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La Requeste de François Villon et quelques impressions croisées sur sa poésie et celle de Rutebeuf

poesie_medievale_francois_villonSujet : poésie mediévale, poésie satirique, satire
Période : fin du moyen-âge, moyen-âge tardif
Titre : La Requeste
Auteur : François Villon  (1431 – disparition 1463)

Bonjour à tous,

N_lettrine_moyen_age_passionous postons encore, aujourd’hui, un peu de la merveilleuse poésie de François Villon.  Comme il s’agit là d’une demande de prêt adressée à un roi, il est difficile de ne pas faire le rapprochement entre cette poésie et celle d’un autre auteur médiéval qui relève de la même intention et je veux parler ici de « la pauvreté » de Rutebeuf.  Pour ceux d’entre vous qui sont de plus en plus nombreux à revenir régulièrement sur le site, ce dont nous vous remercions chaleureusement, vous vous souvenez surement que nous avons déjà posté plusieurs articles concernant ce dernier texte du grand trouvère du XIIIe siècle: la version que notre poète médiéval avait inspiré à Léo Ferré mais poesie_medievale_francois_villon_la_requeste_poesie_satiriqueégalement la version originale de Rutebeuf.

(ci-contre portrait de François Villon par Ludwigg Rullmann, début XIXe, colorisé par nos soins et pour l’occasion)

François Villon d’un côté, Rutebeuf de l’autre, donc. On a souvent et sans doute un peu vite rapproché les deux hommes et c’est ce qui me motive un peu à me pencher sur la question, même si entrer sérieusement dans le détail de cet exercice difficile – qui consisterait au fond à comparer ce qui reste, à certains égards, incomparable – nécessiterait la conduite d’une étude poussée et sérieuse. Mais comme on ne se prive pas, ici ou là, de le faire de manière légère, je voudrais à mon tour en dire deux mots et livrer ici ce qu’il faut sans doute plus appeler des « sentiments » que des analyses.

La Satire comme dénominateur commun?

D_lettrine_moyen_age_passionans un paysage littéraire médiéval qui semble presque « saturé » d’amour courtois et encore peuplé de chants sacrés et religieux, la poésie de Villon et de Rutebeuf  se démarque pour nous, presque de fait, à l’image de celle des Goliards. Entre les quelques points de repère qui nous sont parvenus et les textes qui ont traversé le temps, il n’est pas rare que nous tracions des lignes droites de causalité, cédant quelquefois à la tentation d’établir des influences quand ce ne sont pas de manière un peu plus avancée, des filiations directes. Pourtant, combien d’autres créations poétiques se sont-elles perdues dans le cours du temps pour n’avoir pas été retranscrites dans ce moyen-âge qui nous semble encore se tenir à demi dans une culture de l’oralité et où, dit-on, si peu de gens savent écrire (idée qui nécessiterait surement que l’on y mette quelques bémols*).  Combien de Rutebeuf ou de Villon n’approchant pas la cour des grands et dont les créations ne nous seront jamais connues, resteront à jamais dans l’ombre et n’entreront jamais dans la postérité pour n’avoir pas laissé de traces écrites? Outre les auteurs sortis de la littérature, comment mesurer l’incidence de toute cette culture « volatile » et aussi populaire sur nos auteurs?  Tout cela ne diminue en rien le talent d’un Rutebeuf ou d’un Villon. Ces deux auteurs médiévaux se démarquent dans l’art jerome_bosch_satire_jugement_dernierpoétique, bien au delà du simple fait que nous soient parvenus leurs vers mais pour rester sur les hypothèses causales quand les auteurs eux-même ne se font pas mutuellement allégeance, ce que nous déduisons est bien souvent une projection dans l’espace vide entre deux fragments; des mouvements dans l’histoire des idées qui rendent possible l’émergence d’un Villon plus qu’une filiation.

(ci-contre détail du triptyque du jugement dernier de Jérôme Bosch, mélange savant et extravagant de morale et de satire, Début du XVe siècle)

Les jeux de cour dans la marge

Sans se pencher sur le comptage de pieds et l’analyse stylistique, littéraire et poétique de leur oeuvre respective, il y a, certes, surement plus de similitudes entre ces deux auteurs qu’entre un Guillaume de Machaut et un François Villon, ou encore un Rutebeuf et un Adam de la Halle. Villon, comme Rutebeuf, reste, en effet, « en marge » du social et résiste, même s’il s’y prête aussi à une certaine forme de bienséance. Ces deux-là fréquentent les cours ou la compagnie des nobles et des puissants comme pour mieux s’en affranchir et vivre en décalage de ce monde de faste que leur satire les condamne à ne pouvoir totalement embrasser. Pourtant, chacun d’entre eux, à sa manière, parait suffisamment proche du pouvoir, pour le « courtiser » et s’y adresser au besoin, à défaut d’être toujours entendu de lui.

Il me semble pourtant lire une différence dans leurs deux approches: François Villon se plie plus volontiers au jeu quand il s’agit d’y sauver « littéralement » sa peau, comme un dernier recours du supplicié, ce qui lui vaudra d’ailleurs une grâce. Pour le reste, quand il n’a pas les moyens de survivre et de se nourrir, il semble qu’il s’arrange pour rapiner et quémande peu. Cette « requeste » que nous publions aujourd’hui plaide d’ailleurs en la faveur de cette idée. Rutebeuf semble, lui, plus être un habitué de tendre la main ou le chapeau pour mendier sa pitance, comme il le dit lui-même dans la pauvreté d’ailleurs :

« J’ai vécu d’argent emprunté
Que l’on m’a en crédit prêté;
Or ne trouve plus de créance,
On me sait pauvre et endetté »
Rutebeuf

U_lettrine_moyen_age_passionne forme de satire et de poésie satirique les réunit donc. Est-ce encore suffisant pour établir de grandes filiations, des parentés voir même des legs? Je n’en suis pas certain. De mon côté, plus j’avance dans ces deux oeuvres, plus je mesure des divergences. On alléguera avec David Mus et non sans raison qu’il est plus sûr de se pencher sur les poésies qui nous sont parvenus de Villon, plutôt que de spéculer sur l’homme dont on sait finalement si peu et pourtant, comment y résister? Là où Rutebeuf appelle la curiosité et fait sourire, là où les mystères de ses tournures et de ses mots à double sens, de ronds de jambes en ironie, forcent l’admiration, la puissance évocatrice et quelquefois presque vitriolée de la poésie réaliste de Villon nous laisse toujours sans voix, de telle sorte que nous n’osons encore nous aventurer à tenter de la disséquer, ni n’en éprouvons le besoin. sans doute pour la garder entière dans son écrin.

De la poésie à l’homme

Pieter Bruegel, l'aveugle guidant l'aveugle, peinture Satirique du XVIe, Musée de Capodimonte, Naples
Pieter Bruegel, l’aveugle guidant l’aveugle, peinture Satirique du XVIe, Musée de Capodimonte, Naples

C_lettrine_moyen_age_passione n’est pas qu’affaire de maîtrise, en juger pourrait être injuste, mais c’est sans doute aussi question de milieu, de fréquentations ou d’expériences. La poésie de Villon est née dans la rue et s’en nourrit, celle de Rutebeuf n’y est pas autant enracinée. Il y a encore, me semble-t’il, quelque chose de lié à la nature profonde de ces deux hommes. D’un côté, ce Villon qui ose tout, se mêle aux brigands, et se tient toujours sur le fil, ce Villon que l’on torture aussi et qui payera jusque dans ses chairs les écarts auxquels le mènent ses fréquentations, ses choix et finalement sa folie d’être jusqu’au bout, son orgueil peut-être encore, de celle que partagent les voyoux. N’est-il pas resté, au fond, ce « mauvais garçon » que nous voulons encore sauver de la corde et des châtiments, jusque plus de six siècles après?

De l’autre côté, en miroir, ce Rutebeuf qui égratigne son monde, son renard roi, ses mauvais prêtres, réfugié derrière ce nom d’artiste qu’il s’est choisi. semble pourtant plus proche des couloirs du pouvoir, plus « bourgeois »  jusque dans sa misère et sa marge. Il est aussi plus démonstratif ou enflammé dans son christianisme qu’un Villon.

Il y a, peut-être encore, la barrière de la langue et encore le fait que près de deux siècles les séparent. A la défaveur de Rutebeuf, comprendre sa poésie sans l’aide de la traduction, relève souvent de la gageure, quand comprendre Villon dans sa langue nous semble plus aisé, même s’il ne faudrait pas sous-estimer ce que le verbe de ce dernier nous poete_affame_moyen_age_monde_medievalcache de sens, pour des mots qui ont déjà près de six cent ans.

(ci-contre illustration de Thomas Rowlandson, XVIIIe, « poète affamé  et son éditeur ». Le monde a changé, l’artiste demande pitance à son éditeur, et plus aux princes ou au rois)

Encore une fois, tout cela relève bien plus d’impression à leur lecture et des quelques bribes qui nous sont parvenus de la vie de Villon, que du résultat d’une analyse; ce n’est, en somme qu’une réflexion à la surface de ces deux poésies pour essayer d’y deviner les hommes. Il reste que l’attrait pour leur verbe et leurs mots demeure entier, mais indéniablement les deux poètes diffèrent sur le fond. Il y a chez Villon une profondeur qui touche et qui fascine. Elle va de la Satire à l’homme et de la poésie à l’être. Il est à nu dans son humanité et pas seulement dans sa misère.

E_lettrine_moyen_age_passionst-ce le fait que ce poète « maudit » comme on l’a si souvent dépeint se sauva peut-être finalement de la corde avec l’aide de son Art et de sa plume? Cela y contribue sans doute même si  la part d’ombre de Villon ne peut suffire à expliquer le goût pour sa poésie, ni à en épuiser le sens. Est-ce encore la musique de ses vers et ses refrains qui reviennent et rythment son oeuvre de manière entêtante? Quoiqu’il en soit, dans cette « Requeste », poésie de celui qui demande, Villon reste d’une dignité et d’une élégance absolue. Il ne le fait que de manière accidentelle et s’engage à rendre pièce pour pièce ce qui lui sera prêté; le reste de ses resquêtes poètiques seront faites pour sauver sa peau. Dans la pauvreté, Rutebeuf, se montre plutôt comme un habitué du genre. Il vit d’emprunt qu’il ne rend pas, et ne garantit pas qu’il rendra. Il est à nu lui et les siens dans sa misère, et à l’évidence ses subsides lui sont toujours venues de cette source: deux époques donc, mais aussi deux hommes, deux styles, deux systèmes de valeurs.

