Sujet : poésie médiévale, littérature, auteur médiéval, moyen-français, poésie , rondeau, justice, raison, poésie courte Période : Moyen Âge tardif, XIVe siècle Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406) Titre : « Eureux est homs de bon pais» Ouvrage : Œuvres complètes d’Eustache Deschamps, Tome IX, Marquis de Queux de Saint-Hilaire (1893)
Bonjour à tous,
ous revenons, aujourd’hui, au Moyen Âge tardif et à la fin du XIVe siècle, avec une poésie d’Eustache Deschamps. Cette fois-ci, pour changer un peu des nombreuses ballades que nous a léguée cet auteur médiéval, nous vous présentons un de ses rondeaux.
Dans l’édition du Marquis de Queux de Saint-Hilaire (op cité), le titre « Heureux les habitants d’un pays où règne la justice » a été donné à cette courte pièce. C’est assez explicite ; il fait bon vivre dans un pays où règne justice et raison. Pour peu qu’il possède de quoi se nourrir, un toit ou même un lopin de terre, l’homme de bien n’aura plus qu’à y couler des jours heureux, en toute tranquillité.
Faut-il ranger ce rondeau d’Eustache dans ses poésies sur le thème de l’éloge du contentement (voir Aurea Mediocritas) ? En vérité, on serait plutôt tenté d’y lire le constat ou l’appel de celui qui a connu les affres de la guerre de cent ans tout au long de sa vie. Dans de nombreuses ballades, il s’est aussi beaucoup plaint des exactions, abus et pillages menés à l’encontre des pauvres gens (ou même encore, occasionnellement, de ses propres terres). Nul doute qu’Eustache connait la grande valeur de la justice et de la raison pour la paix sociale et pour la félicité des habitants d’un pays ou d’un royaume. De ce rondeau jusqu’à l’actualité récente, l’expérience a d’ailleurs prouvé que ce minimum exigible n’est pas si facile à réunir.
Eureux est homs de bon pais
Ou il court justice et raison,
S’il a vivre, terre ou maison.
Mais qu’il ne soit de nul haït
Et face bien toute saison
Eureux est homs de bon pais !
De nul en sera envahis,
Se ce n’estoit par traison;
Car, puis qu’il ne fait desraison,
Eureux est homs de bon pais
Ou il court justice et raison,
S’il a vivre, terre ou maison.
NB : pour ce qui est de l’enluminure utilisée dans notre illustration, elle est tirée d’un livre d’heures italien daté de la fin du XVe siècle : le manuscrit médiéval MS G14 actuellement conservé à la Morgan Library de New York.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.
Sujet : musique, poésie, chanson médiévale, amour courtois, trouvère, vieux-français, langue d’oil, fine amor. Période : XIIe siècle, XIIIe, Moyen Âge central Titre :En tos tens que vente bise Auteur : Blondel de Nesle (1155 – 1202) Manuscrit : MS Français 844, Manuscrit du roi (BnF départements des manuscrits)
Bonjour à tous,
u coeur du XIIe siècle, à l’unisson des premiers trouvères, Blondel de Nesle chante la courtoisie en tout temps. Dans ce nouvel échantillon de sa poésie, il nous entraînera, en effet, loin du « renouvel » printanier, au cœur de la saison froide et sous le souffle du vent. Pour le reste : souffrance, affres du doute et douleur du rejet, un bon nombre d’ingrédients habituels de la lyrique courtoise seront au rendez-vous pour accorder l’humeur du trouvère avec ce climat hostile. On y trouvera aussi la dimension sociale ascendante qui traverse, plus souvent qu’à son tour, l’amour courtois ; le poète nous l’affirmera, la dame visée par sa flamme est de meilleure lignage et de plus haute condition que lui.
Aux sources historiques de cette chanson
Cette chanson médiévale est attribuée à Blondel de Nesle dans un certain nombre de manuscrits. Nous avons choisi de vous faire découvrir, ci-contre, la version du MS Français 844 de la Bnf, plus connu encore sous le nom de Manuscrit ou Chansonnier du Roi. Daté du XIIIe siècle, sous la plume de Lambert l’Aveugle, ce précieux témoin de la poésie et de la musique du Moyen Âge central contient près de 225 feuillets pour un large nombre d’auteurs et de chansons annotées. On y retrouve pèle-mêle troubadours et trouvères célèbres mais aussi auteurs anonymes, pour un total de près de 600 pièces.
