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Folle largesse & lois du bon gouvernement dans le Secret des Secrets

Enluminure du philosophe Aristote à son pupitre ( XVe siècle)

Sujet : miroir des princes, précis politique, morale, bon gouvernement, roi, devoirs politique, Aristote, Alexandre le Grand, citation médiévale
Période : Moyen âge central (à partir du Xe siècle)
Livre : Sirr Al-Asrar, le livre des secrets du Pseudo-Aristote, ouvrage anonyme du Xe siècle. Le Secret des Secrets, édition commentée par Denis Loree (2012).

Bonjour à tous,

ans le Proche-Orient du Xème siècle, émerge un ouvrage qui prend la forme d’un échange épistolaire entre Aristote et Alexandre le Grand. Intitulé « Kitab Sirr Al-Asrar » ou livre des secrets, ce précis politique à l’attention des puissants se dit constitué directement de traductions en Arabe depuis la langue grec, de courriers du philosophe adressés au grand empereur. Toutefois, comme rien n’a vraiment permis d’en établir la véracité depuis, on s’est accordé à attribuer l’ouvrage à un « pseudo » Aristote et on pense même qu’il a pu être créé directement en langue Arabe.

Citation extraite du Secrets des Secrets, ouvrage politique du Moyen âge central.
un extrait du secret des secrets sur les abus et les travers du mauvais gouvernement

Le Secret des Secrets au Moyen Âge

Au cœur du Moyen Âge central, à partir des XIIe et XIIIe siècles, on retrouvera ce guide du bon gouvernement en Europe, sous divers noms : « secretum, secretorum« , « Epistula ad Alexandrum de dieta servanda« , … puis, un peu plus tardivement encore, sous d’autres appellations dont la plus commune Le secret des secrets.

D’abord traduit en latin puis en langue vernaculaire, ce miroir des princes connaîtra une popularité certaine dans le monde occidental, avec des adaptations en de nombreuses langues. Il y a quelque temps, nous en avions notamment croisé la référence chez Roger Bacon, dans un extrait de sa lettre sur les prodiges de la nature et de l’art et la nullité de la magie.

Plus près de nous, au début des années 2010, le spécialiste de littérature médiévale Denis Lorée conduisit un travail comparatif et analytique conséquent pour remettre au goût du jour cet ouvrage un peu oublié depuis le moyen âge tardif, même si quelques experts s’y étaient penchés dans le courant du XXe siècle. Sa thèse doctorale fut éditée en 2017 chez Honoré Champion, sous le titre Le secret des secrets, Aristote (auteur prétendu, 0099-0001 av. J.-C.). On peut encore la trouver à la vente en librairie ou même en ligne.

Le secret des secrets dans le Nouvelle Acquisition fr 18145 de la Bnf (sur Gallica.fr)

Sources manuscrites médiévales

Pour ce qui est des sources anciennes et médiévales, Le Secret des secrets est présent dans un certain nombre de manuscrits du XVe siècle. On pourra citer, par exemple, le ms Français 1087 sur lequel l’auteur ci-dessus s’est largement appuyé ou encore le Nouvelle Acquisition Français 18219 et le Nouvelle Acquisition Français 18145, tous trois conservés à la BnF et consultable sur gallica. C’est ce dernier, le na Fr 18145 qui nous a servi de guide pour la plupart des enluminures de cet article. Très bien conservé et joliment enluminé, cet ouvrage médiéval présente Le Secret des secrets suivi du Bréviaire des Nobles d’Alain Chartier.

Vous retrouverez, notamment, en-tête de cet article, une miniature d’Aristote occupé à son étude. Plus bas, une autre miniature le montrera, donnant la lettre à un message à l’attention d’Alexandre le Grand, suivie d’une dernière miniature figurant la réception de la missive par ce dernier. Notez que pour l’image contenant l’extrait du Secret de secrets (du vol par un roi de ses propres sujets), nous avons préféré coller au fond du propos, en privilégiant une enluminure issue des Chroniques de Froissart et qui représente des paysans révoltés, s’en prenant à un noble dans le courant du XIVe siècle.

Folle largesse & gouvernement abusif
qui conduisent un roi à sa perte

Dans les pas de Denis Lorée, l’extrait ou la citation médiévale du Secret des Secrets que nous vous proposons, ici de découvrir est donc tirée d’une adaptation en moyen français, datée du XVe siècle. Il s’agit du chapitre VII de l’ouvrage. Les trop grandes largesses du souverain mais aussi son manque de respect et de considération envers son peuple y seront vertement adressées. Et notre pseudo-Aristote soulignera les grands dangers qui attendent le souverain follement dispendieux ou même encore celui tenté de confisquer les biens, les possessions et l’avenir de ses sujets pour financer ses propres écarts.

Pour l’auteur, l’histoire l’a déjà démontré et la conséquence sera sans appel, de tels mauvais gouvernants se verraient infliger le pire des châtiments.

« De largesse et avarice et de plus(i)eurs vertus« 

Enluminure d'Aristode dans le Secret des secrets
Aristote remettant sa lettre à un messager (na fr 18145)

« Toy Alixandre, je te dis certainement, treschier filz, se aucun roy vuelt faire plus grans despens que son royaume ne puet soustenir, lequel roy ne s’encline ne a folle largesse ne a avarice, tel roy sans nulle doubte sera destruit ; mais s’il s’encline a largesse, il aura gloire perpetuelle de son royaume : et cecy s’entend quant le roy se retrait et n’a cure de prendre les biens et les possessions de ses subgiéz. Et saches, treschier filz, que j’ay trouvé en escript au commandemens du tresgrant docteur Hermogenes, qui dit que la tresgrant et souveraine bonté et vraie clarté d’entendement et plenté de loy et de science et signe de perfection de roy est quant il se retrait de prendre les biens et possessions de ses subgiéz.

Et ce fu la cause de la destruction du royaume d’Angleterre car pluseurs roys d’Angleterre faisoient si oultrageux despens que les revenues du royaume n’y povoient souvenir ne souffire. Et pour iceulz oultrages soustenir, prindrent les biens et possessions de leurs subgiéz pour laquelle chose et injure le peuple cria a Dieu, lequel envoya sur iceulz roys sa vengence tellement que le peuple se rebella contre eulz et furent du tout destruis et leur nom mis au neant. Et, se ne fust la grace et misericorde du glorieux Dieu qui soustint le peuple, le royaulme eüst esté du tout destruit. Tu te dois donques garder de folz et oultrageux despens et de dons oultrageux et dois garder attrempance en largesse. Et ne vueilles enquerir les obscurs secréz ne reprouchier le don que tu aras fait car il n’affiert pas a homme d’onneur et de bonne voulenté. »

Le Secrets des secrets,
chapitre VIIe De largesse et avarice et de pluseurs vertus.

Traduction de cet extrait médiéval en français actuel

Enluminure d'Alexandre le Grand dans le Secret des secrets
Alexandre le Grand recevant la missive

« Toi Alexandre, je te dis, de manière certaine, très cher fils, que si quelque roi veut faire de plus grandes dépenses que son royaume ne peut supporter, bien qu’il ne s’abaisse, ni à folle largesse, ni à avarice, tel roi sera, sans aucun doute, détruit ; mais s’il penche vers la largesse raisonnable et bien ordonnée, il obtiendra gloire perpétuelle de son royaume : et ceci s’applique si le roi renonce et n’a cure de prendre les biens et les possessions de ses sujets. Et saches, très cher fils, que j’ai trouvé écrit dans les commandements du très savant Hermogène, que la très grande et souveraine bonté et vraie clarté d’entendement, emplie de loi et de science et signe de perfection d’un roi apparaît quand il se retient de prendre les biens et possessions de ses sujets.

Et ce fut la cause de la destruction du royaume d’Angleterre car plusieurs rois d’Angleterre faisaient de si outrageuses dépenses que les revenus du royaume n’y pouvaient subvenir, ni les supporter. Et pour soutenir ces outrages, ils prirent les biens et possessions de leurs sujets, chose et injure pour lesquelles le peuple implora l’aide de Dieu, lequel envoya sur ces rois sa vengeance, au point que le peuple se rebella contre eux et qu’ils furent tous détruits et leurs noms réduits à néant. Et, sans cette grâce et miséricorde du glorieux Dieu qui soutint le peuple, le royaume aurait été totalement détruit. Tu te dois donc garder de faire de folles et outrageuses dépenses et des dons excessifs et il te faut pratiquer la tempérance en matière de largesse. Et tu ne voudras non plus t’informer auprès d’obscurs conseillers, ni blâmer les autres pour un don que tu leur aurais fait car cela ne convient pas à un homme d’honneur et de bonne volonté. »


Je ne sais pas vous, mais à l’heure de payer les additions obscures d’un « quoi qu’il en coûte » politique qui, depuis des décennies et, plus encore, quelques années, n’a cessé de faire exploser la dette française, en hypothéquant l’avenir des futures générations, à l’heure encore où vient s’y ajouter un putsch orchestré de l’exécutif sur le système des retraites françaises, à coup de 49.3, contre la volonté manifeste du peuple et sous l’égide d’une Europe ultralibérale galvanisée par la perspective à peine voilée de juteuses privatisations, cette leçon venue du monde médiéval nous semble résonner de manière étrangement prémonitoire.

En vous souhaitant une excellente journée.
Fred
pour moyenagepassion.com
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Poésie médievale satirique : Le prince de georges Chastellain(2)

Enluminure Chastellain

Sujet : poésie satirique, poésie médiévale, poète belge, rondeau satirique, poésie politique, auteur médiéval, Bourgogne médiévale, Belgique médiévale.
Période : Moyen Âge tardif, XVe siècle
Auteur : Georges Chastellain (1405 – 1475)
Manuscrit médiéval : Ms 11020-33, KBR museum
Ouvrage : Oeuvres de Georges Chastellain T7, Baron Kervyn de Lettenhove. Bruxelles (1865).

Bonjour à tous,

l y a quelque temps, nous avions publié les premières strophes de la poésie satirique Le Prince de Georges Chastellain. Aujourd’hui, nous vous proposons d’en découvrir une seconde partie et, donc, la suite.

Après plus d’un siècle de débat, les experts médiévistes semblent finalement être parvenu à un accord. Cette poésie sans concession de Chastellain était, sans guère de doute, destinée à Louis XI. Les positions politiques de notre auteur à l’égard du souverain français, mais aussi ses différents écrits au sujet de Louis XI, disséminés dans sa chronique, se recoupent. Avant cela, par sa nature générique et non explicitement ciblée, cette poésie avait laissé penser, à certains érudits, qu’elle pouvait être adressée à une sorte d’archétype du mauvais prince. Tenté de le nommer Les Princes plutôt que Le prince, on n’y voyait alors l’énoncé des plus terribles travers présents chez les pires dirigeants de l’histoire, une sorte de plaidoyer moral accusatoire sur l’exercice abusif et déviant du pouvoir politique à travers le temps et les âges.

Le Prince, extrait 2, Poésie du Moyen Âge tardif illustrée avec enluminure .

Mensonges, fausses promesses, avidité, avarice, cupidité, arbitraire, orgueil, cruauté, vanité, … Il faut dire que Le Prince de Chastellain cumule tant de griefs qu’on aurait presque du mal à croire qu’elle s’adressait à un seul homme. Le poète médiéval breton Jean Meschinot en fut tant inspiré qu’il reprit même les strophes de l’auteur médiéval pour en faire les envois de ballades accusatoires et vitriolées contre Louis XI.

On le sait les deux auteurs ne furent pas les seuls à s’en prendre au roi français en son temps et même longtemps après. Au XIXe siècle, on se souvient encore du Verger du roi Louis de Théodore de Banville (repris par Georges Brassens, au XXe s). La réputation que certains chroniqueurs avaient faite au souverain et son exercice tyrannique du pouvoir était si exécrable que certains historiens plus tardif se sont sentis l’obligation de rétablir un peu d’équilibre : œuvrant à la remettre en perspective dans son contexte ou mettant encore en exergue certaines parties plus positives du règne du souverain.

Pour en revenir à cette poésie politique et engagée de Chastellain, elle a conservé toutes ses qualités satiriques, même si elle n’est pas ce que la postérité a le plus retenu de son œuvre. L’auteur du Moyen Âge tardif a, en effet, plus brillé par le reste de ses écrits et notamment sa Chronique de Bourgogne. Pour les sources manuscrites de ce texte, ainsi que des éléments biographiques sur Chastellain, nous vous renvoyons à l’article suivant : Le prince, une poésie politique et satirique de Georges Chastellain. Vous y trouverez également la première partie de cette pièce corrosive.


Le Prince (strophe IX à XVI)
dans le moyen français de G. Chastellain

Prince tendant à faulseté couverte,
Pour prendre autruy et le mener à perte,
Soubs faux engin
(ruse, tromperie) comme une beste mue,
Le vray est dû de sa sifaite attente
(de tels actes, buts)
C’est de chéoir lui-mesmes en sa tente
(jdm ? tente, tenture, tentation)
Laquelle il a par dol faite et tissue.


Prince ennemy d’autruy félicité,
De propre sang, de propre affinité,
De propre paix qui le tient en son aise,
Qu’est icelluy, fors hayneux à soy-mesmes
Et que les voix de tous hommes et femmes
Vont maudissant pour sa vie mauvaise ?

Prince qui n’a amour envers nulluy
Et qui n’aconte
(considérer) à amistié d’autruy,
Ne doit penser fors, comme nul il n’ame,
Que nul aussi ne s’avance à l’amer ;
Mais seul par soy tout seul se doit clamer,
Qui de nulluy n’a grâce fors que blasme.

Prince qui croit que grâce universelle
Tient le régnant en gloire et en haute elle ,
Saige il prétend d’attraire amour publique
Dont il fait autre et prent voye ennemye,
Soit tout certain qu’à mal ne fauldra mye
Et que son heur ne lui tourne en l’oblique.

Prince qui n’a fidélité certaine,
Là est aux bons espérance loingtaine
D’avoir grand bien qui par luy leur adviengne ;
Il promet moult et met le vel
(voile) en face,
Mais quant qu’il dit, tout n’est que vent et glace,
Tout font au mot et n’y a riens qui tiengne.

Prince qui fait soy craindre de chascun,
Force est qu’il craigne un chascun en commun
Et qu’en nulluy n’ait foy où il s’asseure;
Car comme il fait le pourquoy à tout homme
Que chascun fel et félon le renomme,
Chascun aussy lui garde telle meure.

Prince qui tout enfonse et escrutine
(1)
Et tout applique à privée rapine
En quoy cent mille ont en façon de vivre,
Que vault celuy pour royaume ou empire,
Dont nul n’amende, ains chascun en empire,
Fors que tout tourne en son sac marc
(poid d’or ou d’argent) et livre ?

Prince prodigue et large oultre mesure,
Aux bons servants fait grand honte et laidure,
Car il leur tolt ou leur tient la main close.
Aux fols il donne sans gré et sans déserte,
Laissant les bons en povreté apperte
(manifeste, ouverte)
Et sy n’en fait ni estime
(évaluation), ni glose (explication)
.

(1) Escrutiner : godefroy court, examiner, enfermer dans un coffre.

En vous souhaitant une très belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
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NB : l’image d’en tête est extraite du Manuscrit médiéval : « la Chronique des ducs de Bourgogne de Georges Chastellain », référence ms français 2689 et conservé au département des manuscrits de la BnF. On peut y voir Chastellain à gauche, son ouvrage à la main. Sur le trône, Charles le Téméraire, nouvellement nommé duc de Bourgogne, y tient le deuil de Philippe le Bon.  Pour l’illustration sur la poésie des princes, nous avons utilisé à nouveau une miniature du très beau Compost et Calendrier des Bergers ( Rés SA 3390) conservé à la Bibliothèque d’Angers. Celle du jour représente le supplice des orgueilleux en enfer.

Le prince, une poésie satirique & politique de Georges Chastellain

Sujet : poésie satirique, poésie médiévale, poète belge, rondeau satirique, poésie politique, auteur médiéval, Bourgogne médiévale, Belgique médiévale.
Période : Moyen Âge tardif, XVe siècle
Auteur : Georges Chastellain (1405 – 1475)
Manuscrit médiéval : Ms 11020-33, KBR museum
Ouvrage : Oeuvres de Georges Chastellain T7, Baron Kervyn de Lettenhove. Bruxelles (1865).

Bonjour à tous,

ous partons, aujourd’hui, en direction du Moyen Âge tardif et du XVe siècle pour y retrouver un auteur flamand très prolifique de cette période. Né sur le territoire de la Belgique actuelle, Georges Chastellain (Chastelain) est de la lignée des comtes de Flandres mais aussi des seigneurs d’Alost. Dans sa carrière, ce noble aura l’occasion d’occuper des fonctions variées à la cour de Bourgogne, et également de servir Philippe le Bon, de bien des manières (soldat, écuyer, chevalier, chancelier, …). Au long de sa carrière, l’homme aura l’occasion de voyager pour des raisons d’agreement mais aussi pour des motifs diplomatiques entre plusieurs cours dont celle de Charles VII pour finalement resté attaché à celle de Bourgogne.

Doué d’un indéniable talent de plume, on le trouvera également historiographe officiel de Philippe le Bon. Il s’essaiera alors à l’art de la Chronique, celles des ducs de Bourgogne, mais ses écrits ne s’y résumeront pas. Il léguera, en effet, en plus de sa chronique, une œuvre prolifique en vers comme en prose sur des thèmes variés : valeurs courtoises, réflexions sur la mort, sur les devoirs des puissants et des nobles, écrits plus dévots et religieux ou encore pièces plus politiques ou satiriques.

Les grands rhétoriqueurs

On rattache Georges Chastellain à l’école des Grands Rhétoriqueurs. Il est même considéré comme une de ses importantes têtes de file. Cette école du Moyen Âge tardif à la renaissance est composé d’auteurs qu’on retrouve principalement dans les grandes cours du nord de France, (Flandres, Bourgogne, Bretagne, cour de France) et qui prennent pour modèle le legs d’Alain Chartier. Parmi eux, on pourra citer Pierre Michault, Jean Meschinot, Jean Marot (père de Clément Marot), Jehan Molinet, Henri Baude, Jean Lemaire de Belges. Ces poètes sont très attachés aux figures de styles virtuoses, aux jeux de rythmes et de mots complexes et aux allégories, au risque de verser, dans certaines pièces, dans une sorte de « surinflation » stylistique au détriment du sens. Ce n’est pas le cas de la poésie du jour qui brille par son fond politique et morale.

Le prince entre les lignes de Chastellain

Poésie politique du Moyen Âge tardif de Georges Chastellain : le Prince (1)

L’extrait de l’œuvre de Georges Chastellain que nous vous proposons aujourd’hui est tiré d’un poème de 25 strophes, connu d’abord sous le nom de Les 25 princes, puis Le Prince et quelquefois encore, Les Princes. Cette pièce satirique, et notamment sa destination, ont donné l’occasion de nombreux débats d’expert depuis le XIXe siècle. S’agissait-il d’une sorte de « Miroir des Princes » inversé, comprenez une satire listant les pires défauts qu’on puisse trouver chez un prince ou un gouvernant ? Ou fallait-il plutôt y voir un pamphlet dirigé très directement contre Louis XI ? Remontons un peu l’histoire ou même l’historiographie pour examiner tout cela de plus près.

Concernant l’hypothèse d’un pamphlet contre Louis XI, elle a d’abord été admise par le plus grand nombre, y compris même par certains contemporains de Chastellain. On se souvient, en effet, que découvrant ses vers, Jean Meschinot en reprendra directement chaque couplet pour en faire les envois de ballades sans équivoque, contre Louis XI. Dans la foulée, les médiévistes suivront et s’accorderont pour voir derrière ces 25 princes, une seule et même personne, et donc, un portrait vitriolé de Louis XI. C’est Arthur Piaget, qui, au début du XXe siècle, viendra, le premier, contredire cette hypothèse. Selon lui, les dates ne collent pas et au moment de la composition de cette pièce, Louis XI n’était pas encore roi. Précisons que Piaget obtient cette datation par pure déduction en extrapolant le contenu et en tentant de le rapprocher d’une certain contexte historique. Rien ne permet, en effet, d’établir la date de composition de cette pièce avec certitude, sans quoi il n’y aurait pas débat. Selon Piaget, on s’est trompé jusque là. Si le fond de la poésie reste satirique et politique, il s’agissait simplement pour Chastellain de faire le portrait des pires travers princiers, à travers le temps, et non pas de viser un homme de pouvoir en particulier.

Le débat ne s’est pourtant pas arrêté là. Il faut dire que le contexte historique médiéval s’y prêtait. Louis XI allait se trouver en opposition forte à la Bourgogne. Chastellain était un fidèle serviteur du duché et les Ballades satiriques de Meschinot résonnaient encore jusqu’à nous.

Glissement de la datation

Enluminure médiévale sur les péchés capitaux : la luxure
Supplice des luxurieux, Compost et Calendrier des Bergers – Bibliothèque d’Angers.

En suivant les pas de Jean-Claude Delclos (Le Prince ou Les Princes de Georges Chastellain : un poème dirigé contre Louis XI, Romania n°405, 1981), cette fois-ci, c’est à la spécialiste de lettres et de littérature médiévale Christine Martineau-Génieys de faire à nouveau basculer le pendule dans l’autre sens. Elle le fera par le truchement de son édition des Lunettes des Princes de Meschinot sortie chez Droz, en 1972. En se penchant sur l’œuvre de Chastellain, elle démontrera que les traits soulignés dans les 25 strophes de ce Prince pouvaient aisément être rapprochés de ceux que le poète médiéval avait attribué, par ailleurs à Louis XI, en différents endroits de sa chronique. Du même coup, la question de la datation de la poésie devrait être, inévitablement, reposée.

Dans son article de 1981, Jean-Claude Delclos bouclera la boucle de l’historiographie sur cette question. En reprenant les éléments et les strophes point par point, il s’efforcera de démontrer que cette datation devait largement glisser. La composition de la pièce de Chastellain était nécessairement intervenue après la prise de la couronne par Louis XI, en 1461. Contre l’année 1453, estimée par Piaget, le professeur de langue et littérature françaises du Moyen âge opposera une date ultérieure de 15 ans ; en ajoutant à la démonstration de Christine Martineau-Génieys, il était donc évident pour lui que ce Prince ne pouvait être que Louis XI :

(…) Les griefs exposés dans le poème rejoignent ceux que la Chronique adresse à Louis XI, comme si l’auteur avait voulu rassembler et condenser ce que la grande œuvre en prose présente naturellement de façon quelque peu dispersée. La pensée a pris une tournure abstraite, elle n’est pas appuyée par des exemples, mais elle n’a pas varié.(…) Écrit probablement entre avril 1465 et octobre 1468, il (le Prince) reste un témoignage de l’hostilité de Chastellain pour un roi qui lui semble renier les lois de la morale chevaleresque et conduire ses états à leur perte. » Jean-Claude Delclos (op cité)

Sources manuscrites et médiévales

Manuscrit médiéval : le prince de Georges Chastellain (Ms 11020-33)

On trouve cette poésie satirique de Georges Chastellain dans un certain nombre de manuscrits médiévaux aujourd’hui conservés dans diverses bibliothèques européennes et françaises. Ci-contre, nous vous présentons sa version dans le Ms 11020-33 de la Bibliothèque royale de Belgique (nouvellement KBR Museum). Ce volumineux manuscrit, daté du XVe siècle, comprend un nombre impressionnant de pièces en vers et en prose, issue de la France, la bourgogne et la Belgique médiévale. Georges Chastellain y côtoie, entre autres auteurs, Pierre Michault, Alain Chartier, Aimé de Montgesoie, Olivier de la Marche, Henri de Ferrieres , mais on y trouve également un grand nombre de pièces demeurées anonymes. (consulter ce manuscrit en ligne)

Pour la transcription de cette poésie en graphie moderne, nous nous appuyons sur les Œuvres de Georges Chastellain – Tome 7, par le Baron Kervyn de Lettenhove. Edition F Heussner, Bruxelles (1865).


Extrait de Les XXV Princes ou Le Prince
de Georges Chastellain

Prince menteur, flatteur en ses paroles,
Qui blandist gens et endort en frivoles,
Et rien qu’en dol et fraude n’estudie,
Ses jours seront de petite durée,
Son règne obscur, sa mort tost désirée,
Et fera fin confuse et enlaidie.

Prince inconstant, soullié de divers vices,
Mescongnoissant loyaux passés services,
Noté d’oubly, repris d’ingratitude,
Force est qu’il perde amour et grâce humaine,
Et que fortune à povre fin le maine,
Tout nud d’honneur et de béatitude.

Prince entachié du couvert feu d’envye
Sur autruy gloire et exaltée vie
A quoi vertu et haulx faits le promeuvent,
Luy-mesme prenne en soy ceste advertence
Dieu luy prépare honteuse décadence,
Et tous ses faits ténébreux se repreuvent.

Prince lettré, entendant l’escripture,
Qui fait contraire à honneur et droiture
Dont il doit estre exemplaire et lumière,
Bien loist que Dieu du mesme le repaye,
Et que autre, après, lui fasse grief et playe
(1),
Affin qu’il sente autruy playe première.

Prince assorty de perverse mesnie,
De non léale abusant progénie
(2)
Et dont le nom tel que le fait se treuve,
Luy quel il est, en fons propre et racine,
Sans autre juge il le monstre et desine,
Car de ses
mœurs sa famille l’apreuve.

Prince aimant mieux argent et grosses sommes
Que le franc coeur et l’amour de ses hommes
Dont nulle rien n’est plus chière à l’attaindre,
S’il pert et peuple et terre et baronnage,
Quant luy propre est la cause du dommage
Et qu’ainsi veult, de quoy fait-il à plaindre ?

Prince annuyé de paix et d’union,
Usant de teste et propre opinion,
De propre sens, comme il songe et propose,
Fort est si tel en long règne prospère,
Sans faire grief au peuple et vitupère
Et à tout ce qui dessoubs lui repose.

Prince adonné à songier en malice,
Au vaisseau propre et au mesme calice
Où prétend autrui en secret faire boire,
Propre en celui, par décret de fortune,
Buvra en fin sa brassée amertume
Et ne sied pas du contraire le croire.

(1) Playe : blessure, plaie
(2) Progénie : descendance, progéniture


En vous souhaitant une très belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes

NB : l’image en tête d’article est un détail de miniature tirée du Manuscrit médiéval ms français 2689 conservé à la BnF et dont le contenu est précisément la Chronique des ducs de Bourgogne de Georges Chastellain. La scène représente Charles le Téméraire tenant le deuil de son père Philippe le Bon.  Sur la miniature, notre auteur se trouve, à gauche, tenant un ouvrage. Nous sommes en 1467 et Chastellain a déjà passé les 60 ans. Pour l’illustration sur la poésie des princes, nous avons utilisé à nouveau une miniature du Compost et Calendrier des Bergers ( Rés SA 3390) conservé à la Bibliothèque d’Angers. Celle-ci représente le supplice des luxurieux en enfer.

la Cantiga de Santa Maria 421 par le menu


Sujet :  musique médiévale, Cantigas de Santa Maria, galaïco-portugais, culte marial, Sainte-Marie. jugement dernier, prière, chant polyphonique
Epoque :  Moyen Âge central, XIIIe siècle
Auteur :  Alphonse X  (1221-1284)
Titre :  Cantiga  421, souviens-toi Mère de Dieu, Nenbre-sse-te, Madre de Deus
Interprètes :  Micrologus, Patricia Bovi   
 Album :  Madre de Deus, Cantigas de Santa Maria (1999)

Bonjour à tous,

ans l’Espagne du XIIIe siècle, féru de lettres, de sciences et de culture, le roi Alphonse X de Castille, dit Alphonse le savant ou le sage, s’entoure d’érudits de tout bord et de disciplines variées. Lui même s’adonne aussi à l’écriture et la poésie et on lui prête d’avoir recompilé, de sa plume, de nombreux récits de miracles qui circulaient alors à propos du personnage biblique de la sainte vierge. Connus sous le nom de Cantigas de Santa Maria, ces chants sont un fleuron de la littérature castillane médiévale. Ils constituent également un grand témoignage du culte marial qui courut, en Europe, à partir du Moyen Âge central et de nombreux siècles plus tard.

Depuis quelque temps, nous avons entrepris de partir à la découverte de ce corpus de plus de 420 chansons, en le commentant, le traduisant, mais en nous accompagnant, aussi, des plus belles formations de la scène musicale médiévale pour vous le faire découvrir. Aujourd’hui, pour cette cantiga 421, nous vous présenterons une belle version à deux voix de l’ensemble Micrologus.

Une prière d’intercession et un appel à la miséricorde

Nous vous avons présenté, jusque là, de nombreux récits de miracles autour de pèlerinages ou de lieux de culte dédiés à la Sainte, ainsi que quelques chants de louanges, La cantiga de Santa Maria 421 sort un peu de ce cadre, puisque c’est un chant assez court qui se présente plus comme une prière d’intercession. A travers elle, le croyant demande à la vierge d’intervenir auprès de Dieu en sa faveur et même de le prier pour qu’il lui accorde sa miséricorde et sa protection, en particulier au moment du jugement dernier.

La cantiga 421 à deux voix par l’ensemble Micrologus

Micrologus et les cantigas Santa Maria

En 1999, la formation italienne Micrologus menée par Patrizia Bovi partait à la conquête des cantigas d’Alphonse le Sage, dans un album intitulé Madre De Deus, Cantigas de Santa Maria. Nous avons déjà eu l’occasion de vous toucher un mot de cette production (voir article). Elle fut, du reste, saluer par plusieurs magasines de la scène des musiques anciennes et médiévales. On peut y retrouver 15 pièces pour 16 cantigas évoquées et, entre versions vocales ou instrumentales, sa durée dépasse légèrement une heure d’écoute.

Cet album est toujours disponible à la vente, en commande chez votre disquaire, sous forme de CD ou même en format MP3, à la vente en ligne. Voici un lien utile pour plus d’informations : Madre de Deus, Cantigas de Santa Maria.

Ajoutons que plus de 20 ans après la sortie de cette production, l’ensemble Micrologus continue toujours de proposer un programme et des concerts autour de ses cantigas de l’Espagne mariale et médiévale.

Musiciens & artistes ayant participé à cet album

Patrizia Bovi (voix et harpe), Adolfo Broegg (oud, guitare), Goffredo Degli Esposti (flutes, percussion, cornemuses), Gabriele Russo (violon, rebec), Alessandro Quarta (voix), Ulrich Pfeifer (vièle à roue, voix), Luigi Germini et Mauro Morini (cuivres), Gabriele Miracle (percussion, darbouka,), Francesco Speziali (riqq, percussions). Chœurs : Alberto Berettini, Francesca Breschi, Barbara Bucci, Flaviana Rossi, Claudia Mortali, Laura Scipioni.


La cantiga 421 version originale galaïco-portugaise et traduction française

Esta undécima, en outro día de Santa María, é de como lle venna emente de nós ao día do jüízio e rógue a séu Fillo que nos haja mercee.

Nenbre-se-te, Madre
de Deus, Maria,
que a el, téu Padre,
rogues todavia,
pois estás en sa compania
e es aquela que nos guia,
que, pois nos ele fazer quis,
sempre noit’ e dia
nos guarde, per que sejamos fis
que sa felonia
non nos mostrar queira,
mais dé-nos enteira
a ssa grãada merçee,
pois nossa fraqueza vee
e nossa folia,
con ousadia
que nos desvia
da bõa via
que levaria
nos u devia,
u nos daria
sempr’ alegria
que non falrria
nen menguaria,
mas creçeria
e poiaria
e compriria
e ‘nçimaria
a nos.

En un nouveau jour destiné à Sainte Marie, cette XIe cantiga est pour qu’elle se souvienne de nous, au jour du jugement dernier et qu’elle prie son fils d’avoir pitié de nous.

Souviens-toi, Marie, Mère de Dieu,
De prier ton Père,
chaque jour,
Puisque tu es en sa compagnie
Et que tu es celle qui nous guide,
Afin que, puisqu’il nous a élevé (créé),
Il nous tienne en sa garde, nuit et jour,
Et pour que nous soyons assurés
Qu’il ne nous veuille point
montrer sa colère (sa sévérité),
Mais plutôt qu’il nous accorde
Sa grande miséricorde.
Car il voit notre faiblesse
Et notre folie,
Qui, avec audace,
Nous détourne
Du bon chemin ;
Celui qui nous conduirait
Sans détour
Et nous apporterait
Toujours la joie (la joie éternelle)
Qui ne se tarirait jamais
Ni ne nous ferait défaut,
Mais qui croîtrait
Et grandirait
Et nous remplirait
Et nous comblerait
De sa présence.


En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

NB : pour l’image en tête d’article, nous nous sommes un peu avancé dans le temps. Elle ne date pas, en effet, du Moyen Âge central, mais de la renaissance italienne et c’est une des superbes madones peintes par le grand Sandro Botticelli (1445-1510)