Sujet : musique, chanson médiévale, vieux français, trouvères d’Arras, rondeau, amour courtois, langue d’oïl, courtoisie. Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle Auteur : Adam de la Halle (1235-1285) Titre :Diex comment porroie Interprète : Ensemble Sequentia Album : Trouvères (1984)
Bonjour à tous,
otre vaisseau continue de voguer, toutes voiles dehors, sur les eaux du passé et du monde médiéval. Aujourd’hui, c’est au XIIIe siècle que nous vous entraînons, au nord de la France et dans une province qui a vu naître de très grands auteurs du Moyen Âge central : celle d’Arras.
Tiré des Œuvres complètes du trouvère Adam de la Halle (poésie et musique), Edmond de Coussemaker (1872)
Parmi eux, dans la famille des trouvères, Adam de la Halle ou Adam le bossu est, sans doute, demeuré l’un des plus célèbres. Il faut dire que l’oeuvre de celui que l’on a appelé, parfois, le dernier trouvère, est particulièrement prolifique. À la lisière des compositions monodiques et des premiers envols de la musique polyphonique, il nous a légué de nombreuses compositions et chansons : motets et rondeaux, mais aussi pièces de théâtre aux thèmes variés, pastourelles, congés, …, trempées de lyrisme et de courtoisie mais aussi, quelquefois, de notes plus satiriques.
Le Ms Français 25566 ou chansonnier français W
On peut trouver les œuvres d’Adam de la Halle dans plusieurs sources d’époque, mais nous profitons de ce rondeau pour vous parler du manuscrit Français 25566 de la BnF, également connu sous le nom de Chansonnier français W (consultable sur Gallica au lien suivant).
Daté du XIIIe siècle, ce beau manuscrit médiéval enluminé, plutôt bien conservé, est donc sous bonne garde au département des manuscrits de la BnF. Ses 283 feuillets comprennent de nombreuses œuvres de la province d’Arras, entre chansons, poésies et pièces littéraires. Pour n’en citer que quelques auteurs, on y retrouve Jean bodel et ses célèbres « congiés », des pièces de Huon de Mery, Richard de Fournival, Baudouin de Condé et encore d’autres auteurs du cru ou des alentours. Quant à Adam de la halle, entre rondeaux, motets et pièces plus étoffées, il s’y trouve clairement à l’honneur. Ce manuscrit médiéval contient, en effet, l’essentiel de son legs.
« Diex comment porroie » avec l’Ensemble médiéval Sequentia
Trouvères : chansons d’amour courtois du nord de la France
« Trouvères : Hofische Liebeslieder Aus Nordfrankreich« . En 1984 l’Ensemble Sequentia signait un triple album monumental sur le thème des trouvères du nord de la France médiévale. Trois ans plus tard, l’oeuvre était rééditée sous forme de double album , avec pas moins de 43 pièces finement interprétées, sous la direction de Benjamin Bagby.
Pour qui s’intéresse de près à la musique des trouvères du Moyen Âge central ou même à la langue d’oïl, cet album demeure incontournable. On le trouve encore à la vente, sous forme CD ou MP3, au lien suivant : Trouvères : Chants d’amour courtois des pays de langue d’oïl.
« Diex comment porroie » : de la langue d’oïl
d’Adam de la halle au français moderne
Diex, coment porroie Sans cheli durer (résister, endurer, poursuivre, durer) Qui me tient en joie ? (joie, amour) Elle est simple et coie (calme, tranquille), Diex coment porroie, etc.
Ne m’en partiroie (séparer), Pour les iex (yeux) crever, Se s’amours n’avoie. Diex, coment porroie Sans cheli durer Qui me tient en joie.
Dieu comment pourrais-je Résister sans celle Que me tient en joie. Elle est simple et tranquille Dieu comment pourrais-je Résister sans celle Que me tient en joie.
Ne m’en séparerais, Dût-on me crever les yeux Pour que je n’ai plus son amour. Dieu comment pourrais-je Résister sans celle Que me tient en joie.
En vous souhaitant une fort belle journée.
Frédéric EFFE.
Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.
Sujet : musique médiévale, Cantigas de Santa Maria, galaïco-portugais, culte marial, louange, Sainte-Marie, vierge, miséricorde Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle Titre : Cantiga de Santa Maria 140 « Sean dados honrados »
Auteur : Alphonse X (1221-1284) Ensemble : Theatrum Instrumentorum & Aleksandar Sasha Karlic Album : Alfonso « El Sabio »: Cantigas de Santa Maria (1999)
Bonjour à tous,
ous revenons, aujourd’hui, à l’Espagne médiévale d’Alphonse le Savant avec une Cantiga de Santa Maria. Nous avons, jusque là, étudié de nombreux miracles issus de ce corpus du roi de Castille du XIVe siècle. Cette fois-ci, pour varier un peu, la pièce que nous vous proposons, la cantiga 140 est un chant de louange. Elle alimentera également, nos autres articles au sujet du culte marial et son importance au Moyen Âge central.