Mais laissons là les comparaisons, peut-être ne faut-il, pour l’instant, pas trop chercher à expliquer la magie qui s’opère à la lecture de cette requête de Villon et simplement le lire et le relire pour laisser le mystère opérer dans son entier.

La Requeste de François Villon


Que Villon bailla à Monseigneur de Bourbon.

Le mien seigneur et prince redoubté,
Fleuron de Lys, royale geniture,
Françoys Villon, que travail a dompté
A coups orbes, par force de batture,
Vous supplie, par cette humble escripture,
Que luy faciez quelque gracieux prest.
De s’obliger en toutes cours est prest;
Si ne doubtez que bien ne vous contente.
Sans y avoir dommage n’interest,

Vous n’y perdrez seulement que l’attente.

A prince n’a ung denier emprunté,

Fors à vous seul, vostre humble créature.
Des six escus que lui avez presté,
Cela pieça, il mist en nourriture;
Tout se payera ensemble, c’est droicture,
Mais ce sera légèrement et prest:
Car, se du gland rencontre en la forest
D’entour Patay, et chastaignes ont vente,
Payé serez sans delay ny arrest:
Vous n’y perdrez seulement que l’attente.

Si je pensois vendre de ma santé
A ung Lombard, usurier par nature,
Faulte d’argent m’a si fort enchanté,
Que j’en prendrois, ce croy−je, l’adventure.
Argent ne pend à gippon ne ceincture;
Beau sire Dieux! je m’esbahyz que c’est,
Que devant moy croix ne se comparoist,
Sinon de bois ou pierre, que ne mente;
Mais s’une fois la vraye m’apparoist,
Vous n’y perdrez seulement que l’attente. 

ENVOI.

Prince du Lys, qui à tout bien complaist,
Que cuydez−vous, comment il me desplaist
Quand je ne puis venir à mon entente?
Bien m’entendez, aydez−moi, s’il vous plaist:
Vous n’y perdrez seulement que l’attente.

Une très belle journée à vous!
Fred
pour moyenagepassion.com

« L’ardente passion, que nul frein ne retient, poursuit ce qu’elle veut et non ce qui convient. » Publiliue Syrus  Ier s. av. J.-C

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* Concernant l’illettrisme médiéval : Bien qu’il semble un peu hardi de prétendre mesurer précisément le niveau d’illettrisme de cette période, on s’y réfère pourtant assez souvent comme un fait. Mais avec les choses du monde médiéval, il semble toujours judicieux face aux « vérités » communément admises d’opposer la déconstruction systématique et la recherche précise, tant les idées qu’on en retient sont si souvent erronées. D’un côté l’on chante le grand Charlemagne qui a « inventé l’école », et de l’autre personne ne s’étonne d’entendre que durant les quelques neuf cent ans qui suivent, on prête à chacun un illettrisme que l’on tient presque pour incontestable. France des villes, France des campagnes, il y a sans doute des disparités, mais entre éducation populaire, montée en puissance et émancipation des universités dès le XIIe siècle, présence des églises et des écoles paroissiales, il parait un peu léger de soutenir que personne ne savait écrire, sauf peut-être à parler du latin et d’un certain degré de maîtrise?

Sur ce sujet, je vous conseille un article très complet et bien documenté que vous trouverez sur France Pittoresque et qui commence d’ailleurs par cette citation de Siméon Luce, Historien médiéviste du XIXe qui introduit bien la question.

 « On a cru longtemps que le Moyen Age n’avait connu rien qui ressemblât à ce que nous appelons l’instruction primaire. C’est une grave erreur ; il est fait à chaque instant mention d’écoles dans les documents où on s’attendait le moins à trouver des renseignements de ce genre, et l’on ne peut douter que pendant les années même les plus agitées du XIVe siècle, la plupart des villages n’aient eu des maîtres enseignant aux enfants la lecture, l’écriture et un peu de calcul »
Siméon Luce

Carmina Burana et la poésie goliardique de l’archipoète remis à la sauce rock néo-médiévale

archipoete_confession_goliard_poesie_medievale_moyen-age_corvus_coraxSujet : poésie et chanson médiévales goliardiques, Troubadours modernes
Style : rock néo-médiéval
Titre :
Estuan Interius, les confessions de l’Archipoète, les confessions de Golias.
Période : XIIe siècle, Moyen Âge central
Interprétes : Corvus Corax.  (
XXe!)

Estuans Intrinsecus (Interius),
les confessions de l’Archipoète de Cologne.

