Sujet : musique, danse, chanson et poésie médiévale, troubadours Titre : Kalenda maïa, Kalenda maya (Calenda) Auteur : Raimbaut de Vaqueiras, Période : moyen-âge central, XII, XIIIe Interprètes : Clemencic Consort , René Zosso , Album : Troubadours, Harmonia Mundi
Bonjour à tous,
n peu de danse, musique et poésie à la fois, aujourd’hui, avec la chanson célèbre Kalenda Maia. C’est de circonstance puisque nous sommes arrivés aux calendes de mai dont le chant nous parle, soit les premiers jours de ce mois ; contrairement à ce qu’on pourrait quelquefois le crois, rien à voir avec le calendrier maya.
« Ni les calendes de Mai Ni les feuilles de hêtres, Ni les chants d’oiseaux, ou les glaïeuls fleuries Ne sont de mon goût, O noble et joyeuse dame, Jusqu’à ce qu’un messager de la flotte envoyé par votre belle personne vienne me conter de nouveaux plaisirs d’amour et de joie que vous m’apportez » Raimbaut de Vaqueiras, Calendes de mai.
L’estampie : danse médiévale
des XIIe au XIVe siècles
On dit de cette chanson qu’elle a été chantée et même improvisée par le troubadour Raimbaut de Vaqueiras (1150 – 1207) sur la musique d’une estampie qui existait déjà. L’estampie est une danse du moyen-âge qui a été assez populaire du XIIIe siècle jusqu’au XIVe siècle. On la suppose née en France d’où elle s’est répandue jusqu’en Angleterre où elle a connu une grande popularité. Concernant le morceau que nous partageons aujourd’hui, c’est, à ce jour, une des plus ancienne estampie connue qui nous soit parvenue (cf universalis). On notera que cette chanson a été également interprété par le troubadour italien Angelo Branduardi sur son album » « Futuro Antico ». Rien d’étonnant quand on sait qu’en son temps Raimbaut de Vaqueiras fut au moins aussi populaire en Italie qu’en Provence sinon plus.
L’album « Troubadours » du Clemencic Consort
avec René Zosso
Pour la version que nous partageons aujourd’hui, elle est interprétée par le Clemencic Consort, accompagné de René Zosso. Au moment de la publication initiale, nous ne l’avions pas identifiée, aussi merci au visiteur qui a su rappeler à notre attention ce manque dans cet article ! C’était un des rares pour lequel nous n’avions pas l’interprète et l’occasion ne nous avait pas été donnée d’y revenir depuis sa parution. C’est chose faite, grâce à lui aussi merci encore.
On peut retrouver cette chanson, aux côtés d’autres pièces en langue occitane, dans l’album Troubadours de l’excellent Ensemble médiéval de René Clémencic : Raimbaut de Vaqueiras y côtoie Bernart de Ventadorn, Peirol, Peire Vidal, et encore une composition demeurée anonyme du XIIe siècle. Enregistré en 1977, l’album a fait, depuis, l’objet de diverses rééditions. A ce jour, il est encore disponible à la vente en ligne au format vinyle mais aussi au format dématérialisé : lien utile pour plus d’information ici.
Précisons qu’on peut trouver de nombreuses interprétations de Kalenda Maya, mais nous cherchions quelque chose de plus épuré qui puisse un peu nous rapprocher du contexte de sa création originale. Cette version qui reflète du reste bien l’esprit et le travail habituel de ce très bel ensemble médiéval sort clairement du lot.
Raimbaut de Vaqueiras :
guerrier, chevalier et troubadour
Fils d’un chevalier de Provence de petite noblesse et désargenté, les talents de jongleur et troubadour que Raimbaut de Vaqueiras (Vaucluse) développa assez vite le firent admettre à la cour de Guillaume des Baux, prince d’Orange, où il put développer son art du chant et de la poésie tout en apprenant le maniement des armes. Il passa, par la suite, à la cour de Boniface de Montferrat où il demeura, semble-t-il, la plus grande partie de sa vie. Il resta attaché au service de ce dernier dont il fut le vassal et qui le fit aussi chevalier, Entre autres campagnes et batailles, il accompagna notamment le Marquis de Montferrat, à l’occasion de la quatrième croisade.
Raimbaut de Vaqueiras a laissé une œuvre qui se compose de trente trois poésies lyriques mais également d’une « lettre épique » adressée à Boniface et dans laquelle il conte, en plus de deux cent pieds de vers, sa vie de Chevalier et de troubadour. Ce document reste, à ce jour, un des seuls témoignages autobiographiques, écrit de la main d’un troubadour, connu historiquement (cf The Poems of the Troubadour Raimbaut de Vaqueiras by Joseph Linskill, Charles Roth, Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance).
Fait qui mérite encore d’être souligné, on lui doit encore une poésie de cinq strophes dont chacune d’entre elle est écrite dans une langue différente : occitan, français, italien, gascon, galeïco-portugais et on dit encore de lui qu’il est un des troubadours qui aura le plus fait pour acclimater son art et la langue provençale dans la péninsule italienne! (ci-dessus Raimbaut de Vaqueiras, enluminures, BnF, Manuscrit 854, Recueil de poésies, en provençal, de troubadours, XIIIe siècle )
Outre le destin exceptionnel de cet homme, issu de famille pauvre et de petite noblesse, finalement adoubé et fait chevalier, Raimbaut de Vaqueiras fut aussi un des premiers troubadours à se rendre populaire dans les cours d’Italie du nord. On lui prête des talents qui vont de la poésie et l’art du troubadour jusqu’aux arts guerriers et on se trouve bien en peine de choisir celui qui le distingue le plus tant il montre des qualités dans les deux domaines. De sa mort, on sait peu de chose et on suppose qu’il est peut-être mort au combat, aux côtés de son suzerain lors d’une bataille qui opposait ce dernier aux bulgares pour défendre son royaume de Romanie.
Les paroles et l’histoire de la Chanson:
Un chant d’amour courtois.
