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Le Passe-temps, vieillir au Moyen Âge selon Michault Taillevent

Sujet : poésie réaliste, littérature médiévale, poète médiéval, poète bourguignon, Bourgogne médiévale, vieillesse.
Période : Moyen Âge tardif, XVe siècle
Auteur : Michault (ou Michaut) le Caron, dit Taillevent ( 1390/1395 – 1448/1458)
Titre : Le passe-temps

Bonjour à tous,

ous vous invitons, aujourd’hui, à un nouveau voyage vers les rives du Moyen Âge tardif. Ce sera l’occasion de retrouver les beaux talents de plume de Michault le Caron dit Taillevent. Au XVe siècle, ce poète et acteur à la cour de Bourgogne laisse une œuvre plutôt fournie dans laquelle se distingue, particulièrement, son « Passe-temps ». C’est de ce joli poème de quatre-vingt huit septains dont nous poursuivrons ici l’étude. Du point de vue de la langue, nous nous situons donc dans le moyen français.

Souvent confondu avec un autre Michault – Pierre Michault, l’auteur de la Danse aux Aveugles (*) – il semble que notre poète du jour n’ait pas connu une destinée posthume à la hauteur de ses talents d’écriture. Loin de la renommée d’un Rutebeuf ou d’un Villon, le Passe-Temps de Michault le Caron a pourtant des qualités qui devrait lui réserver une belle place dans certaines anthologies de poésie médiévale de langue française. Au début du XXe siècle, Pierre Champion ne s’y est pas trompé qui lui fit une belle place dans son Histoire poétique du XVe siècle (Edition Honoré Champion, 1923).

Le passe-temps de Michault Taillevent, extrait du jour avec une gravure, (portrait de lui) daté du XVe siècle

Vieillir au Moyen Âge

Dans les courants du Moyen Âge central à tardif, les auteurs médiévaux n’ont pas manqué d’aborder le thème de la vieillesse. Peu avant Michault Taillevent et pour n’en citer qu’un, on pense notamment à Eustache Deschamps qui s’est souvent plaint de l’hiver de sa vie, quitte à se tourner quelquefois même en dérision (voir par exemple, « Pardonnez-moi car je m’en vois en Blobes » ou « Toute maladie me nuit« ). Problèmes de santé, ostracisation sociale, déboires économiques, mais encore misère psychologique, Eustache n’a pas tari de détails au moment d’exprimer les misères de l’âge.

Quelques temps après lui, le texte de Michault Taillevent résonne comme un témoignage poignant sur les outrages de l’âge mais aussi sur la nostalgie du temps passé. Vieillesse et pauvreté ne font pas bon ménage. Sous la plume de l’auteur du XVe siècle, l’infortuné tombé dans cette double condition se trouve accablé de tous les maux. La nostalgie et la misère ne suffisent pas. Il faut encore que la justice et la rumeur l’accablent en le traitant pis que larron. Solitude, difficultés, stigmatisation, la vieillesse se pose donc aussi comme l’histoire d’une marginalisation.

Un joli Passe-temps sur le fond et la forme

Bien sûr, il n’est pas question de faire de ce poème médiéval de Taillevent, un archétype de la vieillesse au Moyen Âge. D’abord, nous n’en avons pas les moyens dans le cadre de cet article et ce serait encore sans compter sur les disparités du Moyen Âge au long de ses 1000 ans d’histoire.

Ensuite, même en restant focalisé sur le XVe siècle, on imagine bien qu’un petit paysan dauphinois, un riche bourgeois des villes ou encore un abbé cistercien n’étaient pas égaux face aux vicissitudes de l’âge. Rentes et possessions, présence d’un entourage ou d’une communauté monastique, réalité de l’espérance de vie, tout cela devait atermoyer, dans certains contextes au moins, les difficultés économiques venues s’ajouter au reste (**) . Gardons nous donc de généraliser même si, en matière de lutte contre l’adversité, le cas de Taillevent est loin d’être isolé (***).

Témoignage nostalgique sur le temps qui passe, récit d’une déroute, le Passe-Temps de Michault est l’histoire d’un homme, comme on en imagine de nombreux autres au Moyen Âge. Il n’a pu mettre suffisamment de subsides de côté et il lutte pour survivre durant ses vieux jours. Socialement favorisé durant sa vie active – il a servi les plus grands princes à la cour de Bourgogne – , il n’a pourtant rien pu thésauriser et le temps lui a filé entre les doigts. A l’hiver de sa vie, l’acteur, amuseur et poète de cour devient un peu la cigale de la fable.

Sur la forme, Michault fait ici largement étal de sa virtuosité et de son aptitude à jouer sur les mots. Cependant, on aurait tort de réduire son Passe-temps à un bel exercice de style. Le rythme de ses vers, ses effets littéraires, comme ses fins de strophes en manière de proverbe n’enlèvent rien à l’émotion et l’empathie qu’il suscite. Pour cette double raison, ce texte médiéval reste incontournable de notre point de vue. Sur le plan poétique c’est une réussite, mais c’est aussi un riche témoignage sur le thème de la vieillesse et de la pauvreté au Moyen Âge tardif.

Aux sources du Passe-temps de Michault

On peut retrouver cette poésie de Michault dans un nombre important de manuscrits des XVe, XVIe siècles. Vous pouvez consulter Arlima à ce sujet. Révolution Gutenberg oblige, on retrouve également un certain nombre d’éditions imprimées de l’ouvrage.

Au vue du nombre de manuscrits et d’éditions en présence, il est indéniable que le Passe-temps de Michault a connu un beau succès en son temps. Il a également été cité en référence par d’autres auteurs d’époque, ce qui atteste encore de sa résonnance. Le site Gallica vous propose trois éditions imprimées différentes, en voici une datée du XVIe siècle.

Le Passe-Temps Michault, extrait du jour dans l'édition nouvellement imprimé, XVIe, BnF.
Le Passe-Temps Michault, édition nouvellement imprimée, BnF (consulter en ligne)

Le passe-temps Michault, extraits 4 :
« Tel pain menge on qu’on enfourna« 

Nous reprenons donc nos extraits du Passe-temps de Michault Taillevent où nous les avions laissés. Vous pourrez retrouver les extraits précédents aux liens suivants, si toutefois vous les aviez manqués :


NB : entre tournures spécifiques, vocabulaires, et faux-amis, le moyen français de Michault peut poser quelques difficultés. Aussi, nous vous donnons à l’habitude quelques clefs de traduction.

De viellesse suiz bien content.
Bien scay qu’il fault viel devenir,
Et aussi scay je bien qu’on tend
Tousjours a sa fin advenir.
Mais ou elle peut avenir.
Et ou elle point picque & mort,
Povreté est pire que mort.

(1) Mal n’est qu’en poureté, ne sourde : il n’est mal qui ne découle de pauvreté
(2) Tel pain menge on qu’on enfourna : on récolte ce qu’on sème
(3) Menton soustenu, souef nage : celui qui a un appui, navigue tranquillement
(4) Atropos, déesse grec du destin et de la destinée qui peut sceller le sort d’un homme avec son instrument tranchant.
(5) Mantel de sac n’est nul temps chappe : un manteau n’est jamais une cape.


Similitudes stylistiques et thématiques

On notera d’étonnantes similitudes de vocabulaire et même de style entre certaines strophes du jour et un Mystère daté de la fin du XIVe siècle. La pièce, un Miracle de Notre Dame mettait en scène une jeune fille prête à tout pour sauver ses parents de la misère (****). Comme on le voit, la tirade d’introduction jouée par le père de la jeune fille reprend des images et des locutions très proches des thèmes abordés, un plus tard dans le temps, par Taillevent.