Bonjour à tous

N_lettrine_moyen_age_passionous restons, ici encore, en compagnie de la poésie médiévale des  Goliards, pour, cette fois, présenter le poème médiéval Estuans Intrinsecus, que l’on connait encore sous le nom de confessions de l’Archipoète, ou confessions de Golias.

Cette fois-ci, l’interprétation moderne et musicale de ce texte ne va pas du côté de Carmina Burana de Carl Orff, même si c’est dans le même ouvrage qui avait inspiré la cantate du compositeur allemand que cette poésie a été retrouvée, et même si on peut supposer que c’est par le biais que le groupe Corvus Corax, également allemand, l’a découvert. Avec cette interprétation des confessions de Golias, nous nous éloignons donc clairement des orchestrations de Carl Orff pour partir à la découverte d’une version  résolument « rock néo-médiéval » qui part dans des accélérations qui ne vont pas sans rappeler certains titres de la troupe des compagnons du Gras jamboncorvus_corax_troubadours_medievale_poesie_goliardique_moyen-age_passion. Au fond, remis au goût musical du jour, le contenu de cette poésie qui nous conte la vie d’un poète vagabond en révolte s’y prête assez bien.

Estuans Interius ou Estuans Intrinsecus est donc un chant profane latin qui s’inscrit totalement dans la tradition goliardique et la poésie des Goliards. On dit d’ailleurs de son auteur, l’Archipoète de Cologne, qu’il était un immense poète du XIIe siècle et du moyen-âge central et on le désigne même souvent comme un des maîtres de cette tradition littéraire satirique.

Une  version signée de Corvus  Corax

Qui est l’archipoète ou plutôt qui n’est-il pas?

On rapproche quelquefois l’archipoète de Hugues Primat, autre poète médiéval quelque peu mieux connu. On a même pu dire qu’il n’était qu’une seule et même personne, seulement voilà, il demeure également de nombreux points d’interrogations sur la vie et l’identité réelle de ce Hugues « Primat » et le fait qu’il ait pu cacher comme seconde identité et signature celle de l’archipoète n’est confirmé, au final, presque nulle part: il y a, pourtant, il est vrai, des parentés troublantes entre ces deux personnages que l’on attache, de manière égale, à la tradition goliardique.

frederic_1er_barberousse_histoire_medievale_moyen-age_passionTout d’abord, les deux hommes sont contemporains ; l’archipoète a supposément vécu entre 1130-1167  et Hugues « Primat » (d’Orléans?) en 1095-1160, même si l’on date, avec encore quelques incertitudes, la chanson Estuans Intrinsecus  de 1162-1164, date à laquelle Hugues Primat est supposé être déjà décédé. On reconnaît, aussi, aux deux auteurs un don véritable et un talent égal pour la poésie en latin. Primat était, en effet, au même titre que l’Archipoète, un surdoué du verbe; certaines chroniques du XIIIe siècle (rédigées donc près de cent ans plus tard, ça part mal…) reportent de lui qu’il était un « grand truand et grand farceur, et surtout grand versificateur et improvisateur » et ne tarissent pas d’éloges sur sa capacité à improviser et son aisance avec les mots et les vers (1). En même temps, deux grands poètes peuvent être contemporains, cela s’est vu et ne prouve, au final, pas grand chose.

Au titre des « similitudes » encore, on ajoute souvent à notre mystérieux Archipoète, la « particule » de Cologne, car on le disait alors protégé par  Reginald Von Dassel, archevêque de Cologne et chancelier de Frédéric Barberousse (ci-dessus portrait de Frédéric 1er, Barberousse) (2) Concernant Hugues Primat, certains  textes anciens affirment  qu’il était chanoine de Cologne, mais en d’autres endroits, d’autres soutiennent qu’il était chanoine d’Orléans. Nous voilà donc bien avancé. D’une certaine manière, on comprend les tentations qui ont pu voir le jour, à un moment donné, de ranger ces confessions de Golias sous le corpus de Hugues Primat et de lui en attribuer la paternité,  mais il reste que sur le papier, rien n’est sûr du tout.

Quand les auteurs se changent en corpus

Manuscrit de Maître Ermengaut. "Bréviaire d'amour'', fin du XIIe siècle. Bibliothèque royale de Madrid.
Manuscrit de Maître Ermengaut. « Bréviaire d’amour », fin du XIIe siècle. Bibliothèque royale de Madrid. (un peu remanié, je l’avoue, l’original n’a pas de trous)

Concernant ce type de regroupement d’un corpus de textes sous un même auteur, il n’est, hélas, pas rare qu’on ait procédé de la sorte à un certain moment, soit par confusion, soit par commodité. On l’a fait avec de nombreux auteurs du passé et les plus célèbres d’entre eux, au moins. L’Histoire n’en est d’ailleurs sans doute pas l’unique responsable. « On ne prête qu’aux riches », dit-on, mais pour rester dans l’étymologie de l’usure, il faut avouer que c’est parfois usant, même si les historiens du XIXe et le XXe siècles ont contribué à démêler un certain nombre de malentendus.

