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Ballade « médiévale »: le moyen-âge de Victor Hugo, inspiré par Bürger et marié au folk de Malicorne

poesie_ballade_medievale_victor_hugo_XIXe_Sujet : chanson, poésie, musique, folk celtique, ballade romantique, ballade médiévale, médiévalisme, poésie d’inspiration médiévale.
Période : moyen-âge fantastique, gothique
XVIIIe, IXe, XXe siècle
Auteur  : Victor Hugo (1802-1885), odes et ballades (1828)
Titre : La fiancée du timbalier
Interprètes : Malicorne
Extrait de l’album : Malicorne 4 « Nous sommes chanteurs de sornettes », 1977 (Sony Music)

Bonjour à tous,

P_lettrine_moyen_age_passion copiaetit plaisir du jour, suite à notre article sur l’Histoire de la ballade médiévale et ses évolutions jusqu’au XIXe siècle, voici justement une poésie de Victor Hugo teintée de moyen-âge et mise en musique par le groupe folk-celtique Malicorne.

En réalité, du point de vue de sa datation, cette chanson n’a absolument rien de médiéval  puisque son texte remonte aux années 1828. Outre qu’elle demeure fort agréable à écouter – la belle voix de Gabriel Yacoub se coulant toujours parfaitement dans ce style de texte – elle permet aussi de mieux illustrer le procédé littéraire par lequel Victor Hugo crée une facture et une ambiance médiévale sur une toile de fond historique qui pourtant ne l’est pas. Loin des grandes guerres et échauffourées  du moyen-âge, cette ballade a, en effet, pour contexte la bataille de Prague de 1757 qui, pendant la guerre de sept ans, opposa violemment les prussiens aux autrichiens. Elle fut d’ailleurs l’une des plus meurtrières du XVIIIe siècle avec plusieurs dizaines des milliers d’hommes tués ou blessés de chaque bord.

Bataille de Prague 1757, mort du Maréchal Von Schwerin sur le champ de bataille, peinture de Johann Christoph Frisch (1738-1815)
Bataille de Prague 1757, mort du Maréchal Von Schwerin sur le champ de bataille, peinture de Johann Christoph Frisch (1738-1815)

Cette ballade dramatique et romantique de Victor Hugo se situe dans le contexte de cette bataille, au retour des troupes et il nous conte les déboires d’une jeune fille attendant son bien-aimé, parti au combat. En s’apercevant qu’il ne reviendra pas, elle mourra sur le coup. Il n’est donc pas question de récit historique et on s’inscrit ici clairement dans l’univers de la fiction et même du conte. Sur sa toile de fond autant que sur le récit, cette poésie a été directement inspirée à Hugo par le poète allemand Gottfried August  Bürger  (1748-1794), auteur romantique que l’on crédite d’avoir été, dans le courant du XVIIIe siècle, l’un des pionniers de ces nouvelles « ballades » d’inspiration médiévale.

Lénore, une ballade fantastique et gothique  du Gottfried August Bürger

E_lettrine_moyen_age_passionn 1774, cet auteur, célèbre par ailleurs pour son adaptation ou même, peut-on dire pour sa réécriture en  allemand des Fabuleuses Aventures du Légendaire Baron de Munchhausen (que Terry Gilliam porta à l’écran). publia, dans un magazine allemand, une ballade romantique ayant pour titre  Lénore et qui fit date.

Burger_lenore_poesie_balllade_medieval_fantastique_gothique_allemandeBien plus gothique et fantastique  que le traitement qu’a choisi d’en faire Victor Hugo dans son adaptation, il y était aussi question d’une jeune fille attendant le retour de son bien-aimé de la bataille de Prague. Dès le début du texte, ne le voyant pas revenir, elle invoquera la mort et son voeu se verra exaucé d’une étrange manière, tout au long de la ballade. Précisons que le « médiéval fantastique » dont il est question ici n’est pas encore teinté de fortes racines celtiques ou nordiques tel qu’on pourra le retrouver au XXe siècle après JJR Tolkien et la littérature Heroic fantasy. Nous sommes avec Lénore dans un fantastique qui mêle macabre, univers gothique et romantisme, et qui renvoie d’assez près justement à l’imagerie du macabre médiéval tel qu’il se constitue, en occident dans le courant du moyen-âge central (voir le thème de la mort dans la littérature française médiévale, Marie-thèrese Lorcin, À réveiller les morts : La Mort au quotidien dans l’Occident médiéval)