Le père :
 » Mal n’est qu’en povreté ne sourde.
Povreté est pire que mort.
Fortune à mes clameurs est sourde
Dont malheur trop cruel me mort.
O mort, pourquoy prens-tu remort,
Que tou dard mes maulx si n’asourde
Sans nul resourse ne confort.
Mal n’est qu’en povreté ne sourde.
« 

Plus loin dans le même mystère, une fille de joie harangue les clients dans la rue avec une chanson qui, là encore, ne manque pas d’évoquer le thème approché par Michault mais aussi une des locutions proverbiales utilisées dans notre extrait du jour :

« Boyre fault comme on la brassé
Hée le temps passé
Ne peult revenir.
Brief le souvenir
Rent mon cœur tout mal et cassé.
« 

Coïncidence ou clin d’œil de Taillevent à cette pièce ? On sait qu’il avait en charge l’organisation des spectacles à la cour de Bourgogne. Peut-être connaissait-il ce mystère ?

Retrouver la biographie détaillée de Michault le Caron dit Taillevent ici.

En vous souhaitant une très belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.


Notes

(*) Il s’agit du Pierre Michault de la Danse des Aveugles. Voir à ce sujet l’article Pierre Michault et Michault Taillevent du médiéviste Arthur Piaget, dans Romania 71, 1889.

(**) Sur les moyens économiques au moment de la vieillesse, la présence d’un entourage et les sollicitudes des jeunes générations à l’égard des séniors, on fera ici un clin d’œil amusé au fabliau « La Housse Partie » du trouvère Bernier. On se souvient de l’histoire de ce riche bourgeois chassé par son fils ingrat et nouvellement marié et réduit à vivre dans la précarité.

(***) Pour approcher plus en détail le sujet de la vieillesse au Moyen Âge, vous pouvez valablement vous reportez aux actes du colloque : « Vieillesse et vieillissement au Moyen Âge » sortis en 2014, aux Presses universitaires de Provence.

(****) Voir Histoire du Théâtre en France : Les Mystères, Louis Petit de Julleville, Paris, Hachette, 1880 (T2 p 169) ou plus directement : Mistere d’une jeune fille laquelle se voulut habandonner a peché, par Lenita Locey et Michael Locey, Edition Droz,1976.

« Toute maladie me nuit » une Ballade d’Eustache Deschamps, à l’automne de sa vie

Sujet  : poésie médiévale, auteur médiéval,  moyen-français, maladie, vieillesse, ballade médiévale
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle
Auteur  :   Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :   « Toute Maladie me nuit»
Ouvrage  :  Œuvres    complètes d’Eustache Deschamps, Tome VIII,   Marquis de Queux de Saint-Hilaire, Gaston Raynaud (1893)

Bonjour à tous,

ntre la moitié du XIVe et le tout début du XVe siècle, l’officier de cour, juriste et poète Eustache Deschamps écrit sur à peu près tout : l’art de versifier, sa didactique mais surtout plus de 1000 ballades sur la vie, la mort, la morale, les maux et les mœurs de son temps.

Des états d’âme et des valeurs de l’auteur médiéval à ses goûts, ses plaisirs ou ses frustrations, en allant jusqu’à des choses plus factuelles, tous les sujets y passent. Malgré quelques belles envolées sur l’ensemble de son œuvre et une belle maîtrise du moyen-français, on s’accordera sur le fait qu’Eustache a plus marqué les esprits par le volume de son legs que par son style. De fait, à plus de 600 ans de là, de nombreux érudits, historiens ou romanistes, s’appuient encore sur toute ou partie de ses témoignages pour approcher cette période du Moyen Âge.

Douleurs, petite santé et misères de l’âge

Poésie d'Eustache Deschamps dans le Manuscrit médiéval Ms NAF 6221
Ms NAF 6221, BnF, Dept des Manuscrits

La ballade que nous avons choisie aujourd’hui a pour thème les âges de la vie et notamment certains désagréments liés à la vieillesse (1). Eustache a vécu suffisamment longtemps, pour les expérimenter : misère, recul social, déliquescence de l’état général et santé en perdition. Comme il nous l’explique dans cette ballade tardive, sa jeunesse est déjà loin et « Toute maladie lui nuit« .