Pour la transcription moderne de la pièce du jour, nous avons suivi la version de Prosper Tarbé dans son ouvrage Les œuvres de Blondel de Néele, collection les poètes de Champagne antérieurs au XVIe siècle ( 1862). Quant à son interprétation moderne, nous nous sommes laissés entraînés outre-manche à la découverte d’une formation exceptionnelle : les Gothic Voices. Une fois n’est pas coutume, il s’agit d’un extrait.
Un extrait de cette chanson de Blondel par l’ensemble Gothic Voices
Gothic Voices & Christopher Page
C’est en 1980, sous la houlette de Christopher Page, que s’est formé cet ensemble originaire du Royaume-Uni. Expert des musiques anciennes et du répertoire médiéval, cet instrumentiste, guitariste, universitaire et musicologue anglais n’est plus à présenter de l’autre côté de la Manche. En plus de ses nombreuses contributions musicales, sa longue carrière lui a permis de se signaler également par de nombreuses études sur l’histoire de la guitare en Angleterre (de la renaissance au XIXe siècle). On lui doit encore un nombre significatif de publications sur les instruments et la musique du Moyen Âge ; autant dire que nous sommes en présence d’un érudit, passionné de musique autant que d’ethnomusicologie.
Gothic Voices – discographie et carrière
Sous la direction de Christopher page, l’ensemble Gothic Voices a enregistré prés de 25 albums, sur une longue carrière de 40 ans. Les thèmes abordés sont d’une grande variété, avec un fort centre de gravité autour de l’Europe médiévale. La grande majorité de leurs productions couvre une période qui va des trouvères du XIIIe siècle, jusqu’au Moyen Âge tardif et au XVe siècle. On y trouvera des pièces issues du répertoire français, anglais, mais encore italien ou rhénan avec des incursions du côté de l’œuvre musicale de Hildegarde de Bingen.
Au delà de leur succès auprès du public, les contributions de Gothic Voices ont été largement saluées mais aussi récompensées par la critique. Ils ont notamment reçu des gramophones d’or pour trois de leurs albums. Côté agenda, l’ensemble est toujours actif sur la scène musicale anglaise. Vous pourrez retrouver plus d’information sur son actualité sur son site web (en anglais) au lien suivant.
Membres actuels : Catherine King (mezzo-soprano), Steven Harrold (tenor), Julian Podger (tenor), Stephen Charlesworth (bariton)
L’album : le Mariage du Ciel et de l’enfer, Motets & chansons du XIIIe siècle en France
En 1991, la formation britannique partait à la rencontre du XIIIe siècle français avec une belle sélection de chansons et de motets d’époque. « The marriage of Heaven and Hell « , sous un titre qu’on pourrait être tenté d’associer plus aux poésies de William Blake qu’au Moyen Âge central français, l’album présentait dix-sept pièces dont la grande majorité était d’origine anonyme. Entre ces dernières on trouvait la pièce du jour de Blondel, mais aussi une pièce de Colin Muset, une autre signée de la main de Gauthier d’Argies, et même encore une incursion du côté des troubadours avec la célèbre chanson « Quan vei la lauzeta mover » de Bernard de Ventadour.
Cet album, originellement sorti chez Hypérion Records a été réédité en 2007 chez Helios. On le trouve encore disponible à la vente au format CD ou MP3. Voici un lien utile pour plus d’informations à ce sujet : The of Heaven and Hell : Le Mariage du Ciel et de l’enfer
En tos tens que vente bise dans le vieux-français de Blondel de Nesle
NB :pour cette traduction (assez ardue) du vieux-français vers le français moderne, nous nous sommes appuyé sur des recherches habituelles dans les sources et les dictionnaires auxquelles il nous faut ajouter l’aide, plus que précieuse, de Yvan G Lepage et de son ouvrage : l’Oeuvre lyrique de Blondel de Nesle, sorti chez Honoré Champion en 1994.
En tos tens que vente bise, Pour cele, dont sui sorpris, Qui n’est pas de moi sorprise, Devient mes cuers noirs et bis. De fine amour l’ai requise, Qui cuer et cors m’a espris, Et s’ele n’en est esprise, Por mon grant mal la requis.
