballade et « Oraison », l’âme du bon maistre Jehan Cotard
Période : moyen-âge tardif, début renaissance

Bonjour à tous,

V_lettrine_moyen_age_passion copiaoici encore une ballade de François Villon qui nous poursuit de sa belle poésie. Cette fois, nous le retrouvons  dans un texte plus « léger » où il ne nous conte pas ses propres souffrances mais nous parle avec humour d’un « supposé » feu maistre Jehan Cotard et de son goût pour la boisson.

La sortie de l'Arche de Noé et l'ivresse du patriarche, 1430 Manuscrit du maître de Bedford, 1430,
La sortie de l’Arche de Noé et l’ivresse du patriarche, 1430 Manuscrit du maître de Bedford, 1430,

Qui était  le bon maistre  Jehan Cotard ?

Sur la question de qui était ce bon maistre Jehan Cotard, on trouve les traces de deux homonymes portant ce nom là, à Paris, dans une période contemporaine de celle de Villon. Le premier est un procureur en cour d’église mais si c’est bien lui l’homme était encore vivant au moment où Villon lui dédiait ses vers. Etonnant non? Au vue de l’humour de Villon, il se peut très bien qu’il ait rédigé la ballade du vivant de son camarade de beuverie à la manière d’une farce entre amis. L’autre Jean Cotard était, quant à lui, un marchand orfèvre et bourgeois.

En réalité, il demeure difficile en réalité de savoir si ballade_villon_poesie_taverne_medieval_detail_enluminure_manuscrit_valere_maximel’homme auquel François Villon fait référence ici était l’un des deux homonymes que l’on a retrouvé grâce aux registres de la municipalité de Paris ou un autre que l’Histoire n’a pas retenu, faute de documents existants. *

(Ci-contre, détail d’une scène de Taverne, (à l’évidence arrosée jusqu’au parquet)  Manuscrit Valère Maxime, 1470)

Comme Villon semble s’être fait de nombreux amis, à l’occasion de ses études, dont une partie d’entre eux devint plus tard « de grands seigneurs et maîtres », aucune hypothèse ne peut vraiment être écartée sur l’identité de ce maître buveur. On a également avancé, en d’autres endroits, la possibilité d’un troisième Jean Cothard mais avec un H cette fois-ci, qui était inscrit comme doyen de la confrérie Saint Jacques de Paris en 1462 et 1463.  Pour être honnête, je ne sais à quel point il faut aller chercher une coquille d’orthographe dans le texte de Villon sur le nom de l’homme. Sauf erreur d’imprimerie, la rigueur de son écriture la rendrait en tout cas surprenante et de fait, à une lettre près, les recherches sur le dit Jehan Cotard pourraient sans doute nous amener assez loin.

Laissons donc le bon maître dont il est question dans cette ballade à son mystère; il reste que Villon nous le décrit comme un boit-sans-soif invétéré ce qui pourrait permettre d’inscrire cette poésie dans la tradition des chansons à boire ou même de la poésie goliardique des XIIe, XIIIe siècles qui encensait, entre autre chose, les plaisirs de la boisson et de la chair, à ceci près que la ballade du bon maistre Jehan Cotard par maistre François Villon n’est pas en latin mais en bon français du XVe siècle.

*Sources : Romaniarevue trimestrielle consacrée à l’étude des langues et des   littératures romanes (Volume 2, 1873).

Illustration d'une taverne, enluminure du manuscrit "Valerius maximus, Des faits et dits mémorables" 1470
Illustration d’une taverne, enluminure du manuscrit « Valerius maximus, Des faits et dits mémorables » 1470

Ballade et Oraison de François Villon
L’âme du bon maistre Jehan Cotard

Pere Noe, qui plantastes la vigne;
Vous aussi, Loth, qui bustes au rocher,
Par tel party qu’Amour, qui gens engigne,
De vos filles si vous feit approcher,
Pas ne le dy pour le vous reprocher,
Architriclin*, qui bien sceustes cest art,
Tous trois vous pry qu’o vous veuillez percher
L’ame du bon feu maistre Jehan Cotard!

* Loth : s’enivra dans une caverne et ses filles abusèrent de lui pour concevoir
* Architriclin :  Personne responsable de l’ordonnance du festin. allusion à l’Architriclin de l’évangile qui commanda qu’on fit servir le vin en premier aux noces de Cana.

Jadis extraict il fut de vostre ligne,
Luy qui beuvoit du meilleur et plus cher;
Et ne deust-il avoir vaillant ung pigne,*
Certes, sur tous, c’estoit un bon archer;
On ne luy sceut pot des mains arracher,
Car de bien boire oncques ne fut faitard.
Nobles seigneurs, ne souffrez empescher
L’ame du bon feu maistre Jehan Cotard!

* Pigne : traduit par peigne dans un ouvrage de 1835. ainsi que dans le glossaire de la langue d’Oil de Alphonse Bos. Pour le sens général de ces deux vers, nous proposons quelque chose comme :
« Et même s’il ne possédait pas grand chose
D’entre tous, il n’était pas du genre à lâcher sa prise. »

Comme um viellart qui chancelle et trepign
L’ay veu souvent, quand il s’alloit coucher;
Et une foys il se feit une bigne,*
Bien m’en souvient, a l’estal d’ung boucher.
Brief, on n’eust sceu en ce monde chercher
Meilleur pion, pour boire tost et tard.
Faictes entrer quand vous orrez hucher*
L’ame du bon feu maistre Jehan Cotard.

* Bigne: Bosse
*orrez hucher : entendrez frapper à la porte)

ENVOI.

Prince, il n’eust sceu jusqu’a terre cracher;
Tousjours crioyt: Haro, la gorge m’ard!
Et si ne sceut oncq sa soif estancher,
L’ame du bon feu maistre Jehan Cotard.


Aparté Georges Brassens et François Villon

En lisant encore les références à Villon entre les lignes de Brassens, voici un texte assez peu connu du chanteur contemporain du XXe siècle ayant pour titre « la légion d’Honneur ». Il est notoire que Georges Brassens refusa cette légion d’honneur quand on la lui proposa, mais il ne chanta pas cette chanson pourtant de son vivant. On doit à Maxime le Forestier de l’avoir fait connaître, à titre posthume puisque Georges Brassens ne l’enregistra  jamais de son vivant. On y trouve quelque vers en référence à ce Jehan Cotard dont Villon nous parle, que je vous livre ici:

« L’âme du bon feu maistre Jehan Cotard
Se réincarnait chez ce vieux fêtard.
Tenter de l’empêcher de boire un pot
C’était ni plus ni moins risquer sa peau.
Un soir d’intempérance, à son insu,
Il éteignit en pissotant dessus
Un simple commencement d’incendie.
On lui flanqua le mérite, pardi !
Depuis que n’est plus vierge son revers,
Il s’interdit de marcher de travers.
Car ça la fout mal d’ se rendre dans les vignes,
Dites du Seigneur, faire des faux pas
Quand on est marqué du fatal insigne.
La Légion d’honneur ça pardonne pas. »
Georges Brassens. La légion d’Honneur

Voici l’interprétation de la Légion d’Honneur
de Georges Brassens par Maxime le Forestier

Une très belle journée à tous!

Fred
Pour moyenagepassion.com
« A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes »

Ballade du tournoi d’Eustache Deschamps, poésie médiévale du XIVe siècle

chevalier_tournoi_poesie_medievale_eustache_deschamps_codex_manesseSujet : poésie médiévale, auteur, poéte, chevalier, chevalerie, tournoi, poète satirique.
Période : moyen-âge tardif, XIVe siècle
Auteur : Eustache Deschamps (1346 -1406)
Titre : Ballade. Au tournoi
Ouvrage : Poésies morales et historiques d’Eustache Deschamps, par Georges Adrien Crapelet, 1832

Bonjour à tous,

N_lettrine_moyen_age_passionous avons déjà posté, il y a quelques temps ici, un premier article sur Eustache Deschamps, dit Morel (et non l’inverse), cet auteur très particulier du XIVe siècle que l’on met volontiers en droite ligne d’un Rutebeuf et en parenté d’un François Villon pour sa verve et ses productions satiriques mais aussi, en référence à Villon, pour ses ballades, genre qu’il affectionne particulièrement et dont on lui attribue de l’avoir fait évoluer.

Même s’il fréquente de près la cour et les rois, en étant à leurs services (voir article précédent sur cet auteur), Eustache Deschamps n’hésite jamais, en effet, à s’adonner à l’art de la critique morale, religieuse ou Les tournois de chevaliers au XIII, XIVe siècle (codex Manesse, Allemagne)politique, et pour tout dire à la poésie satirique ce qui lui vaudra, d’ailleurs et à plusieurs reprises, de se faire quelques ennemis et d’essuyer quelques déboires puisqu’on cherchera à l’éloigner des couloirs du pouvoir. On y parviendra d’ailleurs pour un temps au moins; nul doute que la satire ne paye pas et ne fait jamais bon ménage avec le pouvoir. Voici ce que nous dit G.A Crapelet dans son ouvrage du XIXe siècle sur le poète :

« La hardiesse des pensées est surtout remarquable chez Eustache Deschamps et lui a valu de longues inimitiés qui lui ont fermé le chemin de la fortune et les faveurs de la cour, qu’il ne cesse pourtant de réclamer dans ses ballades pour ses longs et loyaux services. »
Citation de  Georges   Adrien  Crapelet, Opus cité

Pour ses témoignages, pour son regard acerbe et sa langue déliée, autant que pour ses apports largement reconnus sur l’art poétique et en stylistique, Eustache Deschamps reste, sans conteste, un poète et un auteur médiéval à redécouvrir. A noter que sa longévité et le fait qu’il écrivit sans relâche, lui ont permis de nous léguer un oeuvre conséquente de plus de 80 000 vers et de nombreux textes précieux sur le monde médiéval.

Ballade du tournoi, d’Eustache Deschamps
Les paroles en moyen français

Aujourd’hui, cette poésie médiévale que nous présentons de lui nous replonge dans l’ambiance des tournoi_chevalerie_monde_medieval_eustache_deschamps_poesie_balladetournois de chevaliers, avec les espoirs d’y gagner honneur, gloire et avec tout cela, d’y  conquérir le coeur de belles demoiselles. Cette ballade a été écrite pour un tournoi ayant eu lieu près de Paris, à Saint-Denis pour être plus précis, au début du mois de mai 1389 (ci-contre les tournois au XIIIe et XIVe, enluminure Codex Manesse, Allemagne, 1310-1340).

Comme on se rapproche déjà considérablement de notre français moderne, je n’ai pas annoté ou adapté ce texte qui se comprend, il me semble en tout cas, très bien.

Armes, amours, déduit, joye et plaisance,
Espoir, desir, souvenir, hardement,
Jeunesce aussi , manière et contenance ,
Humble regart trait amoureusement ,
Genz corps , joliz , parez très richement ,
Avisez bien ceste saison nouvelle ,
Ce jour de may , ceste grant feste est belle
Qui par le Roy se fait à Saint-Denys ;
A bien jouster gardez vostre querelle
Et vous serez honnorez et chéris.

Car là sera la grant biauté de France ,
Vint chevaliers, vint dames ensement,
Qui les mettront armez par ordenance
Sur la place toutes d’un parement,
Le premier jour ; et puis secondement
Vint escuiers chascun sa damoiselle ,
D’uns paremens joye se renouvelle ;
Et là feront les héraulx pluseurs cris
Aux bien joustans; tenez fort vostre selle ,
Et vous serez honnorez et chéris.

Or y perra qui bien ferra de lance ,
Et qui sera de beau gouvernement
Pour acquérir d’Amour la bienvveillance ,
Et qui durra ou harnois longuement ;
Cilz ara los, doulz regart proprement
Le monsterra; Amour, qui ne chancelle,
L’enflambera d’amoureuse estincelle.
Honneur donrra aux mieulx faisans les pris ;
Avisez tous ceste doulce nouvelle,
Et vous serez honnorez et chéris.

Envoi

Servans d’amours , regardez doulcement
Aux eschaffaux anges de paradis,
Lors jousterés fort et joyeusement ,
Et vous serez honnorez et chéris.

Codex Manesse, Manuscrit, XIVe siècle.
Codex Manesse, Manuscrit, XIVe siècle.

En vous souhaitant une belle journée à tous, mes amis, Longue vie!

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes

Au temps plein de félonie, Thibaut de Champagne

monde_medieval_troubadour_trouvere_thibaut_le_chansonnier_roi_de_navarreSujet : musique, poésie médiévale, troubadour, trouvère, sirventès, poésie satirique
Thême : croisade, amour courtois
Période : Moyen Âge central
Auteur : Thibaut IV de Champagne, Comte de Champagne, Roi de Navarre, Thibaut le chansonnier (1201-1253).
Titre : Au tans plein de félonie.
Interprète : Alla Francesca
(ci-contre Blason de Navarre)

« Thibault fut roi galant et valeureux,
Ses hauts faits et son rang n’ont rien fait pour sa gloire,
Mais il fut Chansonnier, et ses couplets heureux,
Nous ont conservé sa mémoire. »
Citation de Pierre René Auguis  (1783-1844)

Bonjour à tous,

V_lettrine_moyen_age_passion copiaoici une nouvelle chanson et poésie de Thibaut de Champagne, comte de Champagne, roi de Navarre et troubadour du XIIIe siècle, que l’on surnomme aussi Thibaut le chansonnier, et dont nous avions déjà présenté, ici, le chant de croisade. Cette fois, le  roi poète nous entraîne dans une critique sur la troubadour_satire_poesie_satirique_sirventes_monde_medieval_thibaut_le_chansonniercorruption de son temps, à la manière dont le faisaient les troubadours avec les Sirventès.

Les Sirventès (Sirvente) désignent un genre poétique dans lequel les troubadours provençaux des XIIe et XIIIe siècles critiquaient et prenaient à partie les « vices » ou les problèmes de leur temps; c’étaient donc des poésies de nature satirique, politique ou morale. A partir de la fin du XIIIe siècle, il semble que le mot ait effectué un glissement sémantique pour désigner des poésies à consonance plus religieuse de type louanges (photo ci-dessus, troubadour médiéval jouant de la vièle, British Library).

cinquieme_croisade_essouflement_des_croisades_thibaut_de_champagne_troubadour_au_tans_plein_de_felonie
Cinquième croisade : les expéditions en Terre Sainte se suivent et ne se ressemblent pas.

Le roi de Navarre nous parle encore de croisades dans cette poésie,  mais d’une manière bien largement plus désabusée qu’il ne le fera plus tard dans son « chant de croisade ».  Le texte « Au temps plein de félonie » est, de fait, antérieur  au très fort et très guerrier:  « Seigneur Sachiez qui or ne s’en ira » que Thibaut de Champagne écrira, une dizaine d’années plus tard, en 1237, alors qu’il sera lui même désigné pour conduire, avec le duc de Bourgogne et Richard de Cornouailles, la sixième croisade, dite « croisade des Barons« .

Pour l’heure et au moment de cette chanson, l’amour tient le Comte de Champagne « en sa prison » et il ne veut se résoudre à partir, mais il fait aussi le constat de tant de fausseté et de corruption en observant les seigneurs et barons autour de lui qu’il ne veut les encourager à se croiser pour de mauvaises raisons et surtout dans de mauvaises dispositions. Tous ces seigneurs qui vivent dans l’abondance et loin des chemins de droiture ne pourraient-ils créer plus de nuisances en Terre Sainte et en Syrie que de bien en y allant guerroyer sans s’être amender?

La cour de l'empereur Frédérick II à Palerme, XIXe siècle, Arthur von Ramberg
La cour de l’empereur Frédérick II à Palerme, XIXe siècle, Arthur von Ramberg

Il fait également allusion à l’excommunication par le pape Grégoire IX du Saint Empereur Germanique Frédéric II, Frédéric de Hohenstaufen, Roi de Germanie, de Sicile et Roi de Jérusalem. La papauté perdant patience et refusant d’entendre les raisons politiques pour lesquelles Frédéric II n’en finissait pas de différer son départ, prit cette décision à son encontre en 1227. Il faut dire qu’en plus de montrer des velléités de conquête sur le territoire italien, au moment où le pape Grégoire IX  pris cette décision, l’Empereur avait pris la croix plus de dix ans auparavant, sans qu’aucune expédition n’ait été montée. On appelle d’ailleurs cette période « la fausse croisade » et le pape Grégoire IX dut d’ailleurs lancer un nouvel appel pour que la sixième croisade soit effectivement engagée. Quoiqu’il en soit, au moment de rédiger ce texte, la décision d’excommunier Frédéric II est, à l’évidence, loin de rallier l’approbation de Thibaut de Champagne.

thibaut_le_chansonnier_troubadour_trouvere_roi_de_navarre_comte_de_champagneOutre le contexte sur le territoire et cet amour qui le retient, il y a, peut-être, à travers cette tiédeur qu’il semble montrer à se croiser un sens critique que l’on commençait alors à tirer à l’égard de certaines croisades? L’enthousiasme des premières expéditions en Orient étant désormais loin derrière, peut-être les échecs de la cinquième croisade (concile du Latran, 1215) pèsent-ils encore sur l’état d’esprit du roi troubadour? Au fond, ce n’est pas que Thibaut de Champagne s’y oppose en tous points, mais il ne semble que trouver des raisons de ne pas s’y résoudre.  Il reste difficile pourtant de l’affirmer totalement pour une raison simple: quand on écume les différentes traductions du XIXe au XXe siècle de ce texte, on s’y perd quelquefois un peu. Les traductions vont du poète qui enjoint les autres à s’amender pour pouvoir partir, à celles qui penchent plus nettement du côté d’une claire démotivation de sa part même si ce sont tout de même ces dernières interprétations qui l’emportent. Quoiqu’il en soit et comme nous l’avons dit plus haut, au moment où il sera directement appelé pour la croisade des barons, près de dix ans plus tard, Thibaut de Champagne sera nettement plus motivé et le ton aura indubitablement changé. (portrait ci-dessus, dix ans après au temps plein de félonie, Thibaut de Champagne s’apprête à partir en croisade, portrait espagnol).


Au tans plein de félonie,
les paroles en vieux français

Au tans plein de felonie
D’envie et de traïson,
De tort et de mesprison,
Sanz bien et sans cortoisie,
Et que entre nos barons
Faisons tot le siecle empirier,
Que je voi escomenïer
Ceus qui plus offrent reson,
Lor vueil dire une chançon.

Li Roiaumes de Surie,
Nous dit, & crie à haut ton,
Se nos ne nos amendon
Por Deu, que n’i alons mie,
N’i ferions se mal non :
Dex aime fin cuer droiturier
De tel gent se veut aidier
Cil essauceront son nom,
Et conquerront sa maison

Encor aim mielz toute voie
Demorer ou saint païs
Que aler povres, chaitis
La ou ja solas n’auroie.
Phelipe, on doit paradis
Conquerre par mesaise avoir,
Que vos n’i troverez ja, voir,
Bon estre, ne jeux, ne ris,
Que vos aviëz apris.

Amors a coru en proie
Et si m’en meine tot pris
En l’ostel, ce m’est avis,
Dont ja issir ne querroie,
S’il estoit a mon devis.
Dame, de cui biautez fet oir,
Je vos faz or bien a savoir,
Ja de prison n’istrai vis,
Ainz morrai loialz amis.

Dame, moi couvient remaindre,
De vos ne me quier partir.
De vos amer et servir
Ne me soi onques jor faindre,
Si me vaut bien un morir
L’amor qui tant m’assaut souvent.
Ades vostre merci atent,

Que bien ne me puet venir
Se n’est par vostre plaisir.
Chançon, va moi dire Lorent
Qu’il se gart bien outree ment
De grant folie envahir,
Qu’en li auroit faus mantir.

Au Temps plein de félonie
Les paroles adaptées en Version Française.

En ce temps plein de félonie
D’envie et de trahison,
D’injustice et de méfaits,
Sans  bien et sans courtoisie,
Tandis qu’entre nous, barons,
Nous ne faisons qu’empirer les choses
Et   que je vois être  excommunier
Ceux qui se montrent les plus sensés,*
Je veux dire une chanson.
(* l’excommunication de Frédéric II)

Le Royaume de Syrie,
Nous dit & crie à voix haute,
Que sauf à nous amender
Mieux vaut ne pas se croiser
Car nous n’y ferions que du mal:
Dieux aime  les cœurs qui sont droits
C’est sur eux qu’il veut s’appuyer;
Et ceux là exhausseront son nom
Et conquerront son paradis.
(ce paragraphe a disparu d’un certain nombre de versions)

Encore vaut-il mieux que tout cela
Demeurer en son Pays
Plutôt qu’aller, pauvre et malheureux,
Là où il n’y a ni joie, ni bonheur;
Philippe*, on doit conquérir le paradis,
par les privations car vous n’y trouverez pas
bien-être, jeux et rires
Dont vous aviez pris l’habitude.
(* Philippe de Nanteuil, chevalier qui se croisa avec Thibaut de Navarre.)

L’amour a poursuivi sa proie
Et il m’emmène captif
Dans  la demeure d’où, je crois,
Je ne chercherai pas à sortir,
S’il ne dépendait que de moi.
Dame, à la  beauté si grande,
Je vous le fais bien savoir,
Je ne sortirai jamais  vivant de cette prison,
Mais j’y mourrai en ami loyal.

Dame, il me faut rester,
Car je ne puis me séparer de vous
Jamais je n’ai pu feindre
De vous aimer et vous servir.
Et pourtant, il vaut bien un « mourir »
L’amour qui si, souvent, m’assaille.
Sans cesse j’attends votre  merci
Car bien ne me peut venir
Si ce n’est par votre plaisir.

Chanson, va pour moi dire à Laurent
Qu’il se garde autant qu’il peut
D’entreprendre de grandes folies,
Car il n’y aurait là que l’œuvre d’un faux martyre.


Merci à nouveau à l’ensemble médiéval Alla Francesca pour cette belle interprétation!

Longue vie et un beau dimanche à tous!
Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes