Sujet : danses médiévales, musique médiévale, estampie, manuscrit ancien, chansonnier du Roy,, Français 844, chansonnier du Roy. Période : moyen-âge, XIIIe siècle. Auteur : anonyme Titre : la quinte estampie royale Interprètes : Ensemble Aëlis Album : Aëlis (2015)
Bonjour à tous,
ombreuses sont les formations musicales, des plus classiques aux plus folk(s), qui se sont frottées aux danses médiévales du XIIIe siècle : estampies. saltarelles, ductia, trotto, etc… autant de mélodies mesurées ou plus enlevées qui évoquent un certain Moyen-âge festif.
Aujourd’hui, à la faveur d’un interlude musical, nous revenons sur une de ces pièces : la Quinte Estampie Reale (ou royale). Elle est tirée du MS Français 844, manuscrit ou Chansonnier du Roy. La grande majorité des estampies connues du Moyen-âge nous provient de ce manuscrit ancien conservé à la BnF, mais aussi du Add 29987 ou Manuscrit de Londres de la British library.
Cette fois-ci, c’est à l’Ensemble Aëlis, une formation originaire de France que nous devons son interprétation et nous profiterons de cet article pour vous la présenter.
La quinte estampie par l’Ensemble Aëlis
L’ensemble Aëlis
Des musiques médiévales et anciennes
aux musiques traditionnelles d’ici & d’ailleurs
L’ensemble Aëlis s’est formé au début de l’année 2015, autour de cinq artistes confirmés venus d’horizons divers (musique classique, médiévale, celtique, folk, pop-rock, …), mais ayant tous en commun un grand intérêt pour les musiques anciennes et traditionnelles. Cette diversité s’est retrouvée dans l’ambition très large de la formation ; elle s’est ainsi donnée le Moyen-âge comme une partie seulement de ses terrains d’exploration, tout en entendant bien élargir son répertoire à des périodes plus récentes, mais aussi à d’autres horizons culturels.
Aux musiques et chansons de la France médiévale, Aëlis a ainsi ajouté à son champ des possibles : Cantigas, musiques séfarades, musiques et chansons de la renaissance, ou même encore pièces vocales et instrumentales, en provenance d’un registre plus récent et plus folklorique. A tout cela, devaient aussi pouvoir venir s’ajouter des compositions originales. Un vaste programme donc.
Activités et actualités
De 2015 à 2017, on retrouve Aëlis plutôt actif sur la scène musicale et l’ensemble a eu l’occasion de présenter un échantillon de son travail et de son positionnement artistique au public, à travers plusieurs programmes : musiques et chansons médiévales, Carmina Burana, chansons traditionnelles françaises, mélodies et chansons séfarades, airs anciens de noël, etc… Les années suivantes (fin 2017 et 2018) consacrent une période où la formation semble nettement moins active côté scène, ou à défaut, être passée sous les radars.
Que son public s’en réjouisse toutefois, l’ensemble s’apprête à donner un concert, preuve qu’il est toujours en activité. Il sera sur scène, le 6 août prochain, au soir, à l’Abbaye-Nouvelle de Léobard, pour un concert sur le thèmeMusiques médiévales d’aujourd’hui & d’Ailleurs : Voir le site de l’événement – Page FB d’Aëlis(peu actualisée à date de cet article)
Aëlis : l’album
La formation a produit, dès la fin 2015, un album, titré Aëlis. Avec un total de 12 pièces, ce dernier ouvrait sur la chanson de bele Aelis, composée par le trouvère Baude de la Quarière, du milieu du XIIIe siècle. En plus de l’estampie du jour on y retrouvait encore d’autres pièces en provenance du moyen-âge central : « Aussi comme l’unicorne sui » de Thibaut de Champagne, « la belle se sied au pied de la tour » de Guillaume Dufay, ou encore pour ne citer que ces trois là La complainte des tisseuses de soie, tirée originellement du chevalier au Lion de Chrétien de Troyes. Fidèle à l’intention du groupe de proposer des titres allant de l’ancien au plus folklorique et traditionnel,ses titres médiévaux côtoyaient sur l’album des chansons plus récentes comme la Péronnelle ou Quand je menai mes chevaux à boire (que l’ensemble folk Malicorne avait rendu célèbres en son temps) ou encore El testament d’Amèlia, chanson traditionnelle et folklorique catalane.
Sujet : musique médiévale, Cantigas de Santa Maria, galaïco-portugais, culte marial, miracles, Sainte-Marie, vierge, pèlerin, guérison, El Puerto de Santa Maria Période : moyen-âge central, XIIIe siècle Auteur : Alphonse X (1221-1284) Titre : Cantiga 375 En todo nos faz merçee Ensemble : Grupo de Música Antigua, dir Eduardo Paniagua Album : Remedios Curativos(1997)
Bonjour à tous,
u côté du culte marial médiéval, voici une nouvelle Cantiga de Santa Maria tirée du corpus d’Alphonse X de Castille. C’est un nouveau récit de miracle qui porte, cette fois, sur la guérison d’un cheval mourant sauvé par l’intervention de la Sainte. Il fait partie d’un groupe de chants dédiés a Santa Maria del Puerto.
Alphonse X et Santa Maria del Puerto
En 1260, le souverain de Castille reprit le port et la cité d’Alcanatif (Alcanate) des mains des conquérants musulmans qui l’occupaient depuis les débuts du VIIIe siècle. Il rebaptisa alors le lieu Santa Maria del Puerto. Un château y fut bientôt édifié (le Castillo de San Marcos) sur le site de l’ancienne mosquée et une église dédiée à Sainte-Marie del Puerto fut fondée. L’Ordre de Santa María de España crée par Alphonse X y fut également établi.
Aujourd’hui, El puerto de Santa María est visitée pour ses attraits balnéaires mais on peut encore y croiser des pèlerins. Une procession y est aussi organisée, chaque année, en septembre, autour de la Sainte, également connue sous le nom de la vierge des Miracles.
Le Cancionero de Santa Maria de El Puerto
Les chants dédiés a Sainte-Marie du port sont au nombre de vingt-quatre dans l’ensemble du corpus des Cantigas d’Alphonse le Savant. Ils sont généralement regroupés sous le nom de Cancionero de Santa Maria de El Puerto ( Santa Maria do Porto).
Eduardo Paniagua et les Remèdes curatifs
dans les Cantigas de Santa Maria
Nous vous avons déjà touché un mot ici de Eduardo Paniagua (Voir portrait détaillé ici). Ce passionné de musiques médiévales s’est forgé une grande réputation du côté de la péninsule ibérique. S’il ne s’est pas limité au répertoire des Cantigas d’Alphonse X, il leur a néanmoins dédié un nombre impressionnant d’albums, au moyen de divers regroupements thématiques. Il a même réussi à couvrir ainsi l’ensemble de ce corpus et, à ce jour, c’est une des seuls, à notre connaissance, à l’avoir fait.
En 1997, entouré de sa formation le Grupo de Música Antigua, le grand directeur de musique espagnol proposait un album de onze Cantigas de Santa Maria sur le thème des remèdes curatifs (pour une autre pièce issue de cet album, voir aussi Cantiga 189 : dragon, poison et guérison miraculeuse pour un courageux pèlerin) Il est toujours disponible à la vente et voici un lien qui vous permettra de le découvrir ou de l’acquérir au format CD ou MP3 : Remedios Curativos – Cantigas de Santa Maria
La Cantigas de Santa Maria 375
et sa traduction en français moderne
Como Santa María do Porro guariú un cavalo dun escrivá del Rey que lle quería morrer.
Comment Sainte-Marie du Port guérit le cheval mourant d’un scribe du roi.
En todo nos faz merçee a Sennor que todo vee.
Elle nous est miséricordieuse (fait grâce) en tout La Dame qui voit tout
Merçee por humildade nos faz, e por sa bondade acorre con pïadade a quen lle pede merçee.
En todo nos faz merçee a Sennor que todo vee.
Elle nous fait miséricorde par humilité
et par sa grande bonté
Et secourt avec piété, Qui lui demande sa grâce.
Refrain
Sequer enas bestias mudas nos mostra muitas aiudas grandes e mui conosçudas a Senor que todo vee.
En todo nos faz merçee a Sennor que todo vee.
Au moins pour les bêtes muettes, Elle nous montre ses nombreuses aides Grandes et très célèbres La Dame qui voit tout.
Refrain
E de tal razon fremoso miragre maravilloso a Madre do Glor’ioso fezo , comprida merçee,
En todo nos faz merçee a Sennor que todo vee.
Et sur ce beau sujet,
La Mère du Glorieux fit Un miracle merveilleux (démontrant sa) parfaite Miséricorde.
Refrain
Na çibdade de Sevilla, que é grand’ a maravilla, mostrou a Madr’ e a Filia de Deus que nos sepre vee,
En todo nos foz merr¡ee a Sennor que todo vee.
