Archives par mot-clé : Portugal médiéval

Amour Courtois : une Belle Cantiga de Amor du roi Denis 1er

Sujet : troubadour, lyrique courtoise, galaïco-portugais, poésie, chanson médiévale, cantigas de amor, musique médiévale, amour courtois.
Période : Moyen Âge central, XIIIe, XIVe siècle
Titre : O que vos nunca cuidei a dizer
Auteur : Denis 1er du Portugal (1261-1325)
Interprète : Ensemble Capella de Ministrers
Album : Regina ( 2023)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous vous proposons un voyage en direction du Portugal médiéval. Entre les XIIIe et XIVe siècles, le roi Denis 1er s’adonne à la courtoisie et à l’art du trobar. Son genre de prédilection : les cantigas de amigo et les cantigas de amor alors très en vogue dans la péninsule. La langue est celle privilégiée alors par la littérature espagnole autant que portugaise : le galaïco-portugais. Pas de panique toutefois. Bien entendu, nous vous en fournirons la traduction en français actuel.

Un roi poète et troubadour

Dans la péninsule ibérique du Moyen Âge central, le souverain Denis 1er du Portugal appartient à cette classe de rois troubadours, intellectuels et poètes dans la lignée d’un Alphonse X ou d’un Thibaut de Champagne. Au delà de ses talents de poète, Denis 1er a également laissé la réputation d’un roi soucieux de gestion, de réforme agricole et du bon soin de ses sujets (voir notre biographie du Denis 1er du Portugal roi troubadour et laboureur )

Un leg poétique abondant

Les registres des cantigas attribuent pas moins de 137 pièces au roi poète portugais. Si l’on est loin des productions d’un Alphonse X de Castille, cela demeure une œuvre de belle taille. On y retrouve plus de 50 cantigas de amigo et quelques 73 cantigas de amor. Elles sont complétées par quelques chansons d’escárnio et de maldizer, ainsi que trois pastourelles.

La chanson médiévale que nous vous proposons, aujourd’hui, appartient au registre des cantigas de amor du roi Denis. Pour redire un mot de leurs différences, dans les cantigas de Amigo, le poète met en scène le plus souvent, une belle dans l’attente de son cher et tendre (voir Martin Codax, ou Lourenço Juglar). Ce genre évoque plus directement ce que nous connaissons sous le nom de chansons de toile.

Les cantigas de amor sont, quant à elle, plus proches des codes de la lyrique courtoise tels que les pratiquent les troubadours occitans ou les trouvères du nord de France. Le poète, loyal amant, déclare son amour et ses peines à la dame et se tient à sa merci.

Les chemins tortueux de l’amour courtois

Dans la cantiga de amor du jour, Denis 1er s’adonnera à cet exercice d’amour courtois dans des formes qui nous sont familières. On y retrouvera notamment les thèmes de la douleur du loyal amant, son désarroi et son serment d’allégeance envers celle à qui il destine ses vers.

Le roi poète ouvrira son cœur à sa belle et, du même coup, occasion, sa grande tristesse. Il aura même une confession à lui faire. Son amour pour elle est si grand qu’il en est lui-même terrifié. Se voyant littéralement mourir pour elle et pour se soustraire à ce désarroi, il a même laissé entendre à la dame qu’il en aimait une autre. Mais ce n’était qu’un mensonge inspiré par sa grande crainte face à son amour véritable et la dame peut être rassurée ; il n’éprouve rien pour cette fausse rivale qu’il a peut-être même inventé. Quand on vous disait que c’était tortueux !

A présent, pourtant, si la dame (l’élue, la vraie, la seule) veut tuer le troubadour, qu’elle le fasse. Le roi poète en éprouvera même du soulagement et le prendra comme un acte de miséricorde. Que la dame le tue pour mettre fin à ses tourments amoureux et, si elle souhaite le rejeter, qu’elle le tue une deuxième fois car le peu de temps qu’il lui reste à vivre ne sera plus d’aucune valeur sans elle. Bref, comme aurait dit Johnny : l’amur fu quoi !

Aux sources médiévales de cette cantiga

On peut retrouver cette chanson d’amour médiévale du roi Denis du Portugal dans le Cancioneiro Colocci-Brancuti  connu également sous le nom de Cancioneiro da Biblioteca Nacional. Ce manuscrit du XVIe siècle (issu vraisemblablement d’un original du XIVe) contient un très large répertoire de chansons galaïco-portugaises du Moyen Âge central. Il est actuellement conservé à la Bibliothèque Nationale Portugaise à Lisbonne (voir en ligne).