poesie_medievale_goliard_moyen-age_passion_historien_leopold_delisleAu final, dans son article sur Hugues Primat (qui n’est donc pas l’archipoète de Cologne jusqu’à ce que des sources fiables établissent le contraire), l’historien du XIXe siècle Léopold Delisle (portrait ci-contre) va même d’ailleurs jusqu’à désintégrer pratiquement Hugues Primat, l’homme à défaut du poète, pour en faire une sorte de mythe archétypal ou disons au moins, un « nom »  sous lequel les étudiants ou les Goliards, ces clercs insubordonnés du XIIe siècle , « rangeaient »,  en quelque sorte, les textes goliardiques : « C’est un type légendaire, c’est la personnification de l’écolier farceur et quelque peu mauvais sujet » (sic). Et voilà, cette fois, voilà un auteur dissout totalement dans un  corpus !

L’archipoète de cologne,
un grand maître de la poésie goliardique

Pour revenir à notre archipoète, il semble bien que notre homme, si grand fut-il, ait souhaité rester anonyme ou le soit, de fait, demeuré. Dans le contexte de l’époque, on peut, cela dit, supposer et comprendre qu’une certaine prudence des poètes goliardiques ait pu être de mise, au moment de signer de leur main certaines de leurs poésies ou chansons. Concernant son oeuvre, on lui connait peu de textes, le plus célèbre à ce jour restant ces confessions reprises par Carl Orff dans la cantate Carmina Burana, et par quelques autres troubadours modernes dont notre groupe allemand (décapant) du jour.

goliards_poesie_medieval_satirique_moyen-age_passionQuel que soit l’homme qui se cachait derrière cette mystérieux plume, et espérant que l’Histoire fasse un peu plus de lumière sur lui, à la faveur de nouvelles découvertes, les critiques restent unanimes à louer son style, son rythme & son verbe latin. L’encyclopédie  Larousse va même jusqu’à reconnaître qu’il est sans conteste un des grands maîtres de la poésie médiévale des goliards :  « ses compositions sur des sujets politiques ou satiriques font de lui un des maîtres de la poésie latine rythmique et portent la tradition poétique des clercs errants à son apogée. » (3).

De fait, outre la beauté du texte, ces confessions de l’Archipoète font l’effet d’un véritable manifeste de l’esprit des goliards et reflètent bien l’inspiration qu’ont suivi ces clercs insoumis ou ces étudiants qui prirent la route pour se laisser aller à l’hédonisme, aux plaisirs d’une vie au jour le jour, mais aussi au vagabondage, dans le courant du XIIe siècle.

Voilà donc notre poète médiéval, vagabond, errant et insubordonné, son « manifeste » parvenu jusqu’à nous, et qui peut, encore aujourd’hui et pour certains, faire figure d’ancêtre lointain aux premiers poètes « maudit ». Et l’on n’est pas surpris de voir que l’on attache à son nom celui d’un François Villon, d’un Rutebeuf, mais encore d’un William Blake et d’autres de nos poètes contemporains. Avec le vent de liberté qui y souffle, ces confessions, devenue un véritable symbole de la poésie satirique des goliards du XIIe siècle, demeurent comme le lointain témoignage d’une volonté de s’affranchir des normes et la bienséance sociale  et, pour être resté anonyme, on est bien forcé de constater que notre archipoète n’en est pas moins entré, à sa manière, dans la postérité!

(1). Encyclopédie Larousse en ligne à propos de l’archipoète
(2). La musique au Moyen Âge, Volume 1, Par Richard H. Hoppin
(3). Le poète primat, article de Léopold Delisle sur Persée

Estuans intrinsecus (interius) traduction
paroles latines originales  et version française

Ne nous en veuillez pas mais nous avons fait à notre habitude. Il existe de très belles et très allégoriques traductions de cette poésie, du côté des anglais notamment ( voir The Wandering Scholars of the Middle Ages, de Helen Waddell), mais elles demeurent presque totalement intraduisibles sans être revisitées totalement, ce qui les éloignerait encore d’autant du texte original. On trouve encore sur le web  une très jolie version du côté belge (André Wibaux). Fortement remaniée, elle se présente plus comme une poésie à part entière, inspirée de l’originale. Du côté français, il existe encore quelques traductions plus littérales mais hélas peu convaincantes. Alors face à tout cela, nous avons décidé de vous proposer, en toute modestie, notre propre adaptation de ces confessions de Golias et cet Estuans intrinsecus; l’idée étant d’approcher le sens originel de cette poésie, nous n’avons pas cherché la rime à tout prix. Nous y reviendrons sans doute plus tard;  un peu comme un bon vin, il faut toujours un peu de temps pour s’approprier une poésie.


ira vehementi
in amaritudine
loquor mee menti:
factus de materia,
cinis elementi
similis sum folio,
de quo ludunt venti.

Colère Bouillonnante
aux relents amers
Je vous livre ma pensée:
Moi qui suis fait de matière,
élément de poussière,
Je suis semblable à la feuille
dans le vent joueur.

Cum sit enim proprium
viro sapienti
supra petram ponere
sedem fundamenti,
stultus ego comparor
fluvio labenti,
sub eodem tramite
nunquam permanenti.