Cette poésie, qui vient à point dans le contexte de l’actualité, nous fournit l’occasion d’adresser une pensée à tous nos anciens et à tous ceux dont la santé est particulièrement fragilisée et qui pourront se sentir concernés. Qu’ils se protègent avec raison et prennent bien soin d’eux en cette rentrée hivernale et en ces nouveaux temps de confinement.

Aux sources médiévales de cette ballade

On peut retrouver cette ballade dans le Manuscrit Français 840 que nous avons déjà mentionné à de nombreuses reprises. Pour varier, nous vous parlerons ici du Manuscrit Fr NAF 6221 (ancienne collection Barrois, cote 523). L’abréviation NAF correspond au fond des Nouvelles Acquisitions Françaises de la BnF. Ouvert en 1863, celui-ci comprend désormais plus de 29 000 volumes et documents (de quoi ravir ou perdre un archiviste). A ce jour, moins de 1% de cette collection a été numérisé mais, par chance, le NAF 6221 en fait partie (vous pouvez le consulter en ligne ici). Ce codex plutôt sobre (photo ci-dessus), contient près de 154 pièces entre lais, ballades, rondeaux et serventois, dont un peu moins de la moitié (71) sont de Eustache Deschamps.

Une Ballade médiévale d'Eustache Deschamps sur la maladie

Balade de doloir pour jeunesse qui s’en va ailleurs

J’ay perdu doulz apvril et may,
Printemps, esté, toute verdure;
Yver, janvier de tous poins ay
Garniz d’annoy et de froidure.
Dieux scet que ma vieillesce endure
De froit et reume jour et nuit,
De fleume
(flegme), de toux et d’ordure:
Toute maladie me nuit.

Pour mon costé crie: “Hahay!”
Maintefois et a l’aventure
Une migrayne ou chief aray
(avoir).
Autrefoiz ou ventre estorture
Ou en l’estomac grief pointure
(forte douleur).
Aucune fois le cuer me cuit;
Autre heure tousse a desmesure:
Toute maladie me nuit.

Tant qu’en lit me degecteray (degeter : agiter, tourmenter)
Si qu’il n’y remaint
(remanoir : demeurer, rester) couverture.
La crampe d’autre part aray
Ou le mal des dens me court sure
Ou les goutes me font morsure.
Quelque part ou ventre me bruit;
Toudis
(toujours) ay medecin ou cure:
Toute maladie me nuit.

L’envoi

Prince, de santé je vous jure
Que moult s’afoiblist ma nature
Pour maint grief mal qui me destruit.
Vieillesce m’est perverse et dure,
Ne je ne scay comment je dure:
Toute maladie me nuit.


Pour élargir, au delà de l’œuvre d’Eustache Deschamps, on notera que le thème de la vieillesse a été largement traité au Moyen Âge et ce, par de nombreux auteurs. On ne manquera pas de citer ici le superbe Passe-temps de Michaut Le Caron dit Taillevent.

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.

(1) Sur ce même thème de la vieillesse et chez Eustache Deschamps, voir aussi Pardonnez-moy car je m’en vois en blobes, Que m’est il mieulx de quanque je vi onques ? ou encore II n’est chose qui ne viengne a sa fin.

NB : la miniature en tête d’article provient du manuscrit de Bartholomaeus Anglicus (XIIIe s) : De proprietatibus rerum ou Livre des proprietés des choses (édition datée du XVe)

« Pardonnez moy car je m’en vois en blobes »; une ballade d’Eustache Deschamps sur la vieillesse

poesie_ballade_morale_moralite_medievale_Eustache_deschamps_moyen-age_avidite_gloutonnerieSujet : poésie médiévale, littérature,  ballade médiévale,  moyen-français, poésie, satire, vie, vieillesse.
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle
Auteur :  Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre :   «Pardonnez moy car je m’en vois en blobes.»
Ouvrage :    Œuvres    complètes d’Eustache Deschamps, Tome  II,   Marquis de Queux Saint-Hilaire (1893)

Bonjour à tous,

V_lettrine_moyen_age_passion-copiaoila longtemps que nous n’avions publié une poésie de notre bon vieil Eustache Deschamps.  Ce n’est pourtant pas faute d’avoir l’embarras du choix dans son généreux legs.  Dans ses innombrables ballades sur tout sujet (plus de 1000), il en a laissé   deco_medievale_enluminures_moine_moyen-ageun certain nombre sur l’âge, la vie et le passage du temps. C’est sur ce  thème  que porte notre poésie du jour.

Tôt instruit et amoureux de lettres et de science,  devenu bientôt officier à la garde du roi, messager, huissier et puis Bailli, le vieux poète  médiéval a aussi essuyé  les plâtres sous plusieurs règnes. Le temps a passé. Il a connu plusieurs couronnes et il n’a pas tiré  de  grande reconnaissance pour son service ni de grandes attentions. D’un autre côté, sa petite noblesse ne l’a guère laissé ni fortuné ni héritier et le voilà vieilli. Il continue de se faire le chroniqueur de son siècle,  des événements qu’il y croise, et d’une morale qu’il aimerait ne pas voir en perdition mais tenue haute et tirant le portrait d’une vie  déjà longue et bien remplie,  le voilà déjà qui s’excuse d’aller, et peut-être même de prendre congé,    en guenilles.

Sources historiques  de cette ballade

On pourra retrouver cette ballade, aux côtés des œuvres d’Eustache Deschamps  dans le  manuscrit médiéval français  840 de la BnF,  daté du XVe siècle.

eustache-deschamps-poesie-satirique-morale-manuscrit-medieval-francais-840-moyen-age-s

Dans sa retranscription en graphie moderne, elle est notamment présente dans les Poésies morales et historiques d’Eustache Deschamps de Georges Adrien Crapelet (1832). Plus tardivement, on’ la retrouvera dans les Œuvres complètes d’Eustache Deschamps,  par le   Marquis de Queux Saint-Hilaire (Tome II, 1893).

C’est à ce dernier ouvrage que nous empruntons la majeure partie des clefs de vocabulaire que nous vous donnons ici.  Comme souvent pour les poésies d’Eustache, nous ne l’avons pas traduit entièrement. Nous vous laissons découvrir,  par vous-même, le  sens de ses vers, sous son    moyen-français des XIVe, XVe siècles.


Pardonnez moy car je m’en vois en blobes.

J’oy a  XII ans grant ymaginative; (imagination)
Jusqu’a XXX ans je ne cessay d’aprandre,
Tous les VII ars oy en ma retentive; (en ma mémoire)
Je pratiqué tant que je sceus comprandre
Le ciel et les elemens,
Des estoilles les propres mouvemens;
Lors me donnoit chascun gaiges et robes;
Or diminue par viellesce mes sens;
Pardonnez moy car je m’en vois (du verbe aller) en blobes (en loques).

Ou moien temps oy la prerogative,
Je sceu les loys et les decrez entendre
Et soutilment (habilement, ingénieusement) arguer  par logique
Et justement tous vrais jugemens rendre ;
J’estoie adonc (alors) révérens  (respecté) ;
L’en m’asseoit le premier sur les rens (rangs, bancs),
Mais l’en me fait par derrière les bobes (la moue) ;
Je moquay tel qui m’est ores moquans ( se moque de moi désormais);
Pardonnez moy car je m’en vois en blobes.

Saiges est donc qui en son temps pratique
Que povreté ne le puisse sousprandre,
Car qui vieulx est chascun lui fait la nique;
Chascun le veult arguer et reprandre;
II est a chascun chargens (à charge,  un poids pour tous);
Or se gart lors qu’il ne soit indigens
Qu’adonc seroit rupieus (Rubye : larmoyant,  la goutte  au nez*) non pas gobes (coquet, fringant);
Je suis moqué ainsi sont vielle gens;
Pardonnez moy car je m’en vois en blobes.

Dictionnaire historique de l’ancien langage françois par la  Curne de Sainte Palaye


En vous souhaitant une excellente journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

« Pauvreté est pire que mort. », Michault Caron Taillevent, le passe-temps, fragments (3)

poesie_medievale_michault_le_caron_taillevent_la_destrousse_XVe_siecleSujet : poésie, littérature médiévale, poète médiéval,  poète bourguignon, bourgogne médiévale, poésie réaliste, temps, vieillesse, pauvreté
Période :  moyen-âge tardif, XVe siècle
Auteur  :  Michault (ou Michaut) Le Caron, dit Taillevent  (1390/1395 – 1448/1458)
Titre  :  Le passe-temps

Bonjour à tous,

E_lettrine_moyen_age_passionxtraits après extraits, fragments après fragments, nous suivons, pas à pas, le touchant Passe-temps de Michault Taillevent. Celui qui fut, durant la plus grande partie de sa vie, joueur de farces et organisateur de spectacles à la cour de Philippe III de Bourgogne a vieilli; il n’est vraisemblablement plus en activité. Seul et laissé sans rente, il nous livre ici ses réflexions sur l’hiver qui est déjà là et sur le temps qui passe; jeunesse et insouciance contre vieillesse et pauvreté, il nous conte ses angoisses avec une maîtrise et un style qui font sans doute de cette poésie, une des plus brillante du milieu de XVe siècle.

Le « je » au cœur du passe-temps

michault_caron_taillevent_extraits_litterature_poesie_medievale_passe_tempsDans ces élans qui mettent l’auteur, son expérience subjective  et ses déboires au cœur de son propre texte, on ne peut s’empêcher de voir préfigurer quelques traits de la poésie de Villon et, de l’autre côté de la ligne temporelle et vers le passé, d’y voir encore une filiation lointaine avec   Rutebeuf.

Pour autant, entre Michault Taillevent et ce dernier auteur qui le précède de deux siècles, une des différences  parmi d’autres à relever, réside sans doute dans l’intentionnalité ou la destination du texte. Quand Rutebeuf écrit ses complaintes, il est, en effet, encore en activité. Il met donc en scène ses misères pour et face à un public et en vue d’en obtenir quelques retours sonnants et trébuchants, De son côté, le Michault du Passe-temps n’est déjà plus celui de la détrousse (voir article) et il semble se tenir, seul, face à son propre miroir et dans un espace de non représentation. litterature_poesie_medievale_michault_taillevent_passe-temps_moyen-ageBien sûr, il écrit sans doute sa poésie pour qu’elle soit lue mais à quelques distances de Rutebeuf, qui exhibe ses malheurs, en force les traits, s’en rie même parfois entre les lignes et en joue, l’auteur du moyen-âge tardif et du XVe siècle ne cherche pas tellement ici à les mettre en scène, ni à s’en faire plaindre pour en tirer quelques  bénéfices immédiats ; il sait, il nous le dit, ne devoir s’en prendre qu’à lui-même pour n’avoir pas thésauriser ou anticiper. Il accepte même, de manière prosaïque, l’entrée dans l’âge de vieillesse. Ce qui le rend, par dessus tout, soucieux, ce sont les conditions économiques dans lesquelles il est rendu : misère et grand âge ne font pas bon ménage, aujourd’hui, comme au moyen-âge.

Tout cela crée une certaine distance de l’auteur à lui-même qui fait de cette poésie une pièce qui échappe à la complainte pour prendre plus  de hauteur et se situer nettement plus dans l’essai et la réflexion. Si le « Je » est bien au coeur du passe-temps, la filiation avec Rutebeuf reste lointaine, michault_caron_taillevent_litterature_poesie_medievale_moyen-age_XVe-siecleau moins de ce point de vue là.

Du côté de la langue, le verbe de Michault Taillevent est un moyen-français déjà proche du nôtre. Peut-être est-ce d’ailleurs cette proximité, ajoutée à la profondeur de son propos et à l’élégance rare de son style, qui nous rend cette poésie si familière.