Comme tous les troubadours, Rambaut de Vaqueiras était un provençal. Sa langue est donc, comme celle des troubadours, l’occitan. Nous n’avons pas cette langue dans notre besace et les langues latines que nous possédons sont de peu d’aide pour approcher la traduction de l’occitan. Concernant Kalenda Maya, nous en avons trouvé, pour l’instant une traduction anglaise et une autre italienne. A ce jour, il semble bien en effet que la bible des textes de Raimbaut de Vaqueiras et leur traduction soit anglaise : « The Poems of the Troubadour Raimbaut de Vaqueiras. By Joseph Linskill ». Pour le coup, une telle traduction reste un peu du billard indirect et ne saurait atteindre des sommets en terme d’excellence linguistique, mais cela aura le mérite de nous donner une idée du texte original à défaut de prétendre lui être totalement fidèle. Il faudra toutefois un peu de temps pour arriver au résultat et je la posterais plus tard dans le temps..
En deux mots quand même, et pour ne pas vous laisser trop sur votre faim, l’histoire est un chant d’amour courtois. Le troubadour y déclare donc sa flamme douloureuse à la belle dame qu’il convoite et qu’il n’a pas encore « pécho », conquise pardon! Le voilà donc tout à ses tourments dans l’attente d’un messager aux premiers jours de mai, et même les chants d’un oiseau, les glaïeuls en fleur ou les belles feuilles de hêtres ne peuvent le soustraire à son supplice. Tremblant qu’on ne lui prenne la belle Béatrice avant même qu’elle ne soit à lui mais confiant en ses grandes vertus, il lui déclare son amour transis tout au long du chant. Pour l’anecdote, on ne sait pas vraiment qui était cette dame Béatrice mais plusieurs poèmes de Raimbaut de Vaqueiras y font référence après qu’il ait rejoint la cour de Montferrat.
Les paroles originales de Calenda Maïa, (Kalenda Maïa) en occitan
Kalenda maia Ni fueills de faia Ni chans d’auzell ni flors de glaia Non es qe.m plaia, Pros dona gaia, Tro q’un isnell messagier aia Del vostre bell cors, qi.m retraia Plazer novell q’amors m’atraia E jaia, E.m traia Vas vos, donna veraia, E chaia De plaia .l gelos, anz qe.m n’estraia.
Ma bell’ amia, Per Dieu non sia Qe ja.l gelos de mon dan ria, Qe car vendria Sa gelozia, Si aitals dos amantz partia; Q’ieu ja joios mais non seria, Ni jois ses vos pro no.m tenria; Tal via Faria Q’oms ja mais no.m veiria; Cell dia Morria, Donna pros, q’ie.us perdria.
Con er perduda Ni m’er renduda Donna, s’enanz non l’ai aguda Qe drutz ni druda Non es per cuda; Mas qant amantz en drut si muda, L’onors es granz qe.l n’es creguda, E.l bels semblanz fai far tal bruda; Qe nuda Tenguda No.us ai, ni d’als vencuda; Volguda, Cresuda Vos ai, ses autr’ajuda.
Tart m’esjauzira, Pos ja.m partira, Bells Cavalhiers, de vos ab ira, Q’ailhors no.s vira Mos cors, ni.m tira Mos deziriers, q’als non dezira; Q’a lauzengiers sai q’abellira, Donna, q’estiers non lur garira: Tals vira, Sentira Mos danz, qi.lls vos grazira, Qe.us mira, Cossira Cuidanz, don cors sospira.
Tant gent comensa, Part totas gensa, Na Beatritz, e pren creissensa Vostra valensa; Per ma credensa, De pretz garnitz vostra tenensa E de bels ditz, senes failhensa; De faitz grazitz tenetz semensa; Siensa, Sufrensa Avetz e coneissensa; Valensa Ses tensa Vistetz ab benvolensa.
Donna grazida, Qecs lauz’ e crida Vostra valor q’es abellida, E qi.us oblida, Pauc li val vida, Per q’ie.us azor, donn’ eissernida; Qar per gencor vos ai chauzida E per meilhor, de prez complida, Blandida, Servida Genses q’Erecs Enida. Bastida, Finida, N’Engles, ai l’estampida.
Voilà, pour la traduction complète en français, ce sera pour un peu plus tard. 🙂
En vous souhaitant une excellente journée.
Fred
pour moyenagepassion.com A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes
Sujet : fabliau, « poésie » médiévale, troubadour, trouvère, poésie médiévale Titre : le testament de l’âne Auteur : Rutebeuf Période : XIIIe siècle, moyen-âge central
Bonjour à tous,
‘espère que ce billet de blog vous trouve en joie. Nous revenons encore, ici, sur le trouvère et poète du XIIIe siècle Rutebeuf auquel nous avons déjà consacré quelques articles ici, mais, cette fois, pour aborder un de ses fabliaux : le testament de l’âne.
Le fabliau, est un genre qui a été extrêmement populaire pendant une grande partie du moyen-âge. Dans ces petites histoires légères, paraboles de la société médiévale, on faisait passer de la critique, des satires sociales et de l’humour et pour aborder ce genre, nul mieux que Rutebeuf ne pouvait nous servir d’introduction. Dans le texte original, Rutebeuf est presque toujours dur à comprendre à la première lecture, quelquefois même impossible. Le français qu’il utilise est un lointain ancêtre de notre langue, si loin que les formes ont pour la plupart changé. Pourtant l’homme, était, dit-on, jongleur et peut-être de cet art, a-t’il tiré son habileté à jongler avec les mots. La musicalité de ses textes, autant que les mystères qu’ils semblent refermer fascinent encore et sont autant d’invitations au voyage, en l’occurrence un voyage vers le passé et vers le monde qui nous préoccupe ici, le monde médiéval.
De l’humour de Rutebeuf et du temps passé
On a souvent dit de Rutebeuf que son humour, ses jeux de mots ou ses sous-entendus étaient à tiroir et difficiles à comprendre ou à retraduire dans toute leur subitilité et rien n’est moins vrai. Mais nous le savons bien que l’humour est toujours lié à l’air du temps, et ce même quand il touche des vérités profondes. Et même un trait d’humour peut nous faire encore rire ou sourire en traversant les âges, il perd presque toujours une partie de ses sous-entendus souvent impénétrables pour qui est totalement étranger à la culture ou à l’époque qui l’a vu naître. Pour prendre un exemple trivial, emprunté au cinéma, il n’est pas rare que si nous avons aimé et ri d’un film comique, en le revoyant dix ans après, on se rende compte que le monde a changé et si les références nous font encore rire, c’est souvent parce que nous savons les replacer alors dans cette même époque ou ce temps que nous avons connu. Et quand l’humour ne touche rien de profond et n’a d’autres ambitions que de nous faire rire de l’air du temps, il peut même devenir déplacé ou désuet, même parfois pour qui l’a connu. Que dire alors d’un humour qui nous vient de près de huit cent ans en arrière? Comment pourrait-on prétendre en avoir toutes les clés? Si nous ne pouvons les avoir, peut-être peut-on au moins deviner entre les lignes, l’époque dont cet humour nous parle. Sans doute est-ce, avec Rutebeuf, ce à quoi il nous faut en partie nous résigner: tenter d’attraper un peu de ce monde médiéval au vol quand nous le traduisons, un peu de l’esprit de l’auteur, conscient que comprendre toutes ses subtilités nous impose encore d’autres détours qui ne suffiront sans doute pas à nous aider à le percer.
L’outrecuidance de traduire
D’une manière générale et sans parler uniquement d’humour, on pourra encore argumenter avec Alain Guerreau, cet esprit aiguisé et acerbe, merveilleux empêcheur de tourner en rond des historiens médiévistes, qu’il est vain, sans mille précautions, d’essayer de traduire les mots, les poésies, les textes qui nous proviennent du monde médiéval, tant c’est un monde éloigné du notre, au point de nous être étranger. Nous ne pouvons, pourtant, nous y résigner mais puisse la conscience des limites de l’exercice nous servir, ici, un peu d’excuse à notre outrecuidance.
J’ajouterai encore que si on lit et l’on savoure les fables d’un Jean de
la Fontaine, en ce qu’il adresse des vérités de la condition humaine qui nous paraissent intemporelles, pourquoi ne pourrait-on faire de même avec un Rutebeuf en espérant qu’il nous transmette peut-être au sortir aussi quelques vérités immuables, ou à tout le moins, un peu de cette modernité qui lui ferait nous ressembler, dont nous puissions nous délecter ou que nous puissions transposer. Quoiqu’il en soit, il y a quelque chose venant de ce jongleur et trouvère du XIIIe siècle aux manies malgré tout bourgeoises, qui encore nous interpelle. Dans sa langue ou dans leur musique, dans sa truculence verbale. C’est ce quelque chose qui fait que nous ne voulons pas renoncer à en percer le sens sans préjuger aucunement de ce que nous y trouverons et le découvrant en quelque sorte au fil des textes. A défaut d’être celui qui, de sa fenêtre, connait déjà tout de sa rue, nous sommes, nous, ce passant en ballade qui flâne, curieux de tout, les yeux neufs. (photo ci-dessus, évêques, prêtres et chanoines en prière pour un sculpture gothique de la fin du XVe siècle)
Méthode utilisée pour versifier
« le testament de l’âne » en français moderne
Je ne doute qu’il existe déjà des versions du testament de l’âne en vers, mais pour être très honnête, je n’ai pas, il me faut bien l’avouer, écumé toutes les bibliothèques de France et de Navarre pour les débusquer. Je pense que même si j’en avais trouvé j’aurais, de toute façon, fait ce même travail de recherche du sens original, à la source du texte de Rutebeuf, pour comparer ou comprendre les interprétations d’un éventuel traducteur-versificateur. Qu’on ne m’accuse donc pas de plagiat mais plutôt d’ignorance si des versions existent, proches de la version que je présente ici et que j’ai travaillé sans m’appuyer sur des versifications existantes. (ci contre enluminure médiévale, non datée)
Concernant la méthode, j’ai cherché à la ronde des traductions de ce testament de l’âne. Il en existe plusieurs. des légions de versions en prose, qui ne m’intéressaient qu’à moitié, puisque je recherchais en plus du sens à retraduire la musicalité des vers. Dans certaines de ces versions, il y a même des approches qui pourraient paraître fantaisistes tant leurs digressions semblent s’éloigner du texte original, c’est ce moment où se mêle inextricablement l’interprétation du conteur ou du traducteur aux intentions de Rutebeuf. C’est le cas notamment des commentaires de Jean-Baptiste Legrand d’Aussy, dans son ouvrage « Fabliaux ou contes, fables et romans du XIIe et du XIIIe » (daté du XVIIIe siècle). L’auteur y fait dire à Rutebeuf et son testament de l’âne des choses qu’il n’a pas dite et qui en sont même fort loin. C’est un exercice parmi d’autres mais cela ne présente pas grand intérêt pour notre démarche. Nous cherchons en effet à comprendre le poète et non son traducteur ou celui qui en parle.
Nous préférons largement pour ce qui nous intéresse les oeuvres originales de Rutebeuf, transcrites à la virgule et l’ouvrage du XIXe siècle d’Achille Jubinal : Œuvres complètes de Rutebeuf, trouvère du XIIIe siècle, recueillies et mises au jour pour la première fois. (Nouvelle édition, revue et corrigée, Paris, Daffis, 1874-1875). Il y a enfin et je crois que, sans ce support, nous ne nous serions sans doute pas attelé à la tâche, la référence incontournable de l’académicien Michel Zink : Rutebeuf, Oeuvres complètes ( en photo ci-dessus), Dans son approche et son travail de traduction, il n’a pas, lui, cherché à retraduire la musique de Rutebeuf mais s’est attaché uniquement au sens ce qui est fort louable et extrêmement utile pour l’exercice auquel nous nous livrons. Sa compréhension n’est ainsi pas bridée par l’exercice du ver et de la rime et se livre entière, sans cette contrainte. Pour remettre ce testament de l’âne en français moderne et en vers, nous n’avons pourtant pas suivi toutes les idées de notre académicien et, dans quelques cas de figures, nous y avons préféré une approche du texte de Rutebeuf qui nous semblait plus littérale. Je l’avais dit « Outrecuidance quand tu nous tiens! » Nous nous sommes aussi appuyé sur un article de synthèse de Jacques E Merceron que je cite plus bas.
Sur l’interprétation de ce fabliau
Je ne vais pas, ici, me lancer dans une interprétation longue des différents niveaux de lecture de ce fabliau de Rutebeuf et je préfère le livrer nu et entier à votre sagacité. Certaines notes que j’ajoute à la fin de la traduction sont importantes toutefois. Pour être encore honnête, la traduction étant fraîche, je trouve que ce testament de l’âne offre une lecture satyrique à plusieurs niveaux assez complexe et je serais bien présomptueux d’affirmer que j’ai déjà démêlé cet écheveau. Peut-être en ferons-nous un article futur, c’est à voir. Souvenons-nous simplement, tout du long, que la critique de Rutebeuf se fait toujours depuis l’intérieur de sa propre foi. Dans ce fabliau, c’est un chrétien qui interpelle les mauvais chrétiens ou les mauvais prêtres, en plus de fustiger les conséquences de l’obsession du gain. Ainsi nous y voilà encore? L’argent met tout le monde d’accord? La satire peut-elle échapper à une certaine forme de cynisme? C’est une vraie question. Quoiqu’il en soit, pour l’instant, ce texte garde encore ainsi de son mystère et l’exercice de la versification en français moderne ne l’a, semble-t-il et heureusement, pas épuisé. Avant de vous livrer cette traduction, je vous conseille si vous voulez avoir une vision un peu plus claire de ce que peut cacher le phrasé de Rutebeuf et notamment une forme d’ironie qui ne se livre peut-être pas au premier abord, l’article de Jacques E. Merceron sur ce testament de l’âne et sur la notion de « bontei » utilisée par notre trouvère du XIIIe siècle dans ce fabliau.
Important : utilisation de cette version en vers du testament de l’âne de Rutebeuf
Si vous souhaitez utiliser cette traduction, sur le web ou ailleurs, voici les liens à inclure sur vos pages.
Lien vers cet article : https://www.moyenagepassion.com/index.php/2016/03/28/fabliau-du-moyen-age-le-testament-de-lane-de-rutebeuf-traduit-en-vers/
Réferénce au site à inclure: traduction du testament de l’âne de Rutebeuf de http;//www. moyenagepassion.com » A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes ».
Le testament de l’âne de Rutebeuf
en français moderne et en vers
Ainsi, nous voilà donc, le texte original de Rutebeuf dans une main, la traduction de Michel Zink de l’autre et la ferme intention de retrouver la musique de ce fabliau autant que son sens profond en le passant de son français ancien dans notre français moderne; en bref, coller au plus près de Rutebeuf et de sa poésie, tout en respectant l’exercice du ver et du pied. Je dois avouer que dans deux cas de figure précis, le sens ne pouvait pas être retranscrit sauf à y ajouter un pied, notre version a donc deux pieds de plus que la sienne. Si je voulais faire de l’humour je dirais que si vous voyez deux pieds dépassés, ce sont donc ceux de votre serviteur, mais je n’y céderais pas de craint que vous ne pensiez que je l’ai fait à dessein juste pour faire ce mot.
Le testament de l’âne
Qui veut du monde être à l’honneur Tout en suivant la vie de ceux Qui ne vivent que pour l’argent (1) En récolte bien des nuisances Tout entouré de médisants Ne songeant qu’à lui faire du tord Le voilà cerné d’envieux Fussent-ils aussi beaux que gracieux, Sur dix qui sont assis chez lui, Des médisants, il y en a six Et des envieux pas moins de neuf. Dans son dos, ils n’ont cure de lui, (2) Mais par devant, ils lui font fête Chacun inclinant bas la tête Comment ne seraient-ils envieux ceux qui n’en profitent avec lui ? Quand déjà ceux-là, à sa table, ne sont pour lui ni sûrs, ni fiables?
A l’évidence, ça ne peut être. Je vous le dis à cause d’un prêtre Qui avait une bonne église* (*paroisse) mais dont la seule aspiration était d’enrichir ses avoirs Il y passait tout son savoir Couvert de robes et de deniers Et du blé tout plein ses greniers Car le prêtre savait s’y prendre (3) et pour la vente se faire attendre de la pâques à la Saint-Rémi. Et il n’avait d’ami si cher qui puisse rien tirer de lui, sauf à grand force l’y soustraire. Chez lui, il y avait un âne Comme on n’en vit de mémoire d’homme, Qui vingt ans entiers le servit Jamais pareil serf, on ne vit Mais l’âne mourut de vieillesse Qui tant avait fait sa richesse Et au prêtre il était si cher Qu’il ne voulut qu’on l’écorchât Et l’enfouit dans le cimetière pour que sa dépouille y resta (4)
L’évêque avait d’autres manières ni cupide, ni grippe-sous Mais courtois et bien éduqué A tel point que même alité, à la vue d’un homme de bien, on n’eut pu le tenir au lit. La compagnie des bons chrétiens c’était sa médecine à lui. Sa grande salle toujours pleine, Rien à redire sur sa Maison, Et quoiqu’il ait pu désirer, Nul de ses gens ne s’en plaignait. S’il avait meubles, c’était des dettes, car qui trop dépense s’endette.
Un jour qu’en grande compagnie Se tenait notre homme de bien On parla de ces riches clercs et des prêtres avares et chiches Qui ne font bonté ni honneur A leur évêque, ni au seigneur. On fit son affaire à ce prêtre si riche et si plein de lui-même. Ainsi sa vie fut bien décrite, Aussi bien qu’un livre l’eut fait, Et on lui prêta plus d’avoirs Que trois comme lui eurent pu avoir Car l’on en dit toujours bien plus Que ce qu’à la fin on y trouve. « Il a encore fait quelque chose Qui faudrait son pesant d’argent pour qui voudrait le révéler » Dit-un qui veut se faire bien voir, « Et qui vaudrait grande récompense » – « Et qu’a-t’il fait? » s’enquiert le sage – Il a fait pire qu’un bédouin puisqu’il a, son âne Baudouin, enterré en la terre bénite. – Maudit soit-il! fait l’évêque, si cela était avéré Honni soit-il, lui et ses biens! Gautier, convoquez-le ici écoutons ce prêtre répondre Sur ce dont Robert l’accuse, Et je dis, que Dieu m’y assiste Si c’est vrai, j’en aurais l’amende!(5) « – Sire je veux bien que l’on me pende, Si ce que j’ai dit n’est pas vrai Je l’affirme, à votre bonté, jamais il ne rendit hommage, » (6)
On convoqua donc le prêtre, il est là, il lui faut répondre A son évêque de l’affaire Qui peut le faire destituer. « Traître à Dieu, Homme déloyal, Qu’avez-vous donc fait de votre âne? dit l’évêque, quel grand méfait* (*offense) A notre église* avez-vous fait? (*Sainte) Jamais je n’en vis de plus grand Qui avez mis en terre votre âne Là où l’on enterre les chrétiens! Par Sainte Marie l’égyptienne si la chose peut être établie par des témoins dignes de foi, je vous ferais mettre en prison. Jamais n’ais ouïe de si grand crime! » (7) « Très doux seigneur, dit le prêtre bien des choses peuvent se dire, mais je demande un jour entier pour réfléchir à cette affaire Ce serait un juste délai pour y repenser, s’il vous plait (non qu’il me plaise d’argumenter) (8)
« Je vous donne cette journée » mais ne me tiens pas acquitté de cette chose, si elle est vraie. » « Monseigneur, il ne faut y croire. » Sur ce l’évêque renvoie le prêtre sans trouver l’affaire amusante. Mais le prêtre ne s’émeut point qui sait qu’il a pour bonne amie sa bourse qui toujours se tient prête pour réparer ou au besoin. Le fou peut bien dormir ou non, voilà que déjà le temps vient. (9) Le temps vient, le prêtre revient. Vingt livres cachées dans une ceinture Bien comptées et en bon argent voilà ce qu’il porte avec lui sans craindre la faim ou la soif (10) Quand l’évêque le voit venir il ne peut contenir ses mots: « Votre délai est expiré Prêtre au bon sens dévoyé ! » (11) « Sire, j’ai réfléchi, il est vrai, Mais laissons dehors les querelles Ne devez-vous en étonner Qu’au conseil il faille concilier. Je veux vous parler en conscience et s’il m’en coûte pénitence Sur mes biens ou sur ma personne Alors que vous me l’infligiez.
L’évêque approche alors l’oreille pour recevoir les confidences Et le prêtre lève le chef* (*la tête) Alors peu soucieux de son or. (12) Sous sa cape, il tenait l’argent Qu’il n’osait pas montrer à tous Et chuchotant, conta son conte « Monseigneur, il y a peu à dire. Mon âne a vécu bien longtemps Il me fut d’une aide précieuse (13) Et m’a servi sans rechigner Fort loyalement, vingt ans entiers Et que Dieu veuille bien m’absoudre Chaque année, il gagnait vingt sous Si bien qu’il épargnât vingt livres Et pour échapper aux enfers Il vous les lègue en testament. L’évêque dit » Dieu le protège » « Que ses fautes soient pardonnées Et tous les péchés qu’il a fait ! »
Ainsi, vous avez pu l’entendre, Voilà l’évêque réjoui, du riche prêtre pour sa méprise Qui la bonté lui a appris (variante : Qui lui apprit à s’amender) (14)
Rutebeuf nous dit et enseigne Qui deniers tient dans ses affaires (15) n’ait crainte de faire de faux-pas Notre âne est demeuré chrétien Mais nos rimes s’arrêtent là Car il a bien payé son legs (16)
_____________________________________________________________________ Notes sur la traduction
(1) s’extasier devant le gain (2) « Par derrier nel prisent un oef ». Intraduisible litteralement (3) Savait bien vendre (4) Ici demeurerait ses restes, sa dépouille: « ici lairait cette matiere »
M Zink traduit : « En voilà assez sur ce sujet. » Je pense qu’il y a jeu de mots de Rutebeuf, ici, sur la matière du corps de l’âne et la matière, le sujet dont il parle. (5) « Si c’est vrai il m’en répondra » » « Si c’est vrai, il réparera ». « Se c’est voirs, j’en avrai l’amende. » M Zink : j’en aurais « réparation ». Pas nécessairement pécuniaire. (6) Un pied de plus ici : « Si ne vos fist onques bontei ». M Zink ; « D’ailleurs pour vous il ne fut jamais attentionné » (7) « C’onques n’oÿ teil mesprison » Variante : car jamais je ne vis tel crime. (8) « Non pas que je i bee en plait ». Michel Zink : « non que je sois procédurier » (9) Un pied de plus ici aussi « Que que foz dors, et i termes vient »
Cela ressemble à un début de proverbe adapté un peu, quelque chose que je comprends un peu comme cela : « le fou peut bien dormir ou non, le temps passe et passe toujours » (10) « N’a garde qu’il ait fain ne soi »Comme sa bourse est plein d’argent il ne craint pas d’avoir faim ou soif car il peut y pourvoir (11) « Qui aveiz votre senz beü. » M Zink traduit par « vous qui avez noyé votre bon sens dans la boisson ». Même si litteralement « qui avez votre bon sens bu » pourrait le suggérer, je ne pense pas que l’évèque traite le prêtre d’alcolique, mais plutôt que c’est une expression pour lui signifier qu’il a perdu tout bon sens. (12) Qui alors n’en menait pas large et ne s’attachait plus à l’argent. « Qui lors n’out pas monoie chiere. » (13) »Mout avoie en li boen escu ». Intéressant de voir ici la notion de protection de bouclier du verbe original de Rutebeuf, (14) « A bontei faire li aprist. » Même si elle est surement décevante en tant que chute parce qu’un peu compliquée, je pense vraiment que la traduction : « qui lui apprit à s’amender » est de loin la plus juste parce qu’elle contient le double sens de s’amender : « devenir meilleur » et s’amender: « payer tribu ou payer sa charge », en l’espèce et en espèces, à son évêque. Variantes : « Qui à faire le bien, lui apprit. » M Zink : « qui lui apprit à avoir des intentions, à être attentionné » (envers son évêque). J. Dufournet : « l’évêque se réjouit que le prêtre ait péché, car il lui apprit ainsi à faire le bien ». Cette phrase est probablement la plus difficile à traduire de tout le texte parce que la subtilité de Rutebeuf s’y exprime tout entière. On peut la traduire encore par « Qui lui apprit à être bon » ou même « Qui la bonté lui a appris » ou même la charité, sauf à ne pas oublier la charge ironique qu’elle contient de la part de l’auteur. Il n’est en effet ici, pas question du fait que le prêtre soit tout d’un coup devenu bon ou ait développé cette qualité intrinsèque. Puisque visiblement « tout s’achète », l’homme ne changera pas et son système lui réussit à l’évidence. Cette preuve de « bonté » doit se comprendre doublement et ironiquement, mais, en l’occurrence, c’est surtout dans le cadre ecclésiastique qu’elle s’exerce car, enfin, c’est envers son église et plus surement envers son évêque (« dispendieux, mondain et endetté », nous dit Jacques E Merceron ), que le prêtre « fait bonté » ou « montre ses attentions ». Sur le fond, et Rutebeuf en joue sûrement aussi ici, il y a une relation hiérarchique et presque organique du prêtre à l’évêque qui induit que si le prêtre se conduit bien il fait « honneur » à son évêque, « il rend hommage à la bonté de son évêque » « il lui fait amende » « il s’amende envers lui » et du même coup envers l’église tout entière. Pour le coup, il semble que ce soit dans la poche de l’évêque que l’argent aille échouer et c’est encore, ici, Rutebeuf, le bon chrétien qui satirise sur les hommes dévoyés que l’argent achète, et sur les hommes cupides qui pensent que tout peut s’acheter, fait auquel, je le déplore un peu, ce texte donne raison avec cynisme, mais s’il ne le faisait pas sans doute serait-il moins drôle. C’est ce monde dont Rutebeuf nous dit peut-être encore, que même les ânes deviennent chrétiens pourvu qu’ils en aient les moyens. (15) variantes : Que ceux à la bourse bien pleine (16) variantes : car son leg paya bel et bien
La version originale de Rutebeuf :
C’est li testament de l’Asne
Qui vuet au siecle a honeur viure Et la vie de seux ensuyre Qui beent a avoir chevance Mout trueve au siecle de nuisance, Qu’il at mesdizans d’avantage Qui de ligier li font damage, Et si est touz plains d’envieux, Ja n’iert tant biaux ne gracieux. Se dix en sunt chiez lui assis, Des mesdizans i avra six Et d’envieux i avra nuef. Par derrier nel prisent un oef Et par devant li font teil feste: Chacuns l’encline de la teste. Coument n’avront de lui envie Cil qui n’amandent de sa vie, Quant cil l’ont qui sont de sa table, Qui ne li sont ferm ne metable?
Ce ne puet estre, c’est la voire. Je le vos di por un prouvoire Qui avoit une bone esglise, Si ot toute s’entente mise A lui chevir et faire avoir: A ce ot tornei son savoir. Asseiz ot robes et deniers, Et de bleif toz plains ces greniers, Que li prestres savoit bien vendre Et pour la venduë atendre De Paques a la Saint Remi. Et si n’eüst si boen ami Qui en peüst riens nee traire, S’om ne li fait a force faire. Un asne avoit en sa maison, Mais teil asne ne vit mais hom, Qui vint ans entiers le servi. Mais ne sai s’onques tel serf vi. Li asnes morut de viellesce, Qui mout aida a la richesce. Tant tint li prestres son cors chier C’onques nou laissat acorchier Et l’enfoÿ ou semetiere: Ici lairai ceste matiere.
L’evesques ert d’autre maniere, Que covoiteux ne eschars n’iere, Mais cortois et bien afaitiez, Que, c’il fust jai bien deshaitiez Et veïst preudome venir, Nuns nel peüst el list tenir: Compeigne de boens crestiens Estoit ces droiz fisiciens. Touz jors estoit plainne sa sale. Sa maignie n’estoit pas male, Mais quanque li sires voloit, Nuns de ces sers ne s’en doloit. C’il ot mueble, ce fut de dete, Car qui trop despent, il s’endete. Un jour, grant compaignie avoit. Li preudons qui toz bien savoit. Si parla l’en de ces clers riches Et des prestres avers et chiches Qui ne font bontei ne honour A evesque ne a seignour. Cil prestres i fut emputeiz Qui tant fut riches et monteiz. Ausi bien fut sa vie dite Con c’il la veïssent escrite, Et li dona l’en plus d’avoir Que trois n’em peüssent avoir, Car hom dit trop plus de la choze Que hom n’i trueve a la parcloze. « Ancor at il teil choze faite Dont granz monoie seroit traite, S’estoit qui la meïst avant, Fait cil qui wet servir devant, Et c’en devroit grant guerredon. – Et qu’a il fait? dit li preudom. – Il at pis fait c’un Beduÿn, Qu’il at son asne Bauduÿn Mis en la terre beneoite. – Sa vie soit la maleoite, Fait l’esvesques, se ce est voirs! Honiz soit il et ces avoirs! Gautiers, faites le nos semondre, Si orrons le prestre respondre A ce que Robers li mest seure. Et je di, se Dex me secoure, Se c’est voirs, j’en avrai l’amende. – Je vos otroi que l’an me pande Se ce n’est voirs que j’ai contei. Si ne vos fist onques bontei. »
Il fut semons. Li prestres vient. Venuz est, respondre couvient A son evesque de cest quas, Dont li prestres doit estre quas. « Faus desleaux, Deu anemis, Ou aveiz vos vostre asne mis? Dist l’esvesques. Mout aveiz fait A sainte Esglise grant meffait, Onques mais nuns si grant n’oÿ, Qui aveiz votre asne enfoÿ La ou on met gent crestienne. Par Marie l’Egyptienne, C’il puet estre choze provee Ne par la bone gent trovee, Je vos ferai metre en prison, C’onques n’oÿ teil mesprison. » Dist li prestres: « Biax tres dolz sire, Toute parole se lait dire. Mais je demant jor de conseil, Qu’il est droit que je me conseil De ceste choze, c’il vos plait (Non pas que je i bee en plait).
– Je wel bien le conseil aiez, Mais ne me tieng pas apaiez De ceste choze, c’ele est voire. – Sire, ce ne fait pas a croire. » Lors se part li vesques dou prestre, Qui ne tient pas le fait a feste. Li prestres ne s’esmaie mie, Qu’il seit bien qu’il at bone amie: C’est sa borce, qui ne li faut Por amende ne por defaut. Que que foz dort, et termes vient. Li termes vient, et cil revient. Vint livres en une corroie, Touz sés et de bone monoie, Aporta li prestres o soi. N’a garde qu’il ait fain ne soi. Quant l’esvesque le voit venir, De parleir ne se pot tenir: « Prestres, consoil aveiz eü, Qui aveiz votre senz beü. – Sire, consoil oi ge cens faille, Mais a consoil n’afiert bataille. Ne vos en deveiz mervillier, Qu’a consoil doit on concillier. Dire vos vueul ma conscience, Et, c’il i afiert penitance, Ou soit d’avoir ou soit de cors, Adons si me corrigiez lors. »
L’evesques si de li s’aprouche Que parleir i pout bouche a bouche. Et li prestres lieve la chiere, Qui lors n’out pas monoie chiere. Desoz sa chape tint l’argent: Ne l’ozat montreir pour la gent. En concillant conta son conte: « Sire, ci n’afiert plus lonc conte. Mes asnes at lonc tans vescu, Mout avoie en li boen escu. Il m’at servi, et volentiers, Moult loiaument vint ans entiers. Se je soie de Dieu assoux, Chacun an gaaingnoit vint soux, Tant qu’il at espairgnié vint livres. Pour ce qu’il soit d’enfers delivres Les vos laisse en son testament. » Et dist l’esvesques: « Diex l’ament, Et si li pardoint ses meffais Et toz les pechiez qu’il at fais! »
Ensi con vos aveiz oÿ, Dou riche prestre s’esjoÿ L’evesques por ce qu’il mesprit: A bontei faire li aprist.
Rutebués nos dist et enseigne, Qui deniers porte a sa besoingne Ne doit douteir mauvais lyens. Li asnes remest crestiens, A tant la rime vos en lais, Qu’il paiat bien et bel son lais.
Explicit.
Références bibliographiques
Œuvres complètes de Rutebeuf, trouvère du XIIIe siècle, recueillies et mises au jour pour la première fois par Achille Jubinal. Nouvelle édition, revue et corrigée, Paris, Daffis, 1874-1875
Rutebeuf, Œuvres complètes, Michel Zink
Fabliaux ou contes, fables et romans du XIIe et du XIIIe, Jean-Baptiste Legrand d’Aussy
Sujet : poésie et chanson médiévales goliardiques, Troubadours modernes Style : rock néo-médiéval Titre :Estuan Interius, les confessions de l’Archipoète, les confessions de Golias. Période : XIIe siècle, Moyen Âge central Interprétes : Corvus Corax. (XXe!)
Estuans Intrinsecus (Interius), les confessions de l’Archipoète de Cologne.
Bonjour à tous
ous restons, ici encore, en compagnie de la poésie médiévale des Goliards, pour, cette fois, présenter le poème médiéval Estuans Intrinsecus, que l’on connait encore sous le nom de confessions de l’Archipoète, ou confessions de Golias.
Cette fois-ci, l’interprétation moderne et musicale de ce texte ne va pas du côté de Carmina Burana de Carl Orff, même si c’est dans le même ouvrage qui avait inspiré la cantate du compositeur allemand que cette poésie a été retrouvée, et même si on peut supposer que c’est par le biais que le groupe Corvus Corax, également allemand, l’a découvert. Avec cette interprétation des confessions de Golias, nous nous éloignons donc clairement des orchestrations de Carl Orffpour partir à la découverte d’une version résolument « rock néo-médiéval » qui part dans des accélérations qui ne vont pas sans rappeler certains titres de la troupe des compagnons du Gras jambon. Au fond, remis au goût musical du jour, le contenu de cette poésie qui nous conte la vie d’un poète vagabond en révolte s’y prête assez bien.
Estuans Interius ou Estuans Intrinsecus est donc un chant profane latin qui s’inscrit totalement dans la tradition goliardique et la poésie des Goliards. On dit d’ailleurs de son auteur, l’Archipoète de Cologne, qu’il était un immense poète du XIIe siècle et du moyen-âge central et on le désigne même souvent comme un des maîtres de cette tradition littéraire satirique.
Une version signée de Corvus Corax
Qui est l’archipoète ou plutôt qui n’est-il pas?
On rapproche quelquefois l’archipoète de Hugues Primat, autre poète médiéval quelque peu mieux connu. On a même pu dire qu’il n’était qu’une seule et même personne, seulement voilà, il demeure également de nombreux points d’interrogations sur la vie et l’identité réelle de ce Hugues « Primat » et le fait qu’il ait pu cacher comme seconde identité et signature celle de l’archipoète n’est confirmé, au final, presque nulle part: il y a, pourtant, il est vrai, des parentés troublantes entre ces deux personnages que l’on attache, de manière égale, à la tradition goliardique.
Tout d’abord, les deux hommes sont contemporains ; l’archipoète a supposément vécu entre 1130-1167 et Hugues « Primat » (d’Orléans?) en 1095-1160, même si l’on date, avec encore quelques incertitudes, la chanson Estuans Intrinsecus de 1162-1164, date à laquelle Hugues Primatest supposé être déjà décédé. On reconnaît, aussi, aux deux auteurs un don véritable et un talent égal pour la poésie en latin. Primat était, en effet, au même titre que l’Archipoète, un surdoué du verbe; certaines chroniques du XIIIe siècle (rédigées donc près de cent ans plus tard, ça part mal…) reportent de lui qu’il était un « grand truand et grand farceur, et surtout grand versificateur et improvisateur » et ne tarissent pas d’éloges sur sa capacité à improviser et son aisance avec les mots et les vers (1). En même temps, deux grands poètes peuvent être contemporains, cela s’est vu et ne prouve, au final, pas grand chose.
Au titre des « similitudes » encore, on ajoute souvent à notre mystérieux Archipoète, la « particule » de Cologne, car on le disait alors protégé par Reginald Von Dassel, archevêque de Cologne et chancelier de Frédéric Barberousse(ci-dessus portrait de Frédéric 1er, Barberousse)(2)Concernant Hugues Primat, certains textes anciens affirment qu’il était chanoine de Cologne, mais en d’autres endroits, d’autres soutiennent qu’il était chanoine d’Orléans. Nous voilà donc bien avancé. D’une certaine manière, on comprend les tentations qui ont pu voir le jour, à un moment donné, de ranger ces confessions de Golias sous le corpus de Hugues Primat et de lui en attribuer la paternité, mais il reste que sur le papier, rien n’est sûr du tout.
Quand les auteurs se changent en corpus
Concernant ce type de regroupement d’un corpus de textes sous un même auteur, il n’est, hélas, pas rare qu’on ait procédé de la sorte à un certain moment, soit par confusion, soit par commodité. On l’a fait avec de nombreux auteurs du passé et les plus célèbres d’entre eux, au moins. L’Histoire n’en est d’ailleurs sans doute pas l’unique responsable. « On ne prête qu’aux riches », dit-on, mais pour rester dans l’étymologie de l’usure, il faut avouer que c’est parfois usant, même si les historiens du XIXe et le XXe siècles ont contribué à démêler un certain nombre de malentendus.