Le Cancioneiro da Vaticana, autre chansonnier célèbre pour ses pièces galaïco-portugaises, la présente également. Enfin quelques traces en subsistent dans le Parchemin Sharrer.

O que vos nunca cuidei a dizer, la cantiga de Amor du roi Denis dans le Cancioneiro Colocci-Brancuti 

La Capella de Ministrers à la restitution
du patrimoine musical espagnol

Pour découvrir cette pièce en musique, nous vous proposons la version qu’en donnait l’ensemble la Capella de Ministrers, en 2023, dans son album Regina.

Un très bel album de la Capella de Ministrers dédié aux reines d’Aragon.

Depuis sa formation en 1987, l’ensemble la Capella de Ministrers n’a cessé d’afficher sa volonté de restauration et de restitution du patrimoine musical espagnole. Sous la direction de Carles Magraner, la formation a ainsi eu l’occasion d’explorer le répertoire des musiques de la péninsule ibérique, du Moyen Âge au XIXe siècle. Sa longue carrière lui a forgé une solide réputation sur la scène des musiques anciennes espagnoles mais pas seulement. La Capella de Ministrers s’est en effet produit, en concert, dans de nombreux autres pays en Europe et dans le monde.

La formation de Carles Magraner a aujourd’hui à son actif une discographie de 70 albums. Ses productions originales sont devenues incontournables pour qui s’intéresse au patrimoine musical et historique espagnol. Les albums consacrés à la période médiévale et renaissante y sont largement représentés. Nous vous proposons de vous rendre sur leur site officiel (en anglais ou espagnol) pour les découvrir.

L'ensemble de musiques anciennes et médiévales Capella de Ministrers

Regina : les musiques du temps des reines d’Aragon

Regina : musiques médiévales à la cour des reines d'Aragon - Capella Ministrers (album, 2023)

Sous la direction de Carles Magraner, cet album de la Capella de Ministrers part à la découverte de l’ambiance musicale à la cour des reines d’Aragon. La période part de 1235 et s’étend jusqu’au Moyen Age tardif et aux débuts du XVIe siècle. On peut y retrouver dix-huit pièces et chansons médiévales dans des langues aussi diverses que l’oïl, le galaïco-portugais mais encore la latin ou l’italien. C’est à Éléonore de Portugal qu’est dédiée la chanson courtoise de Denis 1er que nous étudions aujourd’hui.

Cet album étant récent, vous le trouverez sans peine chez votre meilleure disquaire. Il est également disponible au format CD ou dématérialisé en ligne. Voici un lien utile à cet effet.

Musiciens ayant participé à cet album

Èlia Casanova (voix), Beatriz Lafont (voix), Carles Magraner (vièle, viole de gambe et direction), Fernando Marín (viole de gambe), Robert Cases (vihuela, luth, guitare & harpe), Silke Gwendonyn Schulze (chalemie et dulcimer), Eduard Navarro (luth, citole, cornemuse & chalemie), Pau Ballester (percussions).


O que vos nunca cuidei a dizer,
Cantigas de Amor en Galaîco-portugais

O que vos nunca cuidei a dizer,
com gram coita, senhor, vo-lo direi,
porque me vejo já por vós morrer;
ca sabedes que nunca vos falei
de como me matava voss’amor;
ca sabe Deus bem que doutra senhor,
que eu nom havia, mi vos chamei.

E todo aquesto mi fez fazer
o mui gram medo que eu de vós hei
e des i por vos dar a entender
que por outra morria – de que hei,
bem sabedes, mui pequeno pavor;
e des oimais, fremosa mia senhor,
se me matardes, bem vo-lo busquei.

E creede que haverei prazer
de me matardes, pois eu certo sei
que esso pouco que hei de viver
que nẽum prazer nunca veerei;
e porque sõo desto sabedor,
se mi quiserdes dar morte, senhor,
por gram mercee vo-lo [eu] terrei.

Cette cantiga du roi denis en français actuel

Ce que je n’avais jamais pensé vous dire,
Avec grand peine, dame, je vous le dirai,
Car je me vois mourir pour vous ;
Et parce que vous savez que jamais je ne vous ai dit
A quel point votre amour me tue
Et vous savez bien que d’aucune autre que vous
Jamais je ne craignit ni ne craindrais rien
(1).

Et tout cela me fit sentir
La très grande crainte que j’ai de vous
Et à cause de cela, je vous donnai à comprendre
Que pour une autre je mourrai – Et pour laquelle,
Vous le savez bien, je ne crains rien
(2),
Et désormais, ma belle dame,
Si vous me tuez, je l’aurais bien cherché.

Et croyez bien que j’éprouverais du soulagement
Si vous le faisiez, car, assurément,
Du peu de temps qu’il me reste à vivre,
Je ne retirerai aucun plaisir;
Et je suis bien certain que
Si vous souhaitiez me donner la mort, ma mie,
Je le prendrais pour un grand acte de miséricorde.

(1) autrement dit, il n’en aime aucune autre susceptible de le faire mourir d’amour et de lui faire éprouver autant de crainte.
(2) Il n’éprouve pas de sentiment pour cette autre femme.


En vous souhaitant une belle journée.

Fréderic EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

Au temps du portugal médiéval, LE chant d’amour d’un roi poète à sa dame

roi_troubadour_poete_denis_1er_portugal_poesie_chansons_medievales_moyen-age_central

Sujet    :  troubadour, lyrique courtoise, galaïco-portugais, poésie, chansons médiévales, cantigas de amor, musique médiévale, fin’amor.
Période  : Moyen Âge central, XIIIe, XIVe s
Titre  :   Sen seu mandad’ oir e a non vi
Auteur  : Denis 1er du Portugal  (1261-1325)
Interprète   : Ensemble Tapestry
Album :  Faces of a Woman 2008

Bonjour à tous,

ontre l’image du trouvère ou du troubadour en guenilles, qui erre, au jour le jour, de châteaux en châteaux, pour mendier sa pitance, les sources historiques nous ont plutôt laissé l’image d’un art poétique et musical auquel s’adonnent les lettrés aisés du Moyen Âge. Pas vraiment miséreux, ils sont nobles, de petite, moyenne ou haute condition, et parmi les plus célèbres d’entre eux, on compte même des seigneurs et encore, quelquefois, des comtes, des princes et des rois.

Une Cantiga de amor de Denis 1er du Portugal dans la pure tradition courtoise

A cheval sur le XIIIe et le XIVe siècle, il y eut, au temps du Portugal médiéval, un monarque qui laissa son empreinte à la fois dans les développements économiques et commerciaux de son pays, comme dans les lettres. Il a pour nom Denis 1er du Portugal et il est le sixième souverain de ce royaume. Si on l’a surnommé le « roi laboureur » ou « agriculteur » (lavrador) pour sa politique rurale, c’est aussi un roi poète par son legs. Il nous est parvenu, en effet, un peu moins de 140 pièces variées de sa plume. Essentiellement profanes et rédigées en galaïco-portugais, on y trouve quelques cantigas de maldizer ou de maldecir (chansons satiriques et humoristiques), mais surtout des pièces plus courtoises comme des cantigas de amigo ou des cantigas de amor.

La pièce du jour appartient à cette dernière catégorie. Au Moyen Âge, quand il est question de se prêter à l’exercice des valeurs courtoises et de la fin’amor, le statut n’a rien à y voir. Ainsi, bien que Souverain de son état, on retrouvera, dans cette chanson, un poète transi se lamentant sur le sort que pourra bien lui réserver la dame de son cœur. Il nous conte, en effet, avoir manqué à ses devoirs de loyal amant en négligeant, depuis quelque temps, de la visiter et, du même coup, de répondre à ses attentes. Aussi, s’inquiète-t-il des représailles qu’il pourrait avoir à en subir.

A l’image des cantigas de amigo de cette période, mais aussi d’autres pièces auxquelles le roi poète du Portugal nous a habitué, le style de cette poésie est épuré. Les mots sont simples et le refrain met l’emphase sur l’émotion, en l’occurrence l’inquiétude du loyal amant face aux suites de son éloignement. Nous ne connaissons pas les causes, ni la durée de ce dernier, mais les codes sont bien ceux de la courtoisie. Pour découvrir cette chanson, nous vous en proposons ici une version en provenance des Etats-Unis, avec l’ensemble Tapestry.

