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Le Passe-temps, vieillir au Moyen Âge selon Michault Taillevent

Sujet : poésie réaliste, littérature médiévale, poète médiéval, poète bourguignon, Bourgogne médiévale, vieillesse.
Période : Moyen Âge tardif, XVe siècle
Auteur : Michault (ou Michaut) le Caron, dit Taillevent ( 1390/1395 – 1448/1458)
Titre : Le passe-temps

Bonjour à tous,

ous vous invitons, aujourd’hui, à un nouveau voyage vers les rives du Moyen Âge tardif. Ce sera l’occasion de retrouver les beaux talents de plume de Michault le Caron dit Taillevent. Au XVe siècle, ce poète et acteur à la cour de Bourgogne laisse une œuvre plutôt fournie dans laquelle se distingue, particulièrement, son « Passe-temps ». C’est de ce joli poème de quatre-vingt huit septains dont nous poursuivrons ici l’étude. Du point de vue de la langue, nous nous situons donc dans le moyen français.

Souvent confondu avec un autre Michault – Pierre Michault, l’auteur de la Danse aux Aveugles (*) – il semble que notre poète du jour n’ait pas connu une destinée posthume à la hauteur de ses talents d’écriture. Loin de la renommée d’un Rutebeuf ou d’un Villon, le Passe-Temps de Michault le Caron a pourtant des qualités qui devrait lui réserver une belle place dans certaines anthologies de poésie médiévale de langue française. Au début du XXe siècle, Pierre Champion ne s’y est pas trompé qui lui fit une belle place dans son Histoire poétique du XVe siècle (Edition Honoré Champion, 1923).

Le passe-temps de Michault Taillevent, extrait du jour avec une gravure, (portrait de lui) daté du XVe siècle

Vieillir au Moyen Âge

Dans les courants du Moyen Âge central à tardif, les auteurs médiévaux n’ont pas manqué d’aborder le thème de la vieillesse. Peu avant Michault Taillevent et pour n’en citer qu’un, on pense notamment à Eustache Deschamps qui s’est souvent plaint de l’hiver de sa vie, quitte à se tourner quelquefois même en dérision (voir par exemple, « Pardonnez-moi car je m’en vois en Blobes » ou « Toute maladie me nuit« ). Problèmes de santé, ostracisation sociale, déboires économiques, mais encore misère psychologique, Eustache n’a pas tari de détails au moment d’exprimer les misères de l’âge.

Quelques temps après lui, le texte de Michault Taillevent résonne comme un témoignage poignant sur les outrages de l’âge mais aussi sur la nostalgie du temps passé. Vieillesse et pauvreté ne font pas bon ménage. Sous la plume de l’auteur du XVe siècle, l’infortuné tombé dans cette double condition se trouve accablé de tous les maux. La nostalgie et la misère ne suffisent pas. Il faut encore que la justice et la rumeur l’accablent en le traitant pis que larron. Solitude, difficultés, stigmatisation, la vieillesse se pose donc aussi comme l’histoire d’une marginalisation.

Un joli Passe-temps sur le fond et la forme

Bien sûr, il n’est pas question de faire de ce poème médiéval de Taillevent, un archétype de la vieillesse au Moyen Âge. D’abord, nous n’en avons pas les moyens dans le cadre de cet article et ce serait encore sans compter sur les disparités du Moyen Âge au long de ses 1000 ans d’histoire.

Ensuite, même en restant focalisé sur le XVe siècle, on imagine bien qu’un petit paysan dauphinois, un riche bourgeois des villes ou encore un abbé cistercien n’étaient pas égaux face aux vicissitudes de l’âge. Rentes et possessions, présence d’un entourage ou d’une communauté monastique, réalité de l’espérance de vie, tout cela devait atermoyer, dans certains contextes au moins, les difficultés économiques venues s’ajouter au reste (**) . Gardons nous donc de généraliser même si, en matière de lutte contre l’adversité, le cas de Taillevent est loin d’être isolé (***).

Témoignage nostalgique sur le temps qui passe, récit d’une déroute, le Passe-Temps de Michault est l’histoire d’un homme, comme on en imagine de nombreux autres au Moyen Âge. Il n’a pu mettre suffisamment de subsides de côté et il lutte pour survivre durant ses vieux jours. Socialement favorisé durant sa vie active – il a servi les plus grands princes à la cour de Bourgogne – , il n’a pourtant rien pu thésauriser et le temps lui a filé entre les doigts. A l’hiver de sa vie, l’acteur, amuseur et poète de cour devient un peu la cigale de la fable.

Sur la forme, Michault fait ici largement étal de sa virtuosité et de son aptitude à jouer sur les mots. Cependant, on aurait tort de réduire son Passe-temps à un bel exercice de style. Le rythme de ses vers, ses effets littéraires, comme ses fins de strophes en manière de proverbe n’enlèvent rien à l’émotion et l’empathie qu’il suscite. Pour cette double raison, ce texte médiéval reste incontournable de notre point de vue. Sur le plan poétique c’est une réussite, mais c’est aussi un riche témoignage sur le thème de la vieillesse et de la pauvreté au Moyen Âge tardif.

Aux sources du Passe-temps de Michault

On peut retrouver cette poésie de Michault dans un nombre important de manuscrits des XVe, XVIe siècles. Vous pouvez consulter Arlima à ce sujet. Révolution Gutenberg oblige, on retrouve également un certain nombre d’éditions imprimées de l’ouvrage.

Au vue du nombre de manuscrits et d’éditions en présence, il est indéniable que le Passe-temps de Michault a connu un beau succès en son temps. Il a également été cité en référence par d’autres auteurs d’époque, ce qui atteste encore de sa résonnance. Le site Gallica vous propose trois éditions imprimées différentes, en voici une datée du XVIe siècle.

Le Passe-Temps Michault, extrait du jour dans l'édition nouvellement imprimé, XVIe, BnF.
Le Passe-Temps Michault, édition nouvellement imprimée, BnF (consulter en ligne)

Le passe-temps Michault, extraits 4 :
« Tel pain menge on qu’on enfourna« 

Nous reprenons donc nos extraits du Passe-temps de Michault Taillevent où nous les avions laissés. Vous pourrez retrouver les extraits précédents aux liens suivants, si toutefois vous les aviez manqués :


NB : entre tournures spécifiques, vocabulaires, et faux-amis, le moyen français de Michault peut poser quelques difficultés. Aussi, nous vous donnons à l’habitude quelques clefs de traduction.

De viellesse suiz bien content.
Bien scay qu’il fault viel devenir,
Et aussi scay je bien qu’on tend
Tousjours a sa fin advenir.
Mais ou elle peut avenir.
Et ou elle point picque & mort,
Povreté est pire que mort.

(1) Mal n’est qu’en poureté, ne sourde : il n’est mal qui ne découle de pauvreté
(2) Tel pain menge on qu’on enfourna : on récolte ce qu’on sème
(3) Menton soustenu, souef nage : celui qui a un appui, navigue tranquillement
(4) Atropos, déesse grec du destin et de la destinée qui peut sceller le sort d’un homme avec son instrument tranchant.
(5) Mantel de sac n’est nul temps chappe : un manteau n’est jamais une cape.


Similitudes stylistiques et thématiques

On notera d’étonnantes similitudes de vocabulaire et même de style entre certaines strophes du jour et un Mystère daté de la fin du XIVe siècle. La pièce, un Miracle de Notre Dame mettait en scène une jeune fille prête à tout pour sauver ses parents de la misère (****). Comme on le voit, la tirade d’introduction jouée par le père de la jeune fille reprend des images et des locutions très proches des thèmes abordés, un plus tard dans le temps, par Taillevent.

Le père :
 » Mal n’est qu’en povreté ne sourde.
Povreté est pire que mort.
Fortune à mes clameurs est sourde
Dont malheur trop cruel me mort.
O mort, pourquoy prens-tu remort,
Que tou dard mes maulx si n’asourde
Sans nul resourse ne confort.
Mal n’est qu’en povreté ne sourde.
« 

Plus loin dans le même mystère, une fille de joie harangue les clients dans la rue avec une chanson qui, là encore, ne manque pas d’évoquer le thème approché par Michault mais aussi une des locutions proverbiales utilisées dans notre extrait du jour :

« Boyre fault comme on la brassé
Hée le temps passé
Ne peult revenir.
Brief le souvenir
Rent mon cœur tout mal et cassé.
« 

Coïncidence ou clin d’œil de Taillevent à cette pièce ? On sait qu’il avait en charge l’organisation des spectacles à la cour de Bourgogne. Peut-être connaissait-il ce mystère ?

Retrouver la biographie détaillée de Michault le Caron dit Taillevent ici.

En vous souhaitant une très belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.


Notes

(*) Il s’agit du Pierre Michault de la Danse des Aveugles. Voir à ce sujet l’article Pierre Michault et Michault Taillevent du médiéviste Arthur Piaget, dans Romania 71, 1889.

(**) Sur les moyens économiques au moment de la vieillesse, la présence d’un entourage et les sollicitudes des jeunes générations à l’égard des séniors, on fera ici un clin d’œil amusé au fabliau « La Housse Partie » du trouvère Bernier. On se souvient de l’histoire de ce riche bourgeois chassé par son fils ingrat et nouvellement marié et réduit à vivre dans la précarité.

(***) Pour approcher plus en détail le sujet de la vieillesse au Moyen Âge, vous pouvez valablement vous reportez aux actes du colloque : « Vieillesse et vieillissement au Moyen Âge » sortis en 2014, aux Presses universitaires de Provence.

(****) Voir Histoire du Théâtre en France : Les Mystères, Louis Petit de Julleville, Paris, Hachette, 1880 (T2 p 169) ou plus directement : Mistere d’une jeune fille laquelle se voulut habandonner a peché, par Lenita Locey et Michael Locey, Edition Droz,1976.

Une Ballade Satirique pour Réformer le Monde en Mieux

Sujet  : poésie, auteur médiéval,  moyen français, ballade médiévale, poésie morale, ballade satirique, Moyen Âge chrétien, français 840.
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle.
Auteur :  Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :  «Le contraire de quanqu’om fait»
Ouvrage  :  Poésies Morales et Historiques d’Eustache Deschamps, G A Crapelet (1832) Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps, T VIII,   Marquis de Queux de Saint-Hilaire et Gaston Raynaud (1878-1903)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous voguons à nouveau vers les rives du Moyen Âge tardif, en compagnie du poète Eustache Deschamps. Dans le courant du XIVe siècle, ce champenois de petite noblesse, officier de cour ayant servi plusieurs souverains, nous a laissé une œuvre poétique très prolifique.

Quelquefois légère et courtoise, d’autres fois plus descriptive et nourrie de détails précieux aux historiens, la poésie d’Eustache possède aussi souvent une dimension morale et critique avec laquelle l’auteur aiguillonne les princes, le pouvoir et le monde dont il est contemporain.

L’Œuvre d’Eustache Deschamps dans les livres

Au début du XIXe siècle, on doit à Georges Adrien Crapelet,  écrivain et imprimeur niçois, une première publication de poésies choisies de notre auteur médiéval. L’ouvrage sortit en 1832 sous le titre « Poésies Morales et Historiques d’Eustache Deschamps, écuyer, huissier d’armes des rois Charles V et Charles VI, châtelain de Fismes et Bailli de Senlis. »

L’angle de la sélection de Crapelet — la poésie critique et les ballades de Moralité d’Eustache — était plutôt habile. Elle permit d’attirer l’attention sur la richesse de l’œuvre d’Eustache, tout en fournissant un bel échantillon de sa plume acerbe. La voie était ouverte. Quelques décennies plus tard, le Marquis de Queux de Saint-Hilaire s’attela à la retranscription de l’ensemble de l’œuvre d’Eustache Deschamps.

Aux Sources manuscrites de l’œuvre d’Eustache

Le legs poétique et littéraire d’Eustache avait l’avantage d’être contenu dans un manuscrit médiéval extrêmement fourni, daté des débuts du XVe : le ms Français 840, actuellement conservé à la BnF. Toutefois, l’entreprise de Queux de Saint-Hilaire restait sérieuse. Le poète médiéval a, en effet, laissé plus de 1000 ballades auxquelles s’ajoutent encore des chants royaux, des rondeaux et autres pièces diverses. Il en résulta onze tomes bien fournis dont le dernier serait achevé par Gaston Raynaud au tout début du XXe siècle.

Pour conclure sur les parutions, on notera encore, vers le milieu du XIXe siècle les « œuvres Inédites d’Eustache Deschamps » en deux tomes, préfacées par l’historien et archéologue Prosper Tarbé. Enfin, durant le XXe et le XXIe siècle, le poète médiéval fera encore l’objet de diverses anthologies et études plus ciblées.

Ballade pour réformer le monde en mieux : la poésie d'Eustache Deschamps dans le manuscrit ms français 840 de la Bnf.
La ballade du jour dans le Ms Français 840 de la Bnf (à consulter sur Gallica)

Le Quatorzième siècle selon Eustache

Guerre de cent ans et champs de bataille, épidémies et pillages mais encore voyages, tournois, privilèges et misères de la petite noblesse de cour, déroute de l’âge,… Au long de ses soixante-ans de vie, Eustache semble avoir tout vécu mais, plus encore, il a écrit sur tout. Peu de choses ont donc échappé à sa sagacité dans cette deuxième moitié du XIVe siècle. Il en résulte une véritable mine d’informations pour les chercheurs et médiévistes.

Pour l’amateur de poésie comme de Moyen Âge tardif, l’œuvre dans son ensemble peut impressionner par sa taille. Elle peut même être, par endroits, indigeste, quand elle s’épanche un peu trop dans le quotidien des petites frustrations de son auteur ou certaines redites courtoises un peu ampoulées.

C’est sans nul doute le prix à payer pour une production de ce niveau d’abondance. La constance sur un tel volume est simplement impossible. En contrepartie, on peut y butiner et la feuilleter en compagnie de son auteur. La poésie d’Eustache sait se montrer incisive, touchant au but pour nous parler à travers les âges. On appréciera aussi l’intégrité de l’homme, son franc- parler et son humour. On découvrira enfin quelques recettes désuètes contre l’épidémie de peste ou d’autres plus actuelles contre les maux de cour et les abus de pouvoir. Pour le reste, on laissera aux chercheurs le soin de la classifier de manière plus méthodique et thématique. Ils ne s’en privent d’ailleurs pas.

La poésie médiévale satirique d'Eustache illustrée avec une enluminure des Chroniques des Empereurs de David Aubert (Bibliothèque de l'Arsenal Ms-5089)

La Recette du Meilleur des Mondes

La ballade médiévale du jour appartient au registre de la poésie morale d’Eustache. On la trouvait déjà chez Crapelet et elle est présente dans le Tome VIII des œuvres complètes du Marquis et de Gaston Raynaud. Caustique et grinçante, Eustache s’y adonne à l’un de ces contrepieds humoristiques dont il est friand. Rêvez-vous d’un monde meilleur ? Rien de plus simple ! Il suffit de faire exactement le contraire de tout ce que l’on fait.

Guerre, mortalité, injustice, absence de morale et de droiture, fausseté, tous les travers des contemporains du poète y passent. Point culminant de cette déroute et de ces valeurs en perdition, l’Eglise catholique et son schisme du temps des deux papes en prendra aussi pour son grade. Ce fait a le mérite de nous renseigner sur la date de rédaction de cette ballade. Elle est forcément postérieure à 1378, date de l’élection des deux papes, un qui siégeait à Rome et l’autre qui s’installa en Avignon.


Ballade pour réformer le monde en mieulx

Voulez-vous apprandre comment
Ce monde sera réformé,
Et que tout yra autrement,
Et mieux qu’il n’a long temps alé ;
Lors ne serons plus ravalé
(rabaissé) ;
Ne n’arons l’indignacion
De Dieu, ne la pugnicion,
Guerre, mortalité ne plait :
Faisons donc en conclusion
Le contraire de quanqu’om fait.

Et que fait-on présentement ?
Tous maulx, toute crudelité
(cruauté) ;
On rapine, on parjure, on ment ;
L’un à l’autre fait fausseté,
En faingnant signe d’amisté.
Tout regne est en division,
Justice fault
(de faillir), loy et raison,
Quant l’en ne pugnit nul meffait.
Faites donc en conclusion
Le contraire de quanqu’om fait.

Quel scisme a il trop longuement
En l’Eglise, c’est grant pité,
Par le mauvais gouvernement
Des suppos qui ont tous gasté !
L’un a vendu, l’autre achaté,
Les biens Dieu ; quel vendicion
(vente) !
L’orgueil de tous, l’élacion
(orgueil, exhaltation de soi-même),
Trop d’estas nous gastent ce fait.
Faisons donc en conclusion
Le contraire de quanqu’om fait.

Envoy

Prince, je tien certainement
Que paix et bon entendement
Revendront partout à souhait ;
Mais que l’en face promptement
De bon cuer, continuelment,
Le contraire de quanqu’om fait.


En vous souhaitant une belle journée
Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

NB : l’enluminure utilisée pour notre illustration est tirée des « Chroniques abrégées, ou livre traitant en brief des empereurs » (ou Chronique des Empereurs ) de David Aubert. Ce superbe manuscrit médiéval du XVe siècle provient originellement de la Bibliothèque des ducs de Bourgogne. Il est conservé à la Bibliothèque de l’Arsenal sous la référence Ms-5089.

Une poésie médiévale sur des puissants en perdition et leurs actes contre-nature

Sujet : poésie satirique, poète breton, ballade, satire, poésie politique, auteur médiéval, Bretagne médiévale, oïl, moyen français.
Période : Moyen Âge tardif, XVe siècle
Auteur : Jean Meschinot (1420 – 1491)
Titre : Pource que l’œuvre en est desnaturelle
Manuscrit médiéval : MS français 24314 BnF
Ouvrages :  poésies et œuvres de Jean MESCHINOT , édition 1493 et édition 1522.

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous repartons en direction de la Bretagne médiévale, non point celle du roman arthurien et de sa « matière de Bretaigne » mais celle, politique et satirique du poète et soldat Jehan Meschinot.

Nous sommes au cœur du XVe siècle, dans une France troublée, sous la main de Louis XI. Entre grogne du peuple et révolte des barons, un certain nombre d’auteurs et poètes d’alors gronde contre les abus de la couronne. Ce fut notamment le cas du chroniqueur flamand Georges Chastelain, officiant à la maison de Bourgogne. A la suite de ce dernier, Jehan Meschinot, lui-même au service des ducs de Bretagne, rédigea 25 ballades satiriques contre le pouvoir central français et son roi. Il se servit notamment du texte « Le Prince » de Georges Chastelain, pour lui emprunter les envois de ses poésies.

On peut retrouver ces 25 ballades médiévales sans concession de Meschinot à la fin de certaines éditions des Lunettes des Princes, ouvrage le plus célèbre de Meschinot, sur les bons usages du pouvoir politique et les exactions de ce dernier. De nature fortement critique, elles pointent donc du doigt les abus que faisait peser le règne de Louis XI sur le peuple d’alors, autant qu’elles entendent souligner la corruption et les vices du souverain. On y retrouve aussi clairement le mépris et la haine qu’inspire alors ce dernier au poète breton.

La ballade politique de Meschinot avec une enluminure du Ms français 24314 de la BnF
Une ballade de Meschinot contre une nouvelle classe de puissants bien peu vertueux

Pouvoir abusif & valeurs en chute libre

La ballade du jour apparaît comme la 22ème de la série. Cette fois, c’est la dimension contre-nature ou dénaturée du pouvoir que Meschinot met en exergue. En opposant l’héritage des bons et vertueux princes du passé, il dénonce une « valeur » des puissants et des gens de pouvoir en chute libre.

Menteurs, corrompus, convoiteux, à l’inverse de ceux qui les ont précédés, ces nouveaux seigneurs que voit œuvrer Meschinot lui apparaissent comme sans foi ni loi, ne pensant qu’à piller et guerroyer entre eux. Fats et imbus d’eux-mêmes, ils s’autoproclament « parfaits ». Pourtant pour l’auteur médiéval, le verdict est sans appel : ils ne sont même pas les ombres ou les reflets des pères de passé, mais bien plutôt des antithèses grossières et contrefaites.

Entre les lignes de cette ballade, on trouvera encore l’idée d’une classe de lourdauds, héritiers du pouvoir et qui ne recherchent que ses avantages. Pour le poète breton, cette classe s’oppose, là aussi, clairement aux vertueux anciens qui eurent à conquérir les honneurs par leurs actes et ne les possédaient pas à la naissance. Pour finir, le poète exhortera tout de même ces pâles copies de pouvoir, criblées de vices et qui n’ont de seigneurs que le nom, à se retourner en arrière, en formant l’espoir qu’ils y trouvent quelque inspiration auprès de l’exemplarité des grands du passé, Au passage, il pourra ainsi se consacrer à des choses plus agréables à écrire que ces diatribes que la médiocrité des gens de pouvoir le force à coucher sur papier.

Aux sources anciennes de cette poésie

La Ballade satirique de Meschinot 'Pource que l'oeuvre en est desnaturelle" dans le  Manuscrit médiéval MS Français 24314
La ballade satirique du jour dans le Manuscrit Français MS 24314, de la BnF

Vous pourrez retrouver cette ballade dans le manuscrit Français 24314 de la BnF. Cet ouvrage médiéval qui contient l’œuvre de Jean Meschinot est en libre consultation sur Gallica.fr. Nous concernant, pour la retranscription de la ballade du jour, nous nous sommes appuyés sur deux éditions différentes des Lunettes des princes : celle de 1522 de Nicole Vostre et une autre datée de 1493, imprimée à Nantes.

Si le sujet vous intéresse et en fouillant un peu, vous pourrez également débusquer un certain nombre d’éditions modernes contenant les Lunettes des Princes de Meschinot , suivies de ses 25 ballades contre Louis XI. Certains ouvrages ont été édités, ces dernières années, 0qui les proposent. Attention toutefois, toutes les éditions du marché ne les contiennent pas. Aussi, si vous décidez d’acquérir Les lunettes des princes assurez-vous que ces poésies de l’auteur breton s’y trouvent ; il serait dommage de passer à côté.


Pour ceux que l’œuvre en est desnaturelle
Une ballade satirique de Meschinot

NB : bien qu’en apparence assez proche du français actuel, le moyen français de Meschinot peut réserver quelques difficultés. Nous vous fournissons donc quelques clefs de vocabulaire pour mieux le saisir.

Ou sont les bons qui aultrefois vesquirent
Et qui vertus en leur beaulx jours acquirent
O dieu, fay tant qu’aulcun d’iceulx ressourde
Pour voir comment les honneurs qu’ils conquirent,
Qu’eulx n’eurent pas, dès le jour que nasquirent,
Sont a présent venus en gent beslourde
(grossiers, lourdauds).
Bien leur seroit a porter pesant fais,
Quand ils verroient les deshonnestes fais
Commis par ceulx que seigneurs on appelle,
Qui ne tiennent vérité en langage
Ne fermeté en faict : c’est cas saulvage
Pour ce que l’œuvre en est desnaturelle
(dénaturée, contre-nature).

Les prudes
(probes, sages) gens en leur temps ne s’enquirent
Fors de bonté et sagesse qu’ils quirent
(quérir)
Dont les meschans d’aujourd’hui tiennent bourde
(considèrent sottise).
Eureusement en aise se cheviren
t (s’exécuter, s’en acquitter),
Et, a la fin, plains de grans ans se virent :
Qui ne l’entend, de simplesse
(simplicité), se hourde (se pare, se drappe)
Doncques prince qui vous nommez parfaicts
Et ne voulez ensemble vivre en paix
Par union et amour fraternelle
Mais l’autruy bien voulez et l’heritage
C’est tres grant mal s’enrichir de pillage,
Pource que l’oeuvre en est desnaturelle.

A tous seigneurs je supply que se mirent
(mirer)
Aux vertueux qui, a bonté, se mirent
(mettre)
Et non a ceulx qui font la lime sourde
(ignorent sournoisement).
Leurs grans deffaulx et malice remirent
Et facent tant que plus contre eulx ne m’irent
(me mette en colère)
Dont il faille que de mon lit ne sourde
(ne me lève, sorte)
Pour escrire de leurs vices jamais
Ce me seroit ung dolent entremais
(un divertissement douloureux).
Mieux me plairoit raconter chose belle
Que d’un seigneur ou homme de parage
(de noble naissance)
Qui n’a valeur emplus ou moins qu’ung page
Pource que l’oeuvre en est desnaturelle.

Prince qui porte et soustient les maulvais
Contre les bons, l’honneur de son palais
Et en perverse et honteuse querelle
Celui conduyt un criminel ouvrage
Qui amatist
(abattre, flétrir) main noble et hault courage
Pource que l’oeuvre en est desnaturelle.


Pardon encore de ce rapprochement mais, en la relisant dans le contexte social et politique actuel troublé, cette ballade ne nous semble guère avoir vieilli. Par delà son contexte historique et comme toute bonne poésie morale, elle résonne de la trahison des puissants sur leur peuple et des exactions politiques qui, des temps les plus reculés jusqu’aux plus récents, ont porté le visage de la tyrannie, de la corruption et de l’oppression.

En vous souhaitant une belle journée.
Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

NB : en tête d’article, vous trouverez les pages du manuscrit médiéval Ms Français 24314 de la BnF, correspondant à la ballade du jour, ainsi que la belle enluminure de l’auteur qui trône au début de cet ouvrage du XVe siècle.

Découvrez toute l’actualité 2022 du poète François Villon avec Robert D Peckham

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Sujet :  bibliographie, auteur médiéval, médiévalisme, actualité, éducation, littérature médiévale.
Période : du Moyen Âge (XVe) à nos jours.
AuteurFrançois Villon (1431-1463)
Contributeur/Editeur  :   Robert Dabney Peckham,   Société François Villon, Université du Tennessee. 38e bulletin

Bonjour à tous,

yez, oyez ! Amis de François Villon, de son œuvre et de son actualité, le dernier bulletin de la Société François Villon signé de la plume de Robert D Peckham vient de paraître. Pour ceux qui auraient raté les épisodes précédents, depuis près de 4 décennies, ce professeur émérite de littérature médiévale et bibliophile américain s’est efforcé de traquer et de répertorier toutes les parutions autour du poète du XVe siècle, à travers le monde.

Robert Peckham, créateur de la Société François Villon, un érudit passionné de musique médiévale et de poésie

Si cet universitaire passionné de Moyen Âge, tout autant que de poésie et de littérature en langue française, coule désormais des jours heureux , en savourant une retraite bien méritée, il n’en est pas pour autant moins actif. Désormais, il se consacre, en effet, presque entièrement à sa passion pour les musiques anciennes et la poésie, et a déjà donné de nombreux concerts, accompagné de son autoharpe, dans le Tennessee où il est installé.

L’actualité brûlante de l’œuvre
de François Villon et sa postérité

Actualité, comics, BD et parutions modernes autour de François Villon

Quant au bulletin de la Société François Villon, Robert D Peckham continue, gracieusement, de le maintenir et comme rien n’échappe à sa sagacité, vous y débusquerez les informations les plus variées au sujet de l’actualité villonnesque, en de nombreuses langues. Il peut s’agir d’ouvrages et de livres que des experts modernes ont fait paraître, mais aussi de séminaires, de conférences, ou encore de documents et d’articles en ligne. Enfin, vous y verrez également mentionnés des performances et spectacles et tout un tas de données touchant l’iconographie culturelle et les représentations plus actuelles autour de François Villon ( comics, BD, etc..). Il s’agit là de la 38ème édition.

Une Illustration de François Villon par Jean Giraud dit Moebius. BD Ballate (1995)
Une rencontre Villon & Moebius Ballate. Ed Nuages, Milan (1995).

En bref, ce bulletin (comme le site très complet qui le sous-tend) est une invitation à découvrir l’actualité de l’un de nos plus grand poète médiéval sous toutes ses formes, des plus érudites aux plus profanes. Comme nous nous intéressons, ici, au Moyen Âge historique et littéraire autant qu’à ses manifestations plus récentes et au médiévalisme, vous comprendrez mieux en quoi cette approche peut nous séduire. Pour le reste, voila longtemps que nous n’avons rien publié sur Villon, mais nous avions trouvé bonne place dans les bulletins précédents (notamment le numéro 33 et le 35).

Vous pourrez retrouver le dernier bulletin de la société François Villon (lien alternatif de téléchargement). Il faudra encore attendre pour espérer revoir en ligne le site très complet réalisé par Robert Peckham qu’hébergeait l’Université du Tennessee à Martin. L’institution a, en effet, décidé de le fermer pour de raisons liées à des choix techniques et de maintenance. L’immense travail de compilation effectué par le biographe de Villon a pu être préservé mais il attend encore de trouver un hébergement en ligne pour reprendre vie. Quoiqu’il en soit, si vous vous intéressez à l’œuvre de Villon, aux productions qu’elle a suscitée et à son influence jusqu’à nos jours, le travail de Robert Peckham est unique et ne peut être ignoré. C’est une véritable mine que nous espérons pouvoir explorer à nouveau en ligne, dans toute sa richesse et dans un proche futur.

Voir nos articles précédents au sujet de ce Bulletin : Le travail bibliographique de R Peckham sur François ViIlonUne Belle découverte sur François Villon à la British Library.

En vous souhaitant une excellente  journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

NB : l’illustration de l’image d’en-tête est un détail de la couverture du dernier opus de Bande Dessinée que le talentueux Luigi Critone a consacré au Villon de Jean Teulé : Je, François Villon, tome 3 : Je crie à toutes gens merci, Delcourt (2016).