Voici quelques courts extraits de cette ballade de Bürgen, tirés d’une adaptation française versifiée de 1854.; elle ne peut certainement pas rendre totalement justice à l’original, mais elle nous permet au moins de l’approcher  :

D’un songe affreux Lénore poursuivie
Au point du jour se réveilla soudain.
« Mon cher Wilhelm, as-tu perdu la vie ?
Es-tu parjure ou te verrai-je enfin ? »
Sous Frédéric il partit pour l’armée,
Et combattit à Prague en bon hussard :
Mais depuis lors sa jeune bien-aimée
Ne reçut plus de lettres de sa part.

Les troupes sont de retour, l’amant de la jeune fille n’en fait pas partie et elle s’effondre, comprenant qu’elle l’a perdu.

… La mère accourt et vers elle s’élance :
« Que vois-je ? ô Dieu ! Qu’as-tu, ma chère enfant ?
Viens dans mes bras, parle avec confiance,
Dis-moi ton mal : je t’écoute en tremblant »
– Oh ! c’en est fait ; tout est perdu, ma mère !
Tout est perdu ! Hélas ! Wilhem est mort !
Il n’est plus rien qui m’attache à la terre:
Dieu, sans pitié, m’abandonne à mon sort !

… Oh ! C’en ait fait! Wilhem est mort, ma mère !
Il est perdu, oui, perdu sans retour :
Il n’est pour moi plus de bonheur sur terre !
Pourquoi faut-il qu’on m’est donné le jour ?
Mort ! Frappe-moi, brise mon existence,
Et qu’à jamais mon nom soit oublié !
Jouis, ô Dieu! Jouis de ma souffrance,
Puisque pour moi tu n’as pas de pitié.

Suite à ce « voeu », le fiancé viendra bientôt chercher la jeune fille à la nuit. Toute à sa joie, la belle tardera à comprendre que sous le visage de son amant, c’est en réalité la mort qui est venue la prendre pour la guider jusqu’à sa perte et réaliser son voeu. Sans se révéler, la Camarde fardé  et en armure de chevalier l’amènera sur sa monture, à travers la campagne et jusqu’au lit nuptial (le tombeau), dans un voyage gothique et fantastique qu’on imaginerait avoir tout à fait sa place dans l’univers d’un Tim Burton :

Vois-tu vois-tu l’étrange phénomène ?
Au clair de lune, on aperçoit là-bas
Sous le gibet la gent aérienne* (les noirs corbeaux),
Qui danse en rond et qui prend ses ébats.
« Ah ! ça, venez et suivez-nous, canailles !
Je vous voir décorer notre bal;
Vous ouvrirez la danse à nos fiançailles,
Et nous suivrez jusqu’au lit nuptial!

Bürger, Lénore – 1774 – Traduction française de 1854


lenore_burger_ballade_romantique_moyen-age_fantastique_gothique_Ary_Scheffer
Les morts vont vite, toile de Ary Scheffer (1830) sur le thème de Lénore de Bürger, Exposée au musée de la vie romantique à Paris.

T_lettrine_moyen_age_passionhème du blasphème qui prend un tour fantastique avec cette mort invoquée sans y penser vraiment et qui répond à l’invitation de la jeune fille, thème aussi de la mort et de l’érotisme avec ce lit nuptial devenu le tombeau des amants, thème romantique bien sûr des amants unis dans leur fin, le tout dans un univers gothique et une imagerie macabre qui renvoient à des origines clairement médiévales, cette ballade de Bürger fut traduite maintes fois dans d’autres langues et inspira de nombreux auteurs hors de l’Allemagne mais également d’autres artistes comme le peintre Ary Scheffer, considéré comme un des maîtres de la peinture romantique (voir tableau ci-dessus).