Theatrum Instrumentorum & Aleksandar Sasha Karlic
Theatrum Instrumentorum & Aleksandar Sasha Karlic
La formation Theatrum Instrumentorum fut fondée au milieu des années 90 et dirigée par Aleksandar Sasha Karlic. La passion de ce musicien yougoslave pour les musiques anciennes ou encore ethniques, n’était pas nouvelle. Installé en Italie, il y avait suivi le conservatoire de Milan et de Parme. Plus tard, il avait également collaboré avec quelques grands noms de la scène locale des musiques anciennes et traditionnelles. En plus de ses talents de directeur, Aleksandar Sasha Karlic est aussi joueur de luth , de oud, de percussions et il également doté de talents vocaux.
Aleksandar Sasha Karlic et la passion des musiques traditionnelles et anciennes
Sous sa houlette, la formation Theatrum Instrumentorum s’est faite connaître dans le domaine des musiques anciennes et médiévales, en Italie, mais aussi dans d’autres pays d’Europe. Du point de vue discographique, elle a légué 6 albums qui furent tous bien accueillis par la critique. En plus de la Cantiga de Santa Maria qui fait l’objet de cet article et d’autres encore, on peut y trouver les Carmina Burana, le Llibre Vermell de Montserrat, mais encore des Chants grégoriens et religieux de Giovanni Pierluigi da Palestrina en provenance du XVIe siècle.
Sauf erreur, Theatrum Instrumentorum n’est plus actif depuis longtemps déjà et on ne trouve plus grand chose à son sujet sur le net. Quant à son directeur, en 2004, il a fondé, toujours en Italie, Balkan Blues, une nouvelle formation autour des musiques des Balkans qu’il affectionne particulièrement depuis ses débuts de carrière. Parallèlement, il a continué de laisser vibrer sa passion pour les musiques anciennes et traditionnelles du berceau méditerranéen, en étant encore largement salué par la critique pour ses travaux dans ce domaine.
Alfonso « El Sabio »: Cantigas de Santa Maria
En 1999, Theatrum Instrumentorum sortait un album autour des Cantigas d’Alphonse X de Castille. On peut y trouver 12 pièces d’exception qui laissent une large place à l’interprétation vocale.
Alfonso el Sabio, Cantigas de Santa Maria, l’album
Cet album est toujours disponible à la distribution. Le CD ne semble pas avoir été réédité, ces dernières années ; Il peut donc s’avérer difficile à débusquer ou être mis en vente à des prix un peu hors de portée. En revanche, les pièces qui le composent sont disponibles à la vente et au téléchargement, au format MP3, sur divers sites internet. A toutes fins utiles, voici le lien correspondant sur Amazon : Alfonso X « El Sabio »: cantigas de Santa Maria by Theatrum Instrumentorum.
La Cantiga de Santa Maria 140
du galaïco-portugais au français moderne
Esta es de loor de Santa María.
Celle-ci (cette cantiga) est en louanges à Sainte Marie
A Santa Maria dadas sejan loores onrradas.
Qu’à Sainte-Marie soient faites
des louanges respectueuses. (Que soit louée avec respect Sainte Marie)
Loemos a sa mesura, seu prez, e ssa apostura, e seu sen, e ssa cordura, mui mais ca cen mil vegadas.
A Santa Maria dadas sejan loores onrradas.
Louons sa mesure, Son prestige et son intégrité (maintien) Son bon jugement et sa raison, Bien plus de cent mille fois.
refrain.
Loemos a ssa nobressa, sa onrra e ssa alteza, sa mercee e ssa franqueza, e sas vertudes preçadas.
A Santa Maria dadas sejan loores onrradas.
Louons sa noblesse, son honneur et son altesse (élévation, noblesse des valeurs) Sa miséricorde, sa franchise Et ses précieuses vertus.
refrain.
Loemos sa lealdade, seu conort’ e ssa bondade, seu accorr’ e ssa verdade, con loores mui cantadas.
A Santa Maria dadas sejan loores onrradas.
Louons sa loyauté, Sa consolation (ou confort : dans le sens de conforter) et sa bonté, Son secours et sa vérité Avec des louanges bien chantées.
refrain.