Bien que cet auteur médiéval fut redécouvert et retranscrit tardivement, il demeure étonnant que ce texte n’ait pas fait encore l’objet de plus d’intérêt (éducatif, culturel, théâtral, etc…). En publier quelques extraits est une façon d’y remédier.

Le Passe-Temps de Michault Caron
(vers 148 à 217)

La dernière fois, nous en étions resté à la strophe suivante :

Jeunesse, ou peu de gouverne a,
Pour ce que de bon cuer l’amoye,
Mon fait et mon sens gouverna
Se fault y a, la coulpe est moye.
Chose n’y vault que je lermoye,
Et ne feisse riens qu’ouvrer
Temps perdu n’est a recouvrer.

Pour remonter le fil de cette poésie, voir les articles suivants :

Jeunesse m’a donc introduit,
Qui conseil & corps a legier* (agile),
A sa plaisance* (plaisir, agrément) et non trop duit* (de duire : instruire),
Pour moy de viellesse alegier* (soulager).
Mais a mon docteur aleguier
Aucune honte peusse auoir:
Trop cuidier* (croire) vient de peu savoir.

Jeunesse, au temps que je la vis,
A sa guise me gouvernoit.
Je n’avoie mie l’advis
Que finer* (finir, mourir) il me convenoit,
Et pareillement, qu’on venoit
A viellesse devant sa mort:
Jeune serf (cerf) paist ou il s’amort.

Je fuz en jeunesse repeu
D’espoir de tousjours vivre en joye,
Doubtant d’estre a l’arriere peu* (var manuscrit veu).
Mais avoir des biens grant mout joye,
Ce propos jamaiz ne changoye,
Banis* (var manuscrit bains) de joye, ains n’en vy si flos
Nouvelle Saint-Jehan, neufz cifflos.

Tout se change & prent nouveau terme.
Assez de son compte on rabat
D’an en an et de terme en terme.
Viellesse, qui es cuers s’embat* (s’insinuer, se fondre),
En l’omme toute joye abat
& change maniere et propos:
Changer ne vault pintes pour pos.(1)

D’esperance diversement,
Puis que de viellesse ay ung rain,
je suis changie diversement,
Lies au premier, triste au derrain* (dernier).
Se je fuz d’or, je suiz d’arain.
Onques ne passay pire pas:
Qui bien change n’empire pas.

Esperance qui doulz lait a
De mon jouvent a ces grans cours
Si me nourry et alaita
Encor aprez assez grans cours
Et me promist aucun secours,
La m’ahoquay*  (de ahochier, accrocher) a ung chardon:
A grant promesse eschars* (parcimonieux, chiche) don.

A court mes ans legier passay,
En mengant mainte souppe grasse.
A espargner riens ne penssay,
Ne me chaloit fors d’estre en grace.
Mais viellesse, qui tout desbrasse* (défaire),
M’a ores prins a pié levé:
A mangier fault qui a lavé.

Je voy bataille, se me semble,
Qui me fait ja le cuer faillir.
Viellesse et povreté ensemble
Me commencent a assaillir.
Je sauroie bien ou saillir,
Au fort se povreté ne fust:
Armé ne craint ne fer ne fust* (bois, bâton).

Se povreté, sans dire rente* (rens te)
Venoit pour moy la teste fendre,
Je n’ay pas ung denier de rente,
Pour moy encontre elle deffendre.
Si la me fault garder, deffendre
Qu’elle ne m’aguette au passage:
Celui qui ne craint n’est pas sage.

De viellesse suiz bien content.
Bien scay qu’il fault viel devenir,
Et aussi scay je bien qu’on tend
Tousjours a sa fin advenir.
Mais ou elle peut avenir.
& ou elle point picque & mort,
Povreté est pire que mort.

(1) Changer ne vault pintes pour pos : pot de Bourgogne et à Paris XVe siècle : 1 pot = 2 pintes

En vous souhaitant une très belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.