Comme il est approprié
pour un homme sage,
d’asseoir sur pierre solide
fondations et bases,
Je suis, quant à moi, un fou
un ruisseau sauvage,
suivant le même trajet
sans jamais dévier.

Feror ego veluti
sine nauta navis,
ut per vias aeris
vaga fertur avis;
non me tenent vincula,
non me tenet clavis,
quero mihi similes
et adiungor pravis.

Navire sans matelot
Je vais, je dérive,
et, dans l’air, comme l’oiseau
me laisse porter,
Nulle chaîne qui me tienne,
Nulle clef qui me lie,
Je cherche ceux comme moi
Et rejoint leurs meutes.

Mihi cordis gravitas
res videtur gravis;
iocus est amabilis
dulciorque favis;
quicquid Venus imperat,
labor est suavis,
que nunquam in cordibus
habitat ignavis.

La gravité de mon cœur
m’est trop lourd fardeau;
plaisanter plus agréable,
plus doux que le miel.
Que Vénus me commande
et la tâche est douce,
car elle n’habite jamais
dans le cœur des faibles.

Via lata gradior
more iuventutis
inplicor et vitiis
immemor virtutis,
voluptatis avidus
magis quam salutis,
mortuus in anima
curam gero cutis.

Je vais sur la large route,
en pleine jeunesse,
Me laissant aller au vice
oubliant ma vertu,
Avide de voluptés,
Plus que de Salut;
Et si mon âme est perdue
Je soigne ma peau.


Bonne journée!

Fred
pour moyenagepassion.com.
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes

Lectures audios : « la pauvreté Rutebeuf » en Vieux français et en Français moderne.

rutebeuf_trouvere_poete_auteur_medieval_pauvreteSujet : poésie médiévale, trouvère, poète, écrivain moyen-âge (XIIIe siècle).
Auteur : Rutebeuf (1230-1285),
Média : lectures audio, vidéos, fichiers sons.
Titre : « la pauvreté Rutebeuf », complainte du trouvère à l’attention du « bon » roi Louis (Saint-Louis, Louis IX).

La lecture audio de « La Pauvreté Rutebeuf »
dans le texte et en vieux français.

 

La lecture audio de « la Pauvreté Rutebeuf »
en Français Moderne

Bonjour à tous!

C_lettrine_moyen_age_passionomme vous l’avez compris au fil des semaines, nous explorons sur ce site web, le monde médiéval et d’histoire du moyen-âge sous toutes leurs formes. Dans ce cadre, moyenagepassion est aussi, pour nous, un laboratoire d’expérimentation, qu’il s’agisse d’écriture, de vidéos, d’images ou de sons, au gré de nos inspirations. En vérité, c’est de la forge répétée que l’on fait les meilleures épées et sans couler ses premières lames dans les flammes ou sans chercher de nouveaux alliages, nul artisan n’aurait jamais pu forger l’acier des meilleures armes. D’une certaine manière, c’est à cela que nous nous essayons mais quoiqu’il en soit, chers lecteurs de ces lignes, c’est toujours entre vos mains que nous remettons ces expériences médiévales, des plus sérieuses aux plus triviales, en fondant l’espoir que vous nous y suivrez avec intérêt, curiosité et surtout avec plaisir.

Des lectures audio de textes et poésies anciennes

Aujourd’hui, justement, nous ouvrons un nouveau chapitre dans nos explorations en nous aventurant sur le terrain des lectures. Ce n’est pas un exercice très habituel sur notre belle terre de France, de nos jours, et on les trouve sans doute plus répandues dans d’autres pays latins et, notamment, de langue espagnole. Et comme si la difficulté n’était pas déjà assez grande, nous avons décidé de nous essayer, aulouis_IX_saint_louis_complainte_de_rutebeuf_poete_medieval_moyen-age_passion delà du français moderne, à la lecture des langues médiévales, vieux français et autre langues d’oil, dans le texte, pour essayer d’en faire revivre la « musicalité ».

Dans le cadre de cette expérience, il nous a paru tout naturel de faire de Rutebeuf, grand trouvère et poète médiéval du XIIIe siècle, le premier invité de ces lectures audio. Nous n’avons, en effet, jamais caché notre admiration pour lui et nous espérons parvenir à lui rendre modestement tribut ou, à tout le moins, le faire un peu revivre ici. Nous prenons donc pour point de départ son entêtante complainte sur sa pauvreté qu’il adressait, alors, au bon roi Louis. (ci-dessus peinture: « Saint Louis, roi de France, et un page ». de Domenico THEOTOCOPOULOS, dit EL GRECO, fin du XVIe siècle, Musée du Louvre)

Pour permettre un double éclairage sur ce texte, nous l’avons gravé dans les deux langues et dans deux fichiers séparés. Vous pourrez éclairer de ce qui vous échappe entre le français moderne et le verbe original du poète. Pour la version textuelle des paroles dans les deux langues, je vous renvoie à notre précédent article  sur la complainte de Rutebeuf.

Vieux français, langue d’oil &  langues médiévales :
à propos de prononciation

I_lettrine_moyen_age_passion copial y a peu de traces concrètes de la prononciation du vieux français et des langues médiévales; le fait est qu’en dehors des quelques textes concernant ces aspects qui ont pu traverser le temps, peu de fichiers sons nous sont parvenus et youtube n’existait alors pas. Du côté des linguistes et des historiens, on s’entend donc sur quelques vérités et surtout sur une relative ignorance. Dit-on Roi ou Roé? Dit-on Saint Pou ou Saint Pau? Que faire encore des consonnes finales? Doit-on les rendre muettes comme nous le faisons, depuis, en français moderne? Et, encore, quid des dyphtongues ? Pire que tout, on sait qu’on s’autorise alors, dans la grande liberté de la licence poétique, à prononcer  une chose ou l’autre au gré des vers et de leurs rimes. Pourtant, dans cet espace d’hypothèses et desaint_louis_croisades_moyen-age_passion_histoire_medievale questions, nous voulions, tout de même essayer d’aller chercher ce que pouvait être la poésie médiévale dans le texte. (à droite, miniature du départ en croisade du roi Saint Louis)

Ais-je la prétention de la vérité dans mon interprétation? Non. bien évidemment, loin s’en faut! Je ne suis pas un spécialiste de ces questions linguistiques. Ces lectures audio sont le résultat d’une mélange entre, d’un côté, ce que j’ai pu lire sur la prononciation du vieux français, et de l’autre côté, mon bagage en langues latines. J’ai, dans ma besace, une bonne connaissance du français, de l’italien et de l’espagnol que je parle couramment,  à laquelle viennent s’ajouter quelques faibles restes de mes heures de latin même si, je le confesse, j’ai traversé celles-ci à la vitesse de jacques Brel et de son « rose, rose, rosam ». J’ai aussi des notions de catalan, ou tout au moins, de sa musicalité. Concernant cette dernière langue,  j’ai toujours été frappé de voir combien son écrit pouvait être proche du latin et de certains mots que l’on retrouve dans le vieux français. Pour certaines tournures que j’utilise ici, nul doute que le catalan me les aura inspirées. Bref, la lecture audio du texte original en vieux français est un peu le fruit de tout cela. Encore une fois, il n’y a là aucune prétention de la perfection mais simplement l’exercice de s’y essayer, en espérant ne pas tomber trop loin. Si vous êtes expert de moyenage_passion_contactez_nousces questions, n’hésitez pas à me contacter pour d’éventuels remarques, je les accueillerais à bras ouverts. Pour le reste et comme toujours, les commentaires ou les mails sont toujours les bienvenus.

Voilà je crois que tout est dit, j’espère que vous apprécierez.

En vous souhaitant une belle journée.

Amicalement.
Frédéric EFFE
pour moyenagepassion.com

« L’ardente passion, que nul frein ne retient, poursuit ce qu’elle veut et non ce qui convient. » Publiliue Syrus  Ier s. av. J.-C

La pauvreté Rutebeuf ou les misères d’un grand poète contées au Roi Saint-Louis

rutebeuf_trouvere_poete_auteur_medieval_pauvreteSujet : poésie médiévale, trouvères, troubadours
Auteur : Rutebeuf (1230-1285) poète, trouvère et auteur satirique du moyen-âge (XIIIe siècle).
Titre : « La pauvreté Rutebeuf »
Période : moyen-âge central

J_lettrine_moyen_age_passion‘ai beau faire, j’ai beau dire, je ne peux me lasser de Rutebeuf et de la magie de son Art poétique. Voilà encore, ici, un cri de détresse, une complainte sur la pauvreté et la misère, la sienne, qu’il conte en vers au bon roi Louis IX, Saint Louis ( photo ci-contre : statue de Saint Louis à l’église Saint-Pierre de Mainneville, XIIIe siècle)Aura-t’elle été entendue? Rien n’est moins sûr, car s’il implore son souverain dans ce poème, il le critique vertement en d’autres endroits, toute chosepauvrete_rutebeuf_trouvere_medieval_saint_louis_statue de nature à ne pas plaire à un roi, fut-il magnanime. Quoiqu’il en soit, Louis IX trouvera également la mort pendant ce siège de Tunis. A titre d’exemple de la satire de Rutebeuf à l’égard du roi de France, voici quelques vers de la métamorphose de Renard.

« Renart est mort, Renart est en vie !
Renart est infect, Renart est ignoble ;
et pourtant Renart est roi ! »

Comme nous le disions dans un article précédent, Rutebeuf n’est pas uniquement ce trouvère poète, à nu, miséreux, et en détresse. Même s’il nous a conté souvent ses propres déboires, c’est aussi un auteur engagé, un témoin des enjeux de son siècle et il a écrit, dans les près de quatorze mille vers qu’il nous a laissé, bien d’autres pièces plus satiriques, critiquant la cour du roi, dénonçant encore « l’hypocrisie » des ordres mendiants franciscains qui essaimaient au XIIIe siècle, et finalement, les hommes, les religieux et les politiques de son temps. Nous aurons l’occasion d’en partager quelques autres ici, mais, pour l’instant, place à cette complainte sur la pauvreté dont le titre autant que le contenu aura assurément aussi inspiré la chanson de Léo Ferré sur ce grand trouvère du XIIIe siècle.

La poésie de Rutebeuf et sa traduction

L’exercice de la traduction est toujours difficile et se complique encore d’autant quand il s’agit de poésie. On est finalement toujours pris entre traduction littérale et nécessité de conserver une certaine musicalité à la poésie de Rutebeuf. On trouve ici ou là un mélange de ces deux tendances. La traduction de Rutebeuf ci-dessous et un travail de croisement entre ces deux exigences. Pour certaines parties de ce texte, je me suis inspiré notamment de la traduction qu’en fait l’académicien, philosophe et membre du  collège de France, Michel Zink en la croisant à d’autres sources.

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La version originale de cette complainte de Rutebeuf  (nettement plus ardue)!

Je ne sai par ou je coumance,
Tant ai de matyere abondance
Por parleir de ma povretei.
Por Dieu vos pri, frans rois de France,
Que me doneiz queilque chevance,
Si fereiz trop grant charitei.
J’ai vescu de l’autrui chatei
Que hon m’a creü et prestei:
Or me faut chacuns de creance,
C’om me seit povre et endetei.

Vos raveiz hors dou reigne estei,
Ou toute avoie m’atendance.

Entre chier tens et ma mainie,
Qui n’est malade ne fainie,
Ne m’ont laissié deniers ne gages.
Gent truis d’escondire arainie
Et de doneir mal enseignie:
Dou sien gardeir est chacuns sages.
Mors me ra fait de granz damages;
Et vos, boens rois, en deus voiages
M’aveiz bone gent esloignie,
Et li lontainz pelerinages
De Tunes, qui est leuz sauvages,
Et la male gent renoïe.

Granz rois, c’il avient qu’a vos faille,
A touz ai ge failli sans faille.

Vivres me faut et est failliz;
Nuns ne me tent, nuns ne me baille.
Je touz de froit, de fain baaille,
Dont je suis mors et maubailliz.
Je suis sanz coutes et sanz liz,
N’a si povre juqu’a Sanliz.
Sire, si ne sai quel part aille.
Mes costeiz connoit le pailliz,
Et liz de paille n’est pas liz,
Et en mon lit n’a fors la paille.

Sire, je vos fais a savoir,
Je n’ai de quoi do pain avoir.
A Paris sui entre touz biens,
Et si n’i a nul qui soit miens.
Pou i voi et si i preig pou;

Il m’i souvient plus de saint Pou
Qu’il ne fait de nul autre apotre.
Bien sai Pater, ne sai qu’est notre,
Que li chiers tenz m’a tot ostei,
Qu’il m’a si vuidié mon hostei
Que li credo m’est deveeiz,
Et je n’ai plus que vos veeiz.

La pauvreté Rutebeuf

Au roi Louis

Je ne sais par où je commence,
Tant j’ai de matière abondance
Pour parler de ma pauvreté.
Par Dieu vous prie, franc roi de France,
Que me donniez quelques subsides,
Ainsi ferez grand’charité.
J’ai vécu d’argent emprunté
Que l’on m’a en crédit prêté;
Or ne trouve plus de créance,
On me sait pauvre et endetté
Mais vous, hors du royaume, étiez,
Où toute aviezc mon espérance

Entre vie chère et ma famille*
Point malade et toujours vie,
ne m’ont laissé deniers ni gages;
les gens sont prompts à esquiver
et sont mal instruits à donner ;
Du sien garder est chacun sage.
La Mort m’a fait de grands dommages,
et vous, bon roi, en deux voyages
gens de bien m’avez éloigné
avec le lointain pèlerinage
de Tunis, qui est lieu sauvage
et les méchants gens reniés***.

* Cette strophe est souvent omise et de fait non traduite dans de nombreuses versions du web
** les gens  habiles et habitués à refuser
*** reniés de Dieu car non chrétiens. infidèles.

Grand roi, s’il advient qu’à vous faille,
(A tous ai-je failli sans faille)
Vivre me faut et suis failli.
Nul ne me tend, nul ne me baille,
Je tousse de froid, de faim bâille,
Dont je suis mort et assailli.
Je suis sans couverture et sans lit,
N’a si pauvre jusqu’à Senlis;
Sire, ne sais quelle part j’aille.
Mon côté connaît le paillis,
Et lit de paille n’est pas lit,
Et en mon lit n’y a que paille.

Sire, je vous fais à savoir :
Je n’ai de quoi du pain avoir.
A Paris je vois tous ces biens,
Mais il n’y a rien qui y soit mien.
J’y vois peu et j’en reçois peu ;

Il me souvient plus de saint Paul
Qu’il ne le fait de nul apôtre,
Bien sais Pater, ne sais qu’est nôtre,
Car la vie chère m’a tout ôté,
Elle m’a tant vidé mon logis
Que le Credo m’est refusé,
Et n’ai plus que ce que voyez.


Une belle journée à tous!
Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com