Loemos seu cousimento, conssell’ e castigamento, seu ben, seu enssinamento, e sass graças mui grãadas.
A Santa Maria dadas sejan loores onrradas.
Louons son attention, Son conseil et ses mises en garde, Son bien, ses enseignements, Et ses grâces très prisées.
refrain.
Loando-a, que nos valla, lle roguemos na batalla do mundo que nos traballa, e do dem’ a donodadas.
A Santa Maria dadas sejan loores onrradas.
Et la louant, nous la prions, qu’elle nous prête courage dans la bataille Contre le monde qui nous tourmente Et contre le démon.
Sujet : musique, poésie, chanson médiévale, troubadours, occitan, langue d’oc, amour courtois, fine amor, fine amant, chansonnier provençal E Période : Moyen Âge central, XIIe, XIIIe siècle Auteur : Peire Vidal (? 1150- ?1210) Titre :Baros de mon dan covit Interprète : Musica Historica Evénement : concert pour les 20 ans de l’ensemble à Budapest (2008)
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous retournons aux siècles des premiers troubadours du pays d’Oc avec Peire Vidal. Grandiloquent, tonitruant, claironnant presque, le poète provençal se pose, une fois encore, en chevalier émérite, « fine » amant d’exception, et même grand séducteur fatal et renommé. Pour un peu, il serait presque l’égal des rois si ceux-là ne finissaient par l’envier. Quant à ceux qui le raillent et le critiquent, la couleur est annoncée d’emblée, notre troubadour les salue de son mépris. Là encore, le fameux thème des « déloyaux » et « médisants », récurrent dans la courtoisie, refait surface (voir autre article sur ce sujet).
La chanson de Peire vidal dans le Chansonnier Provençal E de la BnF (1270-1350) Manuscrit Français 1749 – Consulter ce manuscrit médiéval ici
Pour le reste, faut-il prendre Peire Vidal au sérieux dans ses grandes envolées lyriques et « superlatives » ? Le ton finit par devenir humoristique et on serait presque tenter d’y voir, par endroits, une sorte de Don Quichotte avant l’heure ? A l’évidence, le troubadour ne craint pas non plus d’enchaîner les contradictions. Ainsi, les dames sont à ses pieds. Il folâtre même avec toutes, nous dit-il, tout en s’affirmant, dans le même temps, comme amant parfait au service d’une seule. Quoiqu’il en soit, par son style, son ton libre et cette façon unique de se mettre en avant, il demeure un troubadour tout à fait particulier (et plaisant), de cette période du Moyen Âge.
Pour finir sur l’approche de cette chanson, notons qu’on y retrouve également son grand goût du voyage. Il l’exprime même ici comme un des traits qui aurait fait partie intégrante de sa réputation : une forme de nécessité de mouvement qui lui était propre et qui aurait presque pu paraître, à ses propres yeux, comme une fâcheuse habitude, et peut-être même une « maladie » (malavei).
Pour découvrir cette belle pièce occitane médiévale, nous vous proposons l’interprétation de Musica Historica.
« Baron de mon dan covit » de Peire Vidal avec Musica Historica
L’ensemble Musica Historica
Fondé en 1988 à Budapest, l’ensemble Musica Historica s’est doté d’un répertoire assez large qui part de la période médiévale pour s’étendre jusqu’à des musiques plus folkloriques et populaires des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles. Du point de vue des aires géographiques, on retrouve, chez eux, des compositions en provenance de l’Europe de l’ouest même si leur terrain de prédilection se situe plutôt en Europe de l’est.
Rumen István Csörsz, le fondateur du groupe (au centre de la photo ci-dessous) est aussi celui qui prête sa voix à la pièce de Peire Vidal que nous présentons aujourd’hui. En plus d’une solide formation en musique classique, ce multi-instrumentiste et directeur a également longuement étudié l’histoire, la poésie et la littérature Hongroise, notamment sa relation avec les musiques folk et populaire des XVIIIe et XIXe siècles. Ceci explique la forte empreinte de ces thématiques sur le répertoire du groupe.
Discographie et concerts
Musica Historica ne semble quasiment jamais se produire en France. On retrouve bien plus la formation en Hongrie, Autriche et Slovakie mais encore en Allemagne et Italie. Sa discographie est riche d’une dizaine d’albums, dont la majeure partie est centrée sur le répertoire hongrois ancien, comme nous le mentionnions plus haut. Au delà de la scène, les membres du groupes, accompagnés d’autres collaborateurs ont également fondé en 1997, la Musica Historica Cultural Association, dont la vocation s’étend de la promotion d’événements autour de la musique ancienne à son enseignement.
« Baros de mon dan covit »
De l’occitan au français moderne
Note sur la traduction : nous suivons encore de près , ici, les travaux du philologue et romaniste Joseph Anglade (1868-1930) dans son ouvrage les poésies de Peire Vidal (1913).
I Baros de mon dan covit, Fals lauzengiers desleials, Qu’en tal domna ai chauzit, On es fis pretz naturals. Et eu am la de fin cor, ses bauzia, E sui totz seus, quora qu’ilh sia mia, Quar sa beutatz e sa valors pareis, Qu’en leis amar fora honratz us reis, Per qu’eu sui rics sol que’m denh dire d’oc.
Je méprise les seigneurs qui sont de faux et déloyaux médisants, (1 !) car j’ai choisi une dame où la distinction parfaite est une qualité innée. Et je l’aime d’amour parfait, sans fausseté, et je suis tout à elle, quel que soit le moment où elle voudra être mienne ; car sa beauté et sa valeur sont si manifestes Qu’en l’aimant un roi serait honoré ; aussi, suis-je riche pourvu qu’elle daigne me dire oui.
II Que res tan no m’abelit Com sos adreitz cors leials, On son tug bon aip complit E tug ben senes totz mals. Pos tot i es quan tanh a drudaria, Ben sui astrucs, sol que mos cors lai sia ; E si merces, per que totz bos aips creis Mi val ab leis, bems pose dir ses tot neis, Qu’anc ab amor tant ajudar no’m poc.
Car rien ne me charme plus Que son cœur droit et loyal Dans lequel sont réunis toutes les vertus Et tout le bien sans aucune trace de mal. Puisqu’elle a tout ce qui convient à l’amour, Je serai heureux, pourvu que je sois à ses côtés ; Et si la pitié, en laquelle résident toutes les bonnes qualités, M’est de quelque valeur auprès d’elle, je puis bien vous dire encore (2) Que jamais en amour, elle ne pourra m’être d’un plus grand secours.
III Chant e solatz vei falhit, Cortz e dos e bels hostals, E domnei no vei grazit, Si’lh domn’ e-l drutz non es fals. Aquel n’a mais que plus soven galia. Non dirai plus, mas com si volha sia. Mas peza me quar ades non esteis premiers fals que comenset anceis : E fora dreitz, qu’avol eissemple moc.
Je vois les chants et les divertissements faire défaut (3) Les réunions, la bonne hospitalité et la libéralité; La courtoisie (Anglade : galanterie) n’est plus honorée, A moins que dame et amant ne soient faux (Anglade : fourbes). Celui-là a la plus belle récompense qui trompe le plus ; Je n’en dirai pas plus, mais qu’il en soit ainsi (4). Mais ce qui me chagrine c’est qu’il n’ait pas disparu sur le champ : Le premier fourbe qui débuta cela (5) Ce serait juste, car il montra un bien mauvais exemple.
IV Mon cor sent alegrezit, Quar me cobrara’N Barrals. Ben aja cel que’m noirit E Deus ! quar eu sui aitals; Que mil salutz me venon cascun dia De Catalonha e de Lombardia, Quar a totz jorns poja mos pretz e creis. Quar per un pauc no mor d’enveja’l reis, Quar ab domnas fauc mon trep e mon joc.
Je sens mon cœur réjoui, Car Barral (6) m’aura de nouveau. Heureux celui qui m’a élevé Et que Dieu le protège ! Car je suis si connu Que mille salutations m’arrivent chaque jour De Catalogne et de Lombardie ; Car tous les jours montent et grandit ma renommée. Au point que, pour un peu, le roi en mourrait d’envie, Car je fais mes folâtreries et mes jeux avec les dames.
V Ben es proat et auzit Com eu sui pros e cabals, E pos Deus m’a enriquit, No-s tanh qu’eu sia venals. Cen domnas sai que cascuna’m volria Tener ab se, si aver me podia. Mas eu sui cel qu’anc no-m gabei ni-m feis Ni volgui trop parlar de mi mezeis, Mas domnas bais e cavaliers desroc.
Ma vaillance et ma supériorité Sont choses connues et prouvées (7); Puisque Dieu m’a enrichi, Il ne convient pas que je sois vénal. Je connais cent femmes dont chacune voudrait
Me tenir auprès d’elle, si elle le pouvait m’avoir.
Mais je suis celui qui, jamais, ne parle pour ne rien dire, ni n’affabule (ni n’est vaniteux)(8) Je n’ai jamais trop voulu parler de moi-même, Mais j’embrasse les dames et met à terre les cavaliers. (Anglade : renverse)
VI Maint bon tornei ai partit Pels colps qu’eu fier tan mortals, Qu’en loc no vau qu’om no crit : » So es En Peire Vidais, » Cel qui mante domnei e drudaria » E fa que pros per amor de s’amia, » Et ama mais batalhas e torneis » Que monges patz, e sembla-l malaveis » Trop sojornar et estar en un loc. »
J’ai mis fin à maints bons tournois Par les coups mortels que j’ai porté ; De sorte qu’il n’est d’endroits où j’aille où on ne s’écrit : « Voilà messire Peire Vidal, Celui qui maintient courtoisie et galanterie, Qui agit en vaillant homme (avec mérite) pour l’amour de sa mie, Et aime mieux batailles et tournois Qu’un moine n’aime la paix et pour qui semble une maladie De séjourner et de rester trop longtemps dans un même lieu. »
VII Plus que no pot ses aiga viure-l peis, No pot esser ses lauzengier domneis, Per qu’amador compron trop car lor joc.
Pas plus que le poisson ne peut vivre sans eau, La Courtoisie ne peut vivre sans médisants : C’est pourquoi les amants payent bien cher leur joie.
Notes
(1) Peire Vidal a-t-il vraiment donné, dans cette chanson, le visage des puissants aux médisants comme l’a traduit Joseph Langlade en son temps ? « Baros de mon dan covit » : « je méprise les seigneurs faux et desloyaux ». Ou faut-il plutôt y voir une adresse, une virgule absente et traduire « Seigneurs, Barons, je méprise les médisants et les déloyaux » ? Cela semblerait plus plausible et, en tout cas, largement moins provocateur comme entrée en matière. (2) Anglade : « je puis bien vous dire sans hésitation, sans mensonge » (3) Anglade :« je vois la poésie en décadence, ainsi que les joyeux entretiens » (4)Anglade : « que les choses aillent comme elles voudront » (5)Anglade : « celui qui commença à être fourbe » (6)Barral : Raymond Geoffrey, Vicomte de Marseille, un des protecteurs de Peire Vidal (7) Cette fois, je laisse la version d’Anglade mais je mets ici une alternative de notre cru parce que les adjectifs « pros » et « cabals » sont tout de même à tiroirs : il est bien connu et établi combien je suis valeureux (méritant, bon) et puissant (excellent, juste, loyal). (8) Anglade : « Mais je suis d’un naturel à ne jamais faire le fanfaron »
Sujet : poésie médiévale, poésie réaliste, trouvère, vieux français, langue d’oil, adaptation, traduction, jeux de dés, grièche Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle Auteur : Rutebeuf (1230-1285?) Titre : Ci encoumence li diz de la Griesche D’Yver
Bonjour à tous,
ous repartons, aujourd’hui, pour le XIIIe siècle avec une nouvelle complainte du « Pauvre Rutebeuf« . Pauvreté, misère et, cette fois, jeux d’argent, on reconnaîtra sans peine, dans les lignes du trouvère, la source directe d’inspiration de certains vers de la chanson de Léo Ferré,à son sujet. A la fin des années 50, l’indomptable anarchiste avait, en effet, remis le poète médiéval et ses infortunes au goût du jour. La chanson fut maintes fois reprise, et même jusqu’à l’étranger ; elle redonna une popularité toute fraîche, et un peu inattendue, à l’auteur du Moyen Âge central (voir article).
Sur la Grièche d’Hiver
Ci encoumence li diz de la Griesche D’Yver (ou, plus La Grièche d’Hiver) est un texte d’anthologie de Rutebeuf, sans doute un de ses plus connus. Dans une certaine mesure, on peut se demander si cette poésie ne pourrait même être une clef pour expliquer les misères dont le trouvère ne cesse de nous parler. Affligé, sans le sou, il se montre en déroute dans nombre de ses textes, même si, entre ses lignes, on détecte, tout de même, la marque d’une classe sociale qui n’est pas celle des plus déshérités : il y parle d’un cheval, de servante, etc… Si tout cela ne respire pas non plus la grande noblesse, il en ressort les signes d’une certaine bourgeoisie ou petite noblesse.
Les déboires d’un joueur invétéré ?
Alors pourquoi tant de misère ? Rutebeuf avait-il une autre activité en dehors de ses poésies ? On ne le sait pas, mais on peut supposer que son niveau de lettres et d’instruction aurait pu lui permettre d’en tenir une et d’occuper des fonctions de clerc, par exemple. A-t-il été pris par le jeu d’argent jusqu’à l’obsession, et les dés, dont il nous dit, ici, qu’ils le tentent et le poursuivent, auraient-ils causé sa ruine ? Le cas échéant, cela pourrait expliquer aussi cette défiance de son entourage à son encontre (amis, préteurs, …) qui transparaît, là aussi, dans un grand nombre de ses textes : « on lui tourne le dos, on se rit de lui, personne ne veut plus lui prêté :
J’ai vescu de l’autrui chatei Que hon m’a creü et prestei: Or me faut chacuns de creance, C’om me seit povre et endetei.
La Pauvreté Rutebeuf
Dans cette poésie, en manière de doléance à Saint-Louis, il n’hésitait pas à affirmer que sa pauvreté et son insolvabilité étaient notoires. Mais si l’on pose que le jeu d’argent peut lever un coin du voile, il faudrait, du coup, admettre que c’est le cas d’un tas d’autres choses que l’auteur médiéval énumère, par ailleurs, pour justifier sa condition : cet ami puissant et sa cour qui lui ont fermé leur porte (la Paix Rutebeuf), sa santé (la complainte de l’œil), la charge de sa famille, le monde et le siècle, son mauvais mariage, etc… Au fond, tout l’accable et il finit presque, invariablement, par tout nous présenter comme la cause de sa grande pauvreté. Alors, quel crédit accordé à tout cela ? Devant le peu d’informations le concernant, hors de son oeuvre même, on en est réduit à spéculer.
Rutebeuf au pied de la lettre
C’est un fait pourtant. On finit, souvent, par être tenté de prendre Rutebeuf au pied de la lettre, au sujet de toutes ses disgrâces. Léo Ferré y a lui-même souscrit en colportant l’image romantique du poète miséreux, dans le Paris médiéval du XIIIe siècle. Mais ce n’est pas tant par les faits avérés (il n’y en a pas) que par un effet d’accumulation que nous y sommes conduits : c’est le nombre de misères que Rutebeuf nous conte qui nous amène à supposer qu’il est réellement victime d’une pluie permanente d’infortunes.
Bien sûr, il y a, sans doute, un fond de vérité dans tout cela. Dans La Pauvreté Rutebeuf ou dans certains autres de ses envois (destinés à recueillir quelques subsides), ces vers ne trompent pas sur la nature dramatique de sa situation financière. Certaines descriptions sont aussi très factuelles et les détails ne manquent jamais, comme ici, dans la grièche où l’on sent qu’il connaît bien son sujet. Ses vers panachent donc, à l’évidence, vécu et littérature (caricature ?). Comme tous les auteurs, il se sert du matériau réel de sa vie pour créer son univers. C’est à tel point, d’ailleurs, qu’on dit même quelquefois de lui qu’il a été un des inaugurateur initiateur de ce « je » psychologique, affligé, affecté et ancré dans le quotidien, placé au centre de son oeuvre.
Le vrai du faux ?
Assez paradoxalement, cette même accumulation pourrait aussi nous conduire à nous questionner de manière inverse. Si les infortunes du trouvère parviennent encore à nous toucher à plus de 700 ans de son existence, sous ses dehors affichés de rustre un peu éploré et de victime permanente de tout, rien ne semble, en effet, jamais simple chez lui : à certains moments, peut-il s’agir d’un « procédé » ? Une façon de théâtraliser sa poésie ? Un tour stylistique ? Une manière qui lui serait propre de se rire du monde et de se rire de lui-même ? Quand il se glisse dans la peau d’un bonimenteur dans le Dit de l’Herberie, on ne doute pas, par exemple, qu’il ne fasse, là, une pitrerie. Quand il nous conte le Testament de l’âne ou le pet du vilain, son parti-pris humoristique est, là encore, évident.
Le surnom que le trouvère s’est choisi brouille aussi les cartes et on peut même se demander à quel point il donne le La de l’ensemble de son œuvre. Voilà, en effet, un « bœuf un peu rustre » qui, il nous l’affirme lui-même, pourra aussi « nous mentir » par instants, exagérer, caricaturer. Imaginez un instant, un comique qui, de nos jours, se ferait appeler, disons, « Gros lourdaud ». Une fois, un tel cadre posé, comment interpréteriez-vous ses paroles ou ses textes ? Rutebeuf est un grand adepte du double-sens. Sa poésie n’est pas exempte de ce que nous appellerions, aujourd’hui, une forme de deuxième de degré. Elle s’appuie, sans doute, sur un fond de vérité, mais où placer exactement le curseur entre réalité et exagération, entre sérieux et moquerie, entre jeu et je ? Rutebeuf est-il comique, par moments et totalement tragique à d’autres ? Est-il toujours un peu, à la fois, tragi-comique ? C’est une question difficile. Analyser toutes les subtilités de ses textes et la place faite à l’humour, dans le contexte du monde médiéval et de la langue d’oïl du XIIIe siècle, relève de la gageure.
Ayant dit cela, en recul sur son œuvre, sa Grièche d’hiver résonne, pour nous d’une grande dimension dramatique. Aujourd’hui, on aurait même sans doute du mal à y voir autre chose que le récit tragique d’un homme piégé par sa passion du jeu et criblé de dettes.
La grièche d’hiver de Rutebeuf
de la langue d’oïl au français moderne
Pour cette traduction, nous nous sommes largement appuyés sur le travail déjà effectué sur l’auteur médiéval par Michel Zink. : Œuvres complètes de Rutebeuf, 1990, Garnier. La traduction n’est pas une discipline fermée. Qu’il soit donc clair que nous n’avons pas, ici la prétention de plus de justesse que le grand académicien, loin s’en faut ! Il est plutôt question d’alimenter la réflexion sur le vieux français de Rutebeuf, en proposant d’autres alternatives. Dans un bon nombre de cas, nous avons d’ailleurs reporté les traductions du célèbre médiéviste entre parenthèse pour favoriser ce travail de comparaison et de réflexion.
Ci encoumence li diz de la Griesche D’Yver
Contre le tenz qu’aubres deffuelle, Qu’il ne remaint en branche fuelle Qui n’aut a terre, Por povretei qui moi aterre, Qui de toute part me muet guerre, Contre l’yver, Dont mout me sont changié li ver, Mon dit commence trop diver De povre estoire.
Povre sens et povre memoire M’a Diex donei, li rois de gloire, Et povre rente, Et froit au cul quant byze vente: Li vens me vient, li vens m’esvente Et trop souvent Plusors foies sent le vent. Bien le m’ot griesche en couvent Quanque me livre: Bien me paie, bien me delivre, Contre le sout me rent la livre De grand poverte.
Au temps que les arbres s’effeuillent Qu’il ne reste sur branche, feuille Qui n’aille à terre, Par la pauvreté qui m’atterre De tous côtés me fait la guerre, Au temps d’Hiver Qui affecte jusque mes vers Je commence mon triste dit, Par un lamentable récit.
Pauvre esprit et pauvre mémoire, M’a donné Dieu, le roi de gloire Et pauvre rente, Et froid au cul quand bise vente : Le vent me frappe, le vent m’évente Et sans relâche Et je le sens à chaque instant. La grièche m’avait bien promis tout ce que, depuis, elle me livre: elle me paie bien et bien me livre, Contre un sou elle me rend une livre de grande misère.
Povreteiz est sus moi reverte: Toz jors m’en est la porte overte, Toz jors i sui Ne nule fois ne m’en eschui. Par pluie muel, par chaut essui: Ci at riche home ! Je ne dor que le premier soume. De mon avoir ne sai la soume, Qu’il n’i at point. Diex me fait le tens si a point, Noire mouche en estei me point, En yver blanche.
Ausi sui con l’ozière franche Ou com li oiziaux seur la branche: En estei chante, En yver pleure et me gaimente, Et me despoille ausi com l’ante Au premier giel. En moi n’at ne venin ne fiel: Il ne me remaint rien souz ciel, Tout va sa voie. Li enviauz que je savoie M’ont avoié quanque j’avoie Et fors voiié, Et fors de voie desvoiié. Foux enviaus ai envoiié, Or m’en souvient.
La pauvreté m’est retombée dessus : Sa porte m’est toujours ouverte, Toujours j’en suis, Aucune fois n’en suis sorti. Par pluie me trempe, Au chaud, m’essuie: Ah ! Le riche homme que voici ! Je ne dors que mon premier somme. De mes biens, ne connais la somme Puisque je n’ai rien. Dieu me fait les saisons à point : Mouche noire en été me pique, Et en Hiver, c’est la blanche.
Ainsi, suis comme l’osier franche (sauvage) Ou comme l’oiseau sur la branche: L’été, je chante En hiver, pleure et me lamente, Et me dépouille comme une ente (un greffon, une jeune pousse) Au premier gel. Il n’y a en moi ni venin ni fiel: Il ne me reste rien sous le ciel, Tout suit son cours. Les mises dont j’étais coutumier Ont englouti tous mes avoirs Et fourvoyé Hors du chemin, m’ont dévoyé. J’ai parié des mises insensées, Je m’en souviens.
Or voi ge bien tot va, tot vient, Tout venir, tout aleir convient, Fors que bienfait. Li dei que li decier on fait M’ont de ma robe tot desfait, Li dei m’ocient, Li dei m’agaitent et espient, Li dei m’assaillent et desfient, Ce poize moi. Je n’en puis mais se je m’esmai: Ne voi venir avril ne mai, Veiz ci la glace.
Or sui entreiz en male trace. Li traïteur de pute estrace M’ont mis sens robe. Li siecles est si plains de lobe ! Qui auques a si fait le gobe; Et ge que fais, Qui de povretei sent le fais? Griesche ne me lait en pais, Mout me desroie, Mout m’assaut et mout me guerroie; Jamais de cest mal ne garroie Par teil marchié. Trop ai en mauvais leu marchié. Li dei m’ont pris et empeschié: Je les claim quite!
Mais à présent, je le vois bien : tout va, tout vient, Il faut bien que tout aille et vienne, Hormis les bienfaits. Les dés que l’artisan a faits M’ont dépouillé de mes habits, Les dés me tuent, Les dés me guettent, les dés m’épient, Les dés m’attaquent et me défient, Cela me pèse (j’en souffre). Je n’y puis rien mais m’en émeus (c’est l’angoisse, je n’y peux rien) : Ne vois venir avril ni mai, Voici déjà que vient le gel.
Or, me voilà sur la mauvaise pente. Les traîtres (trompeurs) de basse extraction (cette sale race ) M’ont laissé sans aucun habit. Ce monde est si plein de tromperies ! Dès qu’on possède un peu, on fait le vaniteux ; Et moi, qu’est-ce que je fais, Qui sens le fardeau de la pauvreté ? La grièche ne me laisse en paix, Elle ne cesse de m’égarer, de m’attaquer, me guerroyer ; Jamais je ne guérirai de ce mal
Au vue ma situation (à ce compte-là). Je me suis placé dans un trop mauvais pas. Les dés se sont saisis de moi : J’y renonce désormais ! (dico : crier « quitte » – faire grâce)
Foux est qu’a lor consoil abite : De sa dete pas ne s’aquite, Ansois s’encombre; De jor en jor acroit le nombre. En estei ne quiert il pas l’ombre Ne froide chambre, Que nu li sunt souvent li membre, Dou duel son voisin ne li membre Mais lou sien pleure. Griesche li at corru seure, Desnuei l’at en petit d’eure, Et nuns ne l’ainme.
Cil qui devant cousin le claime Li dist en riant: « Ci faut traime Par lecherie. Foi que tu doiz sainte Marie, Car vai or en la draperie Dou drap acroire, Se li drapiers ne t’en wet croire, Si t’en revai droit à la foire Et vai au Change. Se tu jures saint Michiel l’ange Qu’il n’at sor toi ne lin ne lange Ou ait argent, Hon te verrat moult biau sergent, Bien t’aparsoveront la gent: Creuz seras. Quant d’ilecques te partiras, Argent ou faille enporteras. »
Or ai ma paie. Ensi chascuns vers moi s’espaie, Si n’en puis mais.
Explicit.
Fou est qui s’en remet à leurs conseils (qui s’obstine à les écouter): De sa dette, jamais ne s’acquitte, Pire, il en alourdit la charge; De jour en jour, en croît le nombre. En été, il ne cherche point l’ombre Ni chambre fraîche, Car ses membres sont souvent nus. La peine de son voisin, il ne s’en souvient plus, Mais il pleure sur la sienne. La grièche lui est tombée dessus, L’a dépouillé en un instant, Et nul ne l’aime.
Celui qui, avant, l’appelait « cousin » Dit en riant: « Tu es usé jusqu’à la corde (1) Par la luxure (débauche). Par la foi que tu dois à Sainte-Marie, Rends-toi donc chez le drapier Acheter du drap à crédit. Si le drapier ne veut te faire confiance, Va-t-en alors droit à la foire Et rends-toi au bureau de change ( voir les banquiers). Si tu jures par l’ange Saint Michel Que dans aucun repli de tes vêtements Il n’y a d’argent caché, On te trouvera bonne mine, Et les gens te verront d’un bon œil (tu ne passeras pas inaperçu) : On te fera confiance. Et quand tu en partiras, Tu auras ramassé de l’argent ou un morceau d’étoffe (une veste). »
Me voilà bien payé ! C’est ainsi que chacun s’acquitte envers moi, Je n’y puis rien .
(1)« Ci faut traime par lecherie »: une autre belle traduction de Michel Zink en « tu es usé jusqu’à la corde ». Littéralement, « ici, tout va de travers », « la trame du tissu va de travers par la faute de la luxure ».
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
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