L’ensemble américain Tapestry

A l’origine, Tapestry est un ensemble musical féminin, et même un trio, qui a vu le jour en 1995 à Boston. Il a été fondé par trois chanteuses ayant déjà largement fait leurs armes dans les répertoires des musiques anciennes et médiévales : Laurie Monahan. Cette mezzo soprano avait déjà cofondé l’ensemble Projet Ars Nova et a également joué longtemps aux côtés de l’ensemble Sequentia. On l’a trouve aussi liée à la célèbre école suisse Schola Cantorum Basiliensis. Cristi Catt est, quant à elle, une voix soprano qui a collaboré à des ensembles de prestige tels que la Boston Camerata, l’Ensemble PAN également, et d’autres formations de musiques anciennes. Enfin, Daniela Tošić,  chanteuse mezzo-soprano à alto, a travaillé, elle aussi, avec cette même grande famille d’artistes américains spécialisés dans les musiques anciennes : le Blue Heron, l’ensemble PAN, mais encore, entre autres références, avec la Donna Musicale d’Indianapolis.

Musiques médiévales, folk et traditionnelles : le goût de l’éclectisme

L'ensemble musical Tapestry
De droite à gauche, les fondatrices de Tapestry Daniela Tošić, Laurie Monahan et Cristi Catt.

Le répertoire de l’ensemble Tapestry est assez éclectique et ne se cantonne pas à la simple période médiévale. Si on a vu le trio, dans sa discographie, restituer un certain nombre de pièces de Hildegarde de Bingen, on a pu aussi le trouver sur des choses bien plus modernes avec des chansons issues du répertoire traditionnel ou folk anglo-saxon (irlandais, américain, …) ou même des compositions baroques à contemporaines.

On retrouvera même cette « élasticité », au sein des mêmes programmes où pourront se mêler des chansons de troubaritz du Moyen Âge français, avec des pièces en provenance de l’Espagne médiévale ou de la tradition séfarade, aux côtés de musiques des XIXe et XXeme siècle. Au final, du point de vue artistique, la formation ne se ferme sur rien et les regroupements qu’elle opère se font plutôt sur l’inspiration d’une thématique que d’une période. Pour avoir plus de détails sur quelques uns de leurs programmes ou leur discographie, vous pourrez consulter ici leur site web officiel (en anglais).

L’album Faces of Woman : les visages de la femme

Cet album sorti en 2008 est le fruit de cette approche plus thématique qu’historique ou géographique dont nous parlions plus haut. Il s’agit, en effet, pour Tapestry d’y mettre en exergue des portraits de femmes ayant marqué leur époque soit qu’elles aient composé elles-même certaines chansons présentées dans l’album soit qu’elles aient inspiré les poètes et compositeurs. Au total, dix-huit pièces sont donc au menu pour approximativement 90 minutes d’écoute. Nous nous permettons de reprenons ici les mots de All Music Guide qui avait salué l’album, à sa sortie :

Album de musiques médiévales, anciennes de Tapestry

 » Tapestry tisse ici un mélange de contes, de musique et de poésies pour révéler les multiples visages de la femme, allant de l’abbesse mystique du XIIe siècle Hildegarde von Bingen à la pirate irlandaise du XVIe siècle, Grace O’Malley. Musique de troubadours féminines, chants traditionnels, berceuses complètent ce fascinant portrait d’un femme. les sélections vont des motets médiévaux à des chansons folkloriques européennes ou américaines et jusqu’à même des pièces composées plus récemment. (…) Cette belle collection devrait intéresser les fans de musique ancienne, ceux de musique folk du monde et de mélanges de voix féminines. »

Du côté médiéval, on y trouvera une seule pièce de Don Denis (celle du jour), aux côtés d’une composition de Beatriz de Dia, un motet anonyme ainsi que deux pièces de Sainte Hildegarde. Pour le reste, le répertoire fait une grand bon dans le temps avec des pièces plus traditionnelles, folk, ou même classiques avec des compositeurs du XXe s, comme Sergey Rachmaninov, Joan Szymko, ou encore Malvina Reynolds.

Notons qu’au fil de ses albums, Tapestry s’est entouré de divers autres artistes. Ainsi pour Faces of woman, il comptait notamment avec la collaboration de la musicienne, vielliste, harpiste et multi-instrumentiste Shira Kammen. On trouve encore cet album à la distribution. Pour plus d’informations ou pour le pré-écouter, voir le lien suivant : Faces of a Woman, Ensemble Tapestry


« Non sei como me salv’ a mia senhor » :
la cantiga en galaïco-portugais et son adaptation

Non sei como me salv’ a mia senhor
se me Deus ant’ os seus olhos levar,
ca, par Deus, non hei como m’ assalvar
que me non julgue por seu traedor,
pois tamanho temp’ á que guareci
sen seu mandad’ oir e a non vi.

Je ne sais pas de quelle manière ma dame me secourrait
Si Dieu m’emportait sous ses yeux
Car, par Dieu, je ne sais comment éviter
Qu’elle ne me juge comme traître à sa cause,
Puisque voilà fort longtemps que je suis
Sans la voir, ni entendre un mot d’elle ( mandad :
ses volontés, ses demandes ?).

E sei eu mui ben no meu coraçon
o que mia senhor fremosa fará
depois que ant’ ela for: julgar-m’ á
por seu traedor con mui gran razon,
pois tamanho temp’ á que guareci
sen seu mandad’ oir e a non vi.

Et je sais très bien en mon cœur
Ce que ferait ma belle dame
Après que je me sois présenté face à elle
;
Elle me jugerait, avec raison, comme un traître,
Puisque voilà fort longtemps que je suis
Sans la voir, ni entendre un mot d’elle
.

E, pois tamanho foi o erro meu,
que lhe fiz torto tan descomunal,
se mi a sa mui gran mesura non val,
julgar-m’ á por en por traedor seu,
pois tamanho temp’ á que guareci
sen seu mandad’ oir e a non vi.

Se o juizo passar assi,
ai eu, cativ’! e que será de min?

Et puisque mon erreur fut tant grande
Et que je lui ai fait un tort immérité (grand, hors du commun),
Si sa grande mansuétude (mesure) ne me vient pas en aide,
Elle devra me juger pour tout cela comme un traître
Puisque voilà fort longtemps que je suis
Sans la voir, ni entendre un mot d’elle
.

Si elle me juge de telle manière (si le jugement se passe de cette façon),
Hélas (Aïe, Oh), Malheur ! Qu’adviendra-t-il de moi ?


En vous souhaitant une belle journée.

Fréderic EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

Chanson médiévale : « Amigo, queredes vos ir ? » une cantiga du Roi Denis du Portugal

roi_troubadour_poete_denis_1er_portugal_poesie_chansons_medievales_moyen-age_centralSujet    :  troubadour, lyrique courtoise, galaïco-portugais, poésie, chansons médiévales, cantigas de amor, galicien-portugais, musique médiévale
Période  : Moyen Âge central, XIIIe, début XIVe
Titre :  Amigo, queredes vos ir ?
Auteur    : Denis 1er du portugal  (1261-1325)
Interprète    : Paulina Ceremuzynska
Album : Cantigas de amor y de amigo, 2004

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionu Moyen Âge central,  de nombreux  seigneurs et même rois se sont adonnés à l’art  des  troubadours et à l’exercice de la poésie courtoise.  On en trouve de célèbres dans le sud, comme dans le nord de la France, mais de nombreux autres pays d’Europe ne sont pas en reste.  C’est notamment le cas de la péninsule ibérique.

En Espagne, on connaîtra des lignées de grands rois et seigneurs, grand amoureux de littérature et  férus de  rimes,  dont Alphonse X de Castille n’est pas le moindre, bien sûr. Quant au  Portugal des XIIIe et XIVe siècles,  il léguera aussi de beaux auteurs et troubadours à la postérité, dont l’un des plus célèbres  n’est autre qu’un monarque du Portugal lui-même : Dom Dinis,  connu encore  sous le nom de Denis 1er du portugal, grand roi laboureur, fin politique,  homme de lettres et poète  à ses heures qui laissera de très belles pièces courtoises. C’est donc une d’entre elles que  nous vous présentons aujourd’hui, et sa belle interprétation par la talentueuse  Paulina Ceremuzynska.   Cette chanson d’amour médiévale a pour titre   « Amigo, queredes vos ir ? » : Ami, (ainsi) vous voulez partir ? »

Une cantiga de amor

Cantiga de amor plus que cantiga de amigo,   en fait de belle esseulée chantant l’absence de son  amant,  le Roi Denis nous propose plutôt ici un dialogue  entre un amant courtois et sa dame. Sur le thème de la séparation et du déchirement, on  peut lire entre ses rimes   ce qui pourrait être  une situation digne de   celle de Tristan et Yseult :   amour interdit ou illégitime  qui semble même  peut être déjà consommé ?  La cantiga-amor-roi-denis-musique-chanson-medievale-chansonnier-vaticanliaison qui sous-tend cette pièce poétique est, en tout cas, réciproque et bien engagée mais elle doit se terminer à l’initiative de l’amant.

On peut trouver notamment cette pièce dans le Cancioneiro da Vaticana. Cet impressionnant manuscrit du XVIe siècle  est  la copie d’un original daté du XIIIe-XIVe siècle. Il contient plus de 1200 cantigas, pour près d’une centaine d’auteurs. Voir également cet article.

Bien qu’à la torture, ce dernier prend en effet sur lui de   se « départir » de la dame.  Dut-il en mourir, il lui faut  s’en aller pour la sauver, elle ou sa réputation.  L’amour impossible, illicite,   trouve ici   ses limites et découvre toute l’étendue de son drame.

Du point de vue du style, le choix des mots reste celui de la simplicité comme c’est presque toujours le cas dans le genre des cantigas de amigo ou de amor espagnoles et portugaises. En fait de refrain formel, c’est le thème de la mort qui vient ici  scander cette poésie,  en faisant planer sa menace sur les deux amants meurtris d’avance à l’idée de la séparation.

 Amigo, queredes vos ir  par   Paulina Ceremuzynska

Cantigas de amor y de amigo
l’album de   Paulina Ceremuzynska

En 2004,       Paulina Ceremuzynska   sortait un superbe album   sur le thème  des    Cantigas de amor y de amigo du Moyen Âge central qu’elle affectionne particulièrement.  On se souvient, en effet,  que  cette  talentueuse chanteuse soprano et musicologue portugaise s’est installée à Santiago de Compostelle  où elle a eu l’occasion d’étudier de près la musique ancienne et les manuscrits du Portugal et de l’Espagne médiévale.
chanson-medievale-cantiga-amigo-roi-denis-album-Paulina-Ceremuzynska-moyen-ageCet album présente treize pièces superbement interprétées : neuf cantigas sont issues du répertoire de Don Denis du Portugal.  Quatre autres proviennent de celui du célèbre troubadour Martin  Codax.

A ce jour,  cette production  ne semble pas avoir été rééditée. Les seuls exemplaires qui se trouvaient disponibles à l’import  sur Amazon, sont, à date de cet article, écoulés : voir cantigas de Amor e Amigo.    On pourra peut-être la retrouver sur quelques plateformes dématérialisées légales mais il faut espérer qu’il sera également disponible à nouveau au format CD : la voix et les performances de Paulina Ceremuzynska ont toujours quelque chose de très spéciale et de très pur et,  à l’image de son travail, cet album est un véritable réussite.


« Amigo, queredes vos ir ? »    du roi Denis
traduit en français moderne

Amigo, queredes vos ir?
Si, mia senhor, ca nom poss’al
fazer, ca seria meu mal
e vosso; por end’a partir
mi convem d’aqueste logar;
mais que gram coita d’endurar
me será, pois m’é sem vós vir!

– Mon ami,   vous voulez partir ?
– Oui, ma dame, puisque je ne peux
faire autrement, car rester serait mon malheur
et le vôtre : c’est pourquoi il convient,
pour finir,   
que je quitte cet endroit.

Mais quel grand malheur vais-je devoir endurer
Puisque je ne vous verrai plus !

Amigu’, e de mim que será?
Bem, senhor bõa e de prez;
e pois m’eu fôr daquesta vez,
o vosso mui bem se passará;
mais morte m’é de m’alongar
de vós e ir-m’alhur morar.
Mais pois é vós ũa vez ja!

– Mon ami, et de moi qu’adviendra-t-il ?
– Et bien, belle dame de grande valeur
Quand je serais parti, cette fois
Votre bonheur disparaîtra,
Mais m’éloigner de vous me tuera,
Et pourtant il me faut m’éloigner
Même si c’est pour vous que je le fais!

Amigu’, eu sem vós morrerei.
– Nom querrá Deus esso, senhor;
mais pois u vós fôrdes, nom fôr
o que morrerá, eu serei;
mais quer’eu ant’o meu passar
ca assi do voss’aventurar,
ca eu sem vós de morrer hei!

Queredes-m’, amigo, matar?
Nom, mia senhor, mais por guardar
vós, mato-mi que m’o busquei.

– Mon ami, moi sans vous, je mourrai
– Je ne veux pas cela, madame,
Mais puisque là où vous irez, je ne pourrais aller,
Celui qui mourra, ce sera moi
Mais je veux mourir avant
De vous causer des mésaventures 
Car sans vous je mourrais.

– Ami, vous voulez-me tuer ?
–    Non ma dame, mais pour vous protéger
C’est moi que je cherche à tuer (c’est moi que je veux tuer puisque je l’ai mérité).

Note :   cette traduction mériterait quelques vérifications aussi  disons que c’est une premier jet.


En vous souhaitant une belle journée.

Fréderic EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

Chanson médiévale : une cantiga de amigo du troubadour Estêvão Coelho par l’Ensemble Manseliña

chanson-medievale_chanson-de-toile_troubadour_moyen-ageSujet :  musique, poésie médiévale,   Cantiga de amigo, galaïco-portugais, troubadour, Portugal médiéval
Période :  XIIIe siècle, moyen-âge
Auteur : Estêvão Coelho (1290/1336 ?)
Interprète  :  Manseliña
Titre:   Sedía la Fremosa  
Album :   Sedía la Fremosa  (2018)

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionujourd’hui, nous vous proposons de partir à la découverte d’une nouvelle Cantiga de amigo, ces chansons médiévales originaires de l’Espagne ou du Portugal qui mettaient en scène l’attente d’une jeune amoureuse, ses espoirs ou encore sa tristesse.

Estêvão Coelho, noble troubadour portugais
du moyen-âge central

La pièce du jour nous vient d’un troubadour portugais de la fin du XIIIe siècle et des débuts du XIVe du nom de Estêvão Coelho de Riba Homem. De sang noble, l’homme était le fils d’un vassal du Roi Denis 1er du Portugal : Pero Anes Coelho, lui même descendant direct d’un chevalier et conseiller du roi Alphonse III, João Soares Coelho, connu pour être également troubadour.

Hormis cela, des documents juridiques ou administratifs d’époque ont permis d’avérer quelques détails supplémentaires de la vie de Estêvão Coelho : des possessions autour de la cité portugaise de Santarém, un héritage du côté des Tierras de Santa Maria et encore même de préciser la date supposée de sa mort, autour de 1330-1336. Entre-temps, il a peut-être aussi officié à la cour.

Sources et manuscrits anciens

chanson-medievale_troubadour_Estevao-Coelho_manuscrit_ancien_cancioneiro_da_vaticana_moyen-age_sDu point de vue de son legs, l’oeuvre du troubadour se résume à deux Cantigas de amigo. Ces deux chansons sont mentionnées dans le Cancioneiro da Vaticana. Ce manuscrit médiéval de grand intérêt contient 228 feuillets pour un total de 1205 chansons galaïco-portugaises, datées des XIIIe et XIVe siècles. Il ne fait état d’aucune notation musicale (cliquez ici pour le consulter en ligne). On retrouve encore ces deux pièces de Estêvão Coelho dans le Cancioneiro da Biblioteca Nacional, conservé à Lisbonne. Rien d’étonnant puisque les deux ouvrages sont des copies, réalisées au début du XVIe siècle, à partir d’un même manuscrit original.

Sedia la Fremosa d’Estêvão Coelho par l’ensemble Manseliña

Manseliña : à la redécouverte du répertoire médiéval galaïco-portugais

Originaire de Galice, la jeune formation Manseliña se propose de revisiter la poésie galaïco-portugaise du moyen-âge central. Dans son répertoire de prédilection, on trouve des Cantigas de amigo d’origine variées mais encore des Cantigas de Santa Maria d’Alphonse X de Castille.

ensemble_medieval_manseliña_chanson-poesie-medievale_troubadours-galaïco-portugais_moyen-age-central

A travers son exploration de la péninsule ibérique aux temps médiévaux, Manseliña  fait aussi le pari de remettre en musique certains textes de cette période pour lesquels les notations se sont perdues. L’ensemble privilégie ainsi la technique du Contrefactum que n’auraient pas désavouée les artistes médiévaux, qui savaient aussi en faire usage, à l’occasion.  Les emprunts musicaux proviennent de mélodies et rythmes du répertoire médiéval ou traditionnel galicien et permettent de faire découvrir au public ces textes ou poésies anciennes, privés originellement de partitions.

Composition de l’ensemble Manseliña

María Giménez, voix, vièle et percussion. Belén Bermejo, orgue portatif,  Pablo Carpintero, instruments à vent et percussion, Tin Novio, luth et citole

Sedía la Fremosa : l’album

Manseliña a déjà un premier album à son actif. Sorti au tout début de 2019, il a pour titre celui de la chanson du jour. Ce sont d’ailleurs les paroles de cette dernière qui ont donné son nom à la formation avec cette « voz manselinha », « belle voix » que l’ensemble médiéval entend mettre en avant, en prenant soin de ne pas la musiques_medievales_troubadours-galaico-portugais_album_manseliña_ensemble-medieval-espagnolnoyer sous des orchestrations trop prégnantes ou complexes.

On  retrouvera, dans cet album, diverses Cantigas de Amigo, dont certaines du célèbre troubadour Martin Codax, d’autres encore, en provenance des Cantigas de Santa Maria d’Alphonse X de Castille.

Vous pouvez le découvrir, dans son entier, sur la chaîne youtube officielle de la formation. Si vous souhaitez l’acquérir, il est également disponible à la vente en ligne au lien suivant (format CD ou mp3) : Sedia la fremosa.  Enfin, vous pouvez aussi retrouver Manseliña sur leur page facebook officielle.

« Sedía la fremosa » de   Estêvão Coelho
Paroles et traduction

La chanson du jour se distingue des Cantiga de amigo habituelles qui mettent souvent les rimes dans la bouche de la demoiselle qui attend le retour de son promis. Ici, la belle se trouve plutôt questionnée par un interlocuteur et elle est aussi affairée à l’ouvrage, ce qui confère à cette pièce, une proximité certaine avec les chansons de toile qu’on trouve, à la même période, en France médiévale. Il n’est pas impossible que Estêvão Coelho se soit inspiré de ses dernières. On se souvient que certains troubadours voyagent alors, avec leurs œuvres, de cour en cour (cf par exemple Peire Vidal) et que leur influence, depuis leur foyer d’Oc d’origine vers l’Europe, est assez sûrement admise.

Si le contenu de cette « Belle assise tournant son fil de soie » s’apparente à nos chansons de toile, son style reste toutefois conforme à celui des Cantigas de amigo de la poésie galaîco-portugaise : faites de peu de vers, très épurés et au sein desquels la répétition vient en soutien, pour renforcer le rythme autant que l’ambiance.

Sedía la fremosa seu sirgo torcendo,
Sa voz manselinha fremoso dizendo
Cantigas d’amigo.

La belle, assise, tordant son fil de soie 
De sa belle voix disait joliment
Des  Chansons à l’être aimé.
 

Sedía la fremosa seu sirgo lavrando,
Sa voz manselinha fremoso cantando
Cantigas d’amigo.

La belle, assise,  travaillant son fil de soie 
De sa belle voix chantait joliment
Des Chansons à l’être aimé.

– Par Deus de Cruz, dona, sei eu que havedes
Amor mui coitado, que tan ben dizedes
Cantigas d’amigo.

—  Par Dieu sur la Croix, Dame, avez-vous 
De si tristes amours, pour dire si bien
Des chansons à l’être aimé ?

Par Deus de Cruz, dona, sei eu que andades
D’amor mui coitada que tan ben cantades
Cantigas d’amigo.

—  Par Dieu sur la Croix, Dame, êtes-vous
si  triste en amour, pour chanter si bien
Des chansons à l’être aimé ?

– Avuitor comestes, que adevinhades.

— Avez-vous manger du vautour (1), pour le deviner ?

(1) Il peut peut-être s’agir du butor qui est nommé vautour dans certain bestiaire médiéval. S’il s’agit du vautour, ce dernier est utilisé alors en fauconnerie et il faut sans doute plus voir ici, une allusion à l’acuité visuelle de l’interlocuteur qu’à des symboles plus péjoratifs et plus actuels attachés à ce rapace.

En vous souhaitant une belle écoute et une excellente journée!

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.