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Quand Eustache Deschamps dénonçait l’ascendant des financiers sur la société médiévale

Ballade Médiévale Eustache Deschamps

Sujet  : poésie médiévale, auteur médiéval,  moyen-français, manuscrit ancien, poésie, ballade, finance, monnayeurs, banquiers, poésie morale, poésie politique, poésie satirique, satire, convoitise.
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle.
Auteur :  Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :  «Nul n’a estat que sur fait de finance.»
Ouvrage  :  Œuvres  inédites d’Eustache Deschamps, T1   Prosper Tarbé (1849).

Bonjour à tous,

os aventures du jour nous entraînent à la découverte d’une nouvelle poésie satirique, signée de la plume d’Eustache Deschamps. Nous sommes donc au Moyen Âge tardif et au XIVe siècle et il y sera question de convoitise, d’appétit d’argent et d’invasion des financiers dans toutes les sphères du pouvoir et de la société.

Les financiers dans les rouages du pouvoir

En suivant le fil des ballades satiriques et politiques d’Eustache Deschamps, le poète médiéval revient, ici, sur le thème du pouvoir, de l’argent et de la convoitise. Il y fait le constat amer d’une certaine éducation et légitimité en recul, celle des clercs lettrés. Les voilà, en effet, rendus sans pouvoir et sans plus d’influence, au profit d’un art qu’il considère comme le « moindre de tous », mais aussi le moins vertueux et le moins sage : celui de la finance.

Nous ne sommes qu’au XIVe siècle et, pourtant, à l’entendre, toutes les portes s’ouvrent déjà devant ceux qui ont fait de la gestion de l’argent, leur profession. Si Eustache critique le pouvoir donné à ceux qui comptent, produisent et manient les écus, en dernier ressort, ce sont bien les princes qu’il vise, ici, car ce sont bien eux qui se prêtent au jeu de la convoitise et privilégient, non sans intérêt, cet entourage plutôt que celui de clercs plus instruits et lettrés.

La Ballade sur les financiers d'Eustache Deschamps illustrée.

L’obsession de la finance soulignée par Eustache

En bon moraliste chrétien, ce n’est pas la première fois qu’Eustache Deschamps pointera du doigt l’emprise de la finance et de la convoitise sur la société de son temps. Le thème reviendra, en effet, à plusieurs reprises dans son œuvre abondante. En voici un exemple assez proche de la ballade du jour :

Conseillez moi – De quoi ? – D’avoir chevance,
Et des .VII. ars lequel puet plus valoir
Pour le present, et tost avoir finance.
Tresvoluntiers je te faiz assavoir
Qu’Arismetique est de moult grant pouoir,
Tous les .VII. ars en puissance surmonte
Elle enrrichist, elle giette, elle compte,
Finance fait venir de mainte gent;
Nulz n’a estat se bien ne scet que monte
Compter, getter et mannier.


Gramaire est rien; Logique ne s’avance;
Rethorique ne puet richesce avoir
Astronomi n’ont estat ne puissance;
Geometrie se fait pou apparoir,
Et Musique n’a au jour d’ui vray hoir.
De ces .VI. ars aprandre a chascun honte;
Mais qui assiet sur finance et remonte,
Qui scet doubler et tierçoier souvent
C’est le meilleur apran ton cuer et dompte
Compter, getter et mannier argent.


Ballade CCC, Œuvres complètes d’Eustache Deschamps, T2,
Marquis de Queux de Saint-Hilaire (1858)

On retrouvera, encore, chez l’auteur médiéval de nombreuses poésies dénonçant les effets directs de cette convoitise des princes et des puissants sur les misères du peuple. A ce sujet, on pourra se reporter, par exemple, à la ballade Nul ne tend qu’à remplir son sac ou encore à son chant royal Méfiez-vous des barbiers et sa critique acerbe des abus financiers de la couronne.

Au XVe siècle, quelque temps après Eustache, on pourra retrouver un peu de l’esprit de sa ballade du jour dans le dit des pourquoi d’Henri Baude. Ce dernier y opposera, en effet, à son tour, les sages lettrés aux compteurs d’écus, en dénonçant l’ascendant de ces derniers sur la société et sur le pouvoir.

Aux sources manuscrites de cette ballade

La ballade d'Eustache Deschamps dans le manuscrit médiéval MS Français 840 de la BnF.
La ballade d’Eustache dans le MS Français 840 de la BnF

Une nouvelle fois, c’est dans le manuscrit médiéval Français 840 que vous pourrez retrouver cette poésie d’Eustache Deschamps. Cet ouvrage, daté du XVe siècle, est tout entier dédié à son œuvre très fournie. Conservé au département des manuscrits de la BnF, il est disponible à la libre consultation sur le site Gallica.fr.

Pour la transcription en graphie moderne, nous nous sommes appuyés sur le Tome 1 des Œuvres  inédites d’Eustache Deschamps, par Prosper Tarbé (1849), mais vous pourrez également retrouver cette Ballade dans les œuvres complètes d’Eustache par le marquis de Queux de Saint-Hilaire.


Ballade sur les financiers
dans le moyen français d’Eustache Deschamps

Le moyen français d’Eustache Deschamps n’est pas toujours très simple à saisir. Aussi, pour vous y aider, nous vous fournissons, à l’habitude, quelques clés de vocabulaire.

De tous les VII ars qui sont libéraulx
Lequel est plus aujourd’ui en usaige ?
Cellui de tout qui mendres
(le moindre) est entre aulx (eux),
Et qui moins tient de vertu et de saige
(sage):
C’est de compter et détenir or en caige,
De convoitier, et de faire démonstrance
D’argent trouver. Est ce beau vassellaige
(prouesse)?
Nulz n’a estat
(condition, stature) que seur fait (activité, action) de finance.

Un receveur, un changeur, s’il est caux
(rusé),
Un monnoier, ceulz sont en haulte caige
(demeure) :
Et les claime on seigneurs et généraulx
(des finances).
Et c’est bien drois
(juste) ; grans est leur héritaige.
L’or et l’argent passent par leur passaige :
Villes, chateaulx ferment
(assujettir) par leur puissance.
Aux clercs lettrez, vault petit leur langaige;
Nul n’a estat que sur fait de finance.

Petit puelent
aux autres (ils peuvent peu comparés aux autres) : c’est deffaulx
D’entendement, de congnoissance, n’age
Qui ne congnoist des vaillans
(des braves, des valeureux) les travaulx
Ni des expers le sens et le couraige.
Convoitise gouverne, qui enraige
D’argent tirer, qui les bons desavance
(repousse, font reculer),
Et fait à tous sçavoir par son messaige :
Nulz n’a estat que sur fait de finance.

L’Envoy.


Prince, pou (peu) vault estre homme de parage (noble, bien né),
Saiges, prodoms, n’avoir grant diligence :
Pour le jour d’ui vault trop pou vaisselaige
(fait d’armes, bravoure) :
Nulz n’a estat que sur fait de finance.


Si le Moyen Âge d’Eustache Deschamps est sans commune mesure avec la financiarisation du monde actuelle, à la lecture de cette ballade, il est tout de même intéressant de noter que le problème d’une société qui valorise, à tout crin, la convoitise, la spéculation et les activités financières est moins récent qu’il n’y paraît.

En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes

NB : concernant les illustrations de cet article, elles sont tirées d’une fresque murale du Moyen Âge tardif. Elle est l’œuvre du peintre toscan Niccolo di Pietro Gerini (1368-1415) et on peut la trouver en la chapelle Migliorati de l’église San Francesco de Prato, en Italie.

Un joyeux premier mai en poésie avec Eustache Deschamps

Sujet  : poésie médiévale, moyen-français, manuscrit ancien, ballade médiévale, mois de mai, chant royal
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle.
Auteur  :   Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :  «Ballade – Au mois de mai»
Ouvrage  :  Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps, Tome III,  Marquis de Queux de Saint-Hilaire, Gaston Raynaud (1893)

Bonjour à tous,

Nous sous souhaitons un joyeux premier mai. En ce mois, symbole de renaissance, de douceur climatique et de fécondité, nous vous souhaitons ainsi qu’à vos proches, une vraie bouffée d’air frais et un souffle de renouveau. Egalement, nous souhaitons une joyeuse fête du travail à tous ceux que le calendrier aura permis de la chômer.

Un mois de fêtes et de renouveau

Au Moyen Âge, le mois de mai est le mois symbole de l’arrivée de la belle saison et du « renouvel » qui a inspiré tant de poètes et auteurs d’alors. C’est aussi un mois privilégié de grandes fêtes et de célébrations avec encore ce « mai » que les paysans plantent par tradition et que, en d’autres circonstances, on présente aussi en manière de défi. Ce sont aussi ces rameaux ou ses branches que l’on pose devant les maisons des jeunes filles à marier pour les courtiser, ou quelquefois, pire, pour les dénigrer ou les moquer.

« L’essence de l’arbre est importante. « Esmayer » une jeune fille avec une branche de sureau, par exemple, c’est une insulte, car cet arbre est un symbole de vertu douteuse et de dégoût. Le coudrier constitue également une injure, à certains endroits. Parfois, l’essence est acceptable, mais on insulte la jeune fille en y attachant des objets dérisoires : coquilles d’œufs, ordures, inscriptions grotesques. »
Martin Blais – Sacré Moyen Âge (1990)

Un mot sur cette poésie d’Eustache

Comme on le verra dans cette poésie médiévale, Eustache Deschamps s’est, à son tour, joint à la fête en l’honneur de ce mois de mai, pour lui faire de grandes louanges. Il y célèbrera le retour des floraisons, de l’abondance et, du même coup, de la joie pour les hommes de toute condition ; une liesse qui gagne jusqu’à toutes les créatures et animaux. Si notre auteur médiéval appellera de ses vœux la « douce amour » dont mai serait l’avocat, la pièce n’a pourtant rien de courtoise. Elle n’en a ni l’intention, ni la grâce, et la célébration se fait plutôt en grandes pompes. (s’il s’est essayé en d’autres endroits à l’expression des sentiments amoureux, ce n’est pas le registre dans lequel Eustache brille le mieux).

Un chant royal

Cette pièce se classe dans les chançons royaulx de l’auteur du Moyen Âge tardif. Cette forme, plus longue que la ballade et très codifiée, lui confère une nature peut-être un peu ampoulée, par endroits, en particulier au regard de la légèreté du sujet mais Eustache s’en acquitte finalement plutôt bien.

Si le chant royal a évolué dans ses formes comme dans ses thèmes (amoureux, religieux, satiriques,… ) du milieu du XIVe siècle au milieu du XVIe siècle, il se présente comme une composition voisine de la ballade mais avec avec cinq strophes principales. Elle est aussi composée de vers de dix pieds et d’un dernier ver dans chaque strophe faisant office de refrain. Comme la ballade médiévale, le chant royal est, normalement, suivi d’un envoi. Dans cet exercice, Eustache s’est, généralement, plutôt porté vers des thèmes satiriques ou même religieux ( voir The Chant Royal, a Study of the Evolution of a Genre, Stewart Lorna. Romania, T 96, 1975 Persée).

“Chans royaux … sont de cinq couples et le Prince, qui est appellez l’Envoy. Et est de onze lignes, chascune ligne de dix silabes ou masculin et de onze ou féminin … En ceste maniere doit estre chant royal… pour ce que chant royal est mesure de tous serventoys et de toutes chansons amoureuses et aussi de sotes chansons … Mais non obstant que le chant royal soit meneuré ou mesuré de toutes haultes tailles, nyent moins les choses ne sont pas d’un sens, car les unes[s] sont d’amours et les aultres de sotie …« 
Recueil d’Arts de Seconde Rhétorique, ed. E. Langlois, Paris, 1902

Joie, renouveau et santé

En louant ce mois de mai que « toute nature » devrait aimer, messire Deschamps nous dit encore de lui qu’il va jusqu’à balayer tous les maux de l’hiver et même en guérir certains. Renouveau, espoir d’amourette, vœu de meilleur santé, tout y est. Pour l’anecdote, dans le registre de la médecine médiévale, l’Ecole de Salerne nous expliquera dans sa Fleur de médecine (Flos medicinae) qu’en mai, on ne doit pas hésiter à privilégier une bonne saignée. Mais ce n’est pas tout, selon ces éminents médecins du Moyen Âge central, on peut aussi se purger à loisir et prendre des bains parfumés aux « aromes sauvages », le tout sans hésiter à utiliser l’absinthe comme lotion de visage (voir l’hygiène selon les mois dans le Regimen Sanitatis Salernitatum). Nous ne prendrons pas la responsabilité de confirmer le bien fondé de toutes ses prescriptions mais elles valaient d’être citées. De cette façon, la boucle de mai est bouclée.


Ballade médiévale : « Au mois de mai »
de Eustache Deschamps

NB : pour ce qui est du langage employé dans ce chant royal, nous sommes entre la deuxième moitié et la fin du XIVe siècle mais le moyen français d’Eustache peut quelquefois s’avérer délicat à percer. Pour vous y aider, nous vous fournissons, à l’habitude, quelques clefs utiles de vocabulaire.

O nobles mois, pères de Zephirus,
Oncles
(de) Juno et frère de Pallas,
Cousins germains la dieuesse Venus,
Qui tant de filz et tant de filles as,
Tu es premiers qui par amours amas
Et qui au bois donnas toute verdure,
Fueilles et flours, et la terre honouras :
Amer te doit pour ce toute nature.

O tresdoulz may, a genoiz te salus,
Mon cuer te doing et tout mon corps aras,
Car en toy sont trestoutes les vertus
Amoureuses; en toy n’a que soûlas
(réconfort, plaisir, divertissement);
Es autres moys disent aucuns : helas !
Par leur durté; mais toute créature
Prant reconfort ou temps que tu donnas :
Amer te doit pour ce toute nature.

Tu faiz aler sanz froidure les nus,
Les malhetiez de l’iver respassas,
(1)
Et les gouteus as tu remis dessus,
Les mehaingniez
(estropieds) de jambes et de bras :
Tuit sont gari, et par tout ou tu vas
Bestes et gens pais
(de paistre) de douce pasture
Et a
(pour) tousjours leesce (liesse, joie) leur donnas :
Amer te doit pour ce toute nature.

Tu resjouis vieulz, jeunes et chanus
(têtes blanches);
A ton venir t’encline
(te salue) chascuns bas ;
Tu faiz amer granz, riches et menus,
Bestes, oiseauls sont tuit prins en tes las
(laz : filets) ;
D’eulx conjoir
(fêter, se réjouir), de nigier (nicher) ne sont las,
De faire fruit chascun a sa droiture.
De hault chanter : tel pouoir leur baillas
(donna):
Amer te doit pour ce toute nature.

Par ton fait est li mondes soustenus,
Tout naist par toy, qui ainsi l’ordonnas,
Et de toy sont maint grant peuple venus;
Chascun te suit et te quiert pas pour
(à) pas .
A toy me rens, ne me refuse pas;
A ton saint jour me donne nourreture
De douce amour, dont tu es advocas :
Amer te doit pour ce toute nature.

L’Envoy

Princes des moys, li plus gais, li plus drus
(amical, aimant),
Li plus jolis et li plus chiers tenus,
A qui tous roys font honeur sanz mesure.
Je te suppli que soie retenus;
Pouoir en as, de touz es vrais escus :
Amer te doit pour ce toute nature.

(1) Les malhetiez de l’iver respassas : tu fais guérir les malades de l’hiver, ceux que l’hiver indispose.


Au sujet du mois de mai, du renouveau et de son inspiration sur les auteurs et poètes médiévaux, voici quelques liens qui pourraient vous intéresser :

En musardant dans la catégorie « Musiques et poésies médiévales », vous pourrez également trouver de nombreuses pièces courtoises qui font allusion au mois de mai.

En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes

NB : la miniature ayant servi à l’illustration, ainsi qu’à l’image d’en-tête est tirée du manuscrit médiéval Lat1173 Horae ad usum Parisiensem, dites Heures de Charles d’Angoulême daté de la fin du XVe siècle et conservé à la Bnf. Ces deux cavaliers, couverts de végétation et qui joutent à des branches d’arbres se trouve au pied du feuillet de ce calendrier franciscain représentant le mois de mai.