Sujet : musique, poésie, chanson médiévale, amour courtois, trouvère, vieux-français, langue d’oil, fine amor.
Période : XIIe, XIIIe, moyen-âge central
Titre: A l’entrant d’esté
Auteur : Blondel de Nesle
Interprète : Estampie, Graham Derrick
Album : Under The Greenwood Tree (1997)
Bonjour à tous,
n continuant d’explorer la piste des trouvères du moyen-âge central, nous revenons aujourd’hui à la poésie et aux chansons de Blondel de Nesle. Contemporain de Gace Brûlé et de Conon de Bethune, ce noble entré depuis dans la légende, faisait sans doute partie d’un petit cercle d’amis et de nobles qui s’adonnaient à l’Art de Trouver, autour des cours florissantes du nord de la France et notamment celle de Champagne. Un peu plus tard, c’est sur l’héritage de ces derniers que Thibaut de Champagne composera, à son tour, ses propres chansons.
Nous ne reviendrons pas ici sur les éléments de biographie que nous avons déjà largement abordés (voir article: l’amour courtois d’Oc en Oil, Blondel de Nesle, trouvère, poète, adepte et fine amant devenu « légendaire »). Rappelons simplement que Blondel de Nesle compte dans la génération des précurseurs qui transposèrent la lyrique courtoise provençale et occitane en langue d’oïl. La chanson du jour s’inscrit totalement dans cette veine; on y retrouve tous les ingrédients et même les archétypes de la fine amor. Forme exacerbée du sentiment amoureux ou bien plutôt construction littéraire à part entière, le fine amant s’y tient dans cette position inconfortable (quelquefois même à la limite du supportable) de l’attente. A la merci du moindre signe d’acceptation, il se « complaît » dans la prison volontaire de la Delectatio Morosa, cette exaltation propre à l’amour courtois, nichée dans la tension extrême entre, d’un côté, l’angoisse du rejet ou de la perte de la dame convoitée et, de l’autre, l’espoir de la reconnaissance de son statut d’amant parfait et le désir bientôt assouvi qui lui succédera.
La pièce du jour dans les manuscrits anciens
On peut retrouver cette chanson de Blondel de Nesle dans un certain nombre de manuscrits anciens ( Cangé, Français 844, Manuscrit de Berne, Manuscrit du Vatican, etc…), avec des variantes notables entre ses versions. Elle y est diversement attribuée par les copistes à d’autres auteurs : Gace Brûlé, ou même demeurée anonyme dans certains ouvrages. D’autres manuscrits, plus nombreux, l’attribuent bien à Blondiax ou Blondiaus, Le dernier vers de cette composition ne laisse, du reste, que peu d’équivoque sur sa paternité. Pour plus de détails sur tout cela, on pourra valablement consulter l’ouvrage de Prosper Tarbé : les Oeuvres de Blondel de Nesle, collection des poètes de Champagne antérieurs au XVIe siècle (1862).
Pour les paroles, nous retranscrivons ici la version qu’il a lui-même choisi de cette chanson, celle annotée musicalement du Manuscrit Français 1591, connu encore sous le nom de Chansonnier Français R (ancienne cote Manuscrit 7613). Vous pouvez retrouver ci-dessus les feuillets du manuscrit qui la contiennent ainsi que leur notation musicale. Daté de la première moitié du XIVe siècle, l’ouvrage contient des chansons notées et jeux partis. Il est consultable sur Gallica au lien suivant.
A l’entrant d’esté, Blondel de Nesle par l’Ensemble Estampie
L’Ensemble Estampie pour une grande évocation de la légende de Robin des Bois
Dans un album resté d’anthologie, l’Ensemble anglais Estampie, sous la direction de Graham Derrick, se proposait d’évoquer, avec une sélection musicale débordant le répertoire musical médiéval, le personnage et les aventures de Robin de Bois. Le titre de l’album « Under the Greenwood tree » (Sous l’arbre de Greenwood), se réfère d’ailleurs à la forêt de Sherwood, repère et fief du célèbre héros et archer de cette légende anglaise dont bien des composants ont été rédigés postérieurement au siècle qu’elle évoque.
Sorti en 1998, l’album contient pas moins de 30 pièces contemporaines ou plus tardives, évocatrices de cette période trouble de l’Angleterre médiévale qui avait vu son roi Richard Coeur de Lion partir pour les croisades. On retrouve ainsi, dans l’introduction de cette belle production, le célèbre chant de croisades Pälastinalied du poète médiéval allemand Walther von Vogelweide, suivi de la non moins renommée Complainte du prisonnier de Richard Coeur de Lion : Ja Nuns Hons Pris. La chanson du jour arrive, quant à elle, en troisième et évoque, entre les lignes, la légende selon laquelle le trouvère Blondel de Nesle, très proche du roi d’Angleterre, aurait même été celui ayant permis de le retrouver dans sa geôle d’Autriche. Certaines versions de l’histoire conte que le poète, parti à la recherche du souverain, entonnait à tue-tête une chanson afin que ce dernier puisse l’entendre et se manifester et que c’est grâce à cela qu’il put le localiser. Sans doute l’Ensemble Estampie nous suggère-t-il ici, en forme de clin d’oeil, que la pièce du jour pourrait-être celle qui permit au trouvère de retrouver le roi.
Pour revenir au reste de l’album, on y trouve encore Kalenda Maya de Raimbaut de Vaquerias ainsi qu’une autre pièce anonyme en provenance de la France médiévale. Le reste se partage entre des pièces d’origine anglaise sur la légende de Robin de bois. Comme nous l’avions déjà souligné ici, on peut aussi y entendre une version vocale de la célèbre chanson Lady Greensleeves.
L’album est disponible à la vente en ligne sous forme CD, mais également au format MP3 pour ceux qui préféreraient n’en acquérir que des pièces choisies. Voici un lien où vous pourrez trouver les deux versions : Under The Greenwood Tree.
A l’entrant d’esté
dans le vieux-français de Blondel de Nesle
A l’entrant d’esté que li temps s’agence* (s’adoucie),
Que j’oï sur la flour les oiseaux tentir* (retentir, faire entendre un son),
Sui pensis d’amour, où mes cuers balance* (est en péril, ébranlé)
Diex me doint* (de do(n)ner) avoir joie à mon plaisir !
Ou autrement cuid* (cuidier : croire) morir sans doutance* (hésitation);
Car je n’ay el mond autre soustenance* (soutien, appui);
Amours est la riens* (chose) que je plus désir.
N’est pas droit d’amours que cil les biens sente,
Qui ne peut les maus aussi soustenir. (1)
Chargiez me les a tous en pénitence
La belle, qui bien me les puet mérir* ( faire gagner, récompenser).
Tous les mauls d’un an par une semblance
M’assouageroit* (me soulagerait), par sa grant vaillance* (valeur),
Celle qui me fait parler et taisir* (taire).
Un autre homme en fust piécà* (depuis longtemps déjà) la mort prise,
S’il aimast ainsinc, com j’ai fait lousjours ;
Car onques n’en pois* (de peser, ne m’en pèse), par mon bel service,
Traire* (présenter) bel semblant* (apparence,image) , si com j’ai aillours.
Ja en bel servir n’aurai mès fiance* (foi, certitude, confiance) :
Sé je l’amour perd, ou j’ai m’atendance* (espérance),
Asseure m’a …. mourir la flours.
Hélas ! je l’aim tant de cuer, sans faintise ,
Ara* (de avoir) ja merci de moi fine amours.
Moult parai ma paine en bel lieu assise ;
Mes trop m’i demeure, et joie, et secours.
Ainz mès nul amant, en tel espérance,
N’attendit d’amours la reconnoissance
Comme a fait cilz ( las ! ) à si grant dolours.
Mon cuer doi haïr, sé longuement la prie.
Cuidiez que li maus d’amer ne m’anuit ?
— Nenil. — Par foi ! dit ai grande folie.
Ja ne quiers avoir nul autre déduit* (plaisir, jouissance).
Tant com li plaira, serai roy de France ;
Car en tout le mond n’a de sa vaillance
Pucelle ne dame ; mes que trop me fuit !
Je chant et respond de ma douce amie ;
Et à li penser me confort la nuit.
Diex ! verrai je ja le jour qu’ele die :
— Ami, je vous aim ! vrai voir je cuid.
Amours me soustient, où j’ai ma fiance ,
Et ce que je sai qu’elle est belle et blanche ;
Ne m’en partirai* (séparer), s’or m’avoit destruit.
Mes ne doit Amours servir en balance,
Car à chascuns rend selonc sa vaillance.
Blondel a de mort a vie et conduit.
(1) Il n’est pas juste en amour (fine amant parfait) celui qui en ressent les bienfaits, mais n’est pas capable d’en supporter les souffrances.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com.
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