Sujet : poésie, résonance médiévale, François Villon, Dizain, hommage, réhabilitation. Paroles : Théodore de Banville (1823-1891) Titre : Dizain à Villon Période : XIXe siècle
Bonjour à tous,
omme promis, il y a quelques temps, nous partageons une autre poésie de Théodore de Banville dédiée à Maistre François Villon. La dernière fois nous avions publié le verger du roi Louis ou Ballade des Pendus, hommage allégorique qu’avait rendu l’auteur du XIXe siècle aux formes poétiques de Villon tout autant qu’au contenu de son épitaphe. Cette fois-ci, la référence au poète médiéval est encore plus directe et plus qu’un hommage, ce Dizain prend même la forme d’une réhabilitation sublime de Villon lui-même et de son oeuvre.
Théodore de Banville nous offre l’image d’un Villon, rendu à jamais éternel comme Prométhée, le titan supplicié de la mythologie grecque qui s’en était allé dérober les arts du feu aux Dieux, pour les offrir aux hommes. Ce Villon à « la prunelle encore épouvantée » par son propre larcin qu’il nous dépeint, échappe définitivement à ses juges de mauvaise conscience pour devenir, rien moins que le porteur de la lumière, au service de tous les hommes. On rejoint presque ici, sur le plan de la mystique, la hauteur de vision que Michel de Meaulnes nous partageait de Villon dans un article précédent.
Le dizain à Villon de Théodore du Banville
« Sage Villon, dont la mémoire fut Navrée, hélas! comme une Iphigénie, Tant de menteurs s’étant mis à l’affût, Dans ta légende absurde, moi je nie Tout, grand aïeul, hors ton libre génie. O vagabond dormant sous le ciel bleu, Qui vins un jour nous apporter le feu Dans ta prunelle encore épouvantée, Ce vol hardi, tu ne l’as fait qu’à Dieu: Tu fus larron, mais comme Prométhée. » Théodore de Banville (1823-1891) Dizain à Villon
De nombreux auteurs ont déclamé leur admiration et même leur fascination pour la poésie de Villon, mais je ne sache pas qu’on est, jusqu’à ce jour, écrit éloge plus élevé et plus lyrique sur lui que ce dizain de Théodore de Banville.
Ce texte sera rien moins que la clôture de son ouvrage intitulé « 36 ballades joyeuses pour passer le temps » où le poète du XIXe renouait avec la forme poétique médiévale de la ballade, en la remettant au gout du jour, près de cinq siècles après qu’on l’eut presque entièrement délaissée. L’ombre de Villon passe, du reste sur l’ensemble de l’ouvrage, et on le trouve présent dès le premier dizain qui ouvre sur ces trente-six ballades joyeuses et que voici:
Dizain au lecteur
« Ami lecteur, donne-moi l’accolade, Car j’ai pour toi besogné, Dieu merci. Comme Villon qui polit sa Ballade Au temps jadis, pour charmer ton souci J’ai façonné la mienne, & la voici. Je ne dis pas que les deux font la paire. Et contenter tout le monde & son père Est malaisé, chacun garde son rang! Mais voire! avec ces rimes, je l’espère, Tu peux aussi te faire du bon sang. » Juin 1873.
Théodore de Banville
En vous souhaitant une très belle journée.
Fred
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Sujet : poésie médiévale, morale, ballade, vieux français, oil, traduction, adaptation Période : moyen-âge tardif Auteur : Eustache Deschamps Media : lecture audio Titre : « Aurea Mediocritas »
Bonjour à tous,
inalement, à la demande générale et c’est bien parce que c’est vous, nous avons passé un peu de temps pour adapter cette ballade d’Eustache Deschamps en français moderne et du coup, nous en avons profité pour en faire une lecture audio.
Adaptation en français moderne de « Aurea Mediocritas » d’Eustache Deschamps
Ou hault sommet de la haulte montaigne Ne fait pas bon maison édifier, Que li grant vens ne la gaste et souspraingne; Ne ou bas lieu ne la doit pas lier : Car par eaues pourroit amolier Le fondement et périr le merrien ; Nulz ne se doit ne hault ne bas fier : Benoist de Dieu est qui tient le moien.
Au haut sommet de la haute montagne Ne fait pas bon édifier sa maison, Afin que les grands vents ne la ruinent et l’emportent; Ni dans les bas fonds on ne la doit lier: Car par les eaux elle pourrait mouiller ses fondations et détruire ses bois; Ni au haut, ni au bas, nul ne doit se fier : Il est Béni de Dieu qui s’en tient au moyen
Es grans estaz est haulte honeur mondaine Qu’Envie tend par son vent trebuchier; Et la s’endort chascuns en gloire vaine, Mais en ce cas chiet honeur de legier ; Du hault en bas le convient abaissier. Et lors languist quant il dechiet du sien ; Telz haulz estas sont de foible mortier : Benoist de Dieu est qui tient le moien.
Dans haute condition est grand honneur mondain Que l’Envie tend par son vent renverser; Et là s’endort chacun dans une gloire vaine, Mais dans ce cas aussi l’honneur choit aisément; Du haut jusques en bas lui convient s’abaisser. Et lors se morfond celui déchu du sien; Car telles Hautes conditions sont de faible mortier: Il est Béni de Dieu qui s’en tient au moyen.
Ou lieu trop bas qui est assis en plaine Ne se doit nulz tenir pour mendier. Car povreté est reprouche certaine. Et si n’est homs qui vueille au povre aidier; Fay ta maison en un petit rochier Ne hault ne bas, et la vivras tu bien : En tous estas vueil dire et enseignier : Benoist de Dieu est qui tient le moien,
Et dans les lieux trop bas qui se tiennent en plaine Nul ne se doit tenir pour mendier. Car pauvreté attire les reproches certaines. Et il n’y a point d’homme qui veuille le pauvre aider; Fais ta maison sur un petit rocher Ni haut ni bas, et là tu vivras bien: En toutes circonstances*, je veux dire et enseigner: Il est Béni de Dieu qui s’en tient au moyen.
(* double sens: « A tous quelque soit sa condition »)
Sujet : poésie médiévale, poésie réaliste, trouvère, hommage Léo Ferré, Vieux français, langue d’oïl, adaptation, traduction français moderne, Rutebeuf Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle Auteur ; Rutebeuf (1230-1285?) Titre : le dit de l’œil, la complainte de l’œil.
Bonjour à tous,
ujourd’hui nous publions un autre des textes originaux du poète médiéval Rutebeuf qui inspira au grand Léo Ferré, ce « Pauvre Rutebeuf » qu’il a tellement fait sien et que tant d’autres interprètes ont repris depuis.
L’alchimie poétique est un procédé impénétrable et secret qui s’opère entre le coeur et la plume du poète et, même une fois connus quelques uns des ingrédients utilisés, on n’est pas pour autant plus avancé. Aussi, ne voyez derrière tout cela, aucune volonté de déshabiller la mariée, entendez le génie poétique de Léo Ferré, juste peut-être une tentative pour mieux entrapercevoir ce qui passa du coeur de Rutebeuf au sien, en espérant peut-être un peu mieux les comprendre tout deux, dans ce jeu de miroirs poétiques. Le reste demeurera, quoiqu’il arrive un mystère dans l’ailleurs de mots, là où les poètes cuisinent leurs mathématiques secrètes et où quelquefois ils se rencontrent, au delà de l’espace et du temps.
Avant de vous livrer cette poésie médiévale originale du trouvère médiéval, qui souffla à l’oreille de Léo son Pauvre Rutebeuf, permettez-nous, toutefois, de faire plus un peu qu’une simple parenthèse pour envoyer un bouquet de violettes fraîches et quelques lys blancs à l’âme du grand poète que fut Léo Ferré. La poésie, autant que la langue française, lui doivent bien cela et ne nous ont d’ailleurs pas attendu pour lui rendre au hommage, mais nous voulons lui faire cette place, ici aussi.
Né en Aout 1916 à Monaco. Mort à Castellina in Chianti, en Toscane, en juillet 1993. Un épitaphe c’est bien court pour résumer à la fois la vie d’un homme et d’un artiste véritable, mais c’est à ce dernier que nous nous attachons ici.