Dans la cité de Séville, Qui est grande par ses merveilles Elle a montré la mère et fille De Dieu qui toujours nous voit
Refrain
A Bonamic, que avía seu cavall’ e lle morría. Porend’ a Santa María do Porto pidiu merçee
En todo nos faz merçee a Sennor que todo vee.
A Bonamic (1), qui avait Son cheval qui se mourait Et pour cela, avait demandé grâce
à Sainte-Marie du Port.
Refrain
Que, se ll’o cavalo désse vivo, porende possesse un de cera que sevesse ant’ ela que todo vee.
En todo nos faz merçee a Sennor que todo vee.
Que, si elle sauvait la vie du cheval, Il ferait don d’un de cire qu’il possédait, Devant celle qui voit tout (en son sanctuaire).
Refrain
Est’escrivan del Rey era, que do cavalo presera mui gran coita e soubera que morría; e merçee
En todo nos faz mercee a Sennor que todo vee.
Et celui-là qui était scribe du roi, Etait pris pour ce cheval, De grande douleur, sachant Qu’il allait mourir: et miséricorde.
Refrain
Pidiú aa Glorfosa que é Sennor pïadosa, que de ll’o dar poderosa é, ca nossas coitas vee.
En todo nos faz mercee a Sennor que todo vee.
Il a demandé à la Glorieuse Qui est dame de piété Qu’elle accorde de son pouvoir Car elle voit toujours nos ennuis.
Refrain
E ú iazía tendudo ia come mort’ e perdudo, fez-ll’o a que noss’escudo é viver por sa merçee.
En todo nos faz mercee a Sennor que todo vee.
Et à celui qui était étendu Comme mort et déjà perdu, Celle qui est notre bouclier le fit, Vivre par sa miséricorde.
Refrain
E tan toste deu levada e comeu muita çevada. E porem foi mui loada a Senor que todo vee.
En todo nos faz merçee a Sennor que todo vee.
Et aussitôt que la bête fut levée; Elle mangea de grandes quantités d’orge Et La dame qui voit tout
fut, de tous, grandement louée. .
Refrain
(1)Bonamic Zavila, clerc et scribe du roi établi à Murcia, qui, selon l’universitaire Jesús Montoya Martínez ( Cancionero de Santa María de El Puerto) a également accompagné le souverain Alphonse X durant un voyage qu’il effectua à Beaucaire pour visiter le pape.
Sujet : poésie médiévale, littérature médiévale, fortune, vanité, fabliau, trouvère, langue d’oïl, vieux français, MS Français 837 Période : Moyen-âge central, XIIIe siècle. Auteur : anonyme Titre : la roé de Fortune (roue de fortune) Ouvrage : Jongleurs & Trouvères, d’après les manuscrits de la Bibliothèque du Roi, Achille Jubinal, 1835.
Bonjour à tous,
u côté de la poésie satirique du moyen-âge central, nous vous proposons, aujourd’hui, la découverte d’un texte du XIIIe siècle, sur le thème, alors très prisé, de la Roue de fortune et son implacabilité.
Sources historiques et manuscrits
Cette pièce est présente dans plusieurs manuscrits médiévaux, quatre en tout, dont trois se trouvent conservés hors de France : le Manuscrit 9411-9426 de Bruxelles, le L V 32 de Turin, le Cod 1709 de la Bibliothèque du Vatican.
Du côté français, on le trouve dans le MS Français 837 de la BnF (ancienne cote Regius 7218), Daté du dernier tiers du XIIIe siècle, cet ouvrage, dont nous vous avons déjà touché un mot, contient plus de 360 feuillets et présente un nombre conséquent de fabliaux, dits et contes de ce même siècle. On y croise de nombreuses poésies et pièces demeurées anonymes mais aussi des noms d’auteurs illustres, tels que Jean Bodel et Rutebeuf, Un fac-similé est consultable sur le site de Gallica au lien suivant.
Sur le fond, notre poésie du jour demeure plus proche du « dit » que du fabliau. Pour autant qu’elle contienne des éléments satiriques, elle est aussi plus morale que comique, comme le sont en général ces derniers. Pour sa transcription dans des caractères plus lisibles que ceux des manuscrits originaux, nous nous sommes appuyés sur l’ouvrage Jongleurs & Trouvères d’Achille Jubinal daté de 1835, et dans lequel le médiéviste proposait une large sélection de textes extraits, entre autres, de ce manuscrit.
La roue de Fortune médiévale
« (…) Vez cum Fortune le servi, Qu’il ne se pot onques deffendre, Qu’el nel’ féist au gibet pendre, N’est-ce donc chose bien provable Que sa roé n’est pas tenable : Que nus ne la puet retenir, Tant sache à grant estat venir ? » Le Roman de la rose
(…) Vois comme fortune le servit, Qu’il ne put jamais s’en défendre, Qu’elle le fit au gibet pendre, N’est ce donc chose bien établie Que sa roue ne peut être maîtrisée Que personne ne peut la retenir Aussi haut soit le rang qu’il ait atteint ?
Avec pour thème central la roue de la fortune, le texte du jour reflète certaines valeurs profondes du Moyen-âge occidental ou, à tout le moins, certaines idées dont la récurrence dans sa littérature et sa poésie, laisse à supposer un ancrage certain dans les mentalités médiévales. On notera, du reste, que cette vision d’un « sort » qui, presque mécaniquement, entraîne avec lui les promesses des plus belles ascensions comme des pires déroutes, a perduré, jusqu’à nous, dans les mentalités populaires : « la roue tourne », même si son articulation ne se fait plus nécessairement en relation étroite avec les valeurs chrétiennes comme c’était le cas alors et comme c’est clairement le cas dans ce texte.
Eloge du détachement
La première idée qu’on trouve ici plantée touche à la vanité et la vacuité. Elle est implicitement lié à l’image de la roue de fortune et son invocation : inutile de se glorifier au sujet de son pouvoir, ses richesses, son statut, la « perdurance » n’est qu’illusion. Dans son mouvement perpétuel, la roue de fortune médiévale s’assure de faire chuter, inéluctablement, celui qui a voulu monter trop haut et, au delà de tout critère de réussite sociale, même le mieux portant des hommes, peut se trouver au plus mal, l’instant d’après. Fortune se mêle de tout et nul n’est à l’abri.
Cette leçon en amène une deuxième qui en est le corollaire. Il s’agit de la nécessité (hautement mise en avant par le moyen-âge occidental et ses valeurs chrétiennes) de pratiquer une forme de détachement, vis à vis du monde matériel. Comme la déroute n’est jamais loin de la gloire, tôt viendra le temps de l’hiver et de la mort et, avec eux, le moment de rendre des comptes. Escompter avoir une place dans le monde d’après suppose que l’on ait su s’affranchir de l’actuel, se sera-t-on suffisamment préparé ? L’attachement, au mirage du pouvoir et de l’avoir, est folie, le poète, ici, nous l’affirme. Se fier au monde est le plus court chemin vers la perte ; le salut de l’âme est en cause autant que le salut social : il sera montré du doigt comme fou celui qui pensera se soustraire à ces lois immuables, en s’harnachant aux illusions du monde matériel.
Dans la dernière partie de cette pièce anonyme, on trouvera enfin des arguments qui viendront presque prêcher une forme de non action, susceptible de mener le lecteur en deça des valeurs de la morale chrétienne. Dans un élan satirique, le poète exprimera, en effet là, un dépit plus ciblé sur son temps et sur son monde : le siècle est pourri, la morale compromise et même celui qui s’attache à faire le bien n’en retirera que les pires ennuis. Sur sa voie, l’homme de bien, le prud’homme, trouvera plus d’ennemis et d’embûches que de récompenses. Une raison supplémentaire de ne rien attendre de ce monde ? Désabusé, l’auteur n’ira pourtant pas jusque dire qu’il faille renoncer au bien pour prêcher une forme de « non action » totale (et presque bouddhiste), et le texte rejoindra, finalement, la prêche en laissant au lecteur pour unique refuge, la passion et l’exemplarité christique : résignation à ne pas voir le bien récompensé, acceptation d’une forme de souffrance, apologie encore d’une certaine forme de renoncement pour faire basculer son esprit, sa raison et ses questionnements du côté de la foi ? Sans doute un peu tout cela à la fois.
Du vieux français d’oïl au français moderne
S’il faut en croire le site Arlima, aucune traduction en français moderne n’était jusque là attachée à ce texte. Sans avoir la prétention de la perfection puisqu’il s’agit tout au plus d’un premier jet, ce vide sera, au moins, partiellement comblé.
Biaus sires Diex, que vaut, que vaut La joie qui tost fine et faut, Dont nus ne se doit esjoïr, Que nus ne set monter si haut S’un poi d’aversité l’assaut, Qu’assez tost ne l’estuet chéïr ? J’ai véu tel gent décheir, Dont je me puis mult esbahir Et merveillