Sujet : chanson médiévale, poésie , culte marial, roi troubadour, roi poète, trouvères, vieux-français, langue d’oïl, vierge Marie. Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle. Auteur : Thibaut IV de Champagne (1201-1253), Thibaut 1er de Navarre (Thibaud) Titre : « Du tres douz nom a la virge Marie» Interprète : René Zosso Album : Anthologie de la chanson française, des trouvères à la pléiade (2005)
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous revenons à la poésie et l’art des trouvères avec un des plus célèbres d’entre eux : Thibaut IV de Champagne , roi de Navarre et comte de Champagne, connu encore sous le nom de Thibaut le Chansonnier. Nous le faisons avec d’autant plus de plaisir et d’à-propos que c’est une belle et puissante interprétation de René Zosso qui nous permettra de découvrir cette chanson médiévale du XIIIe siècle.
Une chanson du roi de Navarre
en hommage au nom de la vierge
On connait du legs de Thibaut de Champagne, les pièces courtoises ou encore les chants de croisade. Nous en avons déjà présenté quelques-unes issues de ces deux répertoires. Pour varier un peu, la
pièce du jour est dédiée à la dévotion à Sainte Marie, autrement dit
au culte marial, très populaire aux temps médiévaux notamment à partir du Moyen Âge central.
On le verra, dans cette chanson, le roi et seigneur poète énumère les qualités et les propriétés de la sainte vierge, à partir des cinq lettres composant son nom : M A R I A. On notera qu’avant lui, le moine et trouvère Gauthier de Coincy (1177-1236) s’était, lui aussi, adonné à un exercice similaire à partir du nom de la Sainte. Au Moyen Âge, la seule prononciation de ce dernier est réputée chargée de hautes propriétés spirituelles, voire « magiques » ou miraculeuses. Vous pourrez trouver des éléments d’intérêt sur ces questions dans un article de la spécialiste de littérature médiévale et de philosophie religieuse Annette Garnier : Variations sur le nom de Marie chez Gautier de Coinci, Nouvelle revue d’onomastique, 1997. Egalement, pour élargir sur le culte marial et ses miracles, nous vous invitons à consulter nos publications sur les Cantigas de Santa Maria d’Alphonse X de Castille. Passons maintenant aux sources de cette chanson et sa partition .
Sources manuscrites historiques :
le trouvère K ou chansonnier de Navarre
On retrouve cette pièce du comte Thibaut de Champagne dans un certain nombre de manuscrits anciens datant plutôt des XIVe et siècles suivants. On citera le Chansonnier du Roi dit français 844 ou encore les MS français 846, MS français 12615 et MS français 24406. Ajoutons-y également le Manuscrit MS Français 12148, autrement coté, MS 5198 de la Bibliothèque de l’Arsenal (voir photo ci-dessus). C’est un ouvrage d’importance dont nous avons, jusque là, peu parlé.
Un mot du Manuscrit MS 5198 de l’Arsenal
Daté du premier quart du XIVe siècle, ce manuscrit ancien contient pas moins de 392 folios pour 418 pièces : chansons avec musiques annotées et poésies françaises. Les auteurs sont variés dont une grande quantité de trouvères. L’oeuvre de Thibaut de Champagne y est largement représentée ; sous le nom de « roi de Navarre« , elle ouvre même le MS 5198 avec 53 pièces. Pour avoir une bonne vision du contenu de ce manuscrit médiéval, nous vous conseillons de vous procurer la Bibliographie des Chansonniers français des XIIIe et XIVe siècle de Gaston Raynaud (1884). Quant à l’original digitalisé, il est consultable sur Gallica.
« Du trez douz nom » de Thibaut de Champagne par René Zosso
Anthologie de la chanson française : des trouvères à la Pléiade
Nous avons déjà consacré un article à cet album d’Anthologie autour de la musique médiévale et renaissante. Daté du milieu des années 90, il fait partie d’une vaste collection de CDs, sortie chez EPM, qui proposait de découvrir la chanson française à travers les époques. L’opus réservé à la période « des trouvères à la Pléiade » , dont est extraite la pièce du jour, faisait une belle place à René Zosso.Ce dernier y interprétait, en effet, plus de six chansons dont en compagnie de Anne Osnowycz. (Nous vous renvoyons au lien ci-dessus pour découvrir une autre de ces pièces, ainsi que plus d’information sur cet album.)
Ajoutons que sur les 24 chansons présentées dans cette Anthologie, se trouvaient trois chansons tirées du répertoire de Thibaut le chansonnier, toutes interprétées par le musicien et joueur de vièle à roue suisse.
Du tres douz non a la Virge Marie
du vieux français d’oïl au français moderne
NB : une fois n’est pas coutume, pour cette traduction de l’oïl vers le français moderne, nous avons suivi, à la lettre, celle du critique littéraire et médiéviste français Alexandre Micha dans son ouvrage : Thibaud IV, Thibaud de Champagne, Recueil de Chansons (Paris, 1991, Klincksieck).
Du tres douz non a la Virge Marie Vous espondrai cinq letres plainement. La premiere est M, qui senefie Que les ames en sont fors de torment; Car par li vint ça jus entre sa gent Et nos geta de la noire prison Deus, qui pour nos en sousfri passion. Iceste M est et sa mere et s’amie.
Du très doux nom de la Vierge Marie Je vous expliquerai les cinq lettres clairement. La première est M, qui signifie Que les âmes par elle sont délivrées des tourments, Car par elle descendit parmi les hommes Et nous jeta hors de la noire prison Dieu qui pour nous souffrit sa passion. Ce M représente sa mère et son amie.
A vient après. Droiz est que je vous die Qu’en l’abecé est tout premierement; Et tout premiers, qui n’est plains de folie, Doit on dire le salu doucement A la Dame qui en son biau cors gent Porta le Roi qui merci atendon. Premiers fu A et premiers devint hom Que nostre loi fust fete n’establie.
A vient après et je dois vous dire Qu’il est la première lettre de l’alphabet. Avec cette première lettre, si l’on est sage, On doit dire dévotement la salutation A la Dame qui en son beau corps Porta le Roi de qui nous attendons le pardon. A fut la première lettre du premier homme, Depuis que notre religion fut instituée.
Puis vient R, ce n’est pas controuvaille, Qu’erre savons que mult fet a prisier, Et sel voions chascun jor tout sanz faille, Quant li prestes le tient en son moustier; C’est li cors Dieu, qui touz nos doit jugier, Que la Dame dedenz son cors porta. Or li prions, quant la mort nous vendra, Que sa pitiez plus que droiz nous i vaille.
Puis vient R, ce n’est pas pure fantaisie : Nous savons qu’erre est digne de respect, Et nous le voyons chaque jour avec évidence, Quand le prêtre le tient en son église : C’est le corps de Dieu qui nous jugera tous Et que la Dame porta en son beau corps. Demandons-lui, quand viendra notre mort Que sa pitié soit plus forte que sa justice.
I est touz droiz, genz et de bele taille. Tels fu li cors, ou il n’ot qu’enseignier, De la Dame qui pour nos se travaille, Biaus, droiz et genz sanz teche et sanz pechier. Pour son douz cuer et pour Enfer bruisier Vint Deus en li, quant ele l’enfanta. Biaus fu et genz, et biau s’en delivra; Bien fist senblant Deus que de nos li chaille.
I est tout droit, svelte et de belle taille. Tel fut le corps, riche de toutes les vertus, De la dame qui se met en peine pour nous, Beau, svelte, noble, sans tache et sans péché. Grâce à son doux coeur et pour briser l’Enfer Dieu était en elle, quand elle l’enfanta. Il était beau et gracieux et elle eut une heureuse délivrance. Dieu montra bien qu’il a soin de nous.
A est de plaint: bien savez sanz dotance, Quant on dit a, qu’on se plaint durement; Et nous devons plaindre sanz demorance A la Dame que ne va el querant Que pechierres viengne a amendement. Tant a douz cuer, gentil et esmeré, Qui l’apele de cuer sanz fausseté, Ja ne faudra a avoir repentance.
A exprime la plainte : vous savez bien Que quand on dit A, on se plaint amèrement. Nous devons constamment faire monter nos plaintes Vers la Dame qui n’a d’autre but Que de voir le pécheur s’amender Elle a le cœur si doux, si noble, si généreux Que si on fait appel à elle, Il s’ouvrira au repentir.
Or li prions merci pour sa bonté Au douz salu qui se conmence Ave Maria! Deus nous gart de mescheance!
Implorons sa merci, confiants en sa bonté, Avec le doux salut qui commence par Ave Maria. Que Dieu nous garde de tout malheur !
En vous souhaitant une fort belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.
Sujet : musique médiévale, galaïco-portugais, lyrisme médiéval, culte marial, miracle Période : XIIIe siècle, Moyen Âge central Auteur : Alphonse X de Castille (1221-1284) Interprète : Jordi Savall · La Capella Reial de Catalunya · Hespèrion XXI Titre : Cantiga Santa Maria 37, « Miragres fremosos
faz por nós Santa María» Album : Cantigas de Santa Maria, Strela do dia, 2017
Bonjour à tous,
ienvenue à la cour de Castille, au cœur de l’Espagne médiévale du XIIIe siècle. Aujourd’hui, nous poursuivons, en effet, notre découverte des Cantigas de Santa Maria d’Alphonse X le Sage.
L’importance du culte marial
de l’Europe médiévale aux siècles suivants
Du Moyen Âge central aux siècles suivants, le culte marial a fait plus que simplement traverser l’occident chrétien médiéval. De l’architecture à l’art, de la peinture à la littérature, il l’a grandement inspiré. Des troubadours aux trouvères, de Rutebeuf à Villon et d’autres après eux, rares seront les auteurs et poètes qui ne rédigeront leur ode à la Sainte. Certains lui feront de véritables déclarations sur le mode de l’amour courtois et même des religieux s’enflammeront pour elle.
Figure de la mère et de la sainte, proche et sacrée à la fois, mère du Dieu mort en croix, elle est celle que le croyant peut approcher en espérant que par sa douceur, son écoute et sa mansuétude, elle puisse exaucer ses prières ou, peut-être, encore intercéder, en sa faveur, auprès du christ et du ciel. On loue, tout à la fois, ses miracles, sa miséricorde et ses vertus et, sur les longues routes qui mènent aux églises ou aux chapelles qui lui sont dédiées, les pèlerins la chantent avec fièvre et foi, en priant pour la réparation, le pardon ou le salut.
Il reste, de ce culte marial, une quantité de textes, de récits, de poésies, ou encore de témoignages artistiques et patrimoniaux dans de nombreux pays d’Europe. En Espagne, le corpus réuni et mis en musique sous le règne d’Alphonse X demeure l’un des plus célèbres d’entre eux. Ils contient 427 chansons médiévales dédiées au culte de la vierge et nous avons entrepris de nous y pencher depuis quelque temps déjà : voir les Cantigas de Santa Maria, du Gallaïco-portugais et leur traduction vers le français moderne.
Le récit de Miracle de la Cantiga 37
La Cantiga Santa Maria 37 est un nouveau récit de miracle. Ce dernier nous entraîne en France, en la ville ardéchoise de Viviers et dans l’ancienne province du Vivarais. Il a pour cadre l’église locale. Au Moyen Âge, les pouvoirs que l’on reconnait à la Sainte sont incommensurables. Certains n’ont même rien à envier à ceux qu’on prête au Christ dans les évangiles. Le refrain de la Cantiga 37 ne cessera d’ailleurs de le scander : « Miragres fremosos faz por nós Santa María, e maravillosos. « , « Sainte-marie accomplit pour nous de beaux et merveilleux miracles. »
(ci-contre et ci-dessus miniatures de la Cantiga 37 tirées du Manuscrit T.I.1, Bibliothèque de l’Escurial, Madrid)
Lèpre, mal des ardents, autre maladie, accident ? Ce chant marial restera vague sur l’origine médical du problème. Toujours est-il qu’un homme atteint d’un mal qui lui infligeait des douleurs terribles au pied (ardentes) finira par se le faire trancher sans ménagement. Devenu un des plus « terribles » estropiés d’entre les estropiés, comme nous dira le poète, le malheureux ne cessera pourtant d’implorer de ses vœux un miracle marial qui finira par survenir.
Une nuit, pendant son sommeil, la Sainte viendra, en effet, à son chevet. Et dans une séance décrite, par la Cantiga, comme une véritable opération de « passes » curatives comme en font certains guérisseurs ou leveurs de maux, elle reconstituera l’organe amputé, rendant ainsi au malheureux son pouvoir de marcher normalement. A l’écoute du miracle et comme à la fin de nombreuses autres Cantigas de Santa Maria, on vînt, bientôt, de loin pour louer le prodige accompli par la vierge et son immense pouvoir.
La Cantigas 37 par Jordi Saval & la Capella Reial de Catalunya
Jordi Savall et les Cantigas de Santa Maria
Sorti pour la première fois chez Astrée en 1993, le bel album dont est tirée la cantiga du jour fut remastérisé et réédité chez Alia vox en 2017. Entouré de ses deux formations de prédilection, la Capella Reial de Catalunya et Hespèrion XXI, le maître de musique catalan Jordi Savall y dirige, en virtuose, 14 pièces issues du répertoire médiéval des cantigas d’Alphonse X de Castille. On y trouvera des versions vocales et instrumentales des cantigas 100, 400, 209, 18, 163, 37, 126, 181, 383, aux côté d’interprétations uniquement instrumentales des CSM 176, 123, 142, 77 et 119. On peut toujours trouver cette album à la vente au format CD ou Mp3. Voici un lien utile pour le pré-écouter ou l’acquérir : Cantigas de Santa Maria, Alfonso X El Sabio.
« Miragres fremosos faz por nós Santa María »
La Cantiga 37 et sa traduction en français
NB : à d’habitude, pour cette traduction nous ne prétendons pas à la perfection. Elle est le fruit de recherches personnelles et elle pourrait mériter quelques repasses. Son intérêt n’est que de fournir les clés de compréhension générale de cette pièce médiévale.
Esta é como Santa María fez cobrar séu pée ao hóme que o tallara con coita de door.
Celle-ci (cette cantiga) conte comment Sainte-Marie fit retrouver son pied à un homme qui se l’était fait trancher à cause de la grande douleur qu’il subissait.
Miragres fremosos faz por nós Santa María, e maravillosos.
Sainte-marie accomplit pour nous De beaux et merveilleux miracles.
Fremosos miragres faz que en Déus creamos, e maravillosos, por que o mais temamos; porend’ un daquestes é ben que vos digamos, dos mais pïadosos. Miragres fremosos…
Elle accomplit de beaux miracles pour que nous croyions en Dieu, Et merveilleux, pour que nous le craignons d’avantage:
A ce propos, il est bon que nous vous contions, un de ceux là parmi les plus miséricordieux. Refrain … Est’ avẽo na térra que chaman Berría, dun hóme coitado a que o pé ardía, e na sa eigreja ant’ o altar jazía ent’ outros coitosos. Miragres fremosos…
Celui-ci survint en une terre qu’on appelait Viviers (Vivarais) A propos d’un homme affligé dont un pied brûlait (fig : de douleur) Et qui gisait dans l’église, devant l’autel Au milieu d’autres malheureux.
Refrain … Aquel mal do fógo atanto o coitava, que con coita dele o pé tallar mandava; e depois eno conto dos çopos ficava, desses mais astrosos,
Ce feu de la lèpre (de la douleur) le tourmentait tellement Que dans une grande douleur, il manda qu’on lui coupa le pied, Et suite à cela, on le compta parmi les estropiés, et les plus terribles (atroces) d’entre eux.
Refrain …
pero con tod’ esto sempr’ ele confïando en Santa María e mercee chamando que dos séus miragres en el fosse mostrando non dos vagarosos,
Pourtant, malgré tout cela, il était toujours resté confiant En Sainte Marie et il implorait sa miséricorde Afin qu’elle exerce sur lui ses miracles Sans tarder (et pas des plus lents)
Refrain …
e dizendo: “Ai, Virgen, tu que és escudo sempre dos coitados, quéras que acorrudo seja per ti; se non, serei hoi mais tẽudo por dos mais nojosos.” Miragres fremosos…
En disant : « Oh, Vierge, toi qui es toujours le bouclier Des miséreux, voudras-tu que je sois secouru par toi ; sans quoi, je serais, dès à présent, tenu pour une des plus misérables créatures (une des créatures les plus répugnantes, disgracieuses)
Refrain …
Lógo a Santa Virgen a el en dormindo per aquel pé a mão indo e vĩindo trouxe muitas vezes, e de carne comprindo con dedos nerviosos. Miragres fremosos…
Suite à cela, la Sainte Vierge vint à lui alors qu’il dormait Et sur ce pied, elle passa sa main, allant et venant, De nombreuses fois, en reconstituant sa chair de ses doigts habiles (en reconstituant la chair et les nerfs de ses doigts ?)
