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no posc sofrir, Giraut de Bornelh et le songe de l’épervier

Enluminure médiévale de Guiraut de Bornelh

Sujet  : musique, chanson médiévale, poésie médiévale, troubadour, manuscrit médiéval, occitan, oc, amour courtois.
Période  : Moyen Âge central, XIIe et XIIIe s
Auteur : Guiraut de Bornelh, de Borneil (?1138-?1215)
Titre : No posc sofrir c’ a la dolor
Interprète : Maria Lafitte, Unicorn, Oni Wytars
Album : Music of the Troubadours (1996)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous avons le plaisir de vous entraîner au XIIe, XIIIe siècles et en pays d’oc, pour découvrir une nouvelle pièce de Giraut de Bornelh, troubadour que les razos et vidas des siècles suivants sa venue en ce bas-monde ont largement encensé.

Comme une large partie du reste de son œuvre, la chanson du jour est une pièce courtoise et, bien sûr aussi, en occitan médiéval et ancien. A l’habitude, nous dirons un mot de son contenu, de ses sources médiévales. Nous aurons aussi l’occasion d’entendre cette chanson médiévale avec une interprétation des Ensembles Unicorn et Oni Wytars, accompagnés de la voix de Maria Dolors Laffitte. A l’habitude, nous vous en proposerons aussi une traduction en français actuel.

Un songe d’amour pour une belle convoitée

Cette chanson commence un peu étrangement et non sans humour, avec un poète qui compare son entrain et sa joie à l’arrivée de la saison nouvelle, au va et vient irrépressible que ferait sa langue sur un dent douloureuse. Autrement dit, l’attraction pour le printemps est plus forte que tout et la belle nature déjà domestiquée avec ses bocages, ses prairies, ses vergers, ses oisillons et ses fleurs le met en joie : renouvel, renouveau, saison printanière, le départ se situe (à une dent près) dans la lyrique courtoise.

Chanson médiévale de Guiraut de Bornelh dans le Canzoniere provenzale estense
No Posc sufrir… Canzoniere provenzale estense (XIIIe, XIVe s Bib Univ d’Estense)

Par la suite, le troubadour nous entraînera vers un rêve lui aussi printanier (il le précise) : celui d’un jeune épervier sauvage, venu se poser sur lui et qu’il parviendra à force de patience, à dompter. Frappé par cette vision nocturne, Giraut la confiera à son seigneur et protecteur du moment (il en a eu plusieurs – voir sa biographie). Selon le confident, il n’est point question de fauconnerie, ni de chasse ici. Le songe et sa symbolique seront interprétés d’une toute autre façon. Il s’agirait, en fait, d’un rêve pour le guider sur les chemins amoureux. Le troubadour peut convoiter la belle qu’il désire même si elle est de plus haut lignage, mais il devra y mettre de grands efforts s’il veut aboutir. D’abord circonspect et un peu honteux devant ce songe et sa convoitise insensée (on imagine une dame de très haut rang), notre Giraut finira par s’enhardir en décidant de faire porter ses rimes vers la lointaine élue. La chanson est donc présentée comme un premier pas amoureux ou au moins une avancée, destinée à divertir la Dame.

Au passage, on verra le poète médiéval monter au créneau pour marquer sa volonté de s’inscrire dans le Trobar leu. Il l’avait déjà fait dans Leu chansonet’e vil et il le réaffirme ici. Fini le Trobar clus et ses chansons pleines d’allusions énigmatiques et absconses, il veut désormais être clair et compris de son audience. Malgré toute sa bonne volonté et après nous être attelé à la traduction de la pièce du jour, nous serions enclins à mettre un tout petit bémol à son objectif à 800 ans de là (humour).

Aux sources manuscrites de cette chanson

Du point de vue des sources, la chanson se trouve dans de très nombreux manuscrits. Sauf erreur et à date, on ne lui connaît pas de mélodie propre. Nous vous présentons (photo ci-dessus) sa version dans le Canzoniere provenzale estense de la Bibliothèque Universitaire d’Estense en Italie (cote alfa.r.4.4). Ce manuscrit médiéval est connu également en France sous le nom de Chansonnier provençal D ou même Chansonnier occitan D. Il présente, sur 345 feuillets, un grand nombre de sirventes, tensons et chansons de troubadours du Moyen Âge.

No Posc sufrir , Maria Laffitte, Unicorn et Oni Wytars (contrafactum)

Music of the troubadours, l’album

Music of the Troubadours fut proposé au public en 1996. Il s’agit d’un album studio de 12 pièces pour un peu moins de 70 minutes d’écoute. On y trouve présenté huit troubadours : Giraut de Bornelh, Peire Cardenal, Raimon de Miraval, Ramon de Llul, Berenguier de Paloun, Guiraut Riquier, Bernart de Ventadorn, Jaufre Rudel, aux côtés de quelques pièces anonymes. En réalité, deux d’entre eux se partagent la vedette ; la pièce du jour de Giraut de Bornelh n’ayant pas de notation musicale d’époque, c’est la chanson Ar me puesc de Peire Cardenal qui lui a servi de mélodie selon le procédé du contrafactum.

L’ensemble Unicorn, Oni Wytars & Maria Laffitte

Album de musique médiévale sur la musique des troubadours par Oni Wytars

Sous la direction de Michael Posch, Music of the Troubadours est le fruit d’une collaboration entre les ensembles Unicorn et Oni Wytars et Maria Dolors Laffitte. Nous avons dit un mot ici de ces deux ensembles. Le premier est autrichien, l’autre est italo-allemand et on leur doit un certain nombre de productions musicales communes. Quant à Maria Dolors Laffitte i Masjoan (1949-2008), elle vient prêter sa voix à cet album en lui impulsant une vraie énergie.

Un mot de Maria Dolors Laffitte

La chanteuse Maria Dolors Laffitte

Pour dire un mot de cette chanteuse et musicienne d’origine occitane, elle a fait partie de ces générations de la fin des années soixante qui se prirent d’envie de renouer avec les musiques anciennes et traditionnelles et même le folk.