Dans son approche du récit, Victor Hugo a, quant à lui, plutôt choisi de se centrer sur le long défilé des troupes, en utilisant un grand renfort d’images et de vocables évocateurs pour nous immerger dans une ambiance médiévale prégnante. En modifiant le déroulement de l’histoire, il privilégie l’attente, l’espoir et met aussi le suspense en exergue. Le thème du blasphème, comme celui du macabre et de l’épopée nocturne et gothique sont, de fait, évacués de sa version (il aura l’occasion d’y revenir dans d’autres textes). L’idée romantique et peut-être aussi, finalement, fantastique, résidera ici dans le trépas soudain de la jeune fille, incapable de survivre à la disparition de son amant.

La chanson de Malicorne inspirée par Hugo

Chanson tirée de l’album Malicorne 4

Daté de 1977, le très réussi et salué album studio Malicorne 4 présentait des chansons traditionnelles françaises revisitées à la manière folk, celtique et « rock-progressif » du groupe. Dans ce corpus, la chanson La fiancée du timbalier (joueur de timbales) était d’ailleurs la seule qui soit album_malicorne_4_chanson_ballade_poetique_folk_medieval_fiancee_du_timbalier_victor_hugorattachée à un auteur connu et identifié. On trouve toujours l’album à la vente au format CD : Malicorne 4 format CD.

D’autres versions vinyle devenues collectors et plus onéreuses peuvent également être débusquées (en voici une disponible au moment de cet article: Malicorne Vol.4  format Vynile )

Concernant cette poésie de Victor Hugo, le compositeur et pianiste Camille Saint-Saëns l’avait lui-même mise en musique dans le courant du XIXe siècle, avec une version pour piano et également une version pour piano/chant nettement plus lyrique (voir partition sur archive.org).

La fiancée du timbalier de Victor Hugo
ballade du XIXe aux couleurs médiévales

 Monseigneur le duc de Bretagne 
A, pour les combats meurtriers, 
Convoqué de Nante à Mortagne, 
Dans la plaine et sur la montagne, 
L’arrière-ban de ses guerriers.

Ce sont des barons dont les armes 
Ornent des forts ceints d’un fossé ; 
Des preux vieillis dans les alarmes, 
Des écuyers, des hommes d’armes ; 
L’un d’entre eux est mon fiancé.

Il est parti pour l’Aquitaine 
Comme timbalier, et pourtant
On le prend pour un capitaine, 
Rien qu’à voir sa mine hautaine, 
Et son pourpoint, d’or éclatant !

Depuis ce jour, l’effroi m’agite. 
J’ai dit, joignant son sort au mien :
– Ma patronne, sainte Brigitte, 
Pour que jamais il ne le quitte, 
Surveillez son ange gardien ! –

J’ai dit à notre abbé : – Messire, 
Priez bien pour tous nos soldats ! –
Et, comme on sait qu’il le désire, 
J’ai brûlé trois cierges de cire 
Sur la châsse de saint Gildas.

À Notre-Dame de Lorette 
J’ai promis, dans mon noir chagrin, 
D’attacher sur ma gorgerette, 
Fermée à la vue indiscrète, 
Les coquilles du pèlerin.

Il n’a pu, par d’amoureux gages, 
Absent, consoler mes foyers ; 
Pour porter les tendres messages, 
La vassale n’a point de pages, 
Le vassal n’a pas d’écuyers.

Il doit aujourd’hui de la guerre 
Revenir avec monseigneur ; 
Ce n’est plus un amant vulgaire ;
Je lève un front baissé naguère, 
Et mon orgueil est du bonheur !

Le duc triomphant nous rapporte
Son drapeau dans les camps froissé ; 
Venez tous sous la vieille porte 
Voir passer la brillante escorte, 
Et le prince, et mon fiancé !

Venez voir pour ce jour de fête 
Son cheval caparaçonné, 
Qui sous son poids hennit, s’arrête, 
Et marche en secouant la tête, 
De plumes rouges couronné !

Mes soeurs, à vous parer si lentes, 
Venez voir près de mon vainqueur 
Ces timbales étincelantes 
Qui sous sa main toujours tremblantes, 
Sonnent, et font bondir le coeur !

Venez surtout le voir lui-même
Sous le manteau que j’ai brodé. 
Qu’il sera beau ! c’est lui que j’aime ! 
Il porte comme un diadème 
Son casque, de crins inondé !

L’Égyptienne sacrilège,
M’attirant derrière un pilier, 
M’a dit hier (Dieu nous protège !) 
Qu’à la fanfare du cortège 
Il manquerait un timbalier.

Mais j’ai tant prié, que j’espère ! 
Quoique, me montrant de la main 
Un sépulcre, son noir repaire, 
La vieille aux regards de vipère 
M’ait dit : – Je t’attends là demain !

Volons ! plus de noires pensées ! 
Ce sont les tambours que j’entends. 
Voici les dames entassées, 
Les tentes de pourpre dressées, 
Les fleurs, et les drapeaux flottants.

Sur deux rangs le cortège ondoie : 
D’abord, les piquiers aux pas lourds ;
Puis, sous l’étendard qu’on déploie, 
Les barons, en robe de soie, 
Avec leurs toques de velours.

Voici les chasubles des prêtres ; 
Les hérauts sur un blanc coursier. 
Tous, en souvenir des ancêtres, 
Portent l’écusson de leurs maîtres,
Peint sur leur corselet d’acier.

Admirez l’armure persane 
Des templiers, craints de l’enfer ; 
Et, sous la longue pertuisane, 
Les archers venus de Lausanne,
Vêtus de buffle, armés de fer.

Le duc n’est pas loin : ses bannières
Flottent parmi les chevaliers ;
Quelques enseignes prisonnières,
Honteuses, passent les dernières…
Mes soeurs ! voici les timbaliers !… « 

Elle dit, et sa vue errante 
Plonge, hélas ! dans les rangs pressés ; 
Puis, dans la foule indifférente,
Elle tomba, froide et mourante…
Les timbaliers étaient passés.

Une belle journée à tous et une bonne écoute !

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes

Un programme culturel historique et des lectures audios autour de Melin Saint-Gelais

melin_saint_gelais_poesie_cour_XVIe_siecle_epigrammes_dizain_renaissance_moyen-age_tardifSujet : dizain, poésies courtes,  rondeau, poésie de cour, renaissance. humour, poésie gaillarde,
Période : XVIe, renaissance, fin du moyen-âge
Auteur : Mellin Sainct-Gelays
ou Melin (de) Saint- Gelais (1491-1558)
Média : « les petits renaissants » programme culturel, chaîne nationale,1953. lectures audios, chaîne youtube Eclair Brut
Ouvrage : Oeuvres complètes de Mellin Sainct- Gelays, Prosper Blanchemain, 1873.

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionl’ambition littéraire, au sérieux et quelquefois, il faut bien le dire, une certaine pédanterie des certains auteurs de la pléiade, le XVIe siècle oppose aussi une poésie légère de divertissement, gaillarde même quelquefois, et un verbe mis au service de l’esprit et de l’amusement de cour. Même s’ils ont fait quelques émules, Clément Marot et Melin de Saint Gelais en sont sans doute les auteurs les plus représentatifs et assurément les plus talentueux.

melin_saint_gelais_rondeau_poesie_renaissance_XVIe

A travers les notes les plus humoristiques de cette poésie : pastourelles détournées, moines buveurs et chaud lapins et autres grivoiseries, les références aux fabliaux ne peuvent manquer de venir à l’esprit et, avec elles, l’ancrage dans une tradition satirique bien antérieure au XVIe siècle; finalement, le « sombre » moyen-âge est, sans doute ici, bien moins loin que les nouveaux auteurs de la Pléiade l’auraient souhaité.

Les « petits renaissants », programme culturel « historique » de la chaîne nationale

I_lettrine_moyen_age_passion copiassues d’un programme, devenu lui-même historique puisqu’il date de 1953, voici donc un peu plus de vingt minutes en compagnie de Melin Saint Gelays et de sa poésie renaissante.  Produite par l’acteur et homme de théâtre Marcel Lupovici, l’émission était alors présentée par le poète Pierre Emmanuel (Noël Mathieu). On reconnaîtra sans peine, les intonations et les voix d’époque, et à travers le court portrait de l’auteur du XVIe, on remarquera aussi la qualité du français : soigné, appliqué et très écrit.

melin_saint_gelais_dizain_poesie_ancienne_gallarde_grivoise_renaissance_XVIePassé l’introduction, les lectures audios qui sont données ici  des poésies de Melin Saint-Gelais sont un vrai régal.

Diffusé à une heure tardive, le programme autorisait aussi une certaine liberté de ton et, permettait d’aborder des poésies un peu plus « gaillardes ». Le dizain ci-contre en est un exemple, il est même à ce point grivois qu’on l’a prêté longtemps à Marot, dont c’était tout de même plus une des spécialités, Melin Saint-Gelais ayant, en général, habitué ses lecteurs à une poésie en général moins osée.

En vous souhaitant une belle journée  à tous.

Fred
Pour moyenagepassion.com
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le paysan et le serpent, une fable médiévale d’Eustache Deschamps en forme de ballade

poesie_fable_litterature_monde_medieval_moyen-ageSujet : poésie médiévale, morale, satirique, ballade, moyen français, fable, ingratitude
Période : moyen-âge tardif, XIVe siècle
Auteur : Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre : « le paysan et le Serpent»
Ouvrage : Poésies morales et historiques d’Eustache Deschamps , Georges Adrien Crapelet (1832)

Bonjour à tous,

V_lettrine_moyen_age_passion copiaoici, pour aujourd’hui, une nouvelle fable médiévale à la façon d’Eustache Deschamps. Comme on le verra, elle n’est pas sans rappeler  le fabliau du pêcheur   (ou  fabliau des deux compères), que nous avions publié ici il y a quelque temps et dont nous avions même proposé une lecture audio.

Il y était question du peu de gratitude d’un homme manquant de se noyer, et qui, sauvé des eaux par un pêcheur charitable et étant malencontreusement blessé à l’oeil pendant l’opération, finissait, après avoir largement goûté à l’hospitalité de son bienfaiteur, par l’attaquer devant le tribunal pour en obtenir réparation.  Sous la forme d’un proverbe alors bien connu du moyen-âge, et même au delà de la France d’une partie de l’Europe médiévale, la morale du fabliau restait  implacable:

Raember de forches larron
Quant il a fait sa mesprison,
Jamès jor ne vous amera

Sauvez un larron de la potence
Une fois qu’il a commis son crime
Il ne vous aimera jamais pour autant

En fait de larron, la fable du jour met en scène un serpent et elle adresse plus largement l’ingratitude sous toutes ses formes. Elle fait partie des ballades de moralité de Eustache Deschamps et de ses poésies critiques dont il avait le secret.

A l’image des autres fables de l’auteur médiéval (voir Le Corbeau et le renard et encore les Souris et les Chats) celle-ci lui a été  directement inspirée par Esope (Le Laboureur et le Serpent). Elle a été aussi été reprise par La Fontaine, quelques siècles plus tard, sous le titre Le villageois et le serpent.  On se souvient de la morale enlevée qu’en tirait ce dernier :

    Il est bon d’être charitable,
            Mais envers qui ? c’est là le point. 
            Quant aux ingrats, il n’en est point 
            Qui ne meure enfin misérable.

Jean De LafontaineLe villageois et le Serpent

Dans le style de la ballade qu’il affectionne particulièrement, Eustache Deschamps oppose ici à une morale finale un joli vers qui scande la poésie tout du long et qui, au passage, invite à réfléchir par son « on » inclusif, même s’il ne l’est, au fond, pas tant que ça, pour l’auteur au moins :  « Mais on rent mal en lieu de bien, souvent. »

Ballade :  le paysan et le Serpent
d’Eustache Deschamps

J’ay leu et veu une moralité
Où chascuns puet assez avoir advis,
C’uns païsans, qui par neccessité
Cavoit terre, trouva un serpent vis
Ainsis que mort ; et adonques l’a pris,
Et l’apporta ; en son celier l’estent.
Là fut de lui péus* (de paistre, nourri, reconforté), chaufez, nourris :
Mais on rent mal en lieu de bien, souvent.

Car li serpens , plains de desloyauté,
Roussiaulx* (traître), et fel* (perfide,félon), quant il se voit garis
Au païsant a son venin getté ;
Par lui li fut mal pour bien remeris :
Par bien faire est li povres homs punis,
Qui par pitié ot nourri le serpent.
Moult de gens sont pour bien faire honnis :
Mais on rent mal en lieu de bien, souvent.

C’est grant doleur quant l’en fait amisté
A tel qui puis en devient ennemis ;
Ingratitude est ce vice appellé ,
Dont pluseurs gens sont au monde entrepris,
Rétribuens le mal à leurs amis,
Qui leur ont fait le bien communément.
Ainsis fait-on; s’en perdront paradis :
Mais on rent mal en lieu de bien, souvent.

En vous souhaitant une très belle journée.

Frédéric EFFE
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Un Huitain « à trente deux manières » et quelques vers brisés de Jehan Meschinot

manuscrit_24314_jean_Meschinot_poete_breton_medieval_poesie_politique_satirique_moyen-age_tardifSujet : vers brisés, huitain, vers tronqués, réthorique, culte marial, oraison à la vierge.poésie médiévale
Période : moyen-âge tardif, XVe siècle
Auteur : Jean (Jehan) Meschinot (1420 – 1491)
Ouvrage : Jean Meschinot, sa vie, ses oeuvres, ses satires contre Louis XI, Arthur de la Borderie, 1896

Bonjour à tous,

P_lettrine_moyen_age_passion copiaour revenir à la poésie de Jehan Meschinot, auteur médiéval breton du XVe siècle, voici un huitain qui peut se lire de bien des façons et dont le poète breton nous dit lui-même :

« Cette Oraison se peut dire par huit ou par seize vers, tant en rétrogradant  que autrement, tellement qu’elle se peut lire en 32 manières différentes et plus, et à chacun y aura sens et rime, et commencera  toujours par motz différentz qui veult « 

Du côté du contenu, cette poésie s’inscrit totalement dans le culte marial puisque c’est une oraison à la vierge,  Du point de vue de son intérêt, elle reste reste plus à inscrire au titre des « amusements » , voire des curiosités rhétoriques et littéraires qu’au panthéon de l’oeuvre de Jean Meschinot. Ce dernier, comme nous avons déjà eu l’occasion de le voir, excelle largement mieux dans les poésies morales, satiriques ou politiques.

poesie_medievale_jean_meschinot_poete_breton_moyen-age_XVe_huitain_vers_brises_culte_marialCe sont donc des vers brisés, autrement dit des vers qui, une fois  tronqués et séparés en deux colonnes après leur premier hémistiche (la moitié d’un ver à césure donc, eg : six pieds pour un alexandrin ), peuvent être également lus de haut en bas. On n’en connait des exemples qui recèlent de véritables sens cachés (1). Ce n’est pas le cas de celui-ci qui reste une éloge dans tous les sens du terme et quelque soient les sens de lecture qu’on en fait.

D’ailleurs, si vous voulez faire un jeu (assez vite lassant j’en conviens) avec vos amis,  vous pourriez même écrire chacun des 16 hémistiches sur des bouts de papiers différents, les mettre dans un grand chapeau ou un bocal et les tirer dans le désordre. Vous obtiendrez toujours une poésie qui se tient. Comme l’indique d’ailleurs Arthur de la Borderie dans son ouvrage Jean Meschinot, sa vie, ses oeuvres, ses satires contre Louis XI, en reportant les propos d’un tiers. Plus que 32 manières, il y en a en réalité 16 puissance 16, mais, on le sait bien et c’en est encore une preuve s’il en était besoin, on ne saurait résumer la poésie aux mathématiques, ni au comptage de pieds. Curiosité au programme donc aujourd’hui, plus qu’oeuvre d’anthologie.

Oraison à la Vierge

D’honneur sentier                   Confort seur et parfait
Rubi chéris                    Safir très précieux
Cuer doulx et chier                   Support bon en tout fait
Infini pris                    Plaisir mélodieux
Ejouy ris                    Souvenir gracieux
Dame de sens                    Mère de Dieu très nette
Appuy rassis                    Désir humble joyeux
M’âme déffens                    Très chière pucelette.

En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes

(1)  sortons un peu  du cadre médiéval pour illustrer  les vers brisés, dans leurs formes les plus intéressantes, avec cet exemple d’une poésie d’époque, écrite à la gloire de l’empereur, à la première lecture, mais tout cela bien sûr, sans compter les césures.

Que Vive à jamais                  l’Empereur des français
La famille royale                     est indigne de vivre
Oublions désormais              la race des Capets
La race impériale                    est celle qui faut suivre
Soyons donc  le soutien        de ce Napoléon
Du Comte de Chambord     chassons l’âme hypocrite
C’est à lui qu’appartient      cette punition
La raison du plus fort            a son juste mérite