Sujet : musique, chanson médiévale, poésie médiévale, vieux français, trouvères d’Arras, rondeau, chansons polyphoniques, amour courtois, loyal amant, rondeau. Période : moyen-âge central, XIIIe siècle Auteur : Adam de la Halle (1235-1285) Titre :Tant con je vivrai Interprètes : TENET Média : concert donné à l’église Saint-Malachie de New-York, en 2015 (extrait)
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous revenons sur les trouvères du nord de la France, et notamment d’Arras, avec le célèbre Adam de la Halle et une de ses chansons d’amour courtois. C’est un rondeau polyphonique à trois voix, comme le poète et artiste médiéval en laissa un certain nombre (dix-sept). Son interprétation nous entraîne du côté des Etats-Unis avec une formation du nom de Tenet, originaire de New York,que nous aurons ainsi l’occasion de vous présenter.
Tan con je vivrai, par l’ensemble TENET
Tenet, de la france médiévale des XIIIe, XIVe, aux Etats-unis du XXIe
Fondé en 2009 par la chanteuse soprano Jolle Greenleaf, l’ensemble New-yorkais TENET couvre une longue période musicale qui, partant du moyen-âge, va jusqu’à la renaissance et la période baroque et s’étend même jusqu’à des œuvres classiques plus récentes. Puisant à la source du répertoire profane ou liturgique, on peut retrouver la formation sur des œuvres variées : Claudio Monteverdi, Michael Praetorius, Guillaume de Machaut, etc…, et nous sommes donc avec elle dans le champ des musiques anciennes (Early Music) au sens large.
En 2015-2016, TENET se proposait de faire une incursion dans la France du moyen-âge et des trouvères, pour explorer « l’avant-garde de la musique médiévale » avec des pièces en provenance des XIIe au XIIIe siècles. C’est dans ce cadre que la formation présentait la belle interprétation du rondeau Tant con je vivraidu trouvère Adam de la Halle. On peut la retrouver sur leur chaîne youtube sur laquelle ils partagent très généreusement nombre de leurs travaux.
A l’occasion de ce programme « Song of trouvères », l’ensemble recevait aussi Robert Mealy, directeur d’orchestre, musicien, violoniste baroque et joueur de vièle et encore professeur dans le domaine des musiques historiques à l’Université de Yale. Fondateur par ailleurs de l’orchestre de musique baroque d’Harvard en 2004, cet artiste très renommé outre-Atlantique a également été primé par un Awards dans le champ de l’enseignement des musiques anciennes.
Du point de vue de l’actualité de TENET, le programme réadapté et rebaptisé « the Sounds of time : medieval music from France » fait toujours partie de la large palette de concerts que ces artistes accomplis proposent au public américain de la région de New-York mais aussi au delà, en Amérique latine et, bien que plus rarement, en Europe.
Léger et court, comme il se doit pour un rondeau, la chanson du jour, bien qu’en vieux français, ne présente pas de difficultés particulières de compréhension. En bon loyal amant, le poète y prend un engagement amoureux envers sa dame et lui fait la promesse de se dédier tout entier à la servir.
Tant con je vivrai N’aimerai Autrui que vous. Ja n’en partirai, Tant con je vivrai. Ains vous servirai Loiaument mis m’i sui tous. Tant con je vivrai N’aimerai Autrui que vous.
En vous souhaitant une belle journée.
Frédéric EFFE.
Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen-Age sous toutes ses formes.
Sujet : musique, poésie, chanson médiévale, amour courtois, trouvère, vieux-français, langue d’oil, fine amor. Période : XIIe, XIIIe, moyen-âge central Titre: Onques maiz nus hom ne chanta Auteur : Blondel de Nesle Interprète : Ensemble Sequentia Album: Trouvères :Höfische Liebeslieder Aus Nordfrankreich (chants d’amour courtois des pays de langue d’Oil) (1987)
Bonjour à tous,
près avoir étudié de près les éléments biographiques en notre possession sur le trouvère Blondel de Nesle, voici donc une de ses chansons. Elle est interprétée par le groupe Sequentia dans un album tout entier dédié au Chansons d’amour courtois des trouvères du nord de France. Nous profiterons de cet article pour faire un large crochet pour vous présenter cette belle formation médiévale, son directeur artistique et le double album dont ce titre est issu.
Concernant la chanson de Blondel de Nesle présentée ici, le thème est clairement inspiré de la lyrique courtoise des troubadours d’oc. Comme nous le disions dans notre article précédent, avec Gace Brûlé et quelques autres trouvères de la même période (Conon de Bethune, le Châtelain de Couci), Blondel de Nesle fait partie de ce mouvement d’artistes du nord de la France qui transposèrent la poésie et le fine amor d’oc en langue d’oil. Comme un certain nombre d’entre eux fréquentèrent la cour de Marie de Champagne, nul doute qu’ils eurent de l’influence sur le petit fils de cette dernière, celui qui allait devenir Thibaut le Chansonnier ou Thibaut de Champagne et qui n’était encore qu’un enfant en ces débuts de XIIIe siècle.
La fine amor en langue d’oil de Blondel de Nesle par L’ensemble séquentia
L’Ensemble Sequentia
Voila encore un bel ensemble spécialisé dans le répertoire médiéval qui s’est formé au sein de la très renommée école suisse Schola Cantorum Basiliensis toute entière dédiée aux musiques anciennes.
Fondé en 1975 par Benjamin Bagby et Barbara Thornton alors étudiants à l’école sus-nommée, Sequentia évolua dans ce cadre, pour se produire pour la première fois professionnellement en 1977. Comme de nombreux ensembles dans le domaine des musiques anciennes, la formation était à géométrie variable. Au fil de son parcours et en fonction des oeuvres abordées, elle a su s’entourer ou s’enrichir de collaborations artistiques externes.
Depuis sa création, il y a plus de quarante ans, l’ensemble a gratifié le monde de la musique ancienne de près de 40 albums dont une dizaine en collaboration avec d’autres formations. Avec un nombre important de récompenses et de prix, il s’est définitivement affirmé comme un des acteurs avec lequel il faut compter quand on s’intéresse de près au répertoire musical du moyen-âge.
Après la disparition prématurée de Barbara Thornton en 1998, Benjamin Bagby s’est retrouvé seul à porter la direction artistique de Sequentia. La formation a ainsi poursuivi son exploration du monde médiéval musical jusqu’à aujourd’hui. Aux dernières nouvelles et dans le courant 2016-2017, elle se produisait toujours sous la forme d’un trio, autour d’un programme dédié aux moines du moyen-âge « chantant des chants profanes et même païens » (« monks singing pagans« , du IXe au XIIe siècle). Du côté des albums et sauf erreur de notre part, le dernier en date est de 2013 mais au vue de l’activité de l’ensemble, il faut s’attendre à en voir sortir de nouveau.
Pour en savoir plus sur Sequentia, le site web très complet est ici. Il est pour l’instant en langue anglaise (sa version française est prévue mais n’est pas encore en ligne). Au delà des informations que vous pourrez y trouver sur l’ensemble médiéval, il est aussi la vitrine des concerts et contributions de son très actif fondateur et directeur artistique Benjamin Bagby dont nous voulons dire un mot de plus ici.
Portrait de Benjamin Bagby, co-fondateur et directeur artistique de Sequentia.
Musicien, harpiste, chanteur baryton et directeur artistique, Benjamin Bagby est un artiste accompli et largement reconnu sur la scène des musiques médiévales et anciennes. Son travail et ses nombreuses contributions dans le domaine ont d’ailleurs été salués par un Rema Early Music Award en 2016.
Enseignement et transmission
Au nombre de ses activités, la transmission par l’enseignement compte au moins autant pour lui que les arts de la scène et le travail de restitution. Il a notamment enseigné longtemps dans le cadre du prestigieux programme sur la pratique des musiques médiévales, proposé par l’Université de Paris Sorbonne. Toujours très actif dans le domaine pédagogique, en 2017 et 2018, il est intervenu et intervient encore dans le cadre de divers ateliers, universités ou institutions en Allemagne, Espagne, Italie, Suisse et aux Etats-Unis, et auprès d’artistes désireux de se spécialiser dans le domaine des musiques et des chants en provenance du moyen-âge.
Ethnomusicologie et passion de la restitution
Sur la partie ethnomusicologie et restitution, on saluera ici l’originalité et la ferveur aussi que peut mettre Benjamin Bagby à explorer des territoires musicaux laissés totalement vierges jusque là. Tout cela bien sûr au moyen d’une étude scrupuleuse et originale des manuscrits. Entre autres exemples, il a été notamment un des rares à avoir proposé, en 2015-2016 et dans le cadre de Sequentia, un programme sur la musique carolingienne des débuts du moyen-âge central et du VIIIe au Xe siècle (« Frankish Phantoms », « Fantômes francs »). Il est également occupé, depuis quelques années, sur un projet autour des « chants ou chansons perdus » (« The Lost Songs Project ») et visant à restituer quelques traditions orales et musicales perdues ou oubliées de l’Europe médiévale : Islande, Irlande, Allemagne, etc…
Dans ce cadre et du point de vue de son actualité personnelle, on notera que depuis quelques temps déjà, il propose sur scène, accompagné de sa seule harpe, un spectacle autour de la légendaire poésie antique Beowulf. Un site web complet a même été dédié à ce spectacle (bagbybeowulf.com) que l’artiste a déjà eu l’occasion de jouer devant les publics les plus variés sur la scène internationale (Etats-Unis, France, Hollande, Russie, …). A suivre de près l’itinéraire de ce grand passionné de musique et de moyen-âge, on comprend mieux la déclaration qu’il fit en 2016, après avoir reçu son Rema Award dans le domaine des musiques anciennes ;
« I want to make voices of the past come to life again. To be recognized for this work is a great honor. »(« Je veux faire revivre les voix du passé. Etre reconnu pour ce travail est un immense honneur ») Benjamin Bagby – Rema Early Music Award 2016
Nul doute qu’il met toute son énergie et son talent à faire de cette volonté une réalité.
Une anthologie des trouvères : chants d’amour courtois des pays de langue d’oïl
L’album auquel nous empruntons la chanson de Blondel de Nesle est issu de la première période de l’Ensemble Sequentia. En réalité, il se présentait dans sa première édition de 1984 sous la forme de trois albums, mais lors de sa réédition en 1987, quelques coupes franches furent faites par rapport à l’édition originale et il fut finalement distribué sous la forme d’un double album.
Comme de nombreuses productions de l’ensemble, il fut distribué par Deustche Harmonia Mundi ce qui explique son titre original allemand : « Trouvères,Höfische Liebeslieder Aus Nordfrankreich », retraduit « Trouvères, chansons d’amour courtois des pays de Langues d’Oil », depuis sa réédition française par Sony Music. Si le titre allemand pouvait de prime abord dérouter, il n’y a dans ce double album que des pièces provenant du répertoire médiéval français de la fin du XIIe à la fin du XIIIe siècle (1175/1300) et toutes les chansons qu’on y trouve sont en langue d’oil, comme le titre « Trouvères » le suggérait clairement.
Il contient 43 titres et alterne pièces vocales – rondeau, ballades, motets, chansons de toile et de trouvères – avec des pièces instrumentales datant de la même période. On y retrouvera des pièces de Blondel de Nesle, mais aussi de Gace Brûlé, Conon de Bethune (une seule pour chacun d’entre eux) et en nombre plus conséquent des chansons de Jeannot de L’Escurel, Adam de la Halle, Petrus de Cruce, et encore de nombreuses pièces demeurées anonymes.
Depuis sa première parution, le succès de cette excellente production de l’Ensemble Sequentia a favorisé plusieurs ré-édition et on le trouve toujours disponible en ligne sous forme CDs et même sous forme dématérialisée. Comme toujours, la mise a disposition du format MP3 offre la liberté de pouvoir acquérir des pièces choisies, mais aussi l’avantage de pouvoir en écouter des extraits. A toutes fins utiles, voici le lien vers les deux formats : Trouvères : Chants D’Amour Courtois Des Pays De Lanque D’Oïl
« Onques maiz nus hom ne chanta »
chanson médiévale de Blondel de Nesle
Nous sommes dans le registre de la Fine amor. Le poète se tient dans l’attente d’un signe de la dame que son coeur a élu. Dans le cas précis, il semble que cette dernière ne soit pas déjà prise mais le sentiment n’est pas pour autant réciproque et le trouvère se tient, languissant et plein d’appréhension, espérant qu’elle lui concède son amour.
Il n’y a de meilleur « fine amant » que lui. Il est plus irrité qu’il ne le montre, mais si elle se refuse à lui ou le rejette (occire), jamais elle ne pourra trouver homme qui l’aime autant que lui, aussi qu’elle ait une plus grande pitié de lui qui se tient là, languissant. Elle n’a jamais aimé personne, il ne l’en aime que plus pour cela, mais il prie Dieu que, si c’est le cas, cet amour lui soit réservé.
Son doux visage rieur le plonge dans la confusion. Il n’ose la regarder tant il craint de ne pouvoir ensuite détacher ses yeux d’elle. Elle est si belle qu’on a d’autres choix que de la servir. Elle a encore tant de qualités qu’on ne pourrait les décrire sans en oublier et il ne peut lui que languir en espérant qu’elle lui prête attention et se souvienne de lui.
Onques maiz nus hom ne chanta En la maniere que je chant, Ne ja maiz nus ne chantera, Pluz ait d’ire, a mains de samblant. Et quant ma dame ocis m’avra, Sachiez de voir – a li m’en vant- Que ja maiz nul n’en trouvera, Qui tant l’aint en tout son vivant. Merci deüst avoir pluz grant De moi, qui ci vois languissant.
Biaus sire dex, s’ele aime ja, Dounez que ce soit moi avant, Quar je sai bien c’onques n’ama, Pour c’en est mes cuers pluz en grant. Mout a envis i aprendra, Je m’en vois bien apercevant, Quant ele encore sentu* (de sentir participe passé) n’a Nus des mauz d’amer donc j’ai tant. Ses clers vis* (doux, clair visage), qu’ele a si rïant, Fait le mien mat, triste et pensant.
Li lons delais d’a li parler Me fait souvent taindre* (rougir) et palir. Quant g’i sui, ne l’os esguarder, Tant en dout mes ex* (yeux) a partir ; Tant i aimment le sejorneir Qu’il ne s’en sevent revenir, Ne je ne les en puis tourner Pour chastoier de mieuz couvrir, Quar ce dont on a grant desir Fait bien mesure tressaillir
Tant ait en li a recordeir* (me rappeler, me souvenir) Biauteit por c’on la doit servir : Se tuit cil ki seivent pairleir Voloient ces taiches* (qualités) gehir* (décrire, rapporter), Ne poroient il resconteir Ke en li deüst riens faillir, Fors tant k’il ne l’en veult membreir* (se rappeller) De son home, ne sovenir ; Ainçois me covandrait languir Tant com li vandrait a plaixir.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.
Sujet : musique, poésie, chanson médiévale, amour courtois, trouvère, oil, biographie, portrait, historiographie, fine amor, fin’ amor, troubadours Période : XIIe, XIIIe, moyen-âge central Auteur : Blondel de Nesle Biographe : Yvan G Lepage Livre : L’œuvre lyrique de Blondel de Nesle
Bonjour à tous,
u point de vue littéraire et artistique, le XIIe et les débuts du XIIIe siècle sont des temps florissants pour l’art des troubadours, mais c’est aussi une période qui voit leur influence s’étendre au delà de leur berceau linguistique, méditerranéen, provençal et languedocien pour atteindre le Nord de la France. Plusieurs cours en Aquitaine et à Poitiers, en Champagne et même en Bretagne favorisent une effervescence créatrice certaine par leur mécénat et leur goût de l’art poétique. Des rencontres entre chanteurs et artistes du sud et âmes poètes du nord s’y sont peut-être même tenues. Du point de vue des échanges culturels, la poésie de certains trouvères se trouve alors largement influencée par l’art, la musique autant que les thèmes et les manières des troubadours.
Une poésie « provincialisante » va ainsi naître dans les formes variées de la langue d’oil et au sein des cours seigneuriales du Nord. Dans cette « école » ou peut-être pourrait-on parler plutôt de mouvement ou d’élan, on trouve le trouvère Gace Brûlé dont nous avons déjà parlé ici et sa grande popularité d’alors. Contemporain de ce dernier, on croise encore des noms comme Pierre de Molins, Conon de Bethune, le Châtelain de Couci et encore Biondel de Nesle qui fait l’objet de cet article. Trouvère loué et populaire en cette fin de XIIe siècle, il entrera même un peu plus tard dans la légende.
Blondel de Nesle, éléments de Biographie
Historiographie quand tu nous tiens
Au delà des poésies ou chansons attribuées par les manuscrits à certains des artistes d’Oc ou d’Oil du moyen-âge central, les débats demeurent bon train et ont été incessants chez les médiévistes, romanistes et historiens, autour du peu d’éléments que nous possédons sur nombre de poètes, troubadours ou trouvères médiévaux. Quand les informations ne sortent pas des sources officielles (archives, chartes et documents administratifs, juridiques ou « factuels ») et qu’elles nous proviennent des chroniqueurs – très souvent postérieurs à ceux dont ils « narrent » les faits ou les exploits – le sens critique et encore le fait qu’ils « arrangent » l’histoire à leurs vues ou à celles de leurs commanditaires quand ils en ont, obligent légitimement les historiens à les considérer avec recul. L’expérience et les recoupements ont, par ailleurs déjà largement prouvé que le genre de la « chronique » ou du « récit » médiéval doivent être plus valablement considérées comme des œuvres littéraires que comme des récits fiables; la vérité est donc souvent entre les deux quand elle n’est pas tout simplement ailleurs. Du reste, même pour ce qui est des manuscrits anciens ou « chansonniers », dans une période ou la notion « d’auteur » ne veut pas dire grand chose et corollaire en partie de cela, où la rigueur des copistes est également en cause, ces dernières sources se retrouvent elles-aussi passées au crible par les chercheurs et demeurent quelquefois sujet à caution au moment d’attester de l’attribution d’une œuvre ou de démêler l’auteur du « corpus » qu’on lui prête.
Concernant le trouvère du jour, la connaissance que nous en avons, n’échappe pas à la règle et reflète un mouvement qui a suivi les avancées méthodologiques de l’Histoire. Dans les siècles précédent le XIXe et même dans une certaine mesure, jusqu’à lui inclus, on voyait, en effet, souvent le moindre texte d’époque pris pratiquement au pied de la lettre, pour finalement, dans le courant de ce même XIXe et plus encore résolument au XXe, revenir à des constats plus mesurés. On peut en retirer quelquefois l’impression moins confortable que plus rien n’est certain mais elle a au moins le mérite d’être largement plus objective et salutaire. Sur la question des poètes et artistes du moyen-âge central, on peut observer ce même phénomène à propos des troubadours et des vidas qui furent écrites près de cent ans après eux. On sait aujourd’hui qu’elles doivent être considérées sans doute plus comme des « paraboles » littéraires que comme des « faits » relatés, Michel Zink nous y a aidé. On pourra pourtant trouver encore de nombreux cas où ces récits sont pris pour argent comptant et même affirmés ou repris sans qu’aucun guillemet ne vienne les nuancer ou les sourcer.
Au XXe et XXIe siècle, l’Histoire sérieuse de son côté, a fait la place à sa grande soeur : l’historiographie et a gagné ainsi largement en recul et en sagesse. Les détours qu’elle prend désormais sont toujours utiles parce qu’ils permettent de déjouer les « certitudes » (qui vont quelquefois jusqu’aux âneries) qui continuent quelquefois de courir alors que les historiens les ont depuis longtemps déconstruites. Pour revenir au sujet de Blondel de Nesle, afin de démêler l’historique du spéculé, l’hypothétique du certain et finalement le vrai du faux, nous faisons appel ici à un grand connaisseur de littérature médiévale et plus précisément du trouvère : le médiéviste canadien Yvan G Lepage (1941-2005). Il avait notamment fait paraître en 1994, un ouvrage autour de « L’œuvre lyrique de Blondel de Nesle » (Paris, Champion, 1994).
Des origines nobles et picardes ?
Beau chevalier, blond ?, musicien, poète, amant d’entre les « fine » amants, « compagnon » ou poète proche de Richard Coeur de Lion s’étant croisé héroïquement à ses côtés et l’ayant peut-être même à demi secouru alors qu’il se tenait prisonnier dans ses geôles autrichiennes, Blondel de Nesle est entré dans la légende sur la foi d’un récit considéré de nos jours comme tout de même plus littéraire qu’historique (Récits d’un ménestrel de Reims 1260). Comme toute légende reprise au fil du temps, il est venu s’y ajouter encore d’autres « faits » qui, s’ils en sont, sont pour la plupart, plus littéraires qu’avérés.
Biondel de Nesle est contemporain de Gace Brûlé et de Conon de Bethune, nous le savons d’après ses poésies puisqu’il les cite tous deux et les traite en « compaignon ». Se sont-ils rencontrés à la cour de Marie de Champagne ou de Geoffroy de Bretagne ? Nous ne le savons pas. Etait-il chevalier, seigneur, noble à tout le moins ? Aucun document ne l’atteste. Certains historiens ont même longtemps pensé qu’il ne devait pas l’être puisque les manuscrits ne lui donnaient pas du « Messire », contrairement à d’autres de ses contemporains.
Le fait qu’il nomme des homologues en poésie avec quelque familiarité semble pourtant suggérer que le trouvère faisait partie d’une certaine noblesse. Pour des raisons d’étiquette et sauf à invoquer une exception à l’intérieur d’une sorte de « confrérie » de poètes, il aurait difficilement pu sans cela les nommer de la sorte. C’est en tout cas l’avis du Médiéviste Holger Petersen Dyggve (Trouvères et protecteurs de trouvères dans les cours seigneuriales de France, 1942). Sur la foi de cette assertion, ce dernier a même établi des rapprochements « possibles » entre « Blondel » qui serait alors un « surnom » et le lignage des seigneurs de Nesle. L’un deux pourrait peut-être se cacher derrière le nom du trouvère : Jehan II ou Jehan I de Nesle ? Le premier, fidèle de Philippe-Auguste, participa à la bataille de Bouvines et se croisa pour la quatrième croisade. Le deuxième, Jehan 1er prit la croix lui aussi (troisième croisade) mais aux côtés de Richard de Lion auquel il était attaché. Pour des raisons de datation et en songeant aux légendes qui firent plus tard d’un certain Blondel un fidèle du roi d’Angleterre, ilpourrait donc s’agir de notre poète, selon Yvan G Lepage, même si rien n’est certain. Hors de cette hypothèse, le mystère demeure donc autour des origines du trouvère, mais en songeant à l’opposition farouche qui se noua entre Philippe-Auguste et Richard Coeur de Lion, il semble toutefois raisonnable d’écarter l’hypothèse qu’il ait pu s’agir de Jehan II de Nesle.
Naissance d’une légende
On mesure d’autant plus la différence entre notre approche moderne de la notion d’auteur et notre foisonnement documentaire actuel quand on sait que la notoriété de Blondel de Nesle ne faisait pas de doute en son temps. On lui prête en effet les plus belles qualités : artistiques, esthétiques. Adepte authentique de la fine amor (fin’amor), certains auteurs en feront même l’égal du légendaire Tristan dans cette matière. La dizaine de manuscrits dans lesquels on retrouve ses chansons est encore là pour témoigner de sa popularité et son art poétique passera même les frontières de la France pour être imité jusqu’en Allemagne. Il en fallait peu pour que notre trouvère entre bientôt dans la légende. En 1260, l’ouvrage anonyme d’un ménestrel de Reims se chargea, sur cette question, de lui donner un sérieux coup de pouce.
De belle écriture, l’ouvrage, écrit plus d’un demi-siècle après les faits, se situe entre la chronique et le récit inventé ou remanié, allant même, par endroits, jusqu’au fantasque. Les exploits respectifs de Richard Cœur de Lion et de Philippe-Auguste durant la croisade y sont notamment et largement revisités à l’avantage de la couronne française. Quoiqu’il en soit, suite à l’emprisonnement de Richard en Autriche, un certain ménestrel, « né devers Artois » et dénommé « Blondiaus« se serait mis à la recherche de l’infortuné. L’ayant retrouvé grâce à une chanson connue d’eux-seuls et qu’ils avaient tous deux composée, le trouvère se serait alors empressé d’aller alerter les gens d’Angleterre de la captivité de leur roi. La légende était née et allait perdurer et même connaître quelques ajouts dans les courants des siècles suivants.
Ce Blondiaus pouvait-il être le trouvère ? S’il était Jehan Ier il avait pu en effet participer à la croisade, être peut-être proche de Richard Coeur de Lion et si, en plus, on le désignait là comme ménestrel, il pouvait s’agir du même homme que Blondel de Nesle ? Au gré des auteurs, la légende fusionna pour en faire une seule et même personne ou s’en dissocia pour prendre son autonomie littéraire, laissant libre cours aux imaginations : beau chevalier, parfait fine amant, fidèle et loyal ménestrel et sujet du non moins légendaire Roi anglais, duc de Normandie et d’Aquitaine, et comte de Poitiers.
De Picardie où Holger Petersen Dyggve le fera naître quelques siècles plus tard sous la foi de ses conclusions, avant lui, on fera même naître le trouvère en Normandie et s’appeler Jehan Blondel (Chronique de Flandre, XIVe siècle). Origine différente donc sous l’influence lointaine des Récits de Reims et de la proximité deRichard Cœur de Lion ?, mais rapprochement troublant toutefois sur le prénom « Jehan » ( même s’il est commun à l’époque) avec le Jehan Ierde Nesle mentionné plus haut.
Mais alors quoi ?
Pour conclure sur tous ces éléments, les médiévistes tendent à se ranger préférablement sur la théorie de Holger Petersen Dyggve à propos des origines picardes du trouvère. C’est en tout cas ce que fait avec quelques réserves prudentes, Yvan G Lepage, le dernier biographe en date de Blondel de Nesle, même s’il s’incline plutôt à penser que le poète médiéval et Jehan 1er de Nesle, croisé lui-même aux côtés de Richard coeur de Lion (plutôt que Jehan II), ont peut-être pu être un seul et même homme. Cela expliquerait en tout cas le fond des « légendes » attribuées au trouvère et pourrait à peu près mettre ensemble les pièces du puzzle.
Au passage, du XVIIIe au XXe, entre légendes et créations littéraires, on continuera de trouver sur le compte de Blondel les assertions les plus fantaisistes, y compris dans des ouvrages de vulgarisation (au mauvais sens du terme puisque erronée…). Si vous voulez en avoir le détail, nous vous invitons à consulter directement l’excellent article et les contributions du médiéviste indiquées en pied d’article. Redisons-le, ce grand détour que nous lui devons entièrement, vaut sans doute autant par sa déconstruction que pour ses affirmations, mais avoir une vision claire de ce que nous ne savons pas mérite quelquefois qu’on l’examine de près et peut s’avérer utile au moment de faire la différence entre une production littéraire et le moyen-âge factuel, ou même pire entre une information « vulgarisée » et une information erronée.
L’œuvre de Blondel de Nesle
Inspirée des troubadours d’Oc, l’œuvre de Blondel de Nesle est tout entière dédiée à la lyrique courtoise. Les pièces vont de vingt-trois (certaines) à un peu plus d’une trentaine suivant les critères retenus par les auteurs.
On les trouve, nous le disions plus haut dans un nombre « important » de manuscrits. Nous aurons l’occasion d’y revenir dans de futurs articles, ainsi que de publier et commenter pour vous des chansons et poésies de cet auteur.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.
Sources
Blondel De Nesle. L’oeuvre lyrique (1994) deYvan G. Lepage
Sujet : poésie médiévale, fable médiévale, langue d’Oil, vieux français, anglo-normand, auteur médiéval, ysopets, poète médiéval, convoitise Période : XIIe siècle, moyen-âge central. Titre : Dou lièvre et dou Cers Auteur : Marie de France (1160-1210) Ouvrage : Poésies de Marie de France Tome Second, par B de Roquefort, 1820
Bonjour à tous,
our aujourd’hui, voici une nouvelle fable médiévale de Marie de France. auteur et poétesse anglo-normande de la fin du XIIe siècle. A l’image du cheval qui « louchait » sur l’herbe du pré voisin, c’est encore la convoitise qui est, ici, montrée du doigt et la morale élargit même à la cupidité et à l’avidité.
Le lièvre et le cerf
Voyant la belle ramure d’un cerf, un lièvre se prit à rêver d’en posséder une semblable. Ayant étudié son sujet et vu que nul n’était doté, par Mère nature, de tels bois, il alla voir la destinée, pour lui demander quelques comptes et obtenir, à son tour, qu’on lui offre ces beaux atours. La déesse ayant rétorqué qu’il ne saurait, s’il en avait, en faire usage ni les porter, l’animal se montra têtu, et par force persévérance, vit son souhait exhaussé, au sortir de l’entrevue. Las!, il découvrit, un peu tard, qu’il ne pouvait lever le chef, ni même aller par les chemins, tant la ramure était pesante : « car il avait plus qu’il devait et qu’il convenait à sa grandeur« . Moralité ?
« Par cet exemple on veut montrer Que l’homme riche et l’homme avide* Veulent toujours trop convoiter Et s’ils se voient exhausser; Ils prennent tant pour leur usage Que leur honneur en prend dommage. »
* « aver » à le double sens d’avare et d’avide
Dou lièvre et dou Cers
Uns lièvres vit un Cerf ester Ses cornes se prist à esgarder, Mult li senla bele sa teste; Plus se tint vix que nul beste, Quand autresi n’esteit cornuz, E qu’il esteit si poi créuz. A la Divesse ala paller, Si li cumnece à demander Pur-coi ne l’ot si huneré, E de cornes si aturné Cume li Cers k’il ot véu. La Destinée a respundu : Tais toi, fet-ele, lai ester, Tu nès purreies guverner; Si ferai bien, il li respunt. Dunt eut cornes el chief à-munt Mais nés pooit mie porter, Ne ne pooit à tot aler; Qar plus aveit q’il ne déust E qu’à sa grandur n’estéut.
Moralité
Par cest essample woel mustrer Que li rique hume et li aver Vuelent tuz-jurs trop cuvietier, E si vuelent eshaucier; Tant emprennent par lor ustraige Que lor honur turne à damaige.
n ne peut manquer de se souvenir ici de la fable du cerf d’Esope, reprise par Jean De La Fontaine. L’animal se mirant dans l’eau, lamentait la disproportion de ses jambes et tirait gloire de ses bois, pour se voir finalement condamner par eux.
«Quelle proportion de mes pieds à ma tête? Disait-il en voyant leur ombre avec douleur : Des taillis les plus hauts mon front atteint le faîte; Mes pieds ne me font point d’honneur.» Le cerf se mirant dans l’eau,Jean de la Fontaine (1621 – 1695)
Dans notre fable médiévale du jour, ce n’est, cette fois, pas lui qui en sera la victime mais leur beauté excitera la convoitise d’un ambitieux lièvre qui finira par en faire les frais. On croise de très près le thème de la grenouille qui voulait se faire aussi grosse que le boeuf.
Convoitise, cupidité, avidité conduisent à l’impasse et même au déshonneur et ces travers viennent encore, dans la morale de cette fable, s’inscrire en miroir du manque de charité.
Quant aux ramures du cerf, sont-elles tout à la fois ici symbole de beauté, de prestige ou de pouvoir ? Remis en perspective sociologiquement, on peut se demander si, à travers la symbolique de ce glorieux « chef », un certain cloisonnement social n’est pas également suggéré entre les lignes, un peu comme c’était le cas entre la fable de la puce et du chameau. La destinée (fortune encore elle ?) a donné à chacun une place « avec raison » et il convient de savoir l’occuper. S’il n’est même pas ici question de dépréciation « à chacun sa grandeur« , une chose demeure certaine, avoirs et pouvoir ne sont pas synonymes, encore moins quand l’avidité s’en mêle.
En vous souhaitant une belle journée.
Frédéric EFFE
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