En cette saison où la bise souffle Pour celle que je désire (dont je suis épris) Et qui ne me désire pas Devient mon cœur noir et sombre. D’un loyal amour, je l’ai requise Elle qui m’a conquis tout entier (cœur et corps, corps et âme) Et si elle ne s’éprend pas de moi à son tour Je l’aurais priée pour mon plus grand malheur.
Mais la dolors me devise , Qu’à la millor me sui pris, Qu’ains fut en cest mond prise, Sé j’estoie à son devis! Tort a mes cuers, qui s’en prise (proisier, preisier) ; Car ne sui pas si eslis, S’ele eslit, qu’ele m’eslise : Trop seroie de haut pris.
Mais la douleur me souffle (deviser, diviser ou tirailler ?) Que je me serais épris de la meilleure Qui fut jamais aimée en ce monde Si j’étais soumis à sa volonté ! Tort à mon cœur, qui s’en vante Car je ne suis pas si distingué (éligible, parfait) Si elle choisit jamais, pour qu’elle me choisisse : Je serais pris de trop haut (ce serait m’élever plus que je le mérite)
Et nequedent destinée Done à la gent maint pensé. Tost i metra sa pensee, S’Amors li a destinée. Je vis ja telle dame amée D’hom de leur bas parenté, Qui miex iert emparentée, Et si l’avoit bien amé.
Et cependant la destinée Donne aux gens de quoi réfléchir Et elle aura tôt fait d’y mettre sa pensée Si l’Amour l’y a destiné. J’ai déjà vu telle dame aimer Homme de plus basse parenté (lignage) Alors qu’elle était mieux née que lui Et pourtant, elle l’avait aimé de belle façon (entièrement, courtoisement).
Por c’est droit , s’Amors m*agrée, Que mon cuer li ai doné ; Se s’amors ne m’a donée , Tant la servirai à gré. S’il plaist à la désirée, Un dols baisier a celée Aurai de li à celé , Que je tant ai désiré.
Pour cela il est juste, si l’Amour m’agrée, Que je lui ai donné mon cœur, Et si elle ne m’a donné son amour Je la servirai tant à sa guise Que, s’il plait à la désirée, Un doux baiser caché Elle me donnera en secret Que j’ai tant désiré.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com. A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.
Sujet : vaux de vire, chansons à boire, poésies satiriques, humour, vaudevire, Vire, Normandie. Période : Moyen Âge tardif, Renaissance Auteur : Jean le Houx (1550-1616), Ollivier Basselin (vers 1400-1450 ?) Sources : Vaux-de-Vire d’Olivier Basselin et Jean Le Houx, PL Jacob (1858). Les Vaudevires Olivier Basselin, Jean le Houx… et Vire, Yvon Davy, Association La Loure – Musiques et Traditions Orales de Normandie, 2017 (consulter en ligne – Lien alternatif téléchargement).
Bonjour à tous,
ans le courant du XVe siècle, en Normandie et plus précisément dans le Calvados, aurait vécu, en la cité de Vire, un poète du nom d’Olivier Basselin. Peu soucieux de chanter l’amour, l’homme aurait laissé, derrière lui, un legs fait d’odes à Bacchus et de chansons à boire, au point même d’avoir donné naissance et des lettres de noblesse à un genre local : le Vaux de Vire ou Vaudevire. Bien sûr, la Normandie ne l’avait pas attendu pour entonner ses premières chansons à boire même si certains auteurs du passé, en plus d’avoir fait de Basselin le créateur des premiers vaudevires, ont, quelquefois généralisé en cherchant à en faire le père des chansons à boire normandes.
Faits ou légendes
A partir de ce là, le médiéviste rigoureux, comme l’amateur d’histoire médiévale, s’efforceront de tout mettre au conditionnel. Dans les manuscrits du XVe siècle, contemporains de Basselin, on ne connait, en effet, aucune sources écrites de ses chansons. Ces dernières ne nous sont « parvenues » que par l’intermédiaire de Jean le Houx. Cet auteur, poète et avocat de Vire les fit éditer, près d’un siècle après la disparition supposée de Basselin. supposément après les avoir transcrites depuis la tradition orale. C’est, en tout cas, ce que l’on a pris pour argent comptant jusqu’au XVIIIe siècle et même un peu plus tard encore.
On en est revenu depuis pour plusieurs raisons que nous exposerons. L’une des premières tombe sous le sens. Plus de 65 chansons ayant traversé le temps, durant un siècle, pour survivre dans la tradition orale ? Même si l’on a admis d’emblée que Jean le Houx avait pu les arranger à sa sauce et les moderniser en terme langagier, cela parait tout de même beaucoup. Sur un tel corpus, il demeure tout de même étonnant qu’aucune pièce n’ait pu être retrouvées dans des manuscrits plus contemporains du XVe. Le Moyen Âge tardif n’est pas le XIIe siècle et un nombre conséquent de manuscrits de ce siècle nous sont parvenus. En dehors de cette absence d’écrits, d’autres raisons viennent encore s’ajouter. Nous les aborderons un peu plus loin mais intéressons-nous d’abord aux sources sur l’auteur lui-même, à défaut d’en trouver sur son oeuvre.
Sur l’existence factuelle d’un Ollivier Basselin ?
D’un point de vue factuel, il semble tout à plausible qu’un dénommé Ollivier Basselin, originaire de Vire, ait existé dans le courant du XVe siècle. La mort d’une personnage portant son nom est même évoquée dans une chanson du Manuscrit de Bayeux (fr 9346) daté de la fin de ce même siècle (consulter sur Gallica), ainsi que dans d’autres sources de la même période. Cette chanson du Ms fr 9346 apporte du crédit au fait qu’un homme du nom d’Ollivier Basselin aurait été un joyeux buveur, doté d’une certaine notoriété locale. D’après ce texte toujours l’infortuné serait tombé de la main des anglais.
Hellas Ollivier Basselin N’orron point de vos nouvelles Vous ont les Engloys mys à fin.
Vous soulliés gayement chanter Et demener joyeuse vye Et les bons compaignons hanter Par le pays de Normendye.
Jusqu’à Sainct Lo, en Cotentin, En une compaignye moult belle Oncques ne vy tel pellerin.
Les Engloys ont faict desraison Aux compaignons du Vau de Vire, Vous n’orrez plus dire chanson A ceulx qui les soulloient bien dire.
Nous priron Dieu de bon cueur fin, Et la doulce Vierge Marie, Qu’il doint aux Engloys malle fin. Dieu le Père fi les mauldye
Quelques autres sources viendront renforcer cette réputation de joyeux drille de Basselin et son goût pour la boisson. Le personnage semble même s’être taillé une telle réputation dans la tradition qu’il en est devenu un « personnage » haut en couleurs et l’archétype local du buveur. C’est en tout cas ainsi qu’on le retrouve cité dans d’autres chansons de la fin du XVe et du XVIe siècle.
Pour le reste, quelques sources supplémentaires sérieuses mentionnent un Ollivier Basselin en 1405 taxé d’une amende et encore un autre, à 55 ans de là, en 1459. Au vue des dates, ce dernier qui était Maître des œuvres du Roi n’était certainement pas le même que le premier. Quant à d’autres sources sur ce patronyme, il a effectivement existé un Moulin Basselin ou Beusselin à Vire, même si son existence n’est attestée, dans les sources, qu’au milieu du XVIe siècle.
Pour d’autres auteurs plus tardifs, Basselin aurait aussi incarné une forme de résistance normande contre les anglais, dans la période troublée de la guerre de cent ans. Selon cette hypothèse, la compagnie entourant le personnage n’aurait donc pas été qu’une compagnie de buveurs. Alors, boit- sans-soef ou héros résistant ? L’histoire locale hésitera. Pourtant, là encore, si la chanson ci-dessus clame que les anglais ont mis fin à la vie de Basselin, ce qui pourrait peut-être établir une forme d’action résistante, il n’y a pas matière, dans ces quelques vers, sauf à verser dans le lyrisme, à en faire un chef de file et un meneur. Entre flou et certitude, voilà, en tout cas, le peu d’éléments que les faits nous apportent.
Un étrange « air de famille »
Plus d’un siècle après la vie supposée de Basselin, un autre auteur et poète du nom de Jean le Houx (1551-1616) éditait donc des « vaux de vire » du légendaire buveur. Il aurait consigné par écrit de larges restes de tradition orale qui auraient permis de faire parvenir jusqu’à lui les pièces de Basselin. Encore une fois, aucune trace écrite ne subsiste au XVe de chansons ou de poésies attribuées à Basselin ; quand Le Houx édite son ouvrage, nous sommes autour de 1576. Pour comble, l’histoire joue de malchance puisque les traces de son édition originale seront égarés dans un premier temps. Il faudra même attendre près d’un siècle de plus (1660-1670), pour qu’un nouvel éditeur de vire Jean de Cesne ne republie, à son tour, les vaudevires de Jean le Houx, accompagnés de ceux prêtés à Basselin.
Comme de nombreux auteurs du Moyen Âge, c’est dans le courant du XIXe siècle que le nom de Basselin resurgira pour donner lieu à de multiples publications. Auguste Asselin, politique et homme de lettres local, sera parmi les premiers à redonner aux vaux de vire et à l’auteur, de nouvelles lettres de noblesse en publiant en 1811, un grand recueil sur le sujet. Reprenant l’ouvrage de Jean de Cesne, il prendra acte, sans véritablement avoir le moyen de l’établir, ni de le vérifier, du fait que le Houx était bien l’éditeur de l’oeuvre de Basselin. Dans un XIXe siècle, qui s’enflamme pour l’histoire de ses régions, autant que pour leurs racines médiévales, de nombreux auteurs voudront croire en cette origine ancienne du Vaudevire, et en l’authenticité des pièces attribuées à Basselin.
Pourtant, dans ce même siècle friand de débats autant que de méthodologie, certains médiévistes viendront bientôt contester la paternité réelle de ces textes. Faits maigres, sources inexistantes, on fait aussi remarquer de troublantes similitudes de style entre les vaux de vire attribués à Basselin et ceux attribués à Jean Le Houx. Dans ces contradicteurs, on retrouvera notamment Eugène de Beaurepaire, historien chartiste et normand du XIXe siècle (voir Mémoire de la société des antiquaires de Normandie), ainsi que Armand Gasté, historien et homme de lettres, originaire de Vire (1875). A partir du Manuscrit de Caen Ms 0207(photo ci-dessus et ci-contre), les deux auteurs s’évertueront à démontrer que l’ouvrage est, en réalité, le manuscrit original de Jean le Houx. Pour eux, certaines ratures ne trompent pas, il s’agit bien de l’oeuvre tâtonnante d’un auteur qui cherche son style et non point d’un copiste qui retranscrit.
Jean le Houx n’a-t-il fait que moderniser les chansons à boire de Basselin comme on l’admettait déjà depuis plusieurs siècles ? A l’évidence, son langage est proche du français moderne et n’est déjà plus le moyen français du Moyen Âge tardif. A-t-il pu les créer ex nihilo, inspiré, peut-être, par un faisceau de tradition ou une rumeur plutôt que par de véritables sources orales ? Il les a, en tout cas, modelé à ce point à sa main qu’il y a même introduit des éléments autobiographiques.
Face à tant de brouillard et malgré le peu de sources d’époque venues plaider en faveur de l’authenticité des pièces, il fallut bien pourtant que les avis demeurent partagés. La polémique continua même, jusque dans le courant du XXe siècle, selon que l’on désirait vouloir insuffler la vie à cet auteur médiéval dans l’ouvrage de Jean le Houx ou lui ôter. Entre tradition orale, sources présentes mais imprécises, bon vivant et « héros » supposé d’une résistance locale contre l’angloys, la légende, était, il faut le dire, séduisante pour qui se cherchait un passé grandiloquent ou truculent. Sous l’égide d’une histoire partiellement éprise de ses traditions locales, on pourrait presque retrouver là, un peu de l’attachement de la Provence aux grandes envolées littéraires des vitas de ces troubadours. Les faits pourtant ou leur absence ne pardonnent guerre en histoire, et dans les vides qu’ils laissent, les plus sceptiques l’emportent souvent sur les rêveurs . Croire ou ne pas croire, la question se pose quelquefois, même en Histoire. On notera du reste que, dans des sources comme wikipédia ou même pour certains éditeurs, la vie d’Olivier Basselin et son oeuvre continuent d’être présentés comme des faits actés.
De Basselin à Le Houx, dans une complicité mêlée de cousinage local qui s’est nouée d’un siècle à l’autre, on verra sans doute plus l’hommage rendu que le fait littéraire historique authentique. Il en demeure, en tout cas, un genre, qu’on nomme le Vaudevire et qui s’épanche du côté de la satire légère, de l’humour de taverne et de la chanson à boire (à consommer, pour la substance, avec modération). Il en demeure quelques pièces drôles, plus renaissantes que médiévales dans leur langage et que nous partagerons ici, de temps à autre. En voici une première , dont on notera, au passage qu’elle sonne bien plus comme un chant antimilitariste que comme un chant résistant.
La guerre et le vin
Hardy comme un Cesar, je suis à ceste guerre Où l’on combat armé d’un grand pot et d’un verre. Plus tost un coup de vin me perce et m’entre au corps, Qu’un boulet qui cruel rend les gens si tost morts.
Le cliquetis que j’aime est celui des bouteilles, Les pipes, les bereaux (broc, tonneaux ?), pleins de liqueurs vermeilles, Ce sont mes gros canons qui battent sans failler La soif, qui est le fort que je veux assaillir.
Je trouve, quant à moy, que les gens sont bien bestes Qui ne se font plus tost au vin rompre les testes, Qu’aux coups de coutelas en cherchant du renom : Que leur chaut (de chaloir), estant morts, si l’on en parle ou non ?
De trop boire frappée, une teste en reschappe ; Sent bien un peu de mal, lorsque le vent la happe, Mais, quand on a dormy, le mal s’en va soudain A ces grands coups de Mars (Dieu de la guerre), tout remède y est vain.
Il vaut bien mieux cacher son nez dans un grand verre ; Il est mieux asseuré qu’en un casque de guerre. Pour cornette ou guidon, suivre plus tost on doit, Les branches d’hiere ou d’if qui monstrent où l’on boit (1).
Il vaut mieux, près beau feu, boire la muscadelle (cidre), Qu’aller sur un rempart faire la sentinelle. J’aime mieux n’estre point en taverne en defaut Que suivre un capitaine à la bresche, à l’assaut.
Neanmoins, tout excez je n’aime et ne procure ; Je suis beuveur de nom et non pas de nature. Bon vin qui nous fais rire et hanter nos amis, Je te tiendray tousjours ce que je t’ay promis.
(1) Selon PL Jacob cela pourrait être en allusion au Buis (burus, bouchon) qui aurait désigné les tavernes ou cabarets de village
En vous souhaitant une belle journée.
Fred Pour moyenagepassion.com A la découverte du Monde médiéval sous toutes ses formes
Sujet : musique, poésie, chanson médiévale, troubadours, occitan, langue occitane, langue d’oc, amour courtois, courtoisie Période : Moyen Âge central, XIIe, XIIIe siècle Auteur : Peire Vidal (? 1150- ?1210) Titre : Mos cors s’alegr’ e s’esjau Interprètes : Gérard Zuchetto, Patrice Brient, Jacques Khoudir Album : Gérard Zuchetto chante les Troubadours des XIIe et XIIIe siècles, Vol. 1 (1988)
Bonjour à tous,
ous repartons, aujourd’hui, au pays d’oc et en Provence médiévale. Nous sommes à la fin du XIIe siècle pour y découvrir une nouvelle chanson du troubadour Peire Vidal, au sujet de ses pérégrinations. Cette fois-ci, ce n’est pas en Espagne que nous le retrouverons mais, ayant séjourné à l’ouest de Carcassonne, dans le département de l’Aude actuel et s’apprêtant à rejoindre Barral, son protecteur marseillais.
Récit d’un séjour en Languedoc
sur fond de valeurs courtoises
Au menu de cette poésie, on retrouve un Peire Vidal un peu plus « sage », ou en tout cas, un peu moins grandiloquent qu’à l’habitude, mais tout aussi désireux de défendre les valeurs de la courtoisie. Pour preuve, elles lui sont si chères que même un ennemi farouche qui en porterait le flambeau pourraient devenir pour cela un ami.
Source : le chansonnier occitan H
On peut retrouver cette pièce du troubadour occitan dans le manuscrit médiéval connu sous le nom de Chansonnier Occitan H et référencé Vatican Cod. 3207, à la bibliothèque apostolique du Vatican où il est conservé.
Avec ses 61 feuillets à l’écriture tassée, cet ouvrage, daté de la fin du XIVe siècle, contient des chansons, sirventès et pièces poétiques de troubadours du Moyen Âge central. Si vous en avez la curiosité, vous pourrez le consulter en ligne ici.
Pour la traduction de la pièce du jour, de l’Occitan vers le Français moderne, si nous continuons de nous servir de l’ouvrage de Joseph Anglade : Les poésies de Peire Vidal (1913), nous l’avons toutefois largement reprise et remaniée, en nous servant d’autres sources et dictionnaires. Pour son interprétation, voici la belle version que Gérard Zuchetto en proposait à la fin des années 80.
Mos cors s’alegr’ e s’esjau de Peire Vidal par Gérard Zuchetto
Gérard Zuchetto Chante les
Troubadours des XIIe et XIIIe siècles (vol 1)
C’est en 1988 que Gérard Zuchetto, accompagné de Patrice Brient et Jacques Khoudir, allait partir à la conquête des plus célèbres troubadours du pays d’Oc.
Avec 9 titres, ce premier volume, sorti chez Vde-Gallo, allait faire une large place à Raimon de Miraval. Cinq pièces de cet album y sont, en effet, consacrées à cet auteur médiéval. Quant aux autres titres, on en retrouve deux de Arnaud Daniel, un de Raimbaud d’Orange et enfin, la pièce du jour, tirée du répertoire de Peire Vidal. Les deux opus suivants de cette série « Gérard Zuchetto Chante les troubadours… » sortiraient quelques années plus tard, en 1992 et 1993. D’une certaine manière, ils ne feraient qu’ouvrir le bal de l’oeuvre prolifique que le musicien, chercheur et compositeur allait consacrer, par la suite, à l’art des troubadours et à la « Tròba »,
I Mos cors s’alegr’ e s’esjau Per lo gentil temps suau E pel castel de Fanjau Que -m ressembla paradis ; Qu’amors e jois s’i enclau E tot quant a pretz s’abau E domneis verais e fis.
Mon cœur est joyeux et se réjouit Pour ce temps agréable et doux Et pour le Château de Fanjeaux, Qui me semble être le paradis : Puisque amour et joie s’y enclosent Et tout ce qui sied à l’honneur (valeur, mérite), Et courtoisie sincère et parfaite (véritable).
II Non ai enemic tan brau, Si las domnas mi mentau Ni m’en ditz honor e lau, Qu’eu nol sia bos amis. Et quar mest lor non estau, Ni en autra terra vau, Planh e sospir e languis.
Je n’ai pas d’ennemi si farouche (dur, brave) Qui, s’il me parle des dames Et m’en dit honneur et louange, Ne devienne un ami loyal. Et comme je ne suis pas parmi elles Et que je vais sur d’autres terres Je me plains et soupire et languis.
III Mos bels arquiers de Laurac, De cui m’abelis e*m pac, M’a nafrat de part Galhac E son cairel el cor mis ; Et anc mais colps tan no’m plac, Qu’eu sojorne a Saissac Ab fraires et ab cozis.
Mon bel archer de Laurac, Auprès duquel j’éprouve tant de plaisir et de joie à me tenir M’a blessé du côté de Gaillac Et m’a percé le cœur de son carreau d’arbalète : Et jamais coup ne me fut si doux Puisque j’ai séjourné à Saissac Avec ses frères et ses cousins.
IV Per totz temps lais Albeges E remanh en Carcasses, Que-l cavalier son cortes E las domnas del païs. Mas Na Loba a -m si conques, Que, si m’ajut Deus ni fes, Al cor m’estan sei dous ris.
Pour toujours je quitte l’Albigeois, Et je reste dans le Carcassonnais, Puisque les chevaliers Et les dames du pays y sont courtois. De plus, Dame Louve m’a si bien conquis Qu’avec l’aide de Dieu et ma foi (si Dieu me prête soutien et foi) Je garde, dans mon cœur, ses doux rires.
V A Deu coman Monrial E-l palaitz emperial, Qu’eu m’en torn sai a’N Barral, A cui bos pretz es aclis ; E cobrar m’an Proensal, Quar nulha gens tan no val, Per que serai lor vezis.
A Dieu, je remets Montréal Et le palais impérial, Car je m’en retourne, à présent, vers Barral* Que la gloire accompagne (auquel mérites, grande valeur est acquise) ; Les provençaux me recouvriront (retrouveront) bientôt, Car nulle gens n’a tant de valeur Et pour cela je serai des leurs (littéral : leur voisin).
* Barral : Raymond Geoffrey, Vicomte de Marseille, protecteur du troubadour
En vous souhaitant une excellente journée.
Fred
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