Archives par mot-clé : vieux français

Le renard et le corbeau, une fable d’Esope à la façon médiévale d’Eustache Deschamps

poesie_fable_litterature_monde_medieval_moyen-ageSujet : poésie médiévale,  satirique, morale, fables, métaphores animalières, Isopets, Ysopet, littérature médiévale, ballade, moyen-français
Période : moyen-âge tardif, XIVe siècle.
Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406)
Titre : « Le renard et le corbeau »
Ouvrage :  Poésies morales et historiques d’Eustache Deschamps, Georges Adrien Crapelet (1832)

Bonjour à tous,

O_lettrine_moyen_age_passionn le sait, en plus de ses centaines de ballades ou poésies, on doit à Eustache Deschamps quelques jolies fables. Nous avions déjà publié celle du chat et des souris et, aujourd’hui, nous partageons ici sa version du Renard et du Corbeau (ou l’inverse) que nous connaissons presque tous sous la plume de Jean de La Fontaine, pour l’avoir apprise sur les bancs de l’école.

eustache_deschamps_poesie_fable_medievale_litterature_moyen-age_renard_corbeau

De Marie de France à Eustache Deschamps, pour aller jusque La Fontaine justement et pour ne citer qu’eux, il serait bien présomptueux de prétendre faire des échelles entre tous les auteurs qui se sont attaqués au genre de la fable depuis le célèbre   Esope : autres temps, autres langues, autres mondes. La proximité du francais du XVIIe siècle avec le nôtre (ou ce qui en demeure), autant que le talent stylistique de La Fontaine en ont fait invariablement l’un de ceux que l’on étudie le plus. Pourtant, qui aime les langues à travers le temps ne pourra que se laisser séduire par cette version médiévale du Corbeau et du Renard, autant que par la musicalité et les charmes du moyen-français du XIVe siècle, sous la plume d’Eustache Deschamps ; si cette dernière ne l’est pas toujours, elle se fait ici légère avec son très laconique et enlevé « On se déçoit par légièrement croire » qui vient scander cette fable, en manière de ballade. Pour peu, on aurait presque envie que Fabrice Luchini sorte un peu de sa fascination du XVIIe de La Fontaine et de Molière aux auteurs contemporains pour s’y essayer, en s’aventurant un peu sur des terres plus médiévales.

eustrache_deschamps_fable_poesie_medievale_auteur_moyen-age_tardifPour le reste, comme dans la reprise de la même fable, quelques siècles avant maître Deschamps  par  Marie de France, la viande qu’avait mis Esope dans le bec de son Corbeau s’est définitivement changée ici en fromage, mais le fond reste le même : perfidie et intérêts à peine voilés des flatteurs et des beaux parleurs, crédulité et naïveté des flattés, aveuglés par leur si beau reflet dans un si beau miroir et qui en redemandent. Vérités inchangées, Les métaphores animalières d’Esope ont  été taillées, indubitablement, pour traverser les âges. Bien sûr, chez Eustache Deschamps, les travers de la cour ne sont jamais loin et la vie curiale se niche encore entre les lignes de cette fable, même si l’on s’en voudrait de l’y restreindre.

Avant de lui céder la place, nous ne résistons pas au plaisir de citer, dans le verbe, la morale que faisait deux siècles avant lui, de cette même fable, la poétesse médiévale Marie de France (11601210) :

« Cis example est des orgueillox
Ki de grant pris sunt desirrox
Par lusenger  è par mentir
Les puet-um bien a gré servir.
Le Jur despendent follement
Pour fause loange de la gent »
« Ainsi est-il des orgueilleux
Qui de gloire sont désireux
Par tromperie et par mentir
On peut, à bon gré, les servir
Et ils dépensent follement
Pour les fausses louanges des gens. »

Corbel qui prist un Fromaisges ou
Dou Corbel è d’un Werpilz – Marie de France 

« On se déçoit par légièrement croire »
La fable du Renard et du Corbeau

Renart jadis que grant faim destraignoit
Pour proie avoir chaçoit par le boscage ;
Tant qu’en tracent, dessur un arbre voit
Un grant corbaut qui tenoit un frommage.
Lors dist renars par doulz et humble langaige
Beaus thiesselin (1), c’est chose clere et voire,
Que mieulx chantes qu’oisel du bois ramage :
On se déçoit par légièrement croire (2).

Car li corbauls le barat* (ruse) n’apperçoit,
Mais voult chanter; po fist de vasselage*(prouesse) ;
Tant qu’en chantant sa proye jus chéoit.
Renart la prist et mist à son usaige ;
Lors apperçut le corbaut son dommaige :
Sanz recouvrer perdit par vaine gloire.
A ce mirer se doivent foul et saige :
On se déçoit par légièrement croire.

Pluseurs gens sont en ce monde orendroit* (désormais),
Qui parlent bel pour quérir adventaige ;
Mais cil est foulz qui son fait ne congnoit,
Et qui ne faint à telz gens son couraige.
Gay* (geai) contre gay doivent estre en usaige ;
Souviengne-vous de la corneille noire
De qui renars conquist le pasturage :
On se déçoit par légièrement croire.

1) Thiesselin : nom donné au corbeau dans le Roman de Renard
(2) Légièrement : facilement. “On se fourvoie à être trop crédule”

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes

« Chanson ferai », une chanson d’amour courtois de Thibaut de Champagne

thibaut_le_chansonnier_troubadour_trouvere_roi_de_navarre_comte_de_champagneSujet : chanson médiévale, poésie, amour courtois, roi troubadour, roi poète, lyrisme courtois, trouvères.
Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle
Auteur : Thibaut IV de Champagne (1201-1253), Thibaut 1er de Navarre
Titre : « chanson ferai »
Interprètes : Diabolus in Musica
Album :  La Doce Acordance: chansons de trouvères (2005).

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionujourd’hui, nous revenons au lyrisme courtois en langue d’oil et à la poésie des trouvères des XIIe et XIIIe siècles, avec une chanson du roi de Navarre et comte de Champagne Thibaut le chansonnier.

Au vue du nombre de chansons que le roi poète nous a laissé sur le thème de l’Amour courtois, il aimait à l’évidence  s’y exercer, comme nombre d’artistes de son temps : la dame est belle, il en est épris et il en souffre. Douleur, affres du doute, elle tient son pauvre coeur « en sa prison » et à sa merci.

Même s’il n’est ni le premier ni le dernier puissant à s’y adonner, avec lui, l’exercice poétique de l’amour courtois peut d’autant plus surprendre que c’est un grand seigneur et même un prétendant au trône et un roi. Il régna plus de cinquante ans, fit les croisades, fut un grand vassal de la couronne, et pourtant, dans sa poésie, nous le retrouvons tout de même très souvent « à nu » et en but à ses « dolentes » passions. Signe du temps, l’Amour élève quand il est courtois. Faut-il donc que Thibaut souffre tant et que la(les) dame(s) qu’il convoite ne cède(nt) pas pour qu’il en ressorte d’autant plus chevaleresque ? N’est-ce là qu’un exercice thibaut_thibault_champagne_navarre_poesie_chanson_medievale_amour_courtois_trouvere_moyen-age_central_XIIIede style auquel il se prête, comme tant d’autres poètes d’alors ? C’est encore possible bien que sa poésie courtoise ne soit pas dénuée de grands accents de sincérité.

Thibaut de Champagne, roi de Navarre, enluminure du XIIIe siècle, manuscrit Français 12615, Bnf, départements des manuscrits

Par le passé, certains historiens ou chroniqueurs lui ont prêté d’avoir choisi l’illustre  Blanche de Castille, épouse de Louis VIII et mère de Saint-Louis, comme témoin et objet de son ardeur poétique. Au vue de son statut et pour que l’amour courtois fonctionne, il lui fallait trouver une dame d’un rang supérieur à lui. De ce point de vue là au moins, choisir la reine de France se serait avéré fonctionnel et puis ne dit-il pas ici :  « la grant biautez (…) Qui seur toutes est la plus desirree » ?  Troublant ? ou pas…

Dans sa vie maritale et sentimentale réelle, on le trouvera, au moins dans les faits, lié et même marié à d’autres dames. De fait, l’affaire de cette passion qu’on prêta à Thibaut de Champagne pour la reine Blanche alla si loin que certains le calomnièrent même injustement, à la mort de Louis VIII, en l’accusant d’avoir empoisonné le roi par passion et par amour pour la reine. (voir l’ouvrage Chanson de Thibault IV, comte de champagne  et de Brie, roi de Navarre, et l’introduction de Prosper Tarbé, 1851).  Quoiqu’il en soit, tout cela ne s’appuyant sur rien de bien concret, on l’a depuis laissé au rang des manipulations politiques ou des conclusions hâtives et sans doute un peu trop « romantiques ». Et si les poésies de Thibaut avaient un véritable objet et si même sa souffrance était peut-être sincère, il est bien difficile d’établir avec certitude quelle(s) dame(s) la lui inspira(rèrent).

« Chanson ferai » par l’ensemble médiéval Diabolus in Musica

« La Doce Acordance »  Diabolus in Musica
et les trouvères des XIIe et XIIIe siècles

Nous vous avions déjà présenté cet ensemble médiéval à l’occasion d’un article précédent. Il nous gratifiait alors d’un album autour du compositeur du XVe siècle Guillaume Dufay. L’oeuvre que nous présentons d’eux aujourd’hui est en réalité antérieure et date du tout début de l’année 2005. Elle  emprunte au répertoire plus ancien du Moyen Âge et avec l’album  intitulé « La Doce Acordance« , la formation Diabolus in Musica se donnait pour objectif de revisiter des chansons et poésies des trouvères des XIIe et XIIIe siècles.chanson_poesie_musique_medievale_trouveres_diabolus_in_musica_album_doce_acordance_XIIe_XIIIe_siècle_moyen-age_central

Salué par le Monde le la Musique, ce bel album s’est vu attribuer, peu après sa sortie, 4 étoiles et 5 Diapasons d’or. Il présente dix-sept pièces, certaines de Thibaut de Champagne, d’autres du Châtelain de Coucy ou de Conon de Béthune, entre autres trouvères célèbres, et même certains textes de Chrétien de Troyes.  On le trouve encore à la vente en CD, mais il est aussi disponible en version digitalisée et MP3. Voici un lien utile pour l’acquérir sous une forme ou une autre, si le coeur vous en dit : La Doce Acordance; Chansons de trouvères.

Les paroles de la chanson
de Thibaut de Champagne

Concernant la chanson du jour, nous le disions plus haut, c’est une jolie pièce d’amour courtois. Comme dans bien des textes issus de cette poésie, le fond est toujours à peu près le même. Le désir du prétendant reste inassouvi, il ne trouve pas à se poser sur son objet et tout cela donne naissance à un mélange de louanges, d’exaltation et de souffrance. Il faut qu’il en soit ainsi, du reste, puisque s’il se posait sur son objet et se consumait dans l’acte, il n’y aurait pas lieu de brûler du parchemin et, en tout cas, pas de cette manière.

manuscrit_ancien_thibaut_de_champagne_enluminure_poesie_chanson_medievale_amour_courtois_moyen-age_XIIIeDelectatio Morosa, l’amant de l’amour courtois est attaché à ses propres « maux », venus, la plupart du temps, de l’attente, de la distance, quand ce n’est pas du silence, de l’indifférence ou pire, de la trop grande sagesse de la dame déjà souvent engagée par ailleurs et qui se refuse. L’aime-t-elle ou l’aimera-t-elle ? Il espère la délivrance de ses (doux) maux dans l’après, ce moment où il verra peut-être enfin sa patience récompensée. Il en jubilerait presque d’avance, jusque dans ce désespoir qui exacerbe son sentiment amoureux, autant qu’il redoute que ce moment n’arrive pas et que la porte demeure à jamais fermée.

Chançon ferai, que talenz* (envie, désir) m’en est pris,
De la meilleur qui soit en tout le mont.
De la meilleur? Je cuit que j’ai mespris.
S’ele fust teus, se Deus joie me dont,
De moi li fust aucune pitié prise,
Qui sui touz siens et sui a sa devise.
Pitiez de cuer, Deus! que ne s’est assise
En sa biauté ? Dame, qui merci proi*(à qui je demande merci), 
Je sent les maus d’amer por vos.
Sentez les vos por moi ?

Douce dame, sanz amor fui jadis,
Quant je choisi vostre gente façon ;
Et quant je vi vostre tres biau cler vis ,
Si me raprist mes cuers autre reson :
De vos amer me semont et justise,
A vos en est a vostre conmandise.
Li cors remaint, qui sent felon juïse*, (jugement)
Se n’en avez merci de vostre gré.
Li douz mal dont j’atent joie
M’ont si grevé
Morz sui, s’ele m’i delaie.

Mult a Amors grant force et grant pouoir,
Qui sanz reson fet choisir a son gré.
Sanz reson ? Deus ! je ne di pas savoir,
Car a mes euz* (yeux) en set mes cuers bon gré,
Qui choisirent si tres bele senblance,
Dont jamès jor ne ferai desevrance*, ( je ne me séparerai)
Ainz sousfrirai por li grief penitance,
Tant que pitiez et merciz l’en prendra.
Diré vos qui mon cuer enblé m’a ?
Li douz ris et li bel oeil qu’ele a.

Douce dame, s’il vos plesoit un soir,
M’avrïez vos plus de joie doné
C’onques Tristans, qui en fist son pouoir,
N’en pout avoir nul jor de son aé; (*âge, vie)
La moie joie est tornee a pesance.
Hé, cors sanz cuer! de vos fet grant venjance
Cele qui m’a navré sanz defiance,
Et ne por quant je ne la lerai ja.
L’en doit bien bele dame amer
Et s’amor garder, qui l’a.

Dame, por vos vueil aler foloiant,
Que je en aim mes maus et ma dolor,
Qu’après les maus la grant joie en atent
Que je avrai, se Deu plest, a brief jor*. (si à Dieu plait, un jour prochain)
Amors, merci! ne soiez oublïee!
S’or me failliez, c’iert traïson doublee,
Que mes granz maus por vos si fort m’agree.
Ne me metez longuement en oubli!
Se la bele n’a de moi merci,
Je ne vivrai mie longuement ensi.

La grant biautez qui m’esprent et agree,
Qui seur toutes est la plus desirree,
M’a si lacié mon cuer en sa prison.
Deus! je ne pens s’a li non.
A moi que ne pense ele donc ?

En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes

La Bible satirique de Guiot de Provins : des princes, de Rome et du clergé (1)

black_monkSujet : poésie médiévale, satirique,  morale, sociale, réaliste biographie, portrait, trouvère, moine, moyen-âge chrétien, satire religieuse.
Période : moyen-âge central, XIIe, XIIIe siècle
Auteur : Guiot de Provins (Provens) (1150 – 12..)
Manuscrit ancien : MS français 25405 bnf
Ouvrage : Les Oeuvres de Guiot de Provins, poète lyrique et satirique, John Orr (1915)

deco_frise

Du siècle puant et orible
m’estuet commencier une bible,
por poindre, et por argoilloneir*(*aiguillonner),
et por grant exemple doner.
Se n’iert pas bible losangiere* (*enjoleuse, trompeuse)
mais fine et voire* (vraie) et droituriere.

Mireors iere* a toutes gens (*qu’elle soit un modèle)
ceste bible : ors ne argens
de nus esloignier ne la puet,
que de Deu et de raison muet
ce que je vuel mostrer et dire.
Et sens feloignie et sens ire
vodrai molt lou siècle reprendre,
et assallir, et raison rendre,
et dis et exemples mostrer

ou tuit sil se doient mirer
qui pacience et créance ont.
Et toutes les ordres qui sont
se poront mirer es biau dis
et es biaus mos que j’ai escris :
se mirent sil qui bien entendent
et li saige molt s’i amandent !

Guiot de Provins – La Bible

deco_frise

Bonjour à tous,

S_lettrine_moyen_age_passionuite à l’article sur le trouvère et moine Guiot de Provins, nous donnons aujourd’hui ici quelques extraits de sa bible satirique du début du XIIIe siècle.  Bible pourquoi ? Non pas pour la moquer, il ne s’agit pas d’une satire de la bible, mais bien, pour le poète, de dresser le portrait de son temps et d’en faire le relevé critique. Et ce siècle « puant et horrible » comme il l’annonce dans ses premières lignes, il l’examine à la lumière de la bible et des lois chrétiennes justement et c’est aussi une bible parce que l’ouvrage se veut un guide moral et chrétien édifiant, sans complaisance mais encore « sans colère et sans félonie ».

« En la bible covient a dire
parolles dures et cuissans
et qui plairont a mainte gens,
mais ja mençonge n’i iert dite,
que j’ai si la matière escrite
dedens mon cuer et la vertei.
Ne me serait ja reprovei
qu’en la bible mente ne faille;
sens cuidier et sens devinaille
je dirai raison tout de bout,
et droite veritei per tout. »

Il prendra encore des précautions en disant ne pas citer de noms et faire sa bible sans haine et sans blâmer personne en particulier, en demandant que nul ne se sente viser ou blâmer au risque de montrer sa folie.

Avant de poursuivre, je précise ici me baser sur les extraits de l’oeuvre de Guiot de Provins, présent dans l’ouvrage de John Orr (opus cité), en prenant le texte au pied de la lettre de l’universitaire anglais et sans entrer dans les débats d’experts sur les manuscrits et les variations de l’un à l’autre.

De la folie du siècle

Dès l’introduction de sa bible, Guiot de Provins va puiser dans l’antiquité les sources de la sagesse pour mieux passer au crible son temps. On a perdu le contact avec les classiques, on a oublié les philosophes et les sages de l’antiquité. Bref, le siècle est devenu fou ou plutôt il est « retourné en enfance » et les premiers signes de cet anéantissement et de ce recul, peuvent être lu du côté des seigneurs, mais surtout des princes :

« Mais tout est torneiz a anfance
li siècles et anoiantis.
Des princes sui plus abahis,
qu’il ne conoissent ne entendent.
Sil n’empirent ne sil n’amandent :
empirieir ne poroient il,
et comment amanderont sil
qui ne puent estre poiour ?
Il n’ont ne doute ne paour
de Deu, ne dou siècle vergoigne. »

Des princes, des vassaux et de l’usure

P_lettrine_moyen_age_passion copialus de faste et plus de joie dans les cours des seigneurs. Nombre d’entre eux ne sont plus, mais une certaine féodalité est aussi en recul et il s’en plaint.

Guiot fait alors la très longue liste de ceux qu’il est supposé avoir servi, qui l’ont reçu dans leurs cours dignement et lui ont donné de quoi vivre et parmi lesquels il contait des amis, disparus depuis.

« La mort nos coite et esperonne ;
trop m’ait tolut* de mes amis. (*enlevé)
….
Tuit li vallant me sont emblei* : (enlevé, dérobé)
molt voi lou siècle nice* et fol. » (ignorant, sot, niais)

 Les grands vassaux n’ont plus la confiance des princes félons, durs et vilains qui sont ici les premiers en cause. En arrière plan, c’est aussi un monde seigneurial en déséquilibre et ses vassaux appauvris mais encore dépossédés ou amoindris par les couronnes, dont il nous fait le portrait. Le siècle est à Philippe Auguste.

deco_frise

« Les boins vavessours* voi je mors : (*vassaux)
les grans orguels et les grans tors
lor fait on et les grans outraiges.
Ja en ont trop cruels damaiges,
qu’il estoient herbegeor* (*hospitaliers)
et libéral et doneor,
et li prince lor redonoient
Les biaus dons, et les honoraient

or lor tôt on ains c’on lor dogne,
on les escorche on les reoigne.
Sil prince nos ont fait la figue ;
en herpe en vïele et en gigue
en devrait on rire et chanteir;
om nés doit covrir ne seler,
trop nos ont lou siècle honi.

Des barons et des chastelains
cuit je moût bien estre certains
que des vallans en i avroit ;
mais li prince sont si destroit*, (*sévères)
et dur, et vilain, et fellon
por ceu se doutent li baron.
De teius i ait qui prou seroient*, (*il pourrait y en avoir de très preux)
mais nostre prince ne vorroient
que nus feïst honor ne bien. »

deco_frise

Arthur (de Bretagne), Alexandre et même Frédéric 1er, ne cherchez plus les grands seigneurs d’antan, superbes et généreux :

« Que sont li prince devenu ?
Deus ! que vi je, et que voi gié !
Moût mallement somes changié :
li siècles fu ja biaus et grans
or est de garçons et d’enfans. »

Les princes s’amenuisent jusqu’à « rapetisser ». Ils ne veulent plus qu’amasser sans rien dépenser. ils deviennent usuriers et n’utilisent plus leur argent pour faire le bien. Plus ils ont et plus ils convoitent.

Guiot nous brosse le portrait d’un recul à la fois économique et moral. C’est peut-être le trouvère déçu qui parle ici, la perte de son pain et la nostalgie d’un monde qui n’est plus, de ses joies et de ses fastes, mais c’est aussi et sans doute, déjà le moine qu’il est devenu et qui déplore à travers tout cela le manque de charité chrétienne.

Du clergé et de Rome

A_lettrine_moyen_age_passionprès les princes, ce sera au tour du clergé et au personnel de l’épiscopat romain d’en prendre pour son grade et à tous les étages. Dés le début de cette partie, Guiot de Provins, annonce clairement son « ambitieux » plan de « travail : qu’on ne s’inquiète pas, il y en aura pour tout le monde.

deco_frise

« Sor les romans vodrons parleir,
ja de ce ne me quier saler :
sor les plus haus comencerai
et des autres hontes dirai.
De cui ? per foi ! des archesvesques,
et des ligals* (*légats) et des evesques.
Des clers dirai et des chanoines,
et des abbeis et des nors moinnes.

De Citeaus redirai je mont
et de Chartresce* (*Chartreux) et de Grant mont (*Grandmont);
après, de ceaus de Prei mostrei* (*ceux de l’ordre de Premoustré)
comment il se resont provei ;
et des noirs chanoines rigleiz,
de ceaus redirons nos asseiz.

Et dou Temple et de l’Opitaul
redirons nos, et bien et mal ;
et des convers de Saint Antoinne
parlerons, certes, jusque a none :
n’ait gent qui tant saichent de guille*, (*ruse, fraude)
bien lou voit on en mainte vile.

Et des nonains et des converses
oreiz con elles sont diverses.
Des faus devins i parlerons
qui amonestent, et dirons
des logistres; ce n’est pas biens
que j’obli les fisicïens.
Li siècles per trestout enpire. »

deco_frise

Convoitise, mauvaise vie, pas de foi, pas de religion. Le pauvre pape, à qui l’on fait porter une couronne de plume de paon, n’y voit goutte, abusé par ses mauvais conseillers.

« mais sil li ont les euls creveiz
qui les autres ont avugleiz. »

Rome, le foyer de la malice et de la déchéance est en cause. Aprés tout, nous dit-il c’est sur cette même terre que Romulus avait occis son frère et qu’on tua aussi Jules César.

« Des Romains n’est il pas mervoille* (*il ne faut pas s’étonner)
s’il sont faus et malicious; »

Au passage et toujours à se fier à ses écrits puisque nous n’avons que cela de lui, il semble que Guiot de Provins passa un temps notable en Languedoc et en Provence et reçut notamment des enseignements à Arles. Même s’il est vraisemblablement déjà à Cluny quand il rédige ses lignes, en voyant cette diatribe contre l’église romaine, on ne peut s’empêcher de rapprocher cela avec les remarques de certains historiens qui virent aussi dans les croisades albigeoises un moyen additionnel pour Rome de remettre au pli les églises de Provence qui demeuraient inféodées et un peu trop indépendante en esprit. En réalité, nous en sommes pratiquement aux portes, à dix ans près, du côté chronologique.

S’il serait tout de même enlevé d’affirmer que c’est aussi une certaine Provence qui parle par la bouche de Guiot, a travers la violence, mais aussi la liberté de ses propos, on mesure tout de même bien la distance immense de cette France monastique là à l’église romaine. A titre d’anecdote mais qui tombe tout de même à point pour servir ce propos, durant la croisade albigeoise, on retrouvera chez un « hérétique » du nom de Bernard Baragnon, à Toulouse, un exemplaire de la Bible de Guiot et le tribunal inquisitorial jugera suffisamment pertinent d’en faire mention dans ses procès verbaux et lors de son instruction (voir Charles Victor Langlois,  La vie en France au moyen  âge : de la fin du XIIe au milieu  du XIVe, d’après des moralistes du temps,  page 92).

Sur Rome encore :

Rome nos assote* (*suce) et transglout* (*engloutit),
Rome trait et destruit tout,
Rome c’est les doiz de malice
dont sordent tuit li malvais vice.
C’est uns viviers plains de vermine.
Contre l’escriture devine
et contre Deu sont tuit lor fait.

On le voit, les mots de Guiot sont durs et sans appel. Le poison vient de Rome. Convoitise, simonie, mauvaise vie,… On « vend Dieu et sa mère », l’argent disparaît dans le clergé romain tel en un gouffre, et le moine dénoncera encore le fait que ses richesses ne reviennent jamais en aide concrète ou en infrastructure: « ni chaussés, hôpitaux, ni ponts ». La critique ici devient de religieuse politique et sociale. Difficile de dissocier les trois aspects, dans un moyen-âge chrétien où le clergé est une force et un pouvoir économique et politique bien réel.

deco_frise

Quant li peire ocist ses enfans
grant pechié fait. Ha Rome, Rome,
encor orcirrais tu maint home :
vos nos ocïez chescun jor,
crestïentei ait pris son tor.
Tout est alei tout est perdu
quant li chardenal sont venu,
qui vienent sai tuit alumei
de covoitise, et enbrasé.

Sa viennent plain de simonie
et comble de malvaise vie,
sa viennent sens nulle raison,
sans foi, et sens religion,
car il vendent Deu et sa meire
et traïssent nos et lor peire.

Tout defollent et tout dévorent ;
sertes, li signe nos demorent
cui nostre sires doit mostreir
quant li siècles dovrait finer;
trop voi desapertir* (*désespérer) la gent.
Que font de l’or et de l’argent
qu’il enportent outre les mons ?
Chauciees, hospitals ne pons
n’an font il pas, ce m’est a vis.

deco_frise

Q_lettrine_moyen_age_passionuant aux bons pasteurs ou aux bons évêques qui donneraient l’exemple et guideraient leurs ouailles sur la bonne voie, celle de dieu s’entend, ne les cherchez pas non plus, même si le moine admet qu’il en subsiste tout de même quelques uns :

« Mais covoitise ait tout vancu ;
trop per ait vencu lou clergié
qui sont si pris et si lie,
il n’ont vergoigne ne doutance,
ne de Deu nulle remembrance.* (*souvenir)« 

On croirait presque, dans certaines de ses descriptions, voir déjà défiler les religieux des fabliaux, comme ceux, par exemple, du Testament de l’Asne de Rutebeuf.

« Provendes (1), églises achatent,
en mainte manière baratent*. (*fraudent, trompent)
Achater sevent et revendre,
et les termes molt bien atendre,
et la bone vante de bleif; »

(1) Avec le bénéfice qu’elles retirent de leurs charges ecclésiastiques (la prébende), les églises investissent.

Spéculateurs, rapaces, affairistes, ils vont même d’ailleurs jusqu’à s’adonner eux-aussi à l’usure dont Guiot a fait, dans sa bible, un de ses grands ennemis, en suivant très logiquement les pas du nouveau testament sur la question, puisqu’il est moine chrétien.

Je ne di pas qu’il soient tut
de teil manière con je di.
Ja Deus n’arait de ceaus merci
qui font teil oevre et teille ordure,
que c’est fine puant usure.
….
Per foi lou seculeir clergié
voi je malement engignié :
il font lou siècle a mescroire.
Se font li clerc et li prevoire
et li chanoinne séculier ;
sil font la gent desespereir.

Là encore, peu de concession et une satire qui ne prend pas de gant. Pas de colère, certes, mais aucun faux semblant ni détours non plus.  Il faut sans doute se souvenir que pour être moine lui-même Guiot de Provins, pris en étau, mangera aussi son pain noir, de la bouche même du peuple, face auquel il devra répondre des abus réputés du clergé ou des abbés.

Par la suite, tous les ordres monastiques y passeront, à peu de choses près, chacun avec leurs propres travers et ils les connait bien. Et il s’en prendra, encore plus loin, aux théologiens, aux légistes.aux médecins mais nous garderons cela pour un deuxième article.

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.

La Ballade à double entendement d’Eustache Deschamps, lecture audio

lecture_poesie_medievale_vieux_francais_oil_audioSujet : poésie médiévale, morale,  réaliste, satirique, réaliste, ballade, moyen français
Période : moyen-âge tardif, XIVe siècle
Auteur : Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre : « Ballade a double entendement, sur le temps présent»
Média : lecture audio
Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionujourd’hui, pour faire écho à la Ballade à double entendement d’Eustache Deschamps que nous avions publié il y a quelque temps, nous vous en proposons une lecture audio dans le texte et en moyen-français, tout en profitant pour toucher un mot de l’auteur.

On notera encore ici que, loin des difficultés de compréhension, que peuvent soulever la poésie d’un Rutebeuf ou certains autres textes (poésies, fabliaux, etc) des XIIe et XIIIe siècles, la langue d’Eustache Deschamps reste largement plus accessible à l’oreille. Bien entendu, il faut  se défier de quelques faux-amis ou raccourcis de sens et il est encore vrai que certains textes sont plus ardus que d’autres. Cette ballade à double entendement est, quant à elle, plutôt facile d’accès. Pour plus d’informations la concernant et également pour sa version textuelle, vous pouvez valablement vous reporter à l’article précédent, à son sujet :  Une ballade sarcastique et grinçante d’Eustache Deschamps sur son temps

Note sur la prononciation

Vous noterez que je ne souscris toujours pas au « Oé » contre le « Oi », nonobstant le fait qu’on me l’ait fait remarquer à quelques reprises. En réalité et si l’on en croit certains auteurs ou traités de prononciation du vieux français ou ancien, le « Oé » semble postérieur au XVe siècle. On l’associe donc, semble-t-il faussement, aux siècles couvrant le moyen-âge, alors qu’il serait plus renaissant.

Tout cela étant dit, le « Oi » n’est certainement pas non plus correct. Diphtonguer en « Ohi », « Ouhi » ou « Oui » il le serait sans doute plus, mais prononcer tel quel (« Oi ») et, à ma défense, il a l’avantage de favoriser la compréhension. On se rapproche un peu ici de la conception de Michel Zink et de cet idée de ne pas ajouter trop d’obstacles à la compréhension des textes médiévaux lus. Autre argument, sans doute plus personnel, le R roulé associé au « Oé » à tous les coins de phrase, a tendance à me donner la sensation de drainer les textes tout entiers du côté de la ruralité et de certaines formes dialectales qu’elle a longtemps conservé. Non que j’ai quoi que ce soit contre le patois, vous connaissez ici mon amour des langues mais disons que sans la conjonction des deux, le texte me semble ainsi ressortir plus « moderne » ou moins connoté pour le dire autrement.

Tout cela étant dit, au long du chemin et pour ceux qui ont l’air d’y tenir, je finirai bien par faire quelques lectures avec de Oé en fait de Oi. A l’inverse, un autre exercice intéressant auquel je pense, serait de lire certains textes médiévaux avec la prononciation contemporaine pour justement ôter tout voile et les rapprocher encore d’autant de nous, en gommant totalement tout « archaïsme » de prononciation. Certains textes du XIVe ou XVe siècle s’y prêtent particulièrement bien.

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes