Sujet : musique, chanson, poésie médiévale, vieux français, trouvères d’Arras, théâtre profane. opéra, pastourelle. Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle Auteur : Adam de la Halle (1235-1285) Titre : Le jeu de Robin et Marion (extrait) Interprètes : Micrologus Album : Adam de la Halle – Le Jeu De Robin Et Marion (2004)
Bonjour à tous,
ans la famille des trouvères arrageois dont nous avons déjà dit un mot en présentant un fabliau de Jean Bodel, l’un des plus célèbres est, sans conteste, Adam de La Halle. Fils d’un bourgeois d’Arras, du nom de Henri le Bossu, on connait encore cet artiste du Moyen Âge central sous le nom de Adam le Bossu.
Le jeu de Robin et Marion, Adam de la Halle, miniature moyen-âge tardif, début renaissance (1500), le Petit Livre d’amour, Pierre Sala
Adam de la Halle,
dernier trouvère du Moyen Âge
Digne trouvère picard du XIIIe siècle, et de fait, auteur, compositeur et poète, Adam de la Halle nous a légué des pièces qui ont traversé les siècles et continuent, à ce jour, d’être encore jouées. Son œuvre variée, mêle polyphonie et monodie, et on le considère comme un des derniers trouvères.
On lui doit des Jeux, pièces de théâtre qui mélangent textes et chansons et se situent dans un registre profane, mais aussi des rondeaux, ainsi que quelques poésies non musicales. Parmi son legs, les deux pièces « le jeu de la feuillée » et le « jeu de Marion et Robin » sont, encore à ce jour, considérées comme les plus anciennes pièces connues en langue française d’une nouvelle forme de théâtre, détachée de la liturgie, qui s’inscrit encore dans le genre de « l’opéra ».
Le jeu de Robin et Marion
Ce jeu de Robin et Marion dont nous vous proposons, aujourd’hui, un extrait a été présenté, pour la première fois vraisemblablement, à la cour de Charles d’Anjou, en 1285. Le thème traité est celui de la pastourelle. C’est un genre poétique commun dans le courant du Moyen Âge central. De manière classique, il met en scène l’histoire d’un chevalier tentant de séduire une bergère, nommée « Marion », qui ne se laisse pas impressionner par le prestige pas plus que le statut social du noble en armes et lui résiste.
En l’occurrence dans la pièce d’Adam de la Halle, la jeune fille est déjà amoureuse par ailleurs d’un jeune berger du nom de Robin. Elle se refusera donc au chevalier et ce dernier tentera même de l’enlever, mais devant la détermination de la belle, il finira par comprendre qu’il ne pourra parvenir à soustraire son coeur déjà pris et la relâchera. L’intrigue fournira le prétexte à un divertissement où se mêleront entre poésies, chants et danses: jeux de séduction, amours champêtres, folklore et fêtes paysannes.
Un maigre repas de fiançailles
pour Marion et Robin
L’extrait que nous partageons aujourd’hui est dans la langue originale de l’œuvre. Il est tiré de la scène des fiançailles de Marion et Robin. Les deux tourtereaux y font l’inventaire de leurs maigres provisions en vue de la célébration de l’événement.
Robin: J’ai encore une tel paste Qui n’est mie de laste Que nous mengerons, marote, bec a bec, et moy et vous Chi me ratendes, marote Chi venrai parler a vous.
[ Marote, veus tu plus de mi
Marion: Oil, en non dieu
Robin: Et jou te di ]
Que jou ai un tel capon Qui a gros et gras crepon Que nous mengerons, marote, bec a bec, et moy et vous Chi me ratendes, marote Chi venrai parler a vous.
Micrologus – Ensemble Médiéval
Ensemble italien, créé dans le courant de l’année 1984, Micrologus exerce son talent dans le répertoire des musiques médiévales avec un parti-pris de perfectionnisme voisin de celui d’un Jordi Savall et de quelques autres groupes du même type.
Au vue du travail de recherches, tant sur les sources que sur les instruments, les annotations musicales et le contexte d’époque, nous sommes ici clairement au carrefour de la musique et de l’ethnomusicologie. L’art musical que la formation Micrologus nous livre est donc toujours le fruit d’un long travail en amont qui fait largement appel à la méthode comparative et ne craint pas l’exhaustivité dans ses références. Plus qu’une interprétation, nous sommes ici face au résultat de recherches conduisant à une véritable redécouverte de la musique médiévale, soutenus par rien moins qu’une « théorie » de l’interprétation médiévale.
Depuis sa fondation par Patrizia BOVI, chanteuse soprano de talent, formée au conservatoire de Pérouse (Perugia) en Italie, on doit à Micrologus plus de 40 albums et quelques prix notoires dans le répertoire des musiques anciennes, du Moyen Âge à la renaissance.
Nous aurons, sans aucun doute, l’occasion de poster ici d’autres pièces interprétées par cette belle formation.
En vous souhaitant une très belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.
Sujet : fabliau médiéval, conte satirique, humour, proverbe, larron, fourche patibulaire, littérature, vieux français Période : moyen-âge central (XIIIe) Auteur : Inconnu Titre : du prudhomme qui sauva son compère de la noyade Media : lecture audio vieux français
Ouvrage : Fabliaux et contes (T 1), Etienne Barbazan (XVIIIe siècle) Manuscrit ancien : MS 1830 St Germain des prés. MS 2774.
Bonjour à tous,
ous vous avions présenté il y a quelques jours déjà, le fabliau Du Preudome qui rescolt son compere de noier, nous vous en proposons aujourd’hui une lecture audio dans sa langue originale.
Sujet : poésie, littérature médiévale, ballade, vieux français, duels d’honneur, duel judiciaire. Période : moyen-âge tardif Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406) Titre : « Puis qu’il n’y a d’autre querelle»
Bonjour à tous,
ous avions parlé, il y a quelques temps du duel judiciaire et nous abordons, aujourd’hui, le sujet des duels plus récents historiquement qui touchent plus particulièrement aux questions d’honneur.
Si, comme nous l’avons dit, les rois finiront par interdire les duels judiciaires et si cette « preuve » par le jugement de dieu sera, peu à peu, rejetée au profit du témoignage ou du serment sur la bible, les affrontements entre deux parties continueront pourtant d’avoir la vie belle. Ils connaîtront même un nouveau souffle à partir du XVIe en prenant d’autres formes et perdureront encore jusqu’au XIXe siècle.
Jacques Callot (1592-1635) le duel à l’épée
On parle quelquefois d’un glissement ou d’une évolution du duel judiciaire vers ses formes plus tardives de duels, appelés duels d’honneur, mais plus que l’aménagement ou la survivance d’une coutume féodale, d’autres historiens préfèrent parler de « réinvention », considérant que les duels auxquels on assiste, à partir du XVIe siècle, n’ont plus grand chose de commun avec ceux du haut moyen-âge ou du moyen-âge central.
Il faut dire que, contrairement à leurs homologues médiévaux, qui permettaient, dans les cas extrêmes, de régler un point ou un litige de droit toutes classes confondues, ces nouvelles formes de duel « d’honneur » qui s’adressent plus spécifiquement à la classe aristocratique semblent aussi se centrer, comme nous l’avons dit, sur des questions d’ordre plus exclusivement privé: affront amoureux, vengeance, conflits d’honneur, mais il peut être aussi question de bravade ou même de mesurer son habileté au maniement des armes. Si l’on ajoute à cela que l’invocation de la justice de Dieu y trouve largement moins sa place que l’habileté aux armes et le lavement de l’affront, on comprend bien que cela n’ait plus grand chose à voir avec le duel judiciaire stricto sensu, du haut moyen-âge et du moyen-âge central.
Ces formes de duels seront donc encore en usage jusqu’au XIXe siècle et on assistera même, avec la propagation des armes à feu et dans le courant du XVIIIe, à des duels au pistolet entre femmes. Les images de western ne seront alors pas que du côté de l’Ouest américain et d’Hollywood.
Dans un premier temps, comme nous le mentionnions plus haut, on retrouvera leur pratique principalement dans les milieux nobles mais après la révolution française et dans le courant du XIXe, ils s’ouvriront également, aux milieux bourgeois et commerçants, sans doute par effet de mimétisme envers les classes dirigeantes.
Pour comprendre les arguments légaux en faveur du maintien de cette pratique jusqu’à des dates récentes dans l’Histoire, on peut valablement chercher chez les auteurs du XIXe siècle et les arrêts de la cour de cassation d’alors. Outre le fait qu’il est, pour ses détracteurs, considéré comme un moyen ultime de défendre son honneur bafoué, droit dont on n’entend bien ne pas être privé, le duel échappe encore, du point de vue du législateur aux autres crimes puisqu’on « admet implicitement la validité d’une convention privée passée entre deux parties pour s’entre-tuer, dès lors – condition essentielle – que les règles de la loyauté ont été respectées et que les chances ont été réciproques ». (La Tyrannie de l’Honneur par François Guillet. Cairn.info).
Jacques Callot (1592-1635) le duel à l’épée et au poignard
Concernant la période médiévale et notamment durant le moyen-âge tardif, nous avons les exemples de ces affrontements pour des questions qui touchent au coeur ou à l’honneur ne manquent pas. Pour en donner quelques uns pris dans la littérature et la poésie, on se souvient de la ballade que François Villon écrivit au XVe siècle à un gentilhomme pour l’envoyer à sa belle par lui conquise à l’épée:
« Au poinct du jour, que l’esprevier se bat, Meu de plaisir et par noble coustume, Bruyt il demaine et de joye s’esbat, Reçoit son per et se joint à la plume »
Quelques temps avant, nous avons encore un autre exemple de duel sous la plume d’Eustache Deschamps. Défié, en effet, par un certain Thomelin, pour une question amoureuse, ce dernier écrira quelques balades sur le sujet. Loin de l’image habituelle du gant relevé, le duel n’aura, en réalité, pas lieu puisque la belle du poète médiéval s’interposera, en lui disant qu’elle ne veut pas qu’il aille batailler en duel pour défendre son honneur puisqu’il n’y a aucune raison qui le justifie ou dit autrement : aucun motif de querelle. C’est une de ces ballades en forme de contre-pied sur un non événement que nous vous proposons de découvrir aujourd’hui.
Puis qu’il n’y a autre querelle
d’Eustache DESCHAMPS
J’ay a ma dame demandé S’elle veult que je me combate, Si com Thomelin m’a mandé, Pour s’amour, mais de chiere mate, M’a dit ne veult que je m’enbate Pour elle a faire tel mestier, Et qu’elle m’ara trop plus chier Sain du corps, pour estre avec elle, Que je moy mettre en ce dangier, Puis qu’il n’y a autre querelle.
Et que pour bien recommendé M’a, ne fault que nul s’en debate, Ne rien n’en seroit amendé. De mon fait gobelin s’esbate Ailleurs, s’il veult, vende ou achate Harnoiz pour un autre approchier, Et qu’elle me deffent si chier Que j’ay l’amoureuse estincelle, De non la requeste octrier, Puis qu’il n’y a autre querelle.
Et quant ainsi m’a commandé Que je n’y mette main ne pate, Et pour s’amour vient ce mandé, Querir puet autre qui le bate. Que le hault mal saint Leu l’abate, Qui en montera sur destrier. Quant a moy, plus parler n’en quier : Heraulx, peliçon ne cotelle N’aréz de moy pour ce adnoncier, Puis qu’il n’y a autre querelle.
L’envoy
Prince, je ne suy pas bouchier Pour cent cops de haiche emploier, Autant de daque et d’alemelle, D’espee et lance un grant somier, Tel harnais ne vueil manier, Puis qu’il n’y a autre querelle.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes
Sujet : fabliau, conte populaire satirique médiéval, morale, charité chrétienne, larrons, gibet, potence. Période : moyen-âge central (XIIe, XIIIe) Auteur : Inconnu Titre : du prudhomme qui sauva son compère de la noyade Ouvrage : Fabliaux et contes (T 1), Etienne Barbazan (XVIIIe siècle) Manuscrit ancien : MS 1830 St Germain des prés. MS 2774.
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous publions et adaptons un fabliau médiéval des XIIe, XIIIe siècles, originellement en vieux français. C’est un conte ancien que nous avons de nos jours et, à peu de choses près, oublié. Nous le tirons d’une édition de 1808 en trois tomes dédiée au genre du fabliau et que nous devons originellement à Etienne Barbazan, érudit et auteur français du XVIIIe siècle.
L’histoire nous parle d’un pêcheur qui, ayant sauvé un homme de la noyade et d’une mort certaine, en le blessant malencontreusement à l’oeil, voit ce dernier se retourner contre lui, quelques temps après, et l’assigner même devant une cour de justice.
Toute proportion gardée, ce fabliau étant sans doute plus acerbe, le fond de l’histoire n’est pas sans rappeler le film tragi-comique de Jean Renoir, « Boudu Sauvé des Eaux » avec Michel Simon (en photo ci-contre) dans lequel un homme sauvait aussi des eaux un pauvre bougre près de se suicider qui, une fois rétabli, lui faisait payer sa bonté, en semant la zizanie dans sa maison.
Dans le cadre de notre fabliau du jour, l’homme est en train de se noyer involontairement alors que dans le film de Renoir, c’est par déprime que le trublion se jette à l’eau, les ressemblances s’arrêtent donc là mais, dans les deux cas, nous sommes en présence d’une histoire morale sur l’exercice de la bonté quelquefois payé d’ingratitude en retour. Dans le contexte médiéval, ce fabliau du preudome qui rescolt son compere de noier a ceci d’intéressant que sa morale semble bien le situer aux antipodes de la charité chrétienne et de ses valeurs, et nous y reviendrons.
Le fabliau du pêcheur en vieux français
Du Preudome Qui rescolt son compere de noier
Il avint à un pescheor Qui en la mer aloit un jor, En un batel tendi sa roi, Garda, si vit tres devant soi Un homme molt près de noier. Cil fu moult preus et molt legier, Sor ses piez salt, un croq a pris, Lieve, si fiert celui el vis, Que parmi l’ueil li a fichié: El batel l’a à soi saichié, Arriers s’en vait sanz plu attendre Totes ses roiz laissa à tendre, A son ostel l’en fist porter, Molt bien servir et honorer, Tant que il fust toz respassez A lonc tens s’est cil porpenser Que il avoit son oill perdu Et mal li estoit avenu, Cist vilains m’a mon ueil crevé, Et ge ne l’ai de riens grevé Ge m’en irai clamer de lui Por faire lui mal et enui, Torne, si ce claime au Major Et cil lor met terme à un jor, Endui atendirent le jor, Tant que il vinrent à la Cort. Cil qui son hueil avoir perdu Conta avant, que raison fu. Seignor, fait-il, ge sui plaintis De cest preudome, qui tierz dis Me feri d’un croq par ostrage, L’ueil me creva, s’en ai domage, Droit m’en faites, plus ne demant; Ne sai-ge que contasse avant.
Cil lor respont sanz plus atendre Seignor, ce ne puis-ge deffendre Que ne li aie crevé l’ueil; Mais en après mostrer vos vueil Coment ce fu, se ge ai tort.
Cist hom fu en peril de mort En la mer où devoit noier Ge li aidai, nel quier noier D’un croq le feri qui ert mien; Mais tot ce fis-ge por son bien: Ilueques li sauvai la vie, Avant ne sai que ge vos die. Droit me faites por amor Dé. C’il s’esturent tuit esgaré Ensamble pour jugier le droit. Qant un sot qu’à la Cort avoit Lor a dit : qu’alez-vos doutant? Cil preudons qui conta avant Soit arrieres en la mer mis, La où cil le feri el vis; Que se il s’en puet eschaper, Cil li doit oeil amender, C’est droiz jugement, ce me sanble. Lors s’escrirent trestuit ensanble, Molt as bien dit, ja n’iert deffait, Cil jugemnz lors fu retrait. Quant cil oï que il seroit En la mer mis où il estoit Où ot soffert le froit et l’onde, Il n’i entrat por tot le monde, Le preudome a quite clamé, Et si fu de plusors blasmé. Por ce vos di tot en apert Que son tens pert qui felon sert: Raember de forches larron Quant il a fait sa mesprison, Jamès jor ne vous amera Je mauvais hom ne saura grré A mauvais, si li fait bonté; Tot oublie, riens ne l’en est, Ençois seroit volentiers prest De faire lli mal et anui S’il venoit au desus de lui.
L’adaptation du fabliau en français moderne
ous prenons, ici, quelques libertés avec le texte pour les exigences de la rime, mais, pour ceux que cela intéresse, le rapprochement des deux versions devrait vous permettre de revoir l’original en vieux français avec plus d’éléments de compréhension.
De l’honnête homme Qui sauva son compère de la noyade
Il advint qu’à un pécheur Qui sur la mer s’en fut un jour, Sur son bateau tendit sa voile, Et regardant, droit devant lui vit, un homme près de se noyer. Il fut très vif et lestement, Sauta bien vite sur ses deux pieds, Pour se munir d’un crochet (une gaffe), Il le leva, pour saisir l’autre, Si bien qu’il lui ficha dans l’oeil, Puis le hissa sur le bateau, Et sans attendre s’en retourna Toutes voiles dehors vers son logis. Il fit porter l’homme chez lui, il le servit et l’honora, tant et si bien que peu après, il fut tout à fait rétabli.
Quelques temps plus tard pourtant, Le rescapé se mit à penser Qu’il avait son oeil perdu Et que mal lui était advenu. Ce vilain a crevé mon oeil, Je ne lui avais pourtant rien fait, J’irais porter plainte contre lui Pour lui causer tord et ennui. Aussi s’en fut-il chez le juge Qui fixa une date d’audience, Et tous deux attendirent le jour Puis se rendirent à la cour.
Celui qui l’oeil avait perdu Parla d’abord, comme c’est coutume Seigneur, dit-il, je viens me plaindre De cet homme qui voilà trois jours, Me blessa avec un crochet, me creva l’oeil et j’en souffris. Faites m’en droit, je n’en veux pas plus Et je ne peux rien dire de plus. L’autre rétorque sans plus attendre: Seigneur, je ne puis me defendre De lui avoir crevé l’oeil, Mais je voudrais vous démontrer,
Comment tout survint et quel fut mon tord. Cet homme fut en péril de mort En la mer, où il se noyait. Je l’ai aidé, je ne peux le nier, De ce crochet qui est le mien et l’ai blessé Mais tout cela fut pour son bien Car ainsi sa vie fut sauvée Plus avant ne sais que vous dire. Rendez-moi justice
pour l’amour de Dieu.
Les juges étaient tout égarés Ne sachant trop comment juger, Quand un sot que la cour avait Dit alors: de quoi doutez-vous? Qu’on mette celui qui se plaigne Au même endroit dans la mer, Là ou l’autre le blessa à l’oeil Et s’il s’en peut échapper que l’autre le doive dédommager. C’est droit jugement, il me semble Et tous s’écrièrent tous ensemble: Voila qui est fort bien parlé,
Qu’ainsi la chose soit jugée! Quand le rescapé eut appris Qu’il serait en la mer remis A souffrir le froid et l’onde Il n’y entra pour tout au monde. Le preudomme fut acquitté Et par bien des gens blâmé.
Tout cela montre, c’est bien clair Que son temps perd qui félon sert. Sauvez un larron du Gibet Une fois commis son forfait Jamais il ne vous aimera, Et pour toujours vous haïra. Jamais mauvais homme ne sait gré A un autre qui lui fait bonté. Il aura tôt fait d’oublier Au contraire, il sera même prêt A lui causer tord et souci S’il venait au dessus de lui.
La place du fabliau dans le contexte moral du moyen-âge chrétien
travers le mode satirique, ces petites contes populaires du moyen-âge que sont les fabliaux laissent souvent transparaître les leçons d’une sagesse populaire et critique qui souligne les faiblesses et les défauts de la nature humaine.
Comme nous l’avons déjà abordé, en nous penchant sur certains fabliaux de Bodel ou de Rutebeuf, on se souvient du prêtre cupide qui ne pense qu’à amasser les richesses et qui ne prêche que pour ses propres intérêts. Dans la housse partie du trouvère Bernier, on se rappelle encore du fils qui ne pratique pas la charité envers son vieux père puisqu’il est même près de le mettre dehors dans le froid et de laisser mourir de faim. C’est de la génération d’après et de son propre fils que viendra la leçon qui n’est d’ailleurs pas, là non plus, une leçon de morale chrétienne, mais bien plus une parabole sur l’éducation et une leçon de morale populaire: « Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse ».
Dans cette exploration de ce que l’on moque dans les fabliaux et qui se situe assez souvent à l’autre bout des valeurs chrétiennes de compassion et de charité, ou qui les raille, le conte ancien d’aujourd’hui est un exemple édifiant supplémentaire. Sa morale ne sort pas de nulle part toutefois et elle n’est pas isolée du reste de son époque puisque cette histoire contient, autant qu’elle illustre, un dicton en usage au moyen-âge. Le voici dans notre fabliau, c’est sa morale:
Raember de forches larron Quant il a fait sa mesprison, Jamès jor ne vous amera
Sauvez un larron de la potence Une fois qu’il a commis son crime Il ne vous aimera jamais pour autant.
Au niveau populaire on le connait encore sous cette forme:
« Larroun ne amera qi lui reynt de fourches » Le larron n’aimera pas celui qui le sauve du gibet ou « Sauvez un larron du Gibet ne vous gagnera pas son amour ni son respect »
On l’aura compris, les fourches dont il est question ici n’ont rien d’agricoles. Ce sont les fourches patibulaires, autrement dit la potence ou le gibet. En creusant un peu la question, on retrouvera encore cette idée et ce proverbe dans le roman de Tristan sous une autre forme:
Pour autant qu’il soit fait référence à Salomon, dans ce dernier exemple, on ne trouve nulle trace de ce proverbe dans la bible. A la même époque, il faut encore noter qu’on le croisera dans plusieurs langues (allemand, italien, anglais notamment). Il se présente, à peu de choses près, toujours sous la même forme:
« Save a thief from the gallows and he ll be the first shall cut your throat »
Sauvez un voleur de la potence et ce sera le premier à vous couper la
gorge.
our arriver à situer ce proverbe ou même ce fabliau qui en est une illustration dans le contexte des valeurs médiévales, peut-être faut-il invoquer une certaine coexistence des valeurs humaines ou de bon sens, d’un côté avec les valeurs chrétiennes et leur morale de l’autre. L’homme peut-il naître mauvais ou bon? Même s’il peut s’amender, le moyen-âge croit sans doute à l’idée d’une persistance de la nature de l’homme ou d’un déterminisme que les valeurs de charité sont elles-mêmes impuissantes à sauver.
Peut-être faudrait-il être encore vigilant, dans notre approche, sur le fait que la notion de charité chrétienne si elle prend la forme du don envers les églises notamment, n’englobe pas nécessairement au moyen-âge, les mêmes choses que nous y projetons aujourd’hui. Même de la part d’un auteur chrétien comme Eustache Deschamps, il y a des poésies très acerbes contre les mendiants ou même affirmant que personne ne veut donner aux pauvres, alors que dire de l’idée de s’aventurer à sauver un larron de la potence? Sans doute que l’idée de s’interposer ne viendrait pas à l’esprit de grand monde et qu’au fond, on considère que c’est devant Dieu que le larron doive répondre de ses crimes.
Quoiqu’il en soit, dans le paysage de ce moyen-âge occidental très chrétien tel qu’on peut se le représenter parfois, les fabliaux viennent toujours appuyer sur des cordes sensibles et soulignent à quel point la nature humaine peut se situer à l’autre extrême de ces mêmes valeurs. D’une certaine manière et même si le cadre de cet article est un peu étriqué pour traiter d’un sujet aussi complexe et ambitieux, cette forme littéraire et satirique nous obligerait presque à repenser la place des valeurs chrétiennes sur l’échiquier des valeurs humaines et morales de ce monde médiéval, ou à tout le moins à les remettre en perspective ou en articulation. Pour être un amusement, la satire ou le genre satirique n’en sont pas moins des indicateurs et des baromètres du sens critique et s’il est indéniable que les valeurs chrétiennes sont au centre du monde médiéval, peut-être faut-il, à tout le moins, se méfier de dépeindre ce dernier d’une seule couleur en privant un peu vite ses contemporains de toute capacité de réflexion ou de distanciation.
Pour le reste et quant à la question de l’humour, à proprement parler, ce fabliau nous apparaît aujourd’hui sans doute plus grinçant et moral que désopilant, mais il est vrai que l’humour est si souvent attaché à l’air du temps que, dans bien des cas, il vieillit mal.
En vous souhaitant une très belle journée.
Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com. A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.