Auteur, compositeur interprète, musicien, poète et Anarchiste, Léo Ferré était tout cela à la fois. Éternel rebelle à l’autorité, ce grand artiste qui ne s’inclinait devant rien, sauf peut-être la poésie des autres pour mieux la partager, nous a légué, durant sa carrière, de merveilleux textes écrits de sa plume, mais a aussi fait redécouvrir au public de grands noms de la poésie française, du moyen-âg au XXe siècle: François Villon, Rutebeuf, Verlaine, Baudelaire, Rimbaud, Aragon, Léo Ferré a mis en musique, devant son piano, des joyaux et des trésors poétiques. L’émotion et la sincérité toujours à fleur de peau, avec le clignement de cet oeil qui battait l’émotion comme un coeur, comme pour dire aussi à chacun, d’un air complice: « écoutes, c’est pour toi ». Tirées de leur sommeil de papier, les plus grandes poésies françaises, prenaient soudain de la proximité et dans ce panthéon d’éternité dans lequel elles s’étaient
tenues loin du public et si souvent coites, elles redevenaient alors, le temps d’un récital, fraîches comme au premier jour, dans leur intemporalité sublime. Et c’était ça aussi Ferré, de l’amour et de la générosité pour les autres, une façon de tutoyer les âmes.
Pour le reste et sur ses convictions, rien n’a jamais changé Ferré: anarchiste comme rebelle aux cons, éloge de l’être « contre », rétif aux morales toutes faites, aux empêcheurs de liberté, à ceux qui ne sont rassurés que quand les choses tournent en rond et tous les autres avec. Et puis, il était aussi de cette génération de pensionnaires religieux qui, souvent, pour les mêmes raisons, de sévices jusqu’à plus loin, ne pouvaient plus voir le Bon Dieu, pas même en peinture tant les hommes qui s’en réclamaient, avaient réussi à les en dégoûter. C’est cette même génération qui, dans les années soixante soixante-dix, étaient devenus les enfants terribles des premiers HaraKiris et Charlie: les Cavanas, les Chorons et les autres, qui firent alors j’aillir et exploser leurs paroles dans une apocalypse anticléricale à laquelle la période post soixante-huitarde offrit ces lettres de noblesse.
En dehors de cela, Léo Ferré, fidèle au dictionnaire définissait son anarchisme comme une forme d’insoumission qui ne reconnait la légitimité d’aucune autorité d’où qu’elle vienne, avec river au ventre, une seule ivresse, celle de la liberté: libérer la parole et les mots semblait presque chez lui comme une urgence, et avec cela, rendre tout son sens à l’injure et redéfinir le grossier. Etre vulgaire, c’est se coucher et c’est refuser d’être libre. Au delà de la politique, Ferré c’est quand un cul, retrouvant sa grâce, devient, tout soudain, un mot rond à faire fuir André Breton. La vie, l’Amour, comme religion. « Ni Dieu, ni maître », le temps qui fout le camp et cette mer entêtante qui se fracasse sur les rives du souvenir comme une douleur sublimée. Magie des mots qui ensorcellent. Le sourire sur les lèvres et la tristesse au bord du coeur, le désespoir comme une seconde peau: un coeur ouvert, ça reçoit tout et ça finit, souvent, par se blesser aux épines du monde. Léo colère. Léo à vif. Léo amer. Et pourtant, continuer, aimer la vie jusqu’à plus soif, l’aimer d’amour à faire crever à sa surface des bulles de beautés poétiques, comme de l’oxygène pour ne pas suffoquer.
Dans la France des années cinquante et soixante, il fallait avoir le courage d’avoir des ennemis, et c’est un courage comme toujours qui va jusque dans l’assiette. Il faut le comprendre. le prix que paye l’artiste entier (y en a-t’il d’autres?) n’est jamais abstrait et la liberté d’expression a toujours un prix bien réelle que son quotidien lui rappelle. Mais c’est peut-être, là encore, l’absence de choix qui est aux commandes, l’impossibilité de faire autrement et de composer avec sa nature autre chose que de la musique et des mots. Pour le reste, vivre debout! Et La provocation qui naissait parfois de tout cela, au point de voir certains de ses textes interdits n’était qu’une conséquence de cette nature insoumise, pas un ustensile marketing: la conséquence d’un être au monde.
« Poètes, vos papiers! », Léo passait, indifférent, sans s’arrêter ou bien se mettait à gueuler et, bien avant la vie de château, qui ne dura pas tant que ça et puis, qui se finit en drame, la misère lui a collé longtemps à la peau, de longues années et ce n’est, surement pas par hasard, qu’à travers les siècles, celle de Rutebeuf et ses longues complaintes lui a parlé.
« La mémoire et la mer »
Le chemin de l’envers poétique
Dans ce Moyen Âge où les rimes et les vers n’étaient souvent que chantés, Eustache Deschamps, au XIVe siècle créa une rupture pour affranchir l’art poétique de l’art musical. La poésie avait son langage, une musique innée, nichée dans le cœur de ceux qui la comprenaient. Elle n’avait besoin de rien d’autre qu’elle-même pour tenir debout; c’était un art majeur, un art à part entière et en lui donnant ses lettres de noblesses, le poète médiéval l’affranchissait pour les siècles à venir. Six cents ans plus tard, elle avait mûri, grandi, des auteurs gigantesques étaient passés par là, et Léo Ferré s’en mêlait. En faisant le chemin à l’envers, le poète anarchiste de Saint Germain des prés ouvrait sa propre voie pour une réconciliation des deux: mettre la musique au service de la découverte poétique ou de son errance. Avait-il été le seul? Sans doute pas mais dans ses plus grandes envolées poétique, marque des véritables artistes, il créait un genre unique qui n’appartenait qu’à lui et qui n’avait plus grand chose à voir avec des « chansonnettes ».
Un des points culminants de cet art poétique est un texte merveilleux qu’il écrivit lui-même et qui pourrait, sans en rougir, figurer aux côtés des plus grands, dans l’anthologie de la poésie française. Il y consacra des années, plus de seize dit-on. Ceci n’est pas une chanson, ou si c’en est une, la plupart des autres ne le sont plus, parce que soudain, avec « La mémoire et la mer » qu’il donna pour la première fois dans les années soixante-dix, le mot « chanson » devenait trop étroit pour décrire ce moment, ce texte et cette émotion qu’il offrait à son public. Encore une fois, Cela n’a rien de médiéval et il s’agit poésie, mais si on doit à Léo Ferré d’avoir fait redécouvrir Villon ou Rutebeuf, alors, autant que la poésie française lui est redevable, le Moyen Âge aussi lui doit bien cela.
La Mémoire et la Mer :
oeuvre poétique majeure
Quant au sens littéral de cette poésie biographique, surréaliste et évocatrice de la vie de Léo Ferré, on n’a, pour être ému, pas besoin d’en avoir les clés. Les images naissent, merveilleuses, et les mots font surgir, dans leur écume, des trésors d’émotions. La beauté de l’alchimie poétique. Ce procédé secret et magique dont nous parlions plus haut convertissait, ici, les souvenirs de l’auteur en un joyau de poésie surréaliste. Combien de vocations sont-elles nées de l’écouter? Combien d’Hubert Felix Thiefaine? Combien d’autres? Et au delà de cet ailleurs poétique qui ne concède rien de facile, ce qui se donne encore ici, c’est la magie d’un être unique qui porte en lui ce don de donner des textures au mots et qui nous offre de tout son âme, une définition de la poésie comme Art majeur. Alors une fois encore un grand merci monsieur Léo Ferré pour cette leçon de musique et d’alchimie poétique.
Le dit de l’oeil
ou la complainte de l’oeil de Rutebeuf
Cette poésie de Rutebeuf, nous y venons, dont Léo Ferré cita de longs passages, est, à l’origine, une longue complainte du poète médiéval sur sa situation et sur ses misères. Rutebeuf, pris à la gorge de toute part, à sa manière presque devenue habituelle, y livre ses malheurs, en vrac, et sans ménagement. Et tout y passe, sa santé, son mariage a demi-raté, un enfant en bas âge qu’il faut alimenter et dont il faut payer la nurse, sa grande pauvreté et cette solitude aussi qu’il traverse dans ce désert que ne laissent que les faux amis.
C’est un texte très ardu à comprendre par endroits, et très long. Il est de cette langue parisienne de Rutebeuf que les autres auteurs peinent tant par moments à parler ce dont quelquefois d’ailleurs ils s’excusent même (cf citation de Jehan de Meung) mais nous vous en proposons tout de même une adaptation entre les lignes. Elle se base sur quelques traductions existantes, notamment celle de Michel Zinc mais aussi sur différentes recherches périphériques en vieux français.
Ci encoumence la complainte Rutebuef de son oeul ou le dit de l’oeil
Ne covient pas je vos raconte Coument je me sui mis a hunte, Quar bien aveiz oï le conte En queil meniere Je pris ma fame darreniere, Qui bele ne gente nen iere. Lors nasqui painne Qui dura plus d’une semainne, Qu’el coumensa en lune plainne.
Ne convient pas que vous raconte Comment je me suis mis la honte Car je vous ai déjà conté En quelle manière J’épousa ma dernière femme Qui n’est ni belle ni gracieuse Tout cela causa de grandes peines Qui durèrent plus d’une semaine Et commencèrent en lune pleine
Or entendeiz, Vos qui rime me demandeiz, Coument je me sui amendeiz De fame panrre. Je n’ai qu’engagier ne que vendre, Que j’ai tant eü a entendre Et tant a faire, Et tant d’anui et de contraire, Car, qui le vos vauroit retraire, Il durroit trop.
Aussi écoutez Vous qui me demandez de rimer Comment je me suis amendé* (« guéri ») De prendre femme (« de me marier ») Je n’ai plus rien à gager ni à vendre J’ai du faire face à tant de choses Et tant à faire, Et tant de chagrins et d’ennuis Que si je devais tous vous les conter Cela durerait trop longtemps
Diex m’a fait compaignon a Job: Il m’a tolu a un sol cop Quanque j’avoie. De l’ueil destre, dont miex veoie, Ne voi ge pas aleir la voie Ne moi conduire. Ci at doleur dolante et dure, Qu’endroit meidi m’est nuit oscure De celui eul.
Dieu m’a fait compagnon de Job Il m’a ôté en une seule fois Tout ce que j’avais De l’oeil droit, dont je vois mieux Je ne vois pas où va la voie Et ne peux me conduire (m’orienter) C’est vraiment douloureux et dur Qu’en plein midi, c’est nuit obscure Pour cet oeil.
Or n’ai ge pas quanque je weil, Ainz sui dolanz et si me dueil Parfondement, C’or sui en grant afondement Ce par ceulz n’ai relevement Qui jusque ci M’ont secorru, la lor merci. Moult ai le cuer triste et marri De cest mehaing, Car je n’i voi pas mon gaaing. Or n’ai je pas quanque je aing: C’est mes damaiges.
Alors rien ne va comme je voudrais Mais je suis plutôt triste et affligé Profondément. Car je me trouve au fond du gouffre Et ne dois de me relever qu’ à ceux Qui jusqu’ici M’ont secouru. Merci à eux. J’ai le coeur si triste et affligé De cette infirmité Car je n’y vois rien à gagner Et rien ne va comme j’aimerais Tel est mon grand malheur
Ne sai ce s’a fait mes outrages. Or devanrrai sobres et sages Aprés le fait Et me garderai de forfait. Mais ce que vaut quant c’est ja fait? Tart sui meüz. A tart me sui aparceüz Quant je sui en mes laz cheüz Ce premier an. Me gart cil Diex en mon droit san Qui por nous ot poinne et ahan, Et me gart l’arme!
Je ne sais si je dois cela à mes excès, Mais, dorénavant, je serais sobre et sage Après tout cela, Et me garderai de mal me conduire Mais que valent les mots puisque le mal est fait Je m’émeus trop tard Trop tard je m’en suis aperçu Alors que j’avais déjà chu (dans l’infortune) Cette première année
Que Dieu me garde mon bon sens
Qui pour nous eut peine et douleur
Et protège mon âme
Or a d’enfant geü ma fame; Mes chevaux ot brizié la jambe A une lice; Or wet de l’argent ma norrice, Qui m’en destraint et m’en pelice Por l’enfant paistre, Ou il revanrra braire en l’aitre. Cil sire Diex qui le fit naitre Li doint chevance Et li envoit sa soutenance, Et me doint ancor alijance Qu’aidier li puisse, Et que miex son vivre li truisse, Et que miex mon hosteil conduisse Que je ne fais.
Et voilà que ma femme m’a fait un enfant; Mon cheval s’est brisé la patte Contre une barrière Et maintenant c’est ma nourrice qui veut de l’argent Elle me torture et elle m’écorche (me tond) Pour nourrir l’enfant Sans quoi il reviendra hurler dans la maison Si le seigneur Dieu qui le fit naître Peut le prendre en charité Et lui envoyer son soutien Et s’il se sent encore un peu obligé envers moi Qu’il puisse l’aider Et qu’il lui trouve mieux sa pitance Et qu’il conduise mieux ma maison Que je ne le fais.
Ce je m’esmai, je n’en puis mais, Car je n’ai douzainne ne fais, En ma maison, De buche por ceste saison. Si esbahiz ne fu nunz hom Com je sui voir, C’onques ne fui a mainz d’avoir. Mes hostes wet l’argent avoir De son hosteil, Et j’en ai presque tout ostei, Et si me sunt nu li costei Contre l’iver, Dont mout me sunt changié li ver (Cist mot me sunt dur et diver) Envers antan.
Je m’émeus de tout cela mais je n’y peux rien Car je n’ai ni douzaine ni fagot Dans ma maison De bûches pour cette saison Aussi perdu ne fut nul homme Comme je le suis vraiment Car jamais je ne fus tant démuni Mon propriétaire réclame l’argent De son loyer Et j’ai déjà presque tout dépensé Et mes côtes se trouvent à nu Contre l’hiver D’où mes rimes ont beaucoup changé (ces mots me sont durs et cruels) Comparés à l’an dernier.
Par poi n’afoul quant g’i enten. Ne m’estuet pas tenneir en ten; Car le resvuoil Me tenne asseiz quant je m’esvuoil; Si ne sai, se je dor ou voil Ou se je pens, Queil part je panrrai mon despens De quoi passeir puisse cest tens: Teil siecle ai gié. Mei gage sunt tuit engaigié Et d’enchiez moi desmenagiei, Car g’ai geü Trois mois, que nelui n’ai veü.
C’est à devenir fou quand j’y réfléchis Pas besoin de tanin pour me tanner (tanner : fatigué, jeux de mots) Car le réveil Me tanne assez quand je m’éveille Ne sais plus si je dors ou veille Ou si je pense De quel côté trouverais-je de quoi Passer ces temps difficiles Voila mon sort. Mes gages sont tous engagés Et déménagés de chez moi Car je suis resté alité trois mois sans voir personne.
Ma fame ra enfant eü, C’un mois entier Me ra geü sor le chantier. Ge [me] gisoie endementier En l’autre lit, Ou j’avoie pou de delit. Onques mais moins ne m’abelit Gesirs que lors, Car j’en sui de mon avoir fors Et s’en sui mehaigniez dou cors Jusqu’au fenir.
Ma Femme ayant eu un enfant
Un mois entier
Etait, elle aussi, alitée dans la chambrée
Je gisais moi pendant ce temps
Dans l’autre lit
Où j’avais bien peu de loisirs
Jamais je n’eus moins de plaisir
De me trouver au lit qu’alors
Car cela me coûta beaucoup
Et j’en resterai infirme jusqu’à la fin (de mes jours)
Li mal ne seivent seul venir; Tout ce m’estoit a avenir, C’est avenu. Que sunt mi ami devenu Que j’avoie si pres tenu Et tant amei? Je cuit qu’il sunt trop cleir semei; Il ne furent pas bien femei, Si sunt failli. Iteil ami m’ont mal bailli, C’onques, tant com Diex m’assailli E[n] maint costei,
Le malheur ne sait seul venir Et tout ce qui devait m’advenir Est advenu. Que sont mes amis devenus Que j’avais de si près tenu et tant aimé? Je crois qu’ils sont trop clairsemés Il ne furent pas si bien semés Et m’ont failli Ces amis là me m’ont pas soutenu Jamais, tant que Dieu m’assaillait de toute part.
N’en vi .I. soul en mon ostei. Je cui li vens les m’at ostei, L’amours est morte: Se sont ami que vens enporte, Et il ventoit devant ma porte, Ces enporta, C’onques nuns ne m’en conforta Ne tiens dou sien ne m’aporta. Ice m’aprent Qui auques at, privei le prent; Et cil trop a tart ce repent Qui trop a mis De son avoir a faire amis, Qu’il nes trueve entiers ne demis A lui secorre.
Je n’en vis pas un seul chez moi Je crois le vent les a ôtés L’amour est morte Ce sont amis que vent emporte Et il ventait devant ma porte Les emporta. Jamais aucun me conforta Ni du sien ne m’apporta Ce qui m’apprend Que le peu qu’on a, un ami le prend Et celui là se repent trop tard Qui a trop donné De ce qu’il avait pour se faire des amis Quand il ne les trouve ni entiers ni à demi ( pas la moitié d’un) Pour lui porter secours.
Or lairai donc Fortune corre, Si atendrai a moi rescorre, Se jou puis faire. Vers les bone gent m’estuet traire Qui sunt preudome et debonaire Et m’on norri. Mi autre ami sunt tuit porri: Je les envoi a maitre Horri Et cest li lais, C’on en doit bien faire son lais Et teil gent laissier en relais Sens reclameir, Qu’il n’a en eux riens a ameir Que l’en doie a amor clameir.
Aussi, désormais, je laisserai courir la chance Et je tâcherai de m’aider moi-même Si je le puis Je me tournerai vers les gens de bien qui sont généreux et bons Et m’ont nourri. Mes autres amis sont tous pourris Je les envois à Maître Horri (Poubelle) Et les y laissent. Car il faut bien en faire son deuil Et laisser de telles personnes derrière soi Sans implorer En eux, il n’y a rien à aimer Que l’on puisse nommer amitié (amour)
[Or prie Celui Qui trois parties fist de lui, Qui refuser ne set nului Qui le reclaime, Qui l’aeure et seignor le claime, Et qui cels tempte que il aime, Qu’il m’a tempté, Que il me doint bone santé, Que je face sa volenté] Mais cens desroi.
[Alors je prie celui Qui fit de lui trois parties, Qui ne sait jamais refuser A qui l’implore, l’adore et l’appelle Seigneur Et qui est celui qui met à l’épreuve ceux qu’il aime Comme il m’a mis à l’épreuve, Qu’il me donne une bonne santé, Pour que je fasse sa volonté, Sans plus faillir.
Monseigneur qui est fiz de roi Mon dit et ma complainte envoi, Qu’il m’est mestiers, Qu’il m’a aidé mout volentiers: C’est li boens cuens de Poitiers Et de Toulouze. Il saurat bien que cil golouze Qui si faitement se dolouze. Explicit.
A Monseigneur qui est fils de Roi Ce dit et cette complainte, envoie, Car j’ai besoin de lui, Qui m’a aidé toujours volontiers C’est le bon conte de Poitiers Et de Toulouse. Il saura bien ce que désire Celui qui se plaint de la sorte.
En vous souhaitant une belle journée
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.
Sujet: citation, poésie médiévale, poésie réaliste, maître de poésie, auteur, poète médiéval, citations expliquées, adaptation. Période: moyen-âge tardif, Auteur: François Villon (1431-1463) Titre: Le testament (extrait)
« Nécessité faict gens mesprendre Et faim saillir le loup des boys. » François Villon – maître de poésie médiévale. Extrait du Testament.
Bonjour à tous,
oici une « citation » extraite du testament de Villon. Pour la remettre dans son contexte, elle fait suite à un passage où François Villon cite l’anecdote du corsaire Diomedés qu’Alexandre le Grand avait décidé d’interroger avant de le faire condamner. Sommer de répondre de ses crimes face à l’empereur, le pirate répondit, en substance, que s’il en avait eu les moyens, il aurait été lui-même empereur. Au fond, tout n’était peut-être qu’une question d’échelle. Devant sa répartie, non seulement Alexandre le Grand gracia le corsaire mais décida encore de faire sa fortune. Dans sa poésie, Villon fera ajouter au corsaire que son infortune et sa misère seules expliquaient ou justifiaient ses actes :
« Et saichiez qu’en grant poverté, Ce mot se dit communement, Ne gist pas grande loyaulté. «
L’Histoire de l’anecdote sur Alexandre le Grand et le pirate Diomedés
« Alexandre demandait à un pirate par quel attentat il osait infester la mer avec un misérable brigantin. Par le même droit, dit-il, qui vous fait ravager le monde » Cicéron – La république – Livre III.
Voici l’extrait de Saint-Augustin :
« Que sont les empires sans la justice, sinon de grandes bandes de brigands ? De même, une bande de brigands est-elle autre chose qu’un petit empire, puisqu’elle forme une espèce de société gouvernée par un chef, liée par un contrat, et où le partage du butin se fait suivant certaines règles convenues? Que cette troupe malfaisante vienne à augmenter en se recrutant d’hommes perdus, qu’elle s’empare de places pour y fixer sa domination, qu’elle prenne des villes, qu’elle subjugue des peuples, la voilà qui reçoit le nom de royaume, non parce qu’elle a dépouillé sa cupidité, mais parce qu’elle a su accroître son impunité. C’est ce qu’un pirate, tombé au pouvoir d’Alexandre le Grand, sut fort bien lui dire avec beaucoup de raison et d’esprit. Le roi lui ayant demandé pourquoi il troublait ainsi la mer, il lui repartit fièrement « Du même droit que tu troubles la terre. Mais comme je n’ai qu’un petit navire, on m’appelle pirate, et parce que tu as une grande flotte, on t’appelle conquérant ». Saint Augustin – La cité de Dieu
Utilisant l’anecdote dans le testament pour plaider en faveur de ses propres déboires et de ses inconduites, voilà ce que Villon conclut :
« Se Dieu m’eust donné rencontrer Ung autre pitieux Alixandre Qui m’eust fait en bon coeur entrer, Et lors qui m’eust veu condescendre A mal, estre ars et mis en cendre Jugié me feusse de ma voys. Necessité fait gens mesprendre Et fain saillir le loup du boys. » Francois Villon – Le testament
Ce qui très librement adapté en français moderne donne :
Si Dieu m’eut donné de rencontrer Un être aussi compréhensif que le fut Alexandre Qui m’eut permis de vivre en honnête homme Et que l’on m’eut alors surpris à m’abaisser à faire le mal Je me serai jugé moi-même Bon à être brûlé et mis en cendres Nécessité fait gens mesprendre Et faim saillir le loup du bois.
L’extrait complet de la poésie
dans la langue de maître François Villon
Après l’explication et la synthèse et pour varier un peu, voilà l’extrait complet de Villon dont est tirée cette citation :
Au temps qu’Alixandre regna, Ungs homs nommé Dïomedés Devant lui on lui admena, Engrillonnné pousses et detz Comme larron, car il fut des Escumeurs que voyons courir; S y fut mis devant ce cadés Pour estre jugiez a mourir.
L’empereur si l’araisonna: » Pourquoy es tu laron en mer? » L’autre responce lui donna: » Pourquoy laron me faiz clamer? Pour ce qu’on me voit escumer En une petïote fuste? Se comme toy me peusse armer, Comme toy empereur je feusse.
Mais que veulx tu! de ma fortune, Contre qui ne puis bonnement, Qui si faulcement me fortune, Me vient tout ce gouvernement. Excusez moy aucunement Et saichiez qu’en grant poverté, Ce mot se dit communement, Ne gist pas grande loyaulté. «
Quant l’empereur ot remiré De Dïomedés tout le dit: » Ta fortune je te mueray Mauvaise en bonne « , ce lui dist. Si fist il; onc puis ne mesdit A personne, mais fut vray homme; Valere pour vray le bauldit Qui fut nommé le Grant a Romme
Se Dieu m’eust donné rencontrer Ung autre pitieux Alixandre Qui m’eust fait en bon eur entrer, Et lors qui m’eust veu condescendre A mal, estre ars et mis en cendre Jugié me feusse de ma voys. Necessité fait gens mesprendre Et fain saillir le loup du boys.