Au final, dans son article sur Hugues Primat (qui n’est donc pas l’archipoète de Cologne jusqu’à ce que des sources fiables établissent le contraire), l’historien du XIXe siècle Léopold Delisle(portrait ci-contre) va même d’ailleurs jusqu’à désintégrer pratiquement Hugues Primat, l’homme à défaut du poète, pour en faire une sorte de mythe archétypal ou disons au moins, un « nom » sous lequel les étudiants ou les Goliards, ces clercs insubordonnés du XIIe siècle , « rangeaient », en quelque sorte, les textes goliardiques : « C’est un type légendaire, c’est la personnification de l’écolier farceur et quelque peu mauvais sujet » (sic). Et voilà, cette fois, voilà un auteur dissout totalement dans un corpus !
L’archipoète de cologne, un grand maître de la poésie goliardique
Pour revenir à notre archipoète, il semble bien que notre homme, si grand fut-il, ait souhaité rester anonyme ou le soit, de fait, demeuré. Dans le contexte de l’époque, on peut, cela dit, supposer et comprendre qu’une certaine prudence des poètes goliardiques ait pu être de mise, au moment de signer de leur main certaines de leurs poésies ou chansons. Concernant son oeuvre, on lui connait peu de textes, le plus célèbre à ce jour restant ces confessions reprises par Carl Orffdans la cantate Carmina Burana, et par quelques autres troubadours modernes dont notre groupe allemand (décapant) du jour.
Quel que soit l’homme qui se cachait derrière cette mystérieux plume, et espérant que l’Histoire fasse un peu plus de lumière sur lui, à la faveur de nouvelles découvertes, les critiques restent unanimes à louer son style, son rythme & son verbe latin. L’encyclopédie Larousse va même jusqu’à reconnaître qu’il est sans conteste un des grands maîtres de la poésie médiévale des goliards : « ses compositions sur des sujets politiques ou satiriques font de lui un des maîtres de la poésie latine rythmique et portent la tradition poétique des clercs errants à son apogée. » (3).
De fait, outre la beauté du texte, ces confessions de l’Archipoète font l’effet d’un véritable manifeste de l’esprit des goliards et reflètent bien l’inspiration qu’ont suivi ces clercs insoumis ou ces étudiants qui prirent la route pour se laisser aller à l’hédonisme, aux plaisirs d’une vie au jour le jour, mais aussi au vagabondage, dans le courant du XIIe siècle.
Voilà donc notre poète médiéval, vagabond, errant et insubordonné, son « manifeste » parvenu jusqu’à nous, et qui peut, encore aujourd’hui et pour certains, faire figure d’ancêtre lointain aux premiers poètes « maudit ». Et l’on n’est pas surpris de voir que l’on attache à son nom celui d’un François Villon, d’un Rutebeuf, mais encore d’un William Blake et d’autres de nos poètes contemporains. Avec le vent de liberté qui y souffle, ces confessions, devenue un véritable symbole de la poésie satirique des goliards du XIIe siècle, demeurent comme le lointain témoignage d’une volonté de s’affranchir des normes et la bienséance sociale et, pour être resté anonyme, on est bien forcé de constater que notre archipoète n’en est pas moins entré, à sa manière, dans la postérité!
Estuans intrinsecus (interius) traduction paroles latines originales et version française
Ne nous en veuillez pas mais nous avons fait à notre habitude. Il existe de très belles et très allégoriques traductions de cette poésie, du côté des anglais notamment ( voir The Wandering Scholars of the Middle Ages, de Helen Waddell), mais elles demeurent presque totalement intraduisibles sans être revisitées totalement, ce qui les éloignerait encore d’autant du texte original. On trouve encore sur le web une très jolie version du côté belge (André Wibaux). Fortement remaniée, elle se présente plus comme une poésie à part entière, inspirée de l’originale. Du côté français, il existe encore quelques traductions plus littérales mais hélas peu convaincantes. Alors face à tout cela, nous avons décidé de vous proposer, en toute modestie, notre propre adaptation de ces confessions de Golias et cet Estuans intrinsecus; l’idée étant d’approcher le sens originel de cette poésie, nous n’avons pas cherché la rime à tout prix. Nous y reviendrons sans doute plus tard; un peu comme un bon vin, il faut toujours un peu de temps pour s’approprier une poésie.
ira vehementi in amaritudine loquor mee menti: factus de materia, cinis elementi similis sum folio, de quo ludunt venti.
Colère Bouillonnante aux relents amers Je vous livre ma pensée: Moi qui suis fait de matière, élément de poussière, Je suis semblable à la feuille dans le vent joueur.
Cum sit enim proprium viro sapienti supra petram ponere sedem fundamenti, stultus ego comparor fluvio labenti, sub eodem tramite nunquam permanenti.
Comme il est approprié pour un homme sage, d’asseoir sur pierre solide fondations et bases, Je suis, quant à moi, un fou un ruisseau sauvage, suivant le même trajet sans jamais dévier.
Feror ego veluti sine nauta navis, ut per vias aeris vaga fertur avis; non me tenent vincula, non me tenet clavis, quero mihi similes et adiungor pravis.
Navire sans matelot Je vais, je dérive, et, dans l’air, comme l’oiseau me laisse porter, Nulle chaîne qui me tienne, Nulle clef qui me lie, Je cherche ceux comme moi Et rejoint leurs meutes.
Mihi cordis gravitas res videtur gravis; iocus est amabilis dulciorque favis; quicquid Venus imperat, labor est suavis, que nunquam in cordibus habitat ignavis.
La gravité de mon cœur m’est trop lourd fardeau; plaisanter plus agréable, plus doux que le miel. Que Vénus me commande et la tâche est douce, car elle n’habite jamais dans le cœur des faibles.
Via lata gradior more iuventutis inplicor et vitiis immemor virtutis, voluptatis avidus magis quam salutis, mortuus in anima curam gero cutis.
Je vais sur la large route, en pleine jeunesse, Me laissant aller au vice oubliant ma vertu, Avide de voluptés, Plus que de Salut; Et si mon âme est perdue Je soigne ma peau.
Bonne journée!
Fred pour moyenagepassion.com. A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes