Sujet : poésie médiévale, morale, réaliste, ballade, médiocrité dorée, vieux français Période : moyen-âge tardif, bas moyen-âge Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406) Titre : « pour ce fait bon l’estat moien mener»
Ouvrage ; œuvres complètes d’Eustache Deschamps Vol II, Marquis de Queux de Saint-Hilaire
Bonjour à tous,
oici une autre ballade d’Eustache Deschamps sur un des thèmes qu’il affectionne particulièrement et dont nous avons déjà parlé dans un article précédent : « Aurea médiocritas » ou la « médiocrité dorée », autrement dit, au sens médiéval et en référence au poète Horace, du 1er siècle avant Jésus-Christ : l’éloge de la « voie moyenne ».
Pour le poète du moyen-âge tardif, tout en se gardant bien de l’extrême pauvreté, il est donc ici question de se défier de vouloir crouler sous les richesses et les possessions avec leurs lots de souci et même de vices (avarice, envie, etc…). Corollaire de cette vie simple, sécurité, indépendance et tranquillité d’esprit, bref autant de valeurs venant récompenser qui saura s’en contenter et aura la sagesse de « tenir ou mener le moyen ».
Faut-il, une fois de plus, voir dans cette ballade (comme on a si souvent tendance à le faire avec la poésie d’Eustache Deschamps) la marque « psychologique » d’un auteur désabusé, un peu sur le retour et qui a fait le tour de toutes les ambitions ? Il n’est pas certain que cela épuise le sujet. Dans son Automne du Moyen-âge, Johan Huizinga y lira plutôt, justement contre l’avis de Gaston Raynaud, un des grands éditeurs de Deschamps au XIXe siècle, le signe d’un déclin des temps, et même une certaine usure ou lassitude du moyen-âge tardif, face aux valeurs de la noblesse, aux valeurs courtoises et à la vie curiale. Comme il le rappellera, Eustache Deschamps n’est d’ailleurs pas le seul auteur à promouvoir cette idée. Avant lui, on trouve une forme d’éloge du retour à une vie simple, loin des fastes de la cour, au point de prendre même un tour pastoral, chez Philippe de Vitry, musicien, poète et évêque de Meaux, dans son Dit de Franc Gontier. Autour de 1400, cette idée de « mépris de la vie curiale » sera aussi promue dans le cercle des pré-humanistes français, et on la retrouvera, encore un peu plus tard, chez Jean Meschinot pour ne citer que lui.
Quoiqu’il en soit, pour revenir à des considérations plus contemporaines, cette ballade qui semble consacrer le plafonnement des ambitions pécuniaires et sociales (un certain statut social atteint tout de même), pourrait presque prendre des dehors de contre-pied pour nos esprits modernes, tant nos sociétés post-industrielles se sont si souvent complu à encenser la réussite financière à tout crin. De fait, le « moyen » y tutoie bien souvent le « passable » et la médiocrité n’y a plus grand chose de dorée, même s’il faut tout de même constater que ces valeurs ont aussi fini par trouver de sérieux détracteurs.
Pour ce fait bon l’estat moien mener dans le moyen-français d’Eustache Deschamps
Je ne requier a Dieu fors qu’il me doint En ce monde lui servir et loer, Vivre pour moy, cote entière ou pourpoint, Aucun cheval pour mon labour porter, Et que je puisse mon estat gouverner Moiennement, en grace, sanz envie, Sanz trop avoir et sanz pain demander, Car au jour d’ui est la plus seure vie.
Cilz qui trop a n’est toudis en un point, Tousjours doubte du sien perdre et gaster, Cuisançon l’art, Avarice le point, (le souci le brûle, l’avarice le pique) Et Envie lui fait le sien oster ; Qui sires* (grand seigneur) est, il a moult a penser Pour son estat et pour sa grant maisgnie* (maison) ; Pour ce fait bon l’estat moien mener, Car au jour d’ui est la plus seure vie.
Qui povres est, chascun vers lui se faint ; Grant doleur a de son pain truander* (mendier), Honte le suist. Indigence le vaint ; Impaciens veult son Dieu acuser ; Les drois civilz le veulent reprouver Que creus ne soit : ainsis povres mendie ; Dieux nous vueille vivre et robe donner. Car au jour d’ui c’est la plus seure vie.
L »ENVOY
Princes, qui veult son temps vivre et durer Moiennement doit son fait ordonner, Sanz trop vouloir avoir grant seignourie, Ne richesce, ne soufraicte porter: Le moien doit vouloir et désirer, Car au jour d’ui c’est la plus seure vie.
En vous souhaitant une belle journée.
Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com. A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.
Sujet : poésie satirique, politique, morale, poésie médiévale, biographie, portrait, poète breton. Période : moyen-âge tardif, XVe siècle Auteur : Jean (Jehan) Meschinot (1420 – 1491) Manuscrit ancien : MS français 24314 bnf Ouvrage : Les lunettes des Princes & poésies diverses.
Bonjour à tous,
ous partons aujourd’hui sur les routes de la Bretagne du moyen-âge tardif, en compagnie d’un gentilhomme, poète et homme d’armes du XVe siècle du nom de Jean (ou Jehan) Meschinot. Contemporain de François Villon et de Charles d’Orleans, cet auteur s’exerça à une poésie morale, politique et satirique aux accents, par endroits, mélancoliques ou fatalistes, qui n’est pas sans rappeler celle d’un Eustache Deschamps, quelques temps après ce dernier.
Un poète, gentilhomme et homme d’armes breton du XVe
Est-ce, comme l’avançait l’historien Johan Huizinga en citant quelques vers de Jean Meschinotdans son Automne du Moyen-âge, un signe des temps que cette désespérance du XVe siècle ? Il faut dire que le poète breton a connu aussi de son vivant quelques pertes brutales notamment du côté des seigneurs qu’il servait, auxquels il faut ajouter quelques épisodes de revers financiers et encore de notables déboires de santé.
« Misérable et très dolente vie!… La guerre avons, mortalité, famine ; Le froid, le chaud, le jour, la nuit nous mine; Puces, cirons et tant d’autre vermine Nous guerroyent. Bref, misère domine Noz meschans corps, dont le vivre est très court … « Jehan MESCHINOT (1420 – 1491)
Dans le courant de sa vie, cette désespérance prendra chez Jean Meschinot, une forme aiguë, au point même de le conduire, lors d’une période particulièrement difficile, près des rives peu chrétiennes du suicide. Il ne le commettra toutefois pas et se repentira même devant Dieu d’en avoir caresser l’idée. On pourrait être tenté d’alléguer que c’est le poète dans son errance imaginaire et non l’homme qui fut confronté à l’épreuve, mais cet auteur, à l’image d’Eustache Deschamps est fait d’un seul tenant et, si l’on ne peut écarter qu’il en rajoute parfois, comme tous les poètes ou les auteurs pour se prêter à l’exercice de la licence poétique, on peut, avec l’accord de ses biographes, avancer que cela se produisit vraiment. Même si l’idée seule peut surprendre dans le contexte d’un moyen-âge tardif encore largement imprégné de christianisme, là encore, on peut appeler à la rescousse, Johan Huizinga. Dans l’opus déjà cité, ce dernier fera, en effet, le constat, à l’appui d’autres auteurs médiévaux de la même période, que, sans aller aussi loin que de vouloir abréger eux-même leur propre vie, en appeler à la mort pour mettre fin à leur désespoir est une idée qui revient, quelquefois, dans la poésie de ce courant de XVe siècle. Tout cela étant dit, le legs poétique de Jean Meschinotva bien au delà de cette simple anecdote qui ne vaut d’être mentionnée que pour mesurer jusqu’où la mélancolie ou le désespoir ont pu aller chez lui, au moins durant un court épisode de son existence,
Pour revenir à sa biographie concrète, au cours de sa vie, le poète breton, originaire de Nantes et issu de petite noblesse, est un homme d’armes. On le retrouvera mentionné à plusieurs reprises comme écuyer ou servant dans les garnisons rapprochées de différents ducs de Bretagne : Jean V, François 1er, puis Pierre II, Arthur III. On peut notamment le retrouver cité à l’occasion de missions d’escorte périlleuses et à des moments où les ducs souhaitaient s’entourer d’une poignée d’hommes pour parer à l’éventualité de quelques embuscades, sur les routes périlleuses de la guerre de cent ans. C’est là la marque indéniable de la confiance portée à ses qualités d’armes, qualités dont il sera d’ailleurs récompensé et loué, à plusieurs reprises, comme les comptes de trésorerie du duché de Bretagne l’attestent.
Le Manuscrit fr 24314 du XVe comprend les oeuvres de Meschinot et quelques autres anonymes.
Au moyen-âge, et ceux qui connaissent un tant soit peu cette période ou qui suivent nos articles le savent bien, l’exercice de la poésie n’est pas incompatible avec les valeurs guerrières, loin s’en faut. Ainsi, la reconnaissance des valeurs militaires du gentilhomme breton se couplera, sans anicroche, avec celle de ses qualités de poète. Il voyagera, à plusieurs reprises, en compagnie des Ducs vers des cours prestigieuses, comme en 1458, où il se rendra à la cour de Charles d’Orléans et aura l’occasion d’y rencontrer maintes autres poètes. Longtemps affecté à la carrière, il sera encore gentilhomme de la Garde, sous François II de Bretagne, et c’est, à ce titre, qu’il servira encore la maison de Laval. Bien plus tard, il a alors près de 68 ans, on le retrouvera encore mentionné dans les archives, au service d’Anne de Bretagne, cette fois-ci, comme maître d’hôtel.
Du point de vue des titres, Jean Meschinot fut aussi, en tant que seigneur de Mortiers, à la tête d’un domaine rural de taille acceptable, mais les frais afférant à la gestion de ses terres, sa solde de soldat autant que les obligations de sa charge, tendent à établir assez clairement qu’il ne débordait pas de richesses. De fait, il semble aussi avoir connu quelques années moins fastes que d’autres, notamment sous François II. Il s’en plaindra d’ailleurs, à plusieurs reprises, dans quelques vers autobiographiques dont voici un exemple :
« Les jeux passez me sont bien cher vendus : J’avois apprins coucher en litz tendus, Jouer aux detz, aux cartes, à la paume; Que me vaut ce, mes cas bien entendus ? Tous mes esbatz sont pieça despendus, Et me convient reposer sur la chaulme. « Jehan Meschinot (1420 – 1491)
Rappelant très justement la précarité des poètes et écrivains du moyen-âge central à tardif et les remettant en perspective avec leur temps, un de ses biographes, Edouard L. De Kerdaniel parlera à son sujet « d’honorable médiocrité ». Se souvenant effectivement des misères d’un Villon et constatant encore qu’à l’image d’Eustache Deschamps, notre gentilhomme breton ne dépend pas de sa poésie pour vivre, on peut, sans doute, à l’exclusion de quelques épisodes difficiles qu’il connut, se ranger à ce point de vue, en comprenant même ici médiocrité dans son sens ancien et non nécessairement péjoratif : celui d’une voie qui se tient « dans la moyenne » (Voir Aurea Mediocritas).
Une poésie politique et satirique, mâtinée de désespérance
Un autre des biographes de Jean Meschinot, le plus célèbre, Arnaud de la Borderie parlera de lui comme un poète « moraliste, sévère, grondeur » et le décrira encore comme « un petit gentilhomme tout confit dans les vieilles moeurs, tout imbu du sentiment de devoirs sociaux, politiques et religieux ». Pour le dire de manière un peu moins abrupte et connotée, il demeure indéniable que le gentilhomme nantais est de la veine des poètes qui aiment user de leurs plumes pour haranguer leurs contemporains et notamment, pour ce qui concerne notre breton, les princes et les puissants et pas les moindres; une poésie satirique qui ira même jusqu’aux pamphlets politiques.
« Combien doibt-on un grant prince blasmer, Quant il se faict partout cruel nommer Et sans vouloir à bonté revenir ! Qui possède de biens toute une mer. Dont le peuple est souvent presqu’à pasmer Par pouvreté, quant le deust maintenir En seure paix, sans lui faire blessure ! C’est grand pitié, par ma foy, je vous jure, Qu’ung tel seigneur, soit d’Escoce ou Savoye, Ayt autant d’or qu’est grant le Puy de Domme, Il ne vault pas qu’on le prise une pomme, Ne que le ciel lui preste umbre ne voye. « Jehan Meschinot (1420 – 1491)
Parmi les événements politiques marquants de la vie de l’auteur, on peut assurément compter le règne de Louis XI et le conflit qui opposa ce dernier à ses vassaux en général et à la Bretagne en particulier, autant que ses ambitions de conquête et la pression fiscale qu’il y adjoint. Au temps de la Ligue du Bien Public, conflit orchestré par les grands féodaux qui se soulevèrent contre la couronne, on retrouva naturellement Meschinot du côté du duché de Bretagne et contre Louis XI. Le poète rédigea même quelques vingt-cinq ballades caustiques et politiques qui visaient de manière directe et sans laisser place au doute, le roi de France, comme put l’établir avec force exemples Arnaud de la Borderie dans sa biographie de l’intéressé. Ces ballades furent écrites en quelque sorte à deux mains puisque leurs envois provenaient de la plume d’un poète bourguignon contemporain de l’auteur nantais : Georges Chastelain.
Reconnu de ses contemporains,
oublié de l’Histoire
L’histoire littéraire a d’abord oublié Jean Meschinot, avant de s’en souvenir quelque peu, à nouveau, sans pour autant que ce dernier entre jamais tout à fait dans la postérité. Rien de comparable en tout cas à un Villon, un Charles d’Orléans ou encore un Clément Marot. Le poète médiéval breton eut pourtant, de son temps et avec son recueil le plus connu « Les lunettes des Princes », presque qu’autant de succès que le Testament de Villon ;les nombreuses rééditions de son ouvrage en attestent, plus nombreuses même de son temps que celles du Testament. Sur le talent de Meschinot, Clément Marot ne s’y trompa d’ailleurs pas et le citera même dans une poésie où il liste les meilleurs poètes français et leur province : l’épigramme à Hugues Salel.
Avec le recul du temps et sans la juger à l’aulne difficile et pour tout dire presque impitoyable parce que si élevée d’un François Villon, la poésie de Jean Meschinot reste fort agréable à lire, d’un beau style et très fluide. Il se fend même souvent de jeux de mots complexes sur ses fins de rimes qui démontrent une virtuosité qu’il serait injuste de ne pas reconnaître.
Au delà de ses qualités de plume, les valeurs de courage qu’ils livrent dans son écriture satirique et pamphlétaire, autant que le témoignage politique de son temps, sont encore de ces choses qui pourront vous le faire aimer et qui nous le font, en tout cas, apprécier. Au temps où l’on savait encore combien la poésie pouvait être une arme, le gentilhomme breton en usait comme d’une lance pour haranguer les plus grands. Les devoirs des princes, même s’ils sont désormais élus, ont-ils tellement changé ? Les valeurs de tempérance, justice, force et prudence dont Meschinot nous parlaient valent-elles encore qu’on s’y penche ? Cette mise en abîme de l’exercice du pouvoir qui résonne jusqu’à nous, à travers les siècles, rend encore sa poésie féconde et propice à la réflexion.
Des devoirs des princes
Pour ce premier article, autour de la biographie du poète médiéval, nous vous livrons encore un court extrait de ses Lunettes des Princes. Nous aurons l’occasion de revenir sur cet ouvrage qui contient aussi des éléments autobiographiques sur l’auteur mais pour en dire un mot, il nous y entretient des devoirs des princes, des puissants, des juges et même des papes. Il le fait sans grand ménagement au moment d’adresser les responsabilités qui leur incombent. autant qu’au moment d’affirmer que tous les hommes sont égaux devant Dieu et devant leurs actes. C’est un court passage de cette veine que nous partageons ici.
Par desplaisir, faim et froidure Les pouvres gens meurent souvent Et sont, tant que chaud et froid dure. Aux champs nuds soubz pluie et soubz vent; Puis ont, en leur pouvre convent*, (ménage) Nécessité qui les bat tant, Quant seigneurs se vont esbatant.
Inhumains et dommageux Qui portez nom de seigneurie, Vous prenez les pleurs d’homme à jeux ; Mais n’est pas temps que seigneur rie Quant on voit charité périe. Qui est des vertus la maistresse : Pouvres gens ont trop de destresse !
Du propre labeur de leurs mains, Qui dust tourner à leur usage. Ilz en ont petit, voire mains* (moins) Qu’il n’est mestier pour leur mesnage. Vous l’avez, malgré leur visage, (1) Souvent sans cause : Dieu le voit I Qui se damne est villain renoit*(renégat).
Combien que vous nommez villains Ceux qui vostre vie soustiennent, Le bonhomme* (paysan) n’est pas vil, — ains Ses faicts en vertu se maintiennent… Je vous nomme loups ravisseurs Ou lions, si tout dévorez !….
(1) Quelque soit le fruit de leur labeur, qui devrait leur profiter il ne leur en reste que peu et même moins, car vous leur prenez « à leur visage » autrement dit sans vous en cacher.
En vous souhaitant une très belle journée.
Frédéric EFFE.
Pour moyenagepassion.com A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.
_________________________________________________________ Sources : Un soldat-poète du XVe siècle, Jehan Meschinot, par Edouard L. De Kerdaniel (1915) Jean Meschinot Sa vie et ses oeuvres, ses satires contre Louis XI, Par Arthur de La Borderie (1896) Jean Meschinot Les Lunettes des Princes, publié et commenté par Olivier de Gourcuff (1890) Manuscrit français 24314, bnf, départements des manuscrits. Les lunettes des princes. Vingt-cinq ballades. Commémoration de la passion. Par Etienne Larcher, (1493) L’Automne du Moyen-âge Johan Huizinga (1919)
Sujet : poésie médiévale, poésie morale, réaliste, ballade, français ancien, guerre de cent ans, grandes compagnies, compagnies de routiers. Période : moyen-âge tardif, XIVe siècle. Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406) Titre : «Geline, oe, ne poucin ne chapon.» Ouvrage : Œuvres complètes d’Eustache Deschamps, par Le Maquis de Queux de Saint-Hilaire, Tome V (1887)
Bonjour à tous,
n connait les ballades poétiques et réalistes d’Eustache Deschamps sur la guerre de cent ans et ses ravages, et nous en avions notamment posté une il y a quelque temps, où il décrivait les conséquences des campagnes anglaises sur la Champagne et sur ses terres, mais nous vous proposons aujourd’hui un texte dans lequel le poète médiéval témoigne d’un fléau qui, en quelque sorte, découla de cette guerre médiévale: il s’agit, en effet, des mercenaires et même de certaines parties des armées qui, même une fois les trêves signées et les batailles finies, se tenaient encore sur le terrain des conflits.
Laissées sans solde et sans pitance, désœuvrées mais au demeurant fortement armées, ces compagnies de routiers, encore appelées les grandes compagnies, quelquefois menées par des gradés ou de hauts chefs militaires, pillaient et battaient les campagnes jusqu’à les rendre exsangues, enlevant et rançonnant aussi au passage les petits nobles. Ce sont donc de ces exactions et de ces pillages dont nous parle Eustache Deschamps dans la ballade que nous vous proposons de découvrir aujourd’hui.
Les compagnies de routiers: fléau et pillages à la traîne des batailles médiévales
Historiquement attachée aux armées anglaises qui commencèrent à les utiliser dans le courant du moyen-âge central et particulièrement au XIIe siècle, ces compagnies de mercenaires venues des quatre coins d’Europe furent bientôt sollicitées par d’autres souverains. Philippe-Auguste lui-même ne s’en priva pas et c’est d’ailleurs grâce à leur aide que ce dernier pu faire tomber Château-gaillard, la bien aimée forteresse de Richard Coeur de Lion. Plus tard, dans le courant du XIVe siècle, les troupes de mercenaires employées par les armées royales anglaises dans le cadre des batailles de la guerre de cent ans, et qui restaient stationnés sur les terres de France en temps de trêve comme en temps de paix constituèrent une véritable plaie.
Quand on ne pouvait les réengager à la faveur de nouvelles batailles, on a même tenté quelquefois de les soudoyer et les couronnes connurent, avec cette méthode qui s’avéra infructueuse, quelques déboires. Autour de 1363, Jean Le bon et Philippe le Hardi en firent les frais avec « l’archiprêtre »Arnaud de Cervole, célèbre chef des grandes compagnies d’alors. Au vu des ravages et de la ruine que ces routiers occasionnaient, une tentative de croisade a même été lancée par le pape pour les emmener batailler au loin, qui ne connaîtra guère plus de succès. On prête en général et véritablement à Charles Vd’avoir su mener des campagnes efficaces contre ces compagnies pour en venir à bout, à partir de 1365, Au passage, si le sujet vous intéresse, nous l’avions abordé dans deux vidéos consacrées au château de Bodiam puisque son propriétaire et seigneur, Edward Dalyngrigge avait été, un temps, à la solde du célèbre chef routier Robert Knolles.
Compagnies de routiers,
miniature, XIVe siècle,
BnF, département des manuscrits.
Après le XIVe siècle, la France connaîtra encore d’autres épisodes de ce type notamment au début du XVe avec les écorcheurs, à la faveur de la reprise des conflits avec l’Angleterre et de la rivalité en la maison d’Orleans de de Bourgogne. Vers la fin de ce même siècle, le problème sera partiellement résolu par l’intégration de certaines de ces bandes organisées au sein des armées royales de Louis XI,
Au XVIe siècle, François 1er aura, à nouveau, à faire avec ce même phénomène qui demeure étroitement lié – on pourrait même dire de manière endémique – au fonctionnement des guerres et des batailles médiévales, dans un contexte où les armées royales ne sont pas encore suffisantes pour faire face, ni entièrement professionnalisées. A la faveur d’un conflit, des mercenaires professionnels, mais aussi des criminels et plus généralement toute personne désireuse de gagner quelques sous et d’en découdre sont enrôlés et une fois les hostilités réglées, les financements s’arrêtent. Sur le terrain, les bandes errantes, devenues bien souvent apatrides et laissées sans solde, ne se dissolvent pas pour autant d’elles-mêmes. En réalité, elles ont même plutôt tendance à se regrouper et comme elles sont armées, elles en tirent partie. Au passage et dans une certaine mesure, ce phénomène perdure aujourd’hui dans certaines régions très conflictuelles du monde.
Ballade contre les exactions des routiers
ou « Geline, oe, ne poucin ne chapon »
Ce titre « contre les exactions des routiers » est donné par le Marquis de Saint-Hilaire (opus cité), nous lui adjoignons le refrain de la ballade originale : « Geline, oe, ne poucin ne chapon » ou « ni poule, ni oie, ni poussin, ni chapon ».
Las! il n’est mais pastour ne pastourelle Ne nul qui puist a droit garder brebis, Car li mastin ont perdu leur querelle Par le default d’avoir assez pain bis, Et les loups vont tout courre le pais, Qui n’y laissent aignel, brebis, mouton, Vache ne veel, cheval noir, blanc ne gris, Geline, oe (poule,oie) ne poucin ne chapon.
He! Dieu, que c’est dolereuse nouvelle ! Car du bestail estoit chascuns nourris; De leur laine faisoit telz sa cotelle* (robe) Qui sera nuz, povres et esbahis ; Labours faurront, et si a encor pis, Qu’estranges loups s’assemblent a bandon*, (en bandes) Qui ne lairont a nul, ce m’est advis, Geline, oe, ne poucin ne chapon.
Et j’ay veu vers la saison nouvelle Que l’en chaçoit telz loups comme ennemis Par cri royal et commission belle, Dont chascun feu paioit .ii. parisis (1) ; L’en les tuoit et pandoit on aussis. Lors paissoient sûrement li chastron* (moutons) Autrement va; plus n’arons, doulz amis, Geline, oe, ne poucin ne chapon.
(1) payait deux parisis (sous de Paris)
Telz loups rapaulx (rapaces) valent pis que gabelle : Frommaige, let, burre et oeufs sont péris, Douce crayme, le maton en foisselle (2) ; Far eulx seront après li enfant prins. Que font lévrier et li alant* (chiens) de pris? Que font veneurs, et pourquoy ne chaç’on ? S’ilz ne chacent, plus n’aront, je leur dis, Geline, oe, ne poucin ne chapon.
(2) Panier de Jonc, Maton en faisselle, Jonchée,
Noble Lion, le bestail vous appelle, Et vous devez secourre voz subgis*. (sujets) Chacez ces loups, et se nulz s’atropelle* (s’attroupe) En voz marches, ne souffrez le logis*; (la présence) Car vous pourriez par eulx estre honnis Et acqueillir par leur fait povre nom ; Briefment n’arez, se conseil n’y est mis, Geline, oe, ne poucin ne chapon.
L’envoy Princes, qui veult estre bien seignouris, Et de bestail gras, peuz et nourris, Le doit garder de loups et de larron Et gouverner par bel et bon advis, Ou autrement il n’ara, ce m’est vis*, (à mon avis) Geline, oe, ne poucin ne chapon.
En vous souhaitant une très belle journée.
Fred
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Sujet : poésie médiévale, poésie morale, réaliste, littérature médiévale, ballade, français ancien, invitation au voyage Période : moyen-âge tardif Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406) Titre : «Il ne scet rien qui ne va hors» Ouvrage : Oeuvres complètes d’Eustache Deschamps, Gaston Raynaud, Tome VII (1891)
Bonjour à tous,
‘orléans à la Lombardie en passant par la Flandre, la Hongrie, ou l’Allemagne, au cours de sa longue vie, mais surtout durant sa jeunesse, Eustache Deschamps dit Morel, eut l’occasion de voyager et de voir du pays.
S’il faut se fier à certains de ses biographes, il serait même encore allé au delà des mers parcourant la Syrie, l’Egypte, visitant Jérusalem et le Caire. Dans ses pérégrinations, il aurait aussi été, quelque temps, esclave des Sarrasins (voir introduction Poésies morales et historiques d’Eustache Deschamps, Georges Adrien Crapelet).
Concernant ces destinations lointaines et si on la prend au pied de la lettre, la ballade « Quand j’ai la terre et mer avironnée » que nous avons déjà présenté ici, semble aussi l’attester :
« Quant j’ay la terre et mer avironnée, Et visité en chascune partie Jherusalem, Egipte et Galilée, Alixandre, Damas et la Surie, Babiloine, le Caire et Tartarie, Et touz les pors qui y sont,… »
Comme Eustache Deschampsest un poète « réaliste » attaché aux éléments factuels, on peut supposer, sans en avoir pour autant la moindre confirmation documentaire, qu’il ne fait pas là qu’une simple licence poétique et, au bénéfice du doute, décider de mettre ces voyages à son crédit. C’est en tout cas et semble-t-il une position de principe que nombre de ces biographes ont adoptée.
Il ne scet rien qui ne va hors, dans le moyen-français d’Eustache
C’est donc une ballade en forme d’invitation au voyage à laquelle nous convie aujourd’hui le poète médiéval. Bien entendu, il le fait avec le tranchant habituel de sa plume et les absences de nuances dans lesquelles son caractère bien trempé l’ont si souvent conduit. Comme c’est aussi ce qui fait son charme, nous ne pouvons totalement l’en blâmer mas de fait, plus qu’une simple « invitation » au voyage, voilà bien plutôt une injonction dans le pur style qui le caractérise.
Ceuls qui ne partent de l’ostel Sanz aler en divers pais, Ne scevent la dolour mortel Dont gens qui vont sont envahis, Les maulx, les doubtes, les perilz Des mers, des fleuves et de pas, Les langaiges qu’om n’entent pas, La paine et le traveil des corps; Mais combien qu’om soit de ce las, Il ne scet rien qui ne va hors.
Car par le monde universel Qui est des nobles poursuis, Sont choses a chascun costel* (de tous côtés) Dont maint seroient esbahis, De la creance, des habis*, (moeurs) Des vivres, des divers estas, Des bestes, des merveilleux cas, Des poissons, oiseaulx, serpens fors, Des roches, des plains, des lieux bas: Il ne scet rien qui ne va hors.
De vir les montaingnes de sel, Les baings chaux dont maint sont garis, Le cours desquelz est naturel Par vaines de soufre tramis, Les divers fruis, ermines, gris; Minieres d’or, d’argent a tas, De fer, d’acier, d’estain verras, De plomb, cuivre, arain, et alors A toutes gens dire pourras: Il ne scet rien qui ne va hors.
L’envoy
Princes, nulz ne sera sutils, Saiges, courtois ne bien apris, Tant soit riches, puissans ou fors, S’en divers voyages n’est mis En jeunesce pour avoir pris; Il ne scet rien qui ne va hors.
Une belle journée à tous!
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.