Refrain …
E quando s’ espertou, sentiu-se mui ben são, e catou o pé; e pois foi del ben certão, non semellou lóg’, andando per esse chão, dos mais preguiçosos. Miragres fremosos…
Et quand l’homme s’éveilla, il se sentit totalement guéri Et il regarda son pied ; et puis quand il fut bien sûr de lui, après un court instant, il se mit à marcher sur le sol, en prenant son temps (avec précaution, en flânant ?) Refrain … Quantos aquest’ oíron, lóg’ alí vẽéron e aa Virgen santa graças ende déron, e os séus miragres ontr’ os outros tevéron por mais grorïosos. Miragres fremosos… Ceux qui entendirent cela, sont alors venus sur place Et à la Sainte Vierge, ils ont rendu grâce,
Ainsi qu’à ses miracles, entre autres ceux qui étaient tenus pour les plus glorieux.
Refrain …
Notes de contexte
Faut-il être soi-même chrétien pour apprécier la valeur de ces chants, de ces miracles et tout ce qu’ils nous disent du monde médiéval et de sa culture ? Ce serait se condamner (et l’exercice de l’Histoire) avec, à des vues bien étroites. Ce patrimoine et ces témoignages font partie intégrante de notre Histoire et des centaines d’années les contemplent.
Au vue de l’actualité, il semble même plus à propos que jamais de rappeler la grande importance revêtue par le culte marial en France, comme dans une partie de l’Europe médiévale, à partir du XIIe et durant de longs siècles. Dussions-nous encore abonder dans le sens contraire du vent, nous le ferions même, sans hésiter en affirmant combien il nous est agréable de voir encore les traces de ce culte marial dans nos villes, nos villages et nos campagnes. Il est même devenu tout particulièrement important et urgent de nous souvenir de sa profondeur historique à l’heure où, sous couvert d’idéologies ou d’impulsions diverses (souvent sans grande relation, semble-t-il, avec les manifestations ayant fait suite, en France, au décès de l’américain Georges Floyd), quelques individus sans grande envergure, culture, ni profondeur s’arrogent fièrement le droit de déboulonner (officiellement) ou même de vandaliser (plus sauvagement), des statues de vierges installées, ici ou là, depuis des siècles.
C’est encore cette même heure affligeante et irritante à laquelle on incendie régulièrement des églises et des cathédrales, de manière criminelle et gratuite, et en toute impunité, en donnant même, au passage, à tous ceux pour lesquels l’histoire, le patrimoine et/ou ses symboles ont encore un sens profond, l’impression que cette fameuse « haine » devenue un instrument de coercition à la mode et dont on nous rabat les oreilles, est un peu à échelle variable suivant les objets ou les valeurs qu’elle vise.
En vous souhaitant une belle journée.
Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.
Sujet : poésie médiévale, ballade médiévale, moyen-français, poésie réaliste, Honneur français. Auteur : François Villon (1431-?1463) Période : Moyen Âge tardif, XVe siècle. Titre : Ballade contre les Mesdisans de la France Ouvrage : François Villon, nouvelle édition revue corrigée et mise en ordre, avec des notes historiques et littéraires par P.L Jacob (1854)
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous avons le plaisir de revenir à la poésie de François Villon et ce plaisir est d’autant plus grand que nous le faisons à travers une pièce assez particulière de son oeuvre. On lui a donné des titres divers : Ballade contre les Mesdisans de la France, Ballade de l’honneur françois, ou encore Ballade contre les ennemis de France. Dans le refrain de sa ballade, son auteur l’adresse, quant à lui, à ceux ou celui « qui mal vouldroit au royaume de France ». On le voit,quelque soit le titre qu’on lui donne, le thème est assez explicite.
Une Ballade de l’honneur français
Quand nous disons que cette poésie est particulière, il est vrai qu’elle pourrait détoner avec des images plus anti-conformistes qu’on a quelquefois été tenté de former sur Villon et qui sont, finalement, plus proches d’une vision contemporaine que de la réalité historique et médiévale. Nous faisons notamment référence à une sorte d’archétype moderne du « poète maudit » : « Villon l’éternel brigand, le mauvais garçon, amoral à tous points de vue, contre et contre tous, un peu anarchiste, peut-être même nihiliste, et pourquoi pas, non-croyant, apatride, individualiste »… Bref un type qui aurait rejeté un peu tout en bloc. Or, pas tant que ça, on le verra encore ici.
Sources et attributions
La Ballade de l’honneur françois est acceptée assez communément dans le corpus du poète médiéval par ses premiers biographes et même comme étant de sa plume. Elle le demeure encore à ce jour, auprès de la majorité des spécialistes de littérature médiévale et de Villon.
Jason, la toison d’or et les Taureaux de Colchide (voir expo BnF)
Du point de vue des sources, un manuscrit en attribue explicitement la paternité à Villon : le MS Français 12490 de la BnF. D’autres codex d’époque font état de cette poésie sans lui attribuer. Dans un article de la revue Romania, daté de 1892, l’historien archiviste suisse Arthur Piaget, commentant une édition des œuvres de Villon par Auguste Longnon, monta au créneau pour contester la paternité de l’auteur médiéval sur un certain nombre de pièces présentes dans l’ouvrage. La Ballade contre les Mesdisans de la France en faisait partie. Piaget l’écartait sans étayer tellement son propos et finalement plus sur la foi d’un rejet de la légitimité du Manuscrit 12490 que sur des éléments de fond ou de style (rejet du manuscrit mis en avant par ailleurs par W. G. C. Bijvanck, spécimen d’un essai critique sur les oeuvres de François Villon ; 1882) .
« Deux-plumes n’est pas de cet avis », disait Edward Sapir en réfléchissant à la définition de « culture » et de champ culturel. Dans le monde des œuvres et des corpus médiévaux, c’est devenu presque une règle. Les deux-plumes y sont légions. Ce n’est d’ailleurs pas qu’une question « d’avis » mais de construction théorique et une hypothèse chasse l’autre. On ne peut donc qu’acter la présence de contradicteurs. Nous concernant, nous nous rangerons, pour l’instant, du côté de l’attribution possible à Villon. Nous y trouverons d’ailleurs quelques pistes du côté de ceux qui en sont d’accord.
Eléments de Contexte
Villon a-t-il écrit cette ballade, qui met clairement en exergue ses sentiments d’appartenance au royaume de France, après sa grâce royale ? Certains auteurs ont avancé qu’il avait pu le faire après ses tristes mésaventures de Meung sur Loire. Il aurait, ainsi, voulu remercier le roi français à qui il devait sa liberté nouvelle et inespérée. Au fond, pourquoi pas ? Du point de vue de la période, on aurait peu de mal à admettre que cette ballade se situe plus dans la
dernière partie de la vie connue de Villon que dans son jeune âge.
Egalement, on ne peut s’empêcher de penser, en lisant cette ballade « Villonesque », à certains accents poétiques de Charles d’Orléans dont Villon a côtoyé brièvement la cour : les « Combien certes que grand bien me faisoit de voir France que mon cœur aimer doit » du prince ou encoreson « très chrétien franc royaume de France » dont, longtemps prisonnier, il avait appelé la grandeur de ses vœux. Son éloignement du trône et du royaume avait ouvert la voie à une poésie qui chantait de manière inspirée, les honneurs de la France. Au delà de l’influence directe du prince sur sa cour et sur les cercles d’auteurs qui la côtoient, cette idée d’une grandeur française est, du reste, loin d’être incongrue chez les poètes du XVe siècle.
Alors, Villon a-t-il eu besoin, nécessairement, d’exprimer sa gratitude ou de chercher une gratification pour écrire cette ballade ? On ne voit pas très bien pourquoi il aurait eu à se forcer, sauf à projeter sur lui a posteriori une sorte de nature antagoniste de principe et vis à vis de tout, y compris de sa patrie. Outre le fait que cela ne semble pas tellement d’époque (hors de certains pactes avec l’Anglois que la guerre de cent ans avait favorisés) et ce même pour un esprit libre et marginal comme Villon, ce dernier a toujours désigné ses ennemis nominativement et la France n’en a jamais fait partie. D’autres textes montrent également qu’il se reconnait dans ses valeurs de défense du royaume (on pourra citer, en exemple, sa Ballade des Dames du temps jadis et sa « Jehanne, la bonne Lorraine qu’Anglais brûlèrent à Rouen« ).
Villon et sa défense des armes de France
chez François Rabelais
Pour abonder dans le sens d’un Villon, défenseur de l’honneur français, au siècle suivant, Rabelais avancera à son tour et non sans humour, dans cette direction (voir Œuvres de Maître François Rabelais publié sous le titre de Faits et Dits du géant Gargantua et de son fils Pantagruel, T4 , 1711). Il nous contera, en effet, un échange entre Villon et “Edouar le quin”, roi d’Angleterre (au vue des dates, il aurait plutôt dû s’agir Edouard IV). Selon Rabelais, après son bannissement, Villon se serait réfugié en Angleterre. Il aurait alors eu l’occasion d’y faire la rencontre du souverain.
Dans une scène fictionnelle haute en couleurs, Rabelais nous dépeint un Villon prenant vertement la défense des « armes de France » (au sens d’armoiries) devant le roi anglais. Le poète se moque même, largement de ce dernier et de la terreur que pourrait lui inspirer la vue de telles armes au point qu’il pourrait se faire dessus, sans retenue et de multiples fois, à leur seule vue : rabelaisien, humoristique et patriotique. Si la guerre de cent ans est finie sous Rabelais, le roi d’Angleterre peut encore y faire figure d’ennemi historique tout désigné du royaume de France et on ne peut s’empêcher de voir, peut-être là, une allusion à notre Ballade contre les Mesdisans. Rabelais abonde en tout cas dans ce sens : on peut être Villon, être mauvais garçon et pour autant, se reconnaître comme un enfant du royaume, au point d’en prendre la défense.
Des représailles vitriolées à l’encontre
des médisants et des ennemis du royaume
Pour revenir au contenu de notre ballade du jour, entre antiquité grecque, histoire romaine et références bibliques, Villon y adresse une série de bravades à l’attention de ceux qui pourraient être tenté de porter atteinte, en paroles ou en actes, au Royaume de France. Contre l’image du mauvais garçon, du polisson ou même du repenti, très auto-centré sur son expérience personnelle (à laquelle son Testament nous avait habitué), Villon s’abstrait ici du propos pour dresser une liste de représailles vitriolées auxquelles il voue tous ses détracteurs.
S’il ne laisse aucune équivoque sur le côté où il se range, il ne désigne pourtant pas ces ennemis nominativement ; au fond, l’impression générale qui ressort de la lecture est qu’il s’agit même d’ennemis intemporels : adversaires ou médisants de son temps, mais aussi ceux qui viendront, bien après lui, du dehors comme du dedans. Comme son épitaphe ( plus connu encore comme la Ballade des pendus ) c’est encore un texte qui s’inscrit dans une forme d’éternité des valeurs.
Bestiaire médiéval : le butor, échassier ambivalent, qui s’enfouit dans la vase durant l’hiver – Bibliothèque du Pays-bas
Précisons que pour rendre cette poésie,plutôt ardue, accessible à tous, nous avons suivi PL Jacob (op cité) dans son approche très annotée de l’oeuvre de Villon. Ici, les références sont denses et nombreuses et, sans le recours aux notes, leur grand nombre pourrait même rendre difficile la compréhension. En suivant le fil des supplices que le poète destine à tous les détracteurs du royaume, vous croiserez, tour à tour, des traîtres, des orgueilleux, d’autres que la convoitise ou la rapacité avaient aveuglés, d’autres encore pleins d’eux-même et jusqu’à ceux-là capables de vendre la chair de leurs enfants aux dieux pour qu’elle soit dévoré. Mais encore une fois, ne nous y trompons pas, cette ballade s’intéresse plus aux représailles à l’attention des ennemis potentiels de la France qu’à celles subies par les personnages mythiques ou historiques invoqués.
Pour finir, on notera encore que si François Villon leur réserve à tous les pires supplices, le procédé stylistique utilisé ici et sa redondance ne sont pas sans évoquer d’autres de ses poésies. Dans un autre registre, on pense, par exemple, à sa ballade des taverniers « brouilleurs de vin » qu’il vouait aux pires tortures, dans une longue litanie. Ici, l’univers est tout autre et l’humour est absent. Sous la force des références antiques, bibliques, et hautement symboliques, les ennemis du royaume seront tous condamnés par Villon à être punis pour l’éternité et même devant Dieu. Pour peu, cette ballade qu’on dirait, aujourd’hui, patriotique et qui vient d’un côté où on l’attendait moins, reléguerait la future Marseillaise de Rouget de Lisle (1792) au rang d’hymne plutôt gentillet.
La Ballade de l’Honneur François
de Villon commentée et annotée
Rencontré soit de bestes feu gectans , Que Jason vit, quérant la Toison d’or (1); Ou transmué d’homme en beste, sept ans. Ainsi que fut Nabugodonosor (2); Ou bien ait perte aussi griefve et villaine Que les Troyens pour la prinse d’Héleine ; Ou avallé soit avec Penthalus (3) ; Ou, plus que Job, soit en griefve souffrance, Tenant prison avecque Dédalus(4), Qui mal vouldroit au royaume de France !
Quatre mois soit en un vivier chantant, La teste au fons, ainsi que le butor (5); Ou, au Grant-Turc, vendu argent contant, Pour estre mis au harnois com’ bug for (comme un bœuf de trait); Ou trente ans soit, comme la Magdelaine (6), Sans vestir drap de linge, ne de laine ; Ou noyé soit, comme fut Narcisus ; Ou aux cheveux, comme Absalon (7), pendus Ou comme fut Judas, par despérance (se pendit par désespoir); Ou puist mourir, comme Simon Magus(8) : Qui mal vouldroit au royaume de France !
D’Octovien puisse venir le temps : C’est qu’on luy coule au ventre son trésor (9); Ou qu’il soit mis, entre meules flotans , En un moulin, comme fut saint Victor (10); Ou transgloutis en la mer, sans haleine, Pis que Jonas au corps de la baleine; Ou soit banny de la clarté Phoebus (Apollon, le radieux, le dieux Soleil), Des biens Juno, et du soûlas Vénus (11); Et du grant Dieu, soit mauldit à oultrance(sans espoir de pardon), Ainsi que fut roy Sardanapalus(12) Qui mal vouldroit au royaume de France !
Envoi.
Prince, porté soit ès désers Eolus(de Eole, dieu des vents), En la forest où domine Glaucus(Glaucos : dieu marin, fils de Poséidon) Ou privé soit de paix et d’espérance : Car digne n’est de possesser vertus, Qui mal vouldroit au royaume de France.
NOTES
(1) » Bestes feu gectans » : les Taureaux de Colchide sont des automates faits de bronze, crées par Héphaestos (dieu du feu, des volcans et de la forge). De la taille d’un éléphant, ils ont la propriété de cracher du feu tel un dragon. Dans la mythologie, Jason devra les affronter et réussir à les dompter pour pouvoir récupérer la toison d’or.
(2)Nabuchodonosor II roi de Babylone (605-562 av JC) également mentionné dont l’ancien testament dans lequel on nous conte qu’il fut condamné à être changé en bête durant 7 ans : Daniel 4:25 “22. On te chassera du milieu des humains et tu vivras parmi les bêtes des champs. On te nourrira d’herbe comme les bœufs et tu seras trempé de la rosée du ciel. Tu seras dans cet état durant sept temps, jusqu’à ce que tu reconnaisses que le Très-Haut est le maître de toute royauté humaine et qu’il accorde la royauté à qui il lui plaît. «
(3) Penthalus :en accord avec PL Jacob, il faut sans doute lire ici Tentalus ou Tentale, condamné par les dieux à passer l’éternité à souffrir les affres de la faim et la soif pour leur avoir présentés un banquet fait de chair humaine : celle de son propre fils Pélops. Quant à Job, il s’agit du supplicié biblique, mis à l’épreuve par le malin et condamné, en plus de subir la maladie, à perdre richesse, famille et amis.
(4) Dédalus : dans la mythologie grecque, Dédale, architecte et inventeur de génie, fut entre autre, le constructeur du labyrinthe du terrible Minotaure (qu’il a d’une certaine façon contribué à faire naître). Le roi Minos, fils de Zeus et d’Europe, finira par enfermer Dédale dans son propre piège, suite à de multiples trahisons. Ce dernier tentera de s’en échapper avec son fils Icare en fabricant des paires d’ailes. On connait les suites funestes de cette tentative d’évasion.
(5) Au Moyen Âge,le butor, petit oiseau échassier, est perçu comme un animal ambivalent, souvent associé au Malin. PL Jacob nous dit également de lui qu’à cette même époque, on pensait qu’il hibernait en s’enfouissant sous la vase.
(6) La Magdelaine. Il s’agit, bien sûr, de Marie-Madeleine ou Marie la Magdaléenne du nouveau testament (aujourd’hui objet de toutes les spéculations et controverses). Certaines écritures nous conte qu’elle se retira de longues années pour faire pénitence dans le désert, dans la misère et le dénuement le plus total.
(7) Narcisus et Absalom : On connait bien ce Narcisse de la mythologie grecque, fils du fleuve Céphise et d’une nymphe, Liriope. D’une grande beauté, il était aussi orgueilleux et plein de lui-même. Ce fut au point que, tombé amoureux de son propre reflet dans l’eau, il s’abîma dans sa propre contemplation jusqu’à se laisser surprendre par la mort. Absalomest, quant à lui, un personnage biblique de l’Ancien testament. Troisième fils du roi David, il avait vengé sa sœur d’un viol en tuant Amnon, son beau-frère, l’agresseur de cette dernière. Conspué, il s’enfuit du royaume pour fomenter une révolte quelques années plus tard. Ses troupes seront mises en déroute par celle du roi. A l’occasion d’une dernière bataille, dans la forêt d’Éphraïm, au moment de sa fuite, il se prendra la chevelure dans les branches d’un arbre. Incapable de se défendre, il sera alors exécuté par Joab, général du Roi David, contre les instructions de ce dernier qui avait formé le projet de l’épargner.
(8) Simon Magus ou Simon le mage. Ce personnage qu’on trouve aussi dans les écritures (Actes des apôtres) était connu pour ses prodiges dans la région de Samarie (ancienne capitale d’Israël en Cisjordanie). Il fut condamné à l’Hérésie pour avoir tenté de monnayer à Pierre ses pouvoirs miraculeux contre de l’argent. Une autre version explique qu’il avait requis l’aide de démons pour s’élever dans le ciel. Il entendait ainsi prouver aux romains qu’il possédait des pouvoirs divins, mais il finit par tomber et se rompre les jambes.
(9) Octavien Caius Octavius, fils adoptif de Jules Césarqui deviendra Auguste (14-63 av JC). La référence est-elle dans le second triumvirat ou y a-t-il une erreur de chronologie de Villon, comme le pense PL Jacob en suivant son prédécesseur Prompsault ? En tout état de cause, on retrouve à plusieurs reprises dans l’histoire de l’empire romain (et quelquefois contre lui), ce supplice de l’or fondu versé dans la bouche d’un condamné pour sa cupidité. Un peu avant le règne d’Octavien, (autour de 53 av JC) le général Marcus Licinius Crassus en fut victime pour sa cupidité.
(10) Saint-Victor(autour de 200-300 ap JC) : Victor de Marseille, dans les hagiographies et la vie des saints. Ce militaire romain et officier de l’empereur refusa de faire des offrandes aux Dieux Romains et fut condamné à être écrasé sous le meule d’un moulin pour avoir refusé de renier sa foi chrétienne et son dieu unique.
(11) “Des biens Juno et du soûlas Vénus “ : des biens de Junon ou des plaisirs de Venus. Autrement dit, qu’il soit exclus des bienfaits, des richesses et des honneurs de la déesse Junon mais aussi des plaisirs et des joies de l’amour prodigués par Vénus.
(12) Sardanapalus : Selon Prompsault, là encore suivi par PL Jacob, il y aurait une confusion de Villon entre Sardanapale ou Sardanapalos, connu encore sous le nom de Assurbanipal, roi assyrien (669 – 626 av JC) et Antiochus le Furieux, roi de Syrie, qui nous dit-il “périt misérablement sous l’anathème du Dieu d’Israël”. Ce n’est, il est vrai, pas le cas de Sardanapale. Il ne fut pas maudit et la bible, en tout cas, ne le mentionne pas de manière défavorable. Il ne semble pas non plus que les événements autour de la mort aient été particulièrement notables.
On notera, toutefois, que dans d’autres versions de la même ballade de Villon, on trouve en lieu du « grand dieu » le vers suivant : « Et du dieu Mars soit pugny a oultrance Ainsi que fut roy Sardanapalus ». (Voir The Drama of the Text : Proceedings of the Conference Held at St. Hilda’s College Oxford, Michael Freeman, Jane H. M. Taylor, 1996 ). Or, cela change un peu les choses, en ce cas, puisque, d’un point de vue historique, le règne de Sardanapale se fit sous le signe de nombreuses guerres (Dieu Mars) même s’il en sortit plutôt victorieux.
Plus intéressant encore, durant l’antiquité, certains chroniqueurs grecs présentèrent Sardanapale comme un roi oiseux, débauché, plongé constamment dans la luxure et ne quittant jamais son palais. Plus tard, sur cette lancée, d’autres historiens romains, dont Justin (IIIe-IVe s ap JC), avancèrent que ce goût pour la débauche, doublée d’une nature sexuelle assez atypique pour un souverain d’alors, aurait même valu à ce dernier de s’attirer la violence des siens et les foudres du Dieu Mars (symbole de la guerre, mais aussi d’une certaine virilité et fertilité). Dans cette version des faits, le règne de Sardanapale s’acheva même de manière tragique puisque, face à l’adversité, il aurait préféré se soustraire en incendiant ses gens, ses biens et ses richesses ainsi que sa propre personne (voir ci-dessus « la mort de Sardanapale », le chef d’œuvre de Eugène Delacroix ). Une fin qui, dès lors, pourrait peut-être mieux coller à la référence de la ballade de Villon ? Ce n’est, bien sûr, qu’une hypothèse qui demanderait à être creusée. Voici en tout cas un extrait des écrits de l’historien Justin sur cette « punition » de Sardanapale par le Dieu Mars :
« … Il (un de ses préfets) découvrit Sardanapale entouré d’une foule de concubines, et dans l’habillement d’une femme, enroulant de la laine pourpre avec une quenouille, et distribuant des tâches aux filles mais les surpassant toutes en féminité et en dévergondage. Après avoir vu cela, et indigné que tant d’hommes fussent soumis à une telle femme, et que des gens qui avaient des armes de fer obéissent à une fileuse de laine, il partit rejoindre ses compagnons, leur racontant ce qu’il a vu, et leur disant qu’il ne pouvait obéir à un cinède préférant être une femme plutôt qu’un homme. Une conspiration fût formée, et la guerre éclata contre Sardanapale, … Étant défait dans la bataille, il se retira dans son palais et ayant dressé une pile de combustible à laquelle il mit le feu, s’y jeta avec ses richesses, agissant pour la première fois comme un homme.. » Justin, Abrégé des Histoires Philippiques de Trogue Pompée, Paris, Belles Lettres,
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
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Sujet : codex de Montpellier, musique, chanson médiévale, amour courtois, vieux-français, chants polyphoniques, motets, fine amor Période : XIIIe siècle, Moyen Âge central Titre:Qui d’amours se plaint, Lux magna Auteur : Anonyme Interprète : Anonymous 4
Album : Love’s Illusion Music from the Montpellier Codex 13th Century (1993-94)
Bonjour à tous,
elui qui « d’amour se plaint » et n’en a pas aimé jusqu’aux doux maux, comment pourrait-il prétendre avoir jamais aimé, ou plutôt, avoir jamais su le faire en amant loyal et véritable ?
Dans ses formes littéraires et poétiques les plus exacerbées, le Moyen Âge codifie un amour qu’il encense jusqu’à dans sa non réalisation, dans ses souffrances, dans son attente et dans un désir inassouvi, voué, peut-être, à ne jamais devoir se poser sur son objet. Toutes ces tensions n’ont pas de prix. Mieux même, si elles n’étaient pas partie intégrante de l’expérience, ou si l’amant devait ne pas s’en délecter et s’y complaire, alors son amour ne serait pas vraiment l’amour. Il n’en serait pas digne et son cœur ne serait pas assez grand.
La fine amor : des formes « psychologiques » aux formes sociales
Au delà de ces aspects psychologiques codifiés qui pourraient nous paraître tortueux à certains égards, le monde médiéval peut encore se plaire à ajouter une dimension sociale transgressive à son amour courtois.
On le chante encore volontiers, quand il devient sulfureux et qu’il s’affirme envers et contre tous : contre la raison, contre les médisants, contre les conventions sociales, contre le devoir des époux, contre le cloisonnement entre la petite et moyenne noblesse et la haute : le chevalier amoureux de la reine, le troubadour et petit seigneur en émoi pour une princesse lointaine et qu’il n’a jamais vu, le vassal ou le poète (bien né mais pas suffisamment) qui flirte avec la belle de son suzerain ou qui louche, avec convoitise, sur la fille ou la cousine de ce dernier. Le poète a-t-il alors, comme seule excuse ou comme seul refuge, son unique volonté d’éluder le passage à l’acte ? Non, pas toujours, même si le loyal amant pourrait parfois, comme il nous le dit, « mourir » pour un seul baiser.
A l’opposé de ces transgressions, le monde médiéval pourra encore faire entrer certains codes de cette fine amor dans le sentiment religieux. Devenu pur et chaste, on appliquera alors à la vierge et au culte marial cet amour de loin et inaccessible. Les codes sont les mêmes, leur vocation change. D’une certaine façons, ils sont alors plus normatifs ou « compatibles » au sens médiéval chrétien du terme.
Aujourd’hui, c’est sous sa forme profane, datée des XIIe et XIIIe siècles que nous vous invitons à retrouver cette lyrique courtoise. Nous serons, pour le faire, en compagnie du codex de Montpellier et d’un très beau quatuor féminin. Pour la transcription en graphie moderne de la pièce que nous avons choisie, nous nous appuierons, une nouvelle fois, sur l’ouvrage Recueil de Motets français des XIIe et XIIIe siècles de Gaston Raynaud (1881).
La courtoisie mise en musique
dans le codex H196 de Montpellier
Avec ses 395 feuillets garnis de compositions et de motets annotés musicalement, le Chansonnier de Montpellier H196 chante cette fine amor, à travers des pièces assez courtes et demeurées anonymes ( consulter ce manuscrit médiéval en ligne). La chanson médiévale du jour s’inscrit tout entière dans cette tradition courtoise. On verra que le poète y fait une véritable apologie des (doux) maux d’amour. Tout en les gardant tacites, il nous expliquera que celui qui aime loyalement et qui a du cœur, ne s’en plaindra jamais et n’en ressentira aucun mal. Mieux même, quand il aura trouvé et éprouvé ces maux, les bienfaits et la récompense n’en seront que plus grands, au bout du chemin.
« Qui d’amours se plaint » par la quatuor féminin Anonymous 4
Love’s Illusion ou le chansonnier de Montpellier par le quatuor féminin Anonymous 4
Nous vous avons déjà touché un mot dans un article précédent, du quatuor américain Anonymous 4, mais aussi de leur albumLove’s illusion. Sortie en 1994, cette production faisait une large place au codex de Montpellier avec 29 pièces toutes issues du célèbre manuscrit médiéval. Avec près de 65 minutes d’écoute, Love’s Illusion, Motets français des XIIIe et XIVe sièclesa été réédité en 2005 chez Harmonia mundi USA. Il est donc toujoursdisponible à la vente au format CD ou dématérialisé.
Membres de la formation Anonymous 4 : Ruth Cunningham, Marsha Genensky, Susan Hellauer, Johanna Rose
« Qui d’amours se plaint » , paroles en vieux français et clés de vocabulaire
NB : concernant la traduction littérale de cette pièce, du vieux-français vers une langue plus actuelle, nous l’avons jugé un peu inutile pour le moment. A quelques clés de vocabulaire près, que nous vous indiquons, cette chanson se comprend, finalement, assez bien .
Qui d’amours se plaint Omques de cuer n’ama Car nus qui bien aint (aime loyalement) D’amours ne se clama (se plaindre); Ja loiaus amans ne se feindra (hésiter, manquer de courage) Ne ne se pleindra Des doz maus d’amer ja, Nuit ne jor tant n’en avra, (nuit et jour, il n’en aura jamais assez) Car douçour si trés grant i trovera Qui bon cuer a, Que ja mal ne sentira. Por ce ne departira (se séparer, s’en défaire) Nus tant n’en dira De cele que tou mon cuer a : Touz jors est la, Ja voir ne s’em partira, Car quant les maus trovés a, Si doz les biens partrovera (partrover : trouver) : Trop douz si les a.
En vous souhaitant une excellente journée
Fred
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