De 1968 à 2001, elle a ainsi exploré un répertoire assez large qui va de chansons médiévales occitanes à des chansons traditionnelles catalanes, des chants séfardis ou même encore des chansons d’auteurs et des chansons pour enfants. Entre autres activités, elle s’est inscrite dans le mouvement Nova Cançó (chanson nouvelle) qui s’éleva durant les années franquistes, pour défendre la normalisation de l’usage du catalan dans les chansons et les productions culturelles. Elle est aussi connue pour son activité militante en matière d’écologie. D’un point de vue musical, elle a eu l’occasion de participer à de nombreux groupes, dont la formation Els Trobadors qu’elle fonda en 1991.

Informations complémentaires

Pour ceux que cet album intéresserait, il est encore disponible et on peut encore le débusquer en ligne, notamment, au format CD, Mp3 ou même encore en streaming illimité. Voici un lien utile pour plus d’informations : Music of The Troubadours.

Musiciens ayant participé à cet album

Ensemble Unicorn & Oni Wytars, Maria D. Laffitte, Thomas Wimmer (violon, laúd), Riccardo Delfino (harpe gothique, vielle à roue, cornemuse), Peter Rabanser (gaida, oud, nay, saz), Katharina Dustmann (percussions orientales), Wolfgang Reithofer (percussions), Marco Ambrosini (violon, nyckelharpa, chalemie ), Michael Posch (direction et flûte à bec, flûte de roseau


No posc sofrir c’ a la dolor, giraut de Bornelh
de l’occitan médiéval au français actuel

I. No posc sofrir c’ a la dolor
De la den la lenga no vir
E ‘l cor ab la novela flor,
Lancan vei los ramels florir
E ‘Ih chan son pel boschatge
Dels auzeletz enamoratz,
E si tot m’estauc apensatz
Ni pres per malauratge,
Can vei chans e vergers e pratz,
Eu renovel e m’assolatz.

Je ne peux m’abstenir quand j’ai une douleur
de dent que ma langue n’y revienne sans cesse
Et, de la même façon, je ne peux éviter que mon cœur ne soit touché par la fleur nouvelle,
Lorsque je vois les rameaux fleurir
Et que j’entends le chant mélodieux dans le bosquet (1)
Des oisillons enamourés,
Et si je suis préoccupé
Et pris dans mes propres malheurs
Quand je vois ces chants, ces vergers et ces prairies,
Je me sens régénéré et réconforté (je me sens renouvelé et je me console)

II. Qu’ eu no m’esfortz d’altre labor
Mas de chantar e d’esjauzir;
C’ una noch somnav’ en pascor
Tal somnhe que « m fetz esbaudir
D’ un esparver ramatge
Que m’ era sus el ponh pauzatz
E si ‘m semblav’ adomesgatz,
Anc no vi tan salvatge,
Mas pois fo maners e privatz
E de bos getz apreizonatz.

Car je ne m’applique à d’autre travail
Que celui de chanter et me réjouir  ;
Un nuit de printemps, je rêvais
Ce songe qui me mis en joie,
D’un épervier branchier (2)
Qui était venu se poser sur mon poing
Et, il me sembla bien domestiqué
Bien que jamais je n’en vis d’aussi sauvage,
Mais par la suite, il fut apprivoisé et familiarisé
Et maintenu prisonnier par un lien à la patte,

III. Lo somnhe comtei mo senhor,
Ca son amic lo deu om dir,
E narret lo ‘m tot en amor
E dis me que no ‘m pot falhir
Que d’oltra mo paratge
No m’aia tal ami’ en patz,
Can m’ en serai pro trebalhatz,
C’anc om de mo linhatge
Ni d’ oltra ma valor assatz
Non amet tal ni ‘n fon amatz.

J’ai conté ce songe à mon seigneur,
Car à un ami, on doit dire ces choses,
Et il l’a interprété pour moi sous l’angle de l’amour
En me disant que je ne pouvais échouer (faillir)
A ce que, au delà de mon rang,
Une telle amie ne soit mienne
Après que je m’en serais diligemment occupé
Car jamais homme de mon lignage
Ni de plus grand mérite
N’a aimé de telle façon et n’en fut aimé.

IV. Era n’ ai vergonh’ e paor
E ‘m n’esvelh e n planh e ‘n sospir
E ‘l somnhe tenli a gran folor
E no eut posch’ endevenir;
Pero d’un fat coratge
No pot partir us rics pensatz
Orgollios e desmezuratz
C’apres nostre passatge
Sai que ‘l sornnhes sera vertatz
Aissi drech com me fo narratz.

A présent, j’en ressens de la honte (vergogne) et de la peur
Je m’éveille en soupir et en lamentation
Et je tiens ce songe pour grande folie
Qui ne pourra jamais advenir.
Pourtant, un désir sot (insensé),
Ne peut être séparé, ni venir à bout de remarquables (hautes, nobles) pensées
Orgueilleuses et démesurées,
De sorte qu’après notre traversée (croisade)
(3)
Je sais que le songe deviendra vrai
Aussi vrai qu’il me fut conté.

V. E pois auziretz chantador
E chansos anar e venir !
Qu’era, can re no sai m’ assor,
Me volh un pauc plus enardir
D’ enviar mo messatge
Que ‘ns porte nostras amistatz.
Que sai n’es facha la meitatz,
Mas de leis no n’ai gatge
E ja no cut si’ achabatz
Nuls afars, tro qu’es comensatz.

Et, après cela vous entendrez un chanteur
Et ses chansons aller et venir !
Car, désormais, puisque rien ne m’y pousse ici-bas,
Je veux un peu plus m’enhardir
Pour envoyer mon message
Afin qu’il emporte nos salutations d’amours.
Car jusqu’à présent, n’est faite ni la moitié.
Jamais je n’ai reçu de gage d’elle,
Et ça n’arrivera assurément jamais si rien n’est engagé
Aucune entreprise n’existe qui n’est d’abord commencé.

VI. Qu’eu ai vist acomensar tor
D’una sola peir’ al bastir
E cada pauc levar alsor
Tan josca c’om la poc garnir.
Per qu’eu tenli vassalatge
D’aitan, si m’o aconselhatz,
E i vers, pos er ben assonatz,
Trametrai el viatge,
Si trop qui lai lo ‘m guit viatz
Ab que ‘s deport e’s do solatz.

Parce que j’ai vu débuter la construction d’une tour
Par une seule pièrre
Et peu à peu, s’élever plus haut,
Jusqu’à ce qu’on puisse la doter d’une garnison.
C’est pourquoi je maintiens les valeurs chevaleresques,
Avec un si grand soin  ; ainsi que vous me le conseillez,
Et mes vers, une fois bien accordés (assonants, mis en musique)
Je les enverrai en voyage
Si je trouve quelqu’un qui sache les conduire promptement
Pour qu’elle s’en réjouisse et s’en divertisse.

VII. E s’eu ja vas emperador
Ni vas rei vauc, si ‘m vol grazir
Tot aissi com al seu trachor
Que no ‘l sap ni no ‘l pot gandir
Ni mantener, ostatge
Me lonh en us estranhs renhatz  !
Cais si serai justiziatz
E fis de gran damnatge,
Si ‘l seus gens cors blancs e prezatz
M’es estranhs ni m’ estai iratz.

Et si jamais j’allais chez un empereur
Ou un roi, et qu’il veuille m’accueillir
Toute à la façon d’un traitre
Qui ne saurait, ni ne pourrait le protéger,
Ni même le soutenir,
Et qu’il m’envoie comme un otage vivre en des contrées lointaines  !
Alors, je serais puni de la même manière
Et je souffrirais un aussi grand dommage
Que si celle, si gracieuse et estimée,
M’éloignait d’elle ou se montrait fâchée à mon endroit.

VIII. E vos entendetz e veiatz
Que sabetz mo lengatge,
S’anc fis motz cobertz ni serratz,
S’era no’Is fatz ben esclairatz.

IX. E sui m’en per so esforsatz
Qu’entendatz cals chansos eu fatz.

Et vous qui entendez et voyez
Et connaissez ma langue,
Si jamais j’ai usé de mots couverts et obscurs (trobar clus)
Désormais, je les choisis bien clairs (trobar leu)
.

Et j’ai mis tant d’efforts en cela
que vous comprendrez les chansons que j’ai faites.

(1) boscatge : bois, bocage

(2) Littré. Oiseau branchier : terme de fauconnerie, jeune oiseau qui, n’ayant point encore de force, vole de branche en branche en sortant du nid. Historique XIVe s . L’esprevier est dit branchier ou ramage, pour ce que, quant il soit pris, il vole sur les rainceaux ou sur les branches.

(3) Passatge : traversée, mais peut être aussi utilisé en relation à la croisade. S’il s’agit bien de cela, ce que nous croyons, on peut rattaché cette allusion au razo qui nous conte que Giraut de Bornelh partit, aux côtés de Richard Coeur de Lion, pour la 3ème croisade et le siège d’Acre.


En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes

NB : l’image en tête d’article est un montage. On y voit l’enluminure de Giraut de Bornelh du Manuscrit Français 12473 (retouchée par nos soins) ainsi que le début de page correspondant dans l’ouvrage. Conservé au département des manuscrits de la BnF, ce manuscrit médiéval, daté de la deuxième moitié du XIIIe s, est encore connu sous le nom de Chansonnier provençal K ou même plus laconiquement Chansonnier K ( à consulter sur Gallica) .

D’un Vorpil et d’un Aigle, une fable de Marie de France

Sujet  : poésie médiévale, fable médiévale, vieux français, anglo-normand, auteur médiéval, ysopets, poétesse médiévale, poésie satirique, poésie morale
Période : XIIe siècle, Moyen Âge central.
Titre : D’un Vorpil et d’un Aigle
Auteur  : Marie de France    (1160-1210)
Ouvrage  :  Poésies de Marie de France Tome Second, par B de Roquefort, 1820

Bonjour à tous,

ous vous proposons, aujourd’hui, un voyage au cœur du XIIe siècle avec celle qu’on considère comme une des premières auteurs en langue vernaculaire, et plus précisément en oïl anglo-normand : Marie de France. Une nouvelle fois, c’est au cœur d’une de ses fables que nous vous entraînerons et, plus particulièrement, une histoire mettant en scène un aigle et un renard.

Sources antiques de cette fable médiévale

A l’image des autres fables de la poétesse médiévale, celle du jour est inspirée des classiques ; Bien avant elle, on la retrouve chez Esope (VIe siècle avant JC), puis chez Phèdre (Ier siècle après JC).

Amitié et trahison chez Esope

Chez Esope, cette fable est une parabole sur la trahison en amitié et ses conséquences :

Un aigle et un renard étant devenus amis décidèrent de vivre plus près l’un de l’autre. Sitôt dit, sitôt fait, le renard s’installa au pied de l’arbre où l’aigle nichait. Las ! Un jour, que le goupil était en chasse, le rapace en profita pour capturer ses renardeaux et en nourrir ses oisillons. Au retour, le renard harangua l’aigle mais ne pouvant voler, ni grimper à l’arbre, il demeurait impuissant. Aussi resta-t-il à proximité, priant le ciel de lui accorder vengeance. Ce temps vint bientôt.

Comme on cuisait des chèvres dans un champ voisin, l’aigle en ravit une part, emportant dans son vol, et par inadvertance, un charbon ardent qui mit le feu au nid (1). Les aiglons paniqués se jetèrent au sol. Le renard les croqua l’un après l’autre, accomplissant sans hésiter sa vengeance et obtenant, ainsi, réparation. Et la morale d’Esope de conclure : que ceux qui trahissent leurs amis, pensant pouvoir éviter des représailles de leur part, soient bien conscients qu’ils seront rattrapés par la colère divine.

Vulpis et Aquila, une fable sociale chez Phèdre

Dans cette version de la fable, il n’est plus question d’amitié. Sa morale dévient déjà sociale et politique. Il y est fait l’apologie de la ruse des plus petits sur les puissants :

« Si haut que vous soyez, craignez les plus humbles ; car la ruse sert merveilleusement la vengeance. »
Fables de Phèdre traduites en Français par M. E. Panckoucke (1864)

Chez Phèdre, les renardeaux n’ont pas le temps d’être sacrifiés. L’aigle les capture. Il méprise les supplications du renard qui implore pour les récupérer, refusant catégoriquement de les restituer. Le goupil fera alors preuve de présence d’esprit en mettant le feu à l’arbre. Il compromettra ainsi les desseins de l’aigle et pourra récupérer sa progéniture. D’une certaine façon, les symboles nous sont déjà plus familiers puisqu’on retrouve ici l’aigle, symbole de pouvoir et de toute puissance, que le renard parviendra à faire s’incliner par la ruse. La version de Marie de France est assez proche de celle de Phèdre mais, à son habitude, cette dernière introduit sa patte et ses propres innovations.

Le Vorpil et l’Aigle chez Marie de France

Chez l’auteur(e) médiévale, l’amitié est également écartée. Les deux animaux n’entretiennent aucune relation de proximité et c’est simplement l’inattention ou l’insouciance du renard qui fournit l’opportunité à l’aigle de capturer un de ses renardeaux. S’en suivront, là aussi, suppliques et prières en vain. Face à l’inflexibilité du rapace, le renard se servira du feu pour lui faire plier le genou et reprendre son petit.

Marie de France suit le fil de Phèdre et la leçon d’amitié d’Esope se change en jeu de pouvoir, et même de classe. Cette fois, en plus de la puissance, vient s’associer la richesse puisque le « riche félon » est, explicitement, opposé au « pauvre ». La poétesse du XIIe siècle fait aussi passer la notion de ruse au second plan : ce qui compte c’est que la vengeance soit efficace et pourvu qu’elle le soit, elle peut faire plier les puissants. Sa fable devient ainsi un constat sur la lâcheté de ces derniers et leur faiblesse véritable. Entre les lignes, on pourrait même y voir un plaidoyer afin que les pauvres spoliés n’hésitent pas à prendre en main leur destin, en se donnant les moyens de faire plier leurs détracteurs ou leurs tortionnaires.


D’un Vorpil et d’un Aigle
qui enporta un des Faons au Gourpill

D’un Verpil cunte la menière
Ki fu issus de sa tesnière,
Od ses enfanz devant joa,
Un Aigles vint, l’un enpurta.
Li Gopis vait après priant
È k’il li rende sun enfant ;
Mès il nel’ volt mie escuter,
Si li cuvient à returner,
Un tizun prist de fu ardant
È sèche buche vait cuillant,
Entur le caisne la meteit
Où cele Aglez sun ni aveit.

Qant li Aigles veit le fu espriz
Au Gorpil prie et dist, amiz,
Estain le fu, pren tun chael,
Jà serunt ars tuit mi oisel.

MORALITÉ


Par iceste essample entendun
K’ensi est dou riche Felun,
Jà dou Pouvre n’aura merci
Pur sa plainte, ne pur son cri ;
Mais se cil s’en peut vengier
Dunc le voit-il asoplier
Cume fist li Aiglez au Gopilz
Si cum hum cunte en ces escriz.

D’un Vorpil et d’un Aigle
adapté en français moderne

Ce récit conte d’un goupil,
Sorti devant sa renardière,
Pour jouer avec ses petits.
Un aigle en vit un et le prit.
Le renard lui vint, suppliant
Pour qu’il lui rende son enfant ;
Mais l’aigle ne voulut l’écouter,
Et Renard dut s’en retourner.

Il s’empare d’un tison ardent
Puis une bûche va cueillant,
Et met le feu au pied du chêne
Où l’aigle niche en son domaine
.

Quand l’aigle voit le feu jaillir
Il supplie Renard et lui dit,
« Eteins le feu, prend ton rejeton (enfant chael chiot)
Avant que brûlent mes oisillons ».

MORALITÉ

Par ce récit nous comprenons
Qu’ainsi va du riche félon.
Jamais du pauvre il n’a merci (pitié)
Ni de ses plaintes, ni de ses cris
Mais si le pauvre peut se venger
Aussitôt l’autre de s’incliner (asopleier-oier : faiblir, plier le genou)
Comme le fit l’aigle face au renard
Ainsi qu’on conte en cette histoire.


Les successeurs de Marie de France

Après Marie de France, on retrouvera cette même fable chez Charles Perrault et chez Jean de Lafontaine. Le premier en servira une version versifiée très proche de celle d’Esope. Traduite par Perrault d’après les fables de Gabriele Faerno (Faerne, 1510-1561), elle aura pour morale :

« Un traitre a su nous outrager ?
Si tout manque, le ciel saura nous en venger. »

Lettres choisies de Messieurs de l’académie françoise,
avec la traduction des fables de Faerne par Mr Perrault (1699-1709)

La Fontaine, de son côté, donnera à l’histoire et sa morale, un tout autre tour. Il y fera réconcilier le chat huant (hibou) et l’aigle, chacun jurant de ne pas toucher la progéniture de l’autre. Et comme le hibou décrira ses petits comme les plus mignons du monde, le roi aigle ne les reconnaîtra pas en les voyant et les dévorera et la morale de conclure :

« Le Hibou, de retour, ne trouve que les pieds 
De ses chers nourrissons, hélas ! Pour toute chose. 
Il se plaint, et les Dieux sont par lui suppliés 
De punir le brigand qui de son deuil est cause

Quelqu’un lui dit alors : N’en accuse que toi 
Ou plutôt la commune loi 
Qui veut qu’on trouve son semblable 
Beau, bien fait, et sur tous aimable. 
Tu fis de tes enfants à l’Aigle ce portrait ; 
En avaient-ils le moindre trait ?
« 
L’aigle et le HibouJean de La Fontaine

La morale de l’auteur du XVIIe siècle tire l’histoire du côté d’une certaine vanité ou d’un certain manque d’objectivité par rapport aux siens et vis à vis des autres (ce qui, au passage, n’en fait ni la plus claire, ni la plus éclatante de ses fables).

En vous souhaitant une très belle  journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.


NOTES

(1) Dans quelques traductions libres de la fable d’Esope, c’est le renard qui réussit à s’emparer du charbon ou de la brindille pour mettre le feu.

PS : pour l’illustration et l’image d’en-tête, nous nous sommes servis d’éléments épars : « L’aigle aux ailes déployées » provient d’une miniature du Livre des propriétés des choses de Bartholomaeus Anglicus. Daté de 1447, ce manuscrit médiéval, référencé Ms 0399 est actuellement conservé à la bibliothèque municipale d’Amiens. Le renard provient du Ms 3717, de la Bibliothèque Mazarine de Paris. Il s’agit du Livre de la Chasse de Jacques d’Armagnac daté lui aussi du XVe siècle mais un peu plus tardif (avant 1476). Sur l’illustration de la fable, le fond et les beaux arbres sont tirés d’une illustration de l’artiste enlumineur Annie Bouyer.

« A la fontana del vergier », Marcabru, de l’occitan médiéval au catalan moderne

Sujet  : troubadours, langue d’oc, poésie, chanson médiévale,  poésie, occitan médiéval, catalan, pastourelle, chanson nouvelle
Période : Moyen Âge central, XIIe siècle
Auteur :   Marcabru   (1110-1150)
Titre  :  « A la fontana del vergier»
Interprètes : Maria Del Mar Bonet
Album 
 Breviari D’Amor (1982)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous partons direction le XIIe siècle et le pays d’oc médiéval avec une nouvelle chanson du troubadour Marcabru. Il s’agit d’une pièce bien plus accessible si on la compare à certaines autres auxquelles cet expert du trobar clus nous a habitué.

Cette chanson a pour titre A la fontana del vergier (À la fontaine du verger) et nous aurons l’occasion de la commenter et de la traduire pour vous. Cette fois, pour son interprétation, nous avons choisi de faire un détour du côté de la Catalogne avec une superbe version vocale de María del Mar Bonet, sur une musique composée et arrangée par le pianiste Jordi Sabatés et des paroles adaptées de l’occitan médiéval au catalan, de manière très réussie, par Toni Moreno.

Pastourelle, chanson de toile : l’univers de référence de cette pièce médiévale

Les érudits, médiévistes ou romanistes, soucieux de taxinomie et de classement, ont pu quelquefois hésiter, face à cette composition de Marcabru : chanson de toile ou pastourelle ? Il faut dire que le cadre bucolique et champêtre, ce temps au renouveau printanier et cette rencontre « fortuite » entre le poète et la jeune fille sont trompeurs. Pourtant, même si le départ de cette poésie pourrait nous engager à la rapprocher d’une pastourelle, elle évolue ensuite vers toute autre chose. La jeune fille est noble et si elle fait l’objet du désir (non partagé) du poète, en fait de se rapprocher, ce dernier se tiendra sur la réserve face à la tournure prise par les événements. Pleurant sur son ami parti à la croisade, la belle donnera, en effet, à cette pièce quelques allures de chansons de toile (ou, dans une genre plus hispanisant et tardif, de cantigas de amigo) sans en adopter, non plus, tous les codes.

Contre l’appel à la croisade ?

Loin du cadre de l’un ou de l’autre genre, Marcabru donnera encore à sa chanson un tour assez caustique et presque subversif, en nous présentant une jeune fille quelque peu « remontée » contre le Christ et les appels de ce dernier envers tous les hommes du siècle pour le servir (en l’occurrence en terre sainte et par les armes). Dans son chagrin, elle ira même jusqu’à vilipender directement (sinon même maudire) le roi de France, Louis, pour ses exhortations à la croisade. En rapprochant les dates, il ne peut que s’agir de Louis VII et de l’appel à la deuxième croisade (1147-1149). Le poète essaiera alors de consoler la jeune fille, en la ramenant à la raison ; « Dieu peut tout, même lui redonner de la joie ». Elle n’ira pas jusqu’à renier sa foi, mais en guise de réponse, elle restera amère et triste face à ce sort funeste qui lui aura arraché l’être aimé.

Sur le fond, on n’est ici aux antipodes de la chanson de Marcabru Les vers du lavoir, appel retentissant à la croisade fait, par ailleurs, par le troubadour. Faut-il seulement voir ici, de la part de ce dernier, une volonté de mettre l’emphase sur la grande détresse de la jeune fille, plutôt que l’intention de s’élever indirectement contre la croisade et ses conséquences ? Le cas échéant, il lui aurait été facile d’éviter de prendre aussi directement à partie le roi en le citant, même par l’intermédiaire de la jeune fille. Autre temps, autres priorités ? Un décalage de quelques années ou mois entre les deux textes peut, peut-être, suffire à expliquer cela.

Au delà de ces questions, et en écoutant cette chanson au tout premier degré, on se trouve face à une poésie très accessible et qui fait mouche, tant par son style que par l’émotion qui s’en dégage.

Marcabru, de la Gascogne médiévale
à la Catalogne du XXe siècle

Ce n’est pas la première fois que nous présentons ici une pièce en langue catalane (voir nos articles sur la question). Pour qui s’intéresse de près aux langues romanes, certaines parentés et rapprochements entre la chanson du jour et le provençal, le français, l’italien et l’espagnol sauteront, sans doute, aux yeux. La prononciation peut paraître distante mais tant de racines communes nous sont familières.

Au Moyen Âge central, il existe une convergence culturelle indéniable entre le sud de la France et le nord de l’Espagne et même de l’Italie. Certains troubadours notoires du pays d’oc et de Provence ont d’ailleurs passé allégrement les frontières pour voyager jusqu’à des cours princières ou royales de la péninsule ibérique et nous ont laissé des textes pour en témoigner. Aujourd’hui, le catalan est une langue bien vivante, plus encore du côté espagnol (en Catalogne, dans le pays valencien, dans les îles baléares).

A la fontana del verger – Maria del Mar Bonet – Jordi Sabatés

Le Breviari d’Amor de Maria Del Mar Bonet

Au début des années 80, le pianiste et compositeur Jordi Sabatés et le parolier Toni Moreno s’associaient autour d’un projet visant à proposer des chansons de troubadours provençaux et catalans médiévaux, en catalan moderne. Toni Moreno se chargea de traduire et d’adapter les paroles des poésies d’époque. De son côté, en repartant des manuscrits et des mélodies anciennes, Jordi Sabatés décida de les arranger pour les mettre au goût d’un public plus contemporain.

De cette collaboration résulta 14 compositions. Il en ressortit une sélection de 9 chansons qui donna lieu à un album au titre évocateur de Breviari d’amor. Cette production sera enregistrée en 1981 et c’est la chanteuse catalane María del Mar Bonet qui lui prêtera sa belle voix.

Des Troubadours occitans et catalans

On retrouvera dans ses 9 pièces revisitées de grands noms de la chanson médiévale occitane et provençale : Marcabru, avec la pièce du jour. Guilhem de Poitiers et son « Vers de rens« . Raimbaut de Vaqueiras et ses Altas undas que venez suz la mar, le Reis glorios de Guiraut de Bornelh. S’y ajouteront encore deux chansons de Béatrice de Dia, une de Raimon Jordan et deux compositions des troubadours catalans Cerverí de Girona et Guillem de Berguedà.

Cet album n’est pas toujours évident à trouver au format CD, mais on peut le trouver au format Mp3 sur quelques sites spécialisés. Notons que quelques années plus tard, à l’aube des années 90, Jordi Sabatès présentera le même programme en concert, accompagné cette fois de Laura Simó. Cette chanteuse catalane aux intonations de voix très chaudes et qui avait fait ses classes dans l’univers du Jazz démontrera, à son tour, une aisance et une virtuosité impressionnante dans ce répertoire.


A la fontana del verger
en catalan moderne

A la fontana del verger,
on l’herba creix fins al roquer,
a l’ombra d’un dolç taronger
-el seu voltant tot ple de flors
i d’un ocell viu i lleuger-,
la vaig trobar sens pretendent
la qui refusa el meu solaç.

Era donzella de cos bell,
filla del noble del castell,
i quan vaig creure que l’ocell,
les flors i l’aigua i el cel blau
feien feliç son cor novell
i escoltaria el meu consell,
va canviar de tarannà.

Son plor arribà fins a la font,
els seus sospirs trenquen el cor:
« Jesús -diu ella-, rei del món!,
per Vós augmenta el meu dolor,
car el desig vostre em confon,
vist que els joves de tot el món
estan servint-vos perquè us plau. »

« Per Vós és fora el meu amic,
el bell, el noble, el més gentil,
i aquí coman mon cor patint,
mon desconsol i el meu desig.
Maleït sia el rei Lluís,
que donà ordres i predics
i omplí de gran dol el meu pit. »

Veient-la així desconhortar
li dic suaument vora el riu clar:
« Ja n’hi ha prou de tant plorar:
marceix la cara i el color,
i no us cal desesperar,
que Déu que fa els arbres fruitar,
us pot donar consol i amor. »

« Senyor -diu ella-, és veritat
que en el cel Déu s’apiadarà
del meu cor trist i enamorat.
Serà, però, a l’altra vida;
en canvi ara m’ha deixat
sense l’amor de l’estimat,
i l’ha portat ben lluny de mi. »


A la Fontana del vergier
de l’occitan médiéval au français moderne

NB : pour la traduction en français, nous avons suivi à l’habitude l’ouvrage de JML Dejeanne (Poésies complètes du Troubadour Marcabru, 1909) en complétant notre approche du texte avec des recherches personnelles (dictionnaire d’occitan médiéval, traductions comparées en provenance de divers romanistes et en langues diverses, …)

I
A la fontana del vergier,
On l’erb’ es vertz josta-I gravier,
A l’ombra d’un fust domesgier,
En aiziment de blancas flors
E de no.velh chant costumier,
Trobey sola, ses companhier,
Selha que no vol mon solatz.

A la fontaine du verger,
Où l’herbe est verte, près du gravier (Dejeanne : de la grève)
A l’ombre d’un arbre fruitier,
Garni de belles et blanches fleurs
Et au son du chant habituel de la nouvelle saison,
Je trouvai seule, sans compagnie,
Celle qui ne veut pas mon bonheur.

II
So fon donzelh’ab son cors belh
Filha d’un senhor de castell;
E quant ieu cugey que l’auzelh
Li fesson joy e la verdors,
E pel dous termini novelh,
E quez entendes mon favelh,
Tost li fon sos afars camjatz.

C’était une demoiselle au corps très beau (gent),
Fille d’un seigneur de château.
Et au moment où je pensais que les oiseaux,
comme la verdure, lui donnaient de la joie,
Ainsi que la douceur du temps nouveau,
Et qu’elle voudrait entendre mes paroles,
Elle changea totalement de conduite (attitude, contenance).

III
Dels huelhs ploret josta la fon
E del cor sospiret preon.
« Ihesus », dis elha, reys del mon,
Per vos mi creys ma grans dolors,
Quar vostra anta mi cofon,
Quar li mellor de tot est mon
Vos van servir, mas a vos platz.

Ses yeux pleuraient, tout près de la fontaine,
Et son cœur s’épanchait en de profonds soupirs.
« Jésus », dit-elle, roi du monde,
Par vous s’accroît ma grande douleur,
Car votre outrage cause ma perte,
Puisque les meilleurs de tout cet univers
Vont vous servir, car tel est votre plaisir.

IV
Ab vos s’en vai lo meus amicx,
Lo belhs e-I gens e-I pros e-I ricx;
Sai m’en reman lo grans destricx,
Lo deziriers soven e-I plors.
Ay mala fos reys Lozoicx
Que fay los mans e los prezicx
Per que-l dois m’es en cor intratz !

Avec vous s’en va mon ami,
Le beau, le gent, le preux et le puissant
Et ici, il ne me reste que grande détresse,
Le désir souvent et les pleurs.
Aie ! Maudit soit le roi Louis (Dejeanne : la male heure soit )
Qui a donné ces ordres et fait ces exhortations (à la croisade)
Par lesquels le deuil est entré en mon cœur !

V
Quant ieu l’auzi desconortar,
Ves lieys vengui josta-l riu clar
« Belha, fi-m ieu, per trop plorar
Afolha cara e colors;
E no vos cal dezesperar,
Que selh qui fai lo bosc fulhar,
Vos pot donar de joy assatz. »

Et quand je l’entendis se lamenter ainsi
Je vins vers elle tout près du clair ruisseau
« Belle, lui dis-je, à trop pleurer
Flétrissent le visage et ses couleurs;
Et il ne vous faut point désespérer,
Car celui qui fait fleurir et refeuillir les bois
Peut vous donner beaucoup de joie.
« 

VI
Senher, dis elha, ben o crey
Que Deus aya de mi mercey
En l’autre segle per jassey,
Quon assatz d’autres peccadors
Mas say mi tolh aquelha rey
Don joys mi crec mas pauc mi tey
Que trop s’es de mi alonhatz.

Seigneur, dit-elle, je crois bien
Que Dieu aura merci de moi
dans l’autre monde et pour toujours,
Comme de nombreux autres pécheurs.
Mais ici il m’enlève cet être précieux (rey roi, res chose)
Qui a accru ma joie, mais qui tient peu à moi,
Puisqu’il s’est trop éloigné de moi.


En vous souhaitant une agréable journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

NB : l’image d’en-tête est tirée du Manuscrit médiéval Français 12473 ou chansonnier provençal K (consultable sur Gallica).


Lyrique Courtoise : Reis glorios, une alba de Guiraut de Bornelh

Sujet  : musique, chanson médiévale, poésie médiévale, alba, troubadour, manuscrit médiéval, occitan, oc, amour courtois
Période  : Moyen Âge central, XIIe et XIIIe s
Auteur  :  Guiraut de Bornelh, Giraut de Borneil (?1138-?1215)
Titre : Reis glorios Interprète : Simone Sorini

Bonjour à tous,

ous repartons, aujourd’hui, au Moyen Âge central et en pays d’oc avec le troubadour Guiraut de Bornelh. Nous nous pencherons même sur une de ses chansons courtoises parmi les plus connues. Il s’agit d’un Alba et elle a pour titre Reis Glorios.

L’aube chez les troubadours occitans

L’aube est un moment de la journée et un thème prisé dans la lyrique courtoise des troubadours occitans. Ainsi, on retrouve l’alba, l’aubade (ou quelquefois même simplement « l’aube ») chez les plus grands d’entre eux et elle est même devenue un genre à part entière. Dans ces textes et chansons, cette transition entre mystères de la nuit, d’un côté et lumière d’un nouveau jour, de l’autre est souvent ce moment qui vient séparer les amants.

Récits d’amours souvent secrètes et interdites, on peut quelquefois y retrouver la présence d’un guetteur, venu alerter les amants ou invoqué comme le témoin complice de leurs escapades. Autour de la même période que la chanson de Guiraut de Bornelh, on pense notamment à la jolie pièce de Raimbaut de Vaqueiras. Nous ne l’avons pas encore présentée ici mais on peut la retrouver dans notre roman « Frères devant Dieu ou La tentation de l’alchimiste« . En voici un extrait :

Gaita be, gaiteta del chastel,
Quan la re que plus m’es bon e bel
Ai a me trosqu’a l’alba.
E.l jornz ve e non l’apel!
Joc novel
Mi tol l’alba,
L’alba, oi l’alba

(…) Domn’, adeu que non puis mais estar;
Malgrat meu me.n coven ad annar.
Mais tan greu m’es de l’alba,
Que tan leu la vei levar;
Enganar
Nos vol l’alba,
L’alba, oi l’alba


Guette bien, Guetteur du château
Quand la chose qui m’est la plus chère et la plus belle en ce monde
Est mienne jusqu’à l’Aube.
Et déjà le jour vient sans que je l’appelle !
Un Jeu nouveau

Que me ravit (ravir, ôter) l’aube,
L’aube, oui l’aube!

(…) Dame, adieu je ne puis rester d’avantage,
Malgré moi, il me faut partir.
Mais cette aube m’attriste tant
Que je vois se lever si promptement,
Cette aube qui veut
se jouer de nous
L’aube, oui l’aube.

Raimbaut de Vaqueiras (?1150-1207).

Evolution thématique et formes diversifiées

Aux siècles qui succéderont ceux des troubadours, le genre de l’aubade finira par évoluer vers des thématiques assez hétérogènes. Ainsi, l’aube n’y sera plus seulement ce moment redouté des amants courtois. Du côté de l’Espagne du Moyen Âge tardif, elle pourra même les unir quelquefois (voir « Ami, venez à l’aube »). L’aubade prendra encore des formes si diverses (religieuses par exemple) que certains médiévalistes et romanistes finiront par se demander s’il est encore opportun de la classer comme une variation sur le thème de la courtoisie (1).

Reis Glorios de Guiraut de Bornelh dans le manuscrit médiéval Français 22543, dit chansonnier La Vallière de la BnF (datation XIVe s). contenu : pièces et chansons annotées de troubadours

Comme on le verra, l’alba de Guiraut de Bornelh, qu’on peut situer dans les premières du genre, met en scène une séparation mais sa compréhension ne se livre pas si facilement, même une fois traduite. Cette difficulté est, cela dit, le charme et l’apanage de nombreuses chansons de troubadours occitans du Moyen Âge, quand bien même ils ne se réclament pas du trobar clus.

Simone Sorini, tenor, musicien et cantor al liuto

« Rei Glorios » la belle version de Simone Sorini

Nous partageons ici la belle interprétation de Rei Glorios par le chanteur ténor et multi-instrumentiste Simone Sorini. La réputation de cet artiste italien n’est plus à faire sur la scène des musiques anciennes. Au fil de sa carrière, il s’est spécialisé dans un répertoire qui va du Moyen Âge à la Renaissance avec même des incursions vers des rivages plus folks et traditionnels. Sur la partie plus médiévale, on se souvient de l’avoir vu collaborer avec de nombreux autres formations dont Micrologus ou même encore des ensembles français comme Les Musiciens de Saint-Julien and Vox Cantoris.

Dans cet extrait de concert, on le retrouve sur une performance uniquement vocale mais, entre autres instruments, il est aussi joueur de luth et s’inscrit dans la tradition des « cantore al liuto ». De Pétrarque aux siècles suivants, cette tradition des « chanteurs au luth » a désigné, dans la péninsule italienne, des compositeurs s’accompagnant de l’instrument pour faire partager leurs chansons et leurs pièces poétiques.

Directeur du Narnia Cantores, Simone Sorini a également à son arc des études de musicologie. Elles se sont engagées avec des recherches poussées sur la musique du Duché de Montefeltro au Moyen Âge tardif. Il a particulièrement illustré ce travail au sein de l’Ensemble Bella Gerit qu’il a aussi fondé. Cette curiosité et ses recherches ne sont pas arrêtées là. Elles l’ont conduit à mettre en place de nombreux projets originaux, au long d’une discographie de plus de 30 albums dont certains salués et même primés pas la scène médiévale.


« Rei glorios » en occitan médiéval
et sa traduction en français moderne

Reis glorios, veray lums e clartatz,
totz poderos, Senher, si a vos platz,
al mieu compaynh sias fizels aiuda,
qu’ieu non lo vi pus la nuech fo venguda,
et ades sera l’alba.

Roi glorieux, lumière et clarté véritable,
Seigneur tout puissant, s’il te plait,
Sois une aide fidèle pour mon compagnon
Que je n’ai pas vu depuis le crépuscule
Car bientôt l’aube viendra.

Bel companho, si dormetz o velhatz,
non durmas pus, senher, si a vos platz;
qu’en aurien vey l’estela creguda
c’adus lo jorn, qu’ieu l’ay ben conguda;
et ades sera l’alba.

Beau (bon) compagnon, que tu dormes ou tu veilles,
Ne dors plus, Seigneur, si cela te plaît,
Que, vers l’Orient, tu vois l’étoile
Qui annonce le jour, elle que je connais si bien
Et bientôt l’aube viendra.

Bel companho, en chantant vos apel;
non durmas pus, qu’ieu aug chanter l’auzel
que vay queren lo jorn per lo bosctie,
et ay paor quel gilos vos assatie;
et ades sera l’alba.

Beau compagnon, je t’appelle en chantant;
Ne dors plus, car j’ai entendu l’oiseau chanter
Pour annoncer le jour dans la forêt,
Et j’ai peur que la jalousie ne t’assaille ;
Et bientôt l’aube viendra.

Bel companho, pos mi parti de vos
yeu nom durmi nim muoc de ginlhos,
ans pregieu Dieu, lo filh Santa Maria,
queus mi rendes per lial companhia;
et ades sera l’alba.

Beau compagnon, depuis que je me suis séparée de toi,
Je n’ai pas dormi et me suis tenu agenouillée
Priant Dieu, le fils de Sainte Marie,
Pour que tu reviennes en ma loyale compagnie
:
Et bientôt l’aube viendra.

Bel companho, issetz al fenestrel
et esgardaz las ensenhas del sel.
Conoysiret sieu soy fizel messatie.
Si non o faytz, vostres er lo dampnatie;
et ades sera l’alba.

Beau compagnon, sors à la fenêtre
Et contemple les signes du ciel,
Tu sauras si je suis une fidèle messagère.
Si tu ne le fais pas, la souffrance sera tienne :
Et bientôt l’aube viendra.

Bel companho, la foras al peiro
me preiavatz qu’ieu no fos dormilhos,
enans velhes tota nueg tro ad dia.
Ara nous platz mos chans ni ma paria;
et ades sera l’alba.

Beau compagnon, où que te conduisent tes pas
Tu m’as demandé de ne pas m’endormir
Mais de veiller nuit et jour
Désormais, ni mes chants ni ma compagnie ne te plaisent
Et bientôt l’aube viendra.

Bel dos companh, tan soy en ric sojorn
qu’ieu no volgra mays fos l’alba ni jorn;
car la genser que anca nasques de mayre
tenc et abras, per qu’ieu non prezi gaire
lo fol gilos ni l’alba.

Belle et douce amie, je me sens si bien (en si riche séjour)
Que je ne voudrais plus jamais que l’aube ni le jour n’arrive;
Car je tiens et j’embrasse
la plus belle créature jamais née d’une mère,
Et pour cela je n’accorde pas d’importance,
Ni au fou jaloux, ni à l’aube.


Pour revenir sur l’interprétation de cette chanson de Guiraut, veuillez noter que vous pourrez en retrouver une autre version dans le concert de Gérard Zuchetto et son Troubadour Art Ensemble donné en 2010, à l’université de Stanford.

En vous souhaitant une excellente journée.
Fred
pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes

(1) Voir Les mutations de l’alba dans la poésie des troubadours, Dominique Billy Cahiers de recherches médiévales et humanistes  18 | 2009.