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« Du tres douz nom », le culte marial de Thibaut IV de Champagne servi par la voix de René Zosso

thibaut_le_chansonnier_troubadour_trouvere_roi_de_navarre_comte_de_champagneSujet :  chanson médiévale, poésie , culte marial, roi troubadour, roi poète, trouvères, vieux-français, langue d’oïl,  vierge Marie.
Période  : Moyen Âge central, XIIIe siècle.
Auteur   : Thibaut IV de Champagne (1201-1253), Thibaut 1er de Navarre (Thibaud)
Titre :    « Du tres douz nom a la virge Marie»
Interprète  :   René Zosso
Album :  Anthologie de la chanson française, des trouvères à la pléiade  (2005)

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionujourd’hui, nous revenons à la poésie et l’art des trouvères avec un des plus célèbres d’entre eux : Thibaut IV de Champagne , roi de Navarre et comte de Champagne, connu encore sous le nom de  Thibaut le Chansonnier. Nous le faisons avec d’autant plus de plaisir et d’à-propos que c’est une  belle et puissante interprétation de René Zosso qui nous permettra de découvrir cette chanson médiévale du XIIIe siècle.

Une chanson du roi de Navarre
en hommage au nom de la vierge

On connait du legs de Thibaut de Champagne, les pièces courtoises ou encore les chants de croisade. Nous en avons déjà présenté quelques-unes issues de ces deux répertoires. Pour varier un peu, la
pièce du jour est dédiée à la dévotion à Sainte Marie, autrement dit
au culte marial, très populaire aux temps médiévaux notamment à partir du Moyen Âge central.

deco-medieval-culte-marialOn le verra, dans cette chanson, le roi et seigneur poète énumère les qualités et les propriétés de la sainte vierge, à partir des cinq lettres composant  son nom :  M A R I A. On notera qu’avant lui,  le moine et trouvère   Gauthier de Coincy (1177-1236) s’était, lui aussi, adonné à un exercice  similaire à partir du nom de la Sainte.  Au Moyen Âge, la seule  prononciation de ce dernier est réputée chargée de hautes propriétés spirituelles, voire « magiques » ou miraculeuses.  Vous pourrez trouver des éléments d’intérêt  sur ces questions dans un article de la spécialiste de littérature médiévale et de philosophie religieuse Annette Garnier : Variations sur le nom de Marie chez Gautier de Coinci, Nouvelle revue d’onomastique, 1997. Egalement, pour élargir sur le culte marial et ses miracles, nous vous invitons à consulter nos publications sur les Cantigas de Santa Maria d’Alphonse X de Castille. Passons maintenant aux sources de cette chanson  et sa partition .

Sources manuscrites historiques :
le  trouvère K ou chansonnier de Navarre

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On retrouve cette  pièce du comte Thibaut de Champagne dans un certain nombre de manuscrits anciens datant plutôt des XIVe et siècles suivants. On citera le Chansonnier du Roi dit français 844 ou encore les   MS français 846, MS français 12615 et MS français 24406. Ajoutons-y également  le  Manuscrit MS Français 12148, autrement coté, MS 5198  de la Bibliothèque de l’Arsenal (voir photo ci-dessus). C’est un ouvrage d’importance dont nous avons, jusque  là, peu parlé.

Un mot du Manuscrit MS 5198 de l’Arsenal

Daté du   premier quart du XIVe siècle, ce manuscrit ancien contient  pas moins de  392 folios  pour 418 pièces : chansons avec musiques annotées et poésies françaises. Les auteurs sont variés dont une grande quantité de trouvères. L’oeuvre de Thibaut de Champagne y est largement représentée ; sous  le nom de « roi de Navarre« , elle  ouvre même le MS 5198 avec  53 pièces.  Pour avoir une bonne  vision du contenu de ce manuscrit médiéval, nous vous conseillons de vous procurer la Bibliographie des Chansonniers français des XIIIe et  XIVe siècle de Gaston Raynaud (1884). Quant à l’original digitalisé, il est consultable sur Gallica.

« Du trez douz nom » de Thibaut de Champagne par René Zosso

 Anthologie de la chanson française : des trouvères à la Pléiade

musique-medievale-album-trouveres-chansons-francaises-anthologie-moyen-ageNous avons déjà consacré un article à cet album d’Anthologie autour de la musique médiévale et renaissante. Daté du milieu des années 90, il fait partie d’une vaste collection de CDs, sortie chez EPM, qui proposait de découvrir la chanson française à travers les époques. L’opus réservé à la période « des trouvères à la Pléiade » , dont est extraite la pièce du jour, faisait  une belle place à René Zosso.   Ce dernier  y interprétait, en effet, plus de six chansons dont en compagnie de Anne Osnowycz. (Nous vous renvoyons au lien ci-dessus pour découvrir une autre de ces pièces, ainsi que plus d’information sur cet album.)

Ajoutons que sur les 24 chansons présentées dans cette Anthologie, se trouvaient trois chansons tirées du répertoire de Thibaut le chansonnier, toutes interprétées par le musicien et joueur de vièle à roue suisse.


Du tres douz non a la Virge Marie
du vieux français d’oïl au français moderne

NB : une fois n’est pas  coutume, pour cette traduction de l’oïl vers le français moderne, nous avons suivi, à la lettre, celle du critique littéraire et médiéviste français Alexandre Micha dans son ouvrage :   Thibaud IV, Thibaud de Champagne, Recueil de Chansons (Paris, 1991, Klincksieck).

Du tres douz non a la Virge Marie
Vous espondrai cinq letres plainement.
La premiere est M, qui senefie
Que les ames en sont fors de torment;
Car par li vint ça jus entre sa gent
Et nos geta de la noire prison
Deus, qui pour nos en sousfri passion.
Iceste M est et sa mere et s’amie.

Du très doux nom de la Vierge Marie
Je vous expliquerai les cinq lettres clairement.
La première est M, qui signifie
Que les âmes par elle sont délivrées des tourments,
Car par elle descendit parmi les hommes
Et nous jeta hors de la noire prison
Dieu qui pour nous souffrit sa passion.
Ce M représente sa mère et son amie.

A vient après. Droiz est que je vous die
Qu’en l’abecé est tout premierement;
Et tout premiers, qui n’est plains de folie,
Doit on dire le salu doucement
A la Dame qui en son biau cors gent
Porta le Roi qui merci atendon.
Premiers fu A et premiers devint hom
Que nostre loi fust fete n’establie.

A vient après et je dois vous dire
Qu’il est la première lettre de l’alphabet.
Avec cette première lettre, si l’on est sage,
On doit dire dévotement la salutation
A la Dame qui en son beau corps
Porta le Roi de qui nous attendons le pardon.
A fut la première lettre du premier homme,
Depuis que notre religion fut instituée.

Puis vient R, ce n’est pas controuvaille,
Qu’erre savons que mult fet a prisier,
Et sel voions chascun jor tout sanz faille,
Quant li prestes le tient en son moustier;
C’est li cors Dieu, qui touz nos doit jugier,
Que la Dame dedenz son cors porta.
Or li prions, quant la mort nous vendra,
Que sa pitiez plus que droiz nous i vaille.

Puis vient R, ce n’est pas pure fantaisie :
Nous savons qu’erre est digne de respect,
Et nous le voyons chaque jour avec évidence,
Quand le prêtre le tient en son église :
C’est le corps de Dieu qui nous jugera tous
Et que la Dame porta en son beau corps.
Demandons-lui, quand viendra notre mort
Que sa pitié soit plus forte que sa justice.

I est touz droiz, genz et de bele taille.
Tels fu li cors, ou il n’ot qu’enseignier,
De la Dame qui pour nos se travaille,
Biaus, droiz et genz sanz teche et sanz pechier.
Pour son douz cuer et pour Enfer bruisier
Vint Deus en li, quant ele l’enfanta.
Biaus fu et genz, et biau s’en delivra;
Bien fist senblant Deus que de nos li chaille.

I est tout droit, svelte et de belle taille.
Tel fut le corps, riche de toutes les vertus,
De la dame qui se met en peine pour nous,
Beau, svelte, noble, sans tache et sans péché.
Grâce à son doux coeur et pour briser l’Enfer
Dieu était en elle, quand elle l’enfanta.
Il était beau et gracieux et elle eut une heureuse délivrance.
Dieu montra bien qu’il a soin de nous.

A est de plaint: bien savez sanz dotance,
Quant on dit a, qu’on se plaint durement;
Et nous devons plaindre sanz demorance
A la Dame que ne va el querant
Que pechierres viengne a amendement.
Tant a douz cuer, gentil et esmeré,
Qui l’apele de cuer sanz fausseté,
Ja ne faudra a avoir repentance.

A exprime la plainte : vous savez bien
Que quand on dit A, on se plaint amèrement.
Nous devons constamment faire monter nos plaintes
Vers la Dame qui n’a d’autre but
Que de voir le pécheur s’amender
Elle a le cœur si doux, si noble, si généreux
Que si on fait appel à elle,
Il s’ouvrira au repentir.

Or li prions merci pour sa bonté
Au douz salu qui se conmence Ave
Maria! Deus nous gart de mescheance!

Implorons sa merci, confiants en sa bonté,
Avec le doux salut qui commence par Ave
Maria. Que Dieu nous garde de tout malheur !


En vous souhaitant une  fort belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

une voix et sa vielle s’éteignent : un très beau voyage Monsieur René Zosso

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« Je « chante et vielle » depuis 45 ans ! ce qui veut dire que tous les répertoires que j’ai abordés – musique populaire et savante, ancienne et plus récente – se sont forcément inscrits dans le cadre des bourdons de ma vielle. Ils sont l’espace de toute ma vie musicale, la page blanche où tout, en s’exprimant, s’imprime. Je ne sais pas où ils vont, mais ils y vont avec une telle certitude que je n’ai qu’à les suivre… « 

René Zosso (1935-2020), chanteur, conteur, joueur de vièle Entretien – Les Nouvelles Musicales en Limousin, 2006, (voir site du CRMTL)


Bonjour à tous,

C_lettrine_moyen_age_passion‘est une bien triste nouvelle que nous partageons ici, puisqu’il y a quelques jours et à la fin juillet, le chanteur, vielliste, comédien, enseignant et conteur René Zosso s’est éteint à l’âge de 85 ans.

Natif de Suisse, cet amoureux de musique, de chansons et d’histoire(s) puisait des racines helvétiques du côté de son père et des origines  plus lointaines et caucasiennes, du côté de sa mère arménienne. Pourtant, plus que  dans l’ailleurs géographique, c’est l’ailleurs temporel qui aura donné le plus grand souffle à sa belle et longue carrière. Au son des entêtants bourdons de sa vièle à roue, elle fût pavée de chansons anciennes et traditionnelles et ceux qui ont le goût du moyen-âge, comme deco-medieval-vieile-a-roue-rene-zossodu patrimoine européen historique et musical, n’oublieront pas sa voix forte et bien ancrée. Pleine d’une puissance toute terrienne, elle aurait pu  évoquer,  par instants, celle d’un chêne noueux qui   se serait mis à chanter, avec son timbre de rocailles et de broussailles : une voix et un allant à nul autre pareil qui mariaient le présent au passé en faisant revivre, devant nous, le chanteur éternel  ; celui du cœur et de l’intuition, celui qui vous fascine et vous absorbe,  un  diamant brut qui, sans faux détour,  savait extraire  l’émotion des vers, de leurs angles et de  leurs aspérités, .

Et puisqu’il est finalement parti pour un long voyage,  nous continuerons, de notre côté, de le laisser vivre en nous et il nous accompagnera encore longtemps avec son legs riche de plus de 50 ans d’histoire musicale : de son large répertoire auprès du Clemencic Consort, aux Cantigas de Santa Maria chez Micrologus, à ses présences aux côtés de Jordi Savall chez Hespérion XXI, jusqu’à ses premiers tribus au folk et bien d’autres pièces d’anthologie encore. Et comme, dans les pas d’Aragon et en écho à Léo Ferré, René Zosso   avait affirmé, à l’aube des années 70,   qu’il chantait, lui aussi, « pour passer le temps »,  nous ne  le remercierons  jamais assez, avec un demi-siècle recul, du temps qu’il y aura consacré. Qu’il repose en paix.

En vous souhaitant une bonne journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.

« Loyauté vueil tous jours maintenir » la courtoisie de Guillaume de Machaut à la façon de René Zosso

Guillaume-de-Machaut_trouvere_poete_medieval_moyen-age_passionSujet : musique, chanson médiévale, virelai, maître de musique, chanson, amour courtois.
Titre  : Loyauté vueil tous jours maintenir
Auteur : Guillaume de Machaut (1300-1377)
Période : XIVe siècle, Moyen Âge
Interprète  : René Zosso
Album : Anthologie de la chanson française, des trouvères à la Pléiade  (2005)

Bonjour à tous,

N_lettrine_moyen_age_passionous partons, aujourd’hui, du côté des « trouvères »   ou même plutôt d’un maître de musique et compositeur   du  XIVe siècle.   Tribut sera fait au talent musical de Guillaume de Machaut et à sa maîtrise parfaite de la lyrique courtoise.

Loyauté vueil tous jours maintenir :
une chanson baladée courtoise

Cette  pièce se classe comme une chanson baladée monodique. Le poète y confirme sa loyauté et son amour envers sa dame. Las ! Rien n’est jamais simple en courtoisie. Elle se dérobe à lui, et privé de la voir, le poète   souffre et  se languit. Qu’importe. Dut-il en pâtir ou en mourir, il lui demeurera fidèle et patient, en se pliant  ainsi, rigoureusement, à l’exercice de la fin’amor et ses codes.  On n’en attendait pas moins de lui.

rene-zosso-musique-medievale-chanson-moyen-ageCôte interprétation, c’est René Zosso  qui nous la donnera a cappella. Loin des  versions  lyriques habituelles autour du répertoire médiéval, la voix enlevée et rugueuse du grand vielliste et chanteur suisse revisitera cette pièce avec une force et une énergie unique. C’est une de ses  signatures, celle qui a fait son succès et qui nous le fait autant apprécier.

Sources modernes  &    manuscrits anciens

Vous pourrez retrouver cette pièce retranscrite dans un grand nombre d’éditions des œuvres de Machaut. Depuis le XIXe  siècle, les  médiévistes et les  spécialistes de littérature du Moyen Âge, comme certains musicologues en ont produit des quantités. Pour l’occasion, nous avons opté pour  celle de Vladimir  Chichmaref  Guillaume de Machaut Poésies Lyriques – Edition complète en deux parties avec Introduction, Glossaire et Fac-similés  ( 1909).

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L’oeuvre de Guillaume de Machaut dans le manuscrit Français 1586 de la BnF

Du point de vue des sources anciennes, on trouvera cette pièce annotée musicalement dans l’ouvrage Français 1586 (photo ci-dessus), actuellement conservé au département  des manuscrits de la BnF (à consulter ici sur gallica). Daté du milieu du XIVe,  ce manuscrit médiéval qui contient l’œuvre de Guillaume de Machaut, est, à ce jour, un des plus ancien manuscrit illustré, connu, de l’auteur. On  suppose même que  le compositeur médiéval a pu participer ou suivre de près sa réalisation. C’est dire toute la valeur historique de ce  document.

Loyauté   vueil tous jours maintenir interprétée    par René Zosso

Anthologie de la chanson française :  naissance de la chanson française

Dans le courant du XXe siècle, on doit à  la maison EPM de s’être attaquée au vaste sujet de la chanson française avec l’idée d’en produire une anthologie.  Au sortir, la période couverte  part du Moyen Âge pour aller jusqu’aux années 80, pour une anthologie qui  se décline en un nombre important d’albums. Rangés par période, ces derniers peuvent même, à l’occasion, être catégorisés par thème :  chansons de métiers, chansons sur la condition féminine, etc…

L’objet déborde donc largement de notre strict propos (médiéval) et nous laisserons le soin aux éventuels intéressés par les divers coffrets d’effectuer des recherches adéquates. Nous nous arrêterons, quant à nous, à l’album du jour qui porte sur la naissance de la chanson française et qui a pour titre :  Anthologie de la chanson française :  des trouvères à la Pléiade. 

« Des trouvères à la Pléiade »,    l’album

musique-medievale-album-trouveres-chansons-francaises-anthologie-moyen-ageEn accord avec son titre, cet album prend l’histoire de la chanson  à partir des trouvères. Il   se  situe même plus vers le Moyen Âge tardif et la renaissance qu’au Moyen Âge central.

Du point de vue contenu, il est assez généreux avec   24  chansons présentées pour plus d’une heure dix d’écoute.   En plus de  certaines pièces anonymes du XIIIe siècle, on y trouvera quelques compositions de Thibaut de Champagne,   et côté XIVe siècle, la pièce de Machaut du jour.  Pour le reste, le XVe siècle et le XVIe y trouvent une place de choix avec du Clément Marot, du Ronsard,  ou encore un nombre important de chansons issues du  Manuscrit de Bayeux. Du point de vue de l’interprétation,  René Zosso  y est clairement à l’honneur avec pas moins de  5 pièces. On y  croise aussi,  avec plaisir, de nombreux autres chanteurs talentueux dont  Gabriel   YacoubMélane Favennec et même, de manière plus inattendue,  Pierre Perret.

Enregistré dans le courant de l’année 1996,  cet album a fait l’objet d’une réédition (repackaging)  courant 2005.   A ce  titre, on le trouve toujours disponible à la distribution en ligne au format CD ou même dématérialisé  : Anthologie de la chanson française – des trouvères à la Pléiade.


« Loyauté vueil tous jours maintenir »
Chanson baladée de Guillaume de Machaut

Loyauté vueil tous jours maintenir (1)
Et de cuer servir
Ma dame debonnaire (douce, bonne, aimable).

Mon cuer y vueil et mon desir
Mettre sans retraire  (renoncer, reculer, faire retraite)
Ne ja ne m’en quier departir (veux séparer),
Ains vueil toudis faire
Son tres dous voloir sans repentir
Et li obeir
Comme amis, sans meffaire.
Loyauté.

Mais Amour fait mon cuer languir
Et si m’est contraire (contrarier, incommoder)
N’elle ne me daingne garir,
Ne je ne puis plaire
A la bele que j’aim et desir,
Qui à son plaisir
Me puet faire et deffaire.
Loyauté vueil tous jours maintenir.

Las! si ne sçay que devenir
Ne quelle part traire, (ni de quel côté   tirer, aller)
Quant aler ne puis ne venir
Au tres dous repaire,
Où celle maint qui me fait morir,
Quant veoir n’oïr
Ne puis son dous viaire.
Loyauté vueil tous jours maintenir
Et de cuer servir
Ma dame debonnaire.

(1)  Pour faire le parallèle entre valeurs chevaleresque et courtoisie, il est intéressant de noter qu’une devise portant « C’est pour loiauté maintenir »  fut remarquée par Machaut à l’occasion d’un de ses voyages en Orient.  Selon ses vers, il la trouva utilisée  par une corporation de chevaliers chrétiens stationnés  en Nicosie (Chypre) : l’Ordre de l’épée. Peut-être l’a-t-il en partie reprise ici au compte de la fin’amor et en référence à cela.  

De toutes couleurs  espuré,
Et s’avoit en lettres d’or entour, 
Qui estoient faites à tour,
Disans, bien m’en doit souvenir : 
« C’est pour loiauté maintenir »
Car je l’ay mille fois veu
Sur les chevaliers et leu. »


En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.

La Cantiga de Santa Maria 159 : le miracle de la viande dérobée aux pèlerins de Rocamadour

musique_espagne_medievale_cantigas_santa_maria_alphonse_de_castille_moyen-age_centralSujet : musique médiévale, Cantigas de Santa Maria, galaïco-portugais, culte marial, miracles, Sainte-Marie, vierge, pèlerin, pèlerinage médiéval, Rocamadour.
Période : moyen-âge central, XIIIe siècle
Auteur : Alphonse X  (1221-1284)
Titre :  Cantiga 159 Non sofre Santa María
Ensemble : Clemencic Consort
Album : Troubadours, Cantigas de Santa Maria (1981)

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionujourd’hui, nous repartons pour l’Espagne médiévale et la cour d’Alphonse X de Castille avec l’étude d’une nouvelle Cantiga de Santa Maria. Si ces chants dévots à la vierge témoignent de la force du culte marial au Moyen-âge central, la péninsule ibérique est loin d’être la seule à s’y adonner. Des nombreux pèlerinages aux cathédrales que l’on édifie en son nom, dans ce même XIIIe siècle, on le retrouvera sur de nombreuses terres de l’Europe médiévale. Il sera aussi largement présent dans la littérature, et chez de nombreux auteurs, trouvères et troubadours, cet amour de la vierge qui prendra même, par endroit, des formes clairement empruntées à la lyrique courtoise.

Le miracle  de la Cantiga 159
Sainte-Marie et la protection des pèlerins

cantiga-159_culte-marial-Moyen-age-chretienLa Cantiga 159 dont il est question aujourd’hui est un nouveau récit de miracle.  A l’image d’un grand nombre de pièces de ce corpus, il touche les pèlerins et leur protection. Si les interventions miraculeuses de la Sainte telles qu’on les rapporte au Moyen-âge, sont de toutes sortes, jusqu’aux plus impressionnantes  : guérison, résurrection, etc… Dans le cas de cette Cantiga, le miracle prendra une forme presque plus anodine ou moins spectaculaire, pourrait-on dire, puisqu’il s’exercera sur une pièce de viande destinée à nourrir des pèlerins et qu’on leur avait dérobée.

Au niveau symbolique, on ne peut s’empêcher de mettre ici en regard la relative « insignifiance » du morceau de nourriture contre le signifié de sa retrouvaille et de sa mise en mouvement miraculeuses. Si la Sainte peut animer des objets qui ne le sont normalement plus, le récit est surtout clair sur le fait qu’elle n’accepte pas qu’on spolie, de quelque manière, les pèlerins qui viennent l’honorer. Cette protection à l’égard de ses ouailles est si grande qu’elle s’exerce jusque dans les moindres détails et elle répare ainsi toute déconvenue qui peut leur survenir, fut-elle minime. Comme le scandera le refrain  : « Non sofre Santa María de seeren perdidosos, os que as sas romarías, son de fazer desejosos. » , Sainte-Marie ne souffre pas que soient « perdants », ceux qui sont désireux de faire ses pèlerinages.

Pèlerinage médiéval à Rocamadour,
vierge noire et livre des miracles

vierge-noire_miracle_culte-marial_Moyen-age-chretien_cantigas-santa-mariaDe nombreux pèlerinages sont attestés dès le XIIe siècle à Rocamadour. On y vient des quatre coins de France et même d’Europe pour y honorer les reliques de Saint-Amadour, mais aussi pour y prier la vierge noire. L’histoire fait également remonter l’origine de cette madone de bois sculptée à ce même Amadour, ermite local qui, selon la légende, aurait été l’ancien disciple du Christ, connu sous le nom de Zachée et qui, à une époque reculée, serait venu en Gaule, pour y répandre le culte.

En 1166, on découvrit le corps du saint sur le site ce qui renforça grandement la réputation du lieu. Peu après, en 1172, les miracles survenus à Rocamadour donneront le jour à la rédaction d’un Manuscrit en latin qui a été depuis traduit en français moderne (voir Les Miracles de Notre-Dame de Roc-Amadour de Edmond ALBE, Honoré Champion, 1907).  Au nombre de 126, ces récits miraculeux, courts et rédigés très simplement, sont là encore de tous ordres – guérison, rémission miraculeuse, protection, fertilité, etc… – et ce manuscrit médiéval contribua, sans doute, à son tour, au succès de l’endroit auprès des pèlerins.

miracle_notre-dame-Rocamadour_Moyen-age-chretien_Miracles-vierge-Sainte-Marie_culte-marial

La traduction de Elmond Albe
réédité en 2018
: Les Miracles de Notre-Dame de Roc-Amadour au Xiie Siècle 

Jusque là, nous n’avons pas trouvé dans cet ouvrage, trace du récit exact de la Cantiga 159 mais il semble qu’il n’ait consigné qu’un nombre restreint des miracles qu’on prêtait alors à Rocamadour et qui devaient circuler dans la tradition orale. Près d’un siècle plus tard, ils étaient, à l’évidence suffisamment vivaces pour traverser les frontières et s’étendre jusqu’à la cour d’Alphonse le Sage. Dans l’esprit de la Cantiga du jour et sans la reprendre mot pour mot. on en retrouve quelques-uns, dans le manuscrit, qui détaillent le sort fait aux brigands et voleurs qui s’en prennent aux pèlerins : rendus aveugles ou muets, paralysés, frappés de folie et d’autres disgrâces, à Rocamadour comme ailleurs, les récits de miracles médiévaux semblent bien s’accorder sur le fait qu’il ne fait pas bon s’en prendre aux pèlerins qui ont abrité leur foi en la vierge.

L’interprétation de la Cantiga 159 par le Clémencic Consort

Troubadours, Cantigas de Santa Maria,
un quadruple album de choix du Clemencic Consort

On trouve cette Cantiga 159 reprise par de nombreux ensembles de musique médiévale. Loin des multiples interprétations lyriques qui peuvent avoir leur charme, nous avons choisi, aujourd’hui, la version largement plus « terrienne » ou « terrestre » du Clemencic Consort. En plus d’un orchestration enthousiaste et festive, la voix de René Zosso n’a pas son pareil pour ramener les musiques médiévales dans une certaine « vision » de leur ferment d’origine. Il nous propose encore ici quelque chose de rugueux et d’enlevé à la fois qui se livre généreusement et sans sophistication et finit par créer une vraie relation de proximité.  La magie opère. Nous voilà presque revenu au cœur d’une cité médiévale, face à un troubadour ou devant un groupe de pèlerins festifs du Moyen-âge et l’on se plait à imaginer qu’en cantigas-de-santa-maria_clemencic-consort_alphonse-X-de-Castille_culte-marial_Moyen-age-centraldehors des cours royales et princières, les Cantigas de Santa Maria ont pu aussi être cela : des chants proches du peuple et qu’on pouvait entendre dans les rues.

Enregistrée à la toute fin des années 70, chez Harmonia Mundi, on peut retrouver cette interprétation de la Cantiga 159 dans un superbe album d’anthologie du Clémencic Consort qui réunit pas moins de 4 CDs : les deux premiers présentent vingt-deux pièces choisies parmi les plus prestigieux troubadours du moyen-âge central. Les deux autres sont entièrement dédiés aux Cantigas d’Alphonse le Sage et proposent 27 d’entre elles. On peut encore trouver à la vente cette production, qui fait honneur à cette grande formation médiévale. Voici un lien utile pour plus d’informations : Troubadours / Cantigas De Santa Maria. 

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Paroles et traduction de
La Cantiga de Santa Maria 159

Como Santa María fez descubrir ũa pósta de carne que furtaran a ũus roméus na vila de Rocamador.

Voilà comment Sainte Marie fit retrouver une tranche de viande qu’on avait dérobé à des pèlerins en route pour Rocamadour.

Non sofre Santa María | de seeren perdidosos
os que as sas romarías | son de fazer desejosos.

Sainte Marie ne souffre pas que soient perdants
ceux qui sont désireux de faire ses pèlerinages.

E dest’ oíd’ un miragre | de que vos quéro falar,
que mostrou Santa María, | per com’ éu oí contar,
a ũus roméus que foron | a Rocamador orar
como mui bõos crischãos, | simplement’ e omildosos.

Non sofre Santa María | de seeren perdidosos…

Et à ce propos, j’ai entendu un miracle, dont je veux vous parler,
Que fit Sainte Maria, comme je l’entendis conter
Pour des pèlerins qui étaient partis prier à Rocamadour
Comme de très bons chrétiens, avec simplicité et humilité.

refrain

E pois entraron no burgo, | foron pousada fillar
e mandaron comprar carne | e pan pera séu jantar
e vinno; e entre tanto | foron aa Virgen rogar
que a séu Fillo rogasse | dos séus rógos pïadosos

Non sofre Santa María | de seeren perdidosos…

Et quand ils entrèrent dans le bourg, ils y cherchèrent un refuge
Et s’en furent acheter de la viande et du pain pour leur dîner
Ainsi que du vin : Et entre temps, ils s’en allèrent prier la vierge
Pour qu’elle intercède auprès de son fils de ses pieuses prières

refrain

Por eles e non catasse | de como foran errar,
mais que del perdôn ouvéssen | de quanto foran pecar.
E pois est’ ouvéron feito, | tornaron non de vagar
u o séu jantar tiínnan, | ond’ éran cobiiçosos.

Non sofre Santa María | de seeren perdidosos…

Afin qu’il ne tienne pas compte de leurs errances passés
Mais qu’il leur accorde son pardon pour tous leurs péchés.
Et une fois cela fait, ils revinrent sans s’attarder
Sur les lieux de leur dîner, dont ils se faisaient d’avance une joie.

refrain

E mandaran nóve póstas | meter, asse Déus m’ampar,
na ola, ca tantos éran; | mais poi-las foron tirar,
acharon end’ ũa menos, | que a serventa furtar
lles fora, e foron todos | porên ja quanto queixosos.

Non sofre Santa María | de seeren perdidosos…

Et ils décidèrent de mettre neuf tranches de viande, que Dieu me garde 
Dans la marmite, car c’était leur nombre, Mais quand ils allèrent les chercher
Ils virent qu’il en y avait une en moins, que la servante leur avait dérobé
Et pour cette raison, ils se plaignirent grandement (ils furent très contrariés)

refrain

E buscaron pela casa | pola poderen achar,
chamando Santa María | que lla quisésse mostrar;
e oíron en un’ arca | a pósta feridas dar,
e d’ ir alá mui correndo | non vos foron vagarosos.

Non sofre Santa María | de seeren perdidosos…

Et ils cherchèrent dans toute la maison, pour pouvoir la retrouver
Appelant Sainte-Marie pour qu’elle veuille bien leur montrer,
Et ils entendirent alors dans un coffre, la tranche qui donnait des coups,
Et alors ils se précipitèrent dans cette direction, sans faire de détour.

refrain

E fezéron lóg’ a arca | abrir e dentro catar
foron, e viron sa pósta | dacá e dalá saltar;
e saíron aa rúa | muitas das gentes chamar,
que viron aquel miragre, | que foi dos maravillosos

Non sofre Santa María | de seeren perdidosos…

Et, ensuite, ils firent ouvrir le coffre et à l’intérieur
ils regardèrent et virent le morceau de viande qui sautait de tous côtés
Et ils sortirent dans la rue, pour appeler grande quantité de gens
Qui assistèrent à ce miracle, qui fut parmi les merveilles

refrain

Que a Virgen grorïosa | fezéss’ en aquel logar.
Des i fillaron a pósta | e fôrona pendorar
per ũa córda de seda | ant’ o séu santo altar,
loando Santa María, | que faz miragres fremosos.

Non sofre Santa María | de seeren perdidosos…

Que la vierge glorieuse accomplit en ce lieu.
A partir de là, ils prirent la pièce de viande et la suspendirent
A un cordon de soie, devant l’autel de Sainte-Marie
En louant cette dernière pour ses merveilleux miracles.

Sainte Marie ne souffre pas que soient perdants
ceux qui sont désireux de faire ses pèlerinages.


Retrouvez notre index des Cantigas de Santa Maria traduites et commentées, et leur interprétation par les plus grands ensembles de musique médiévale.

Une très belle journée à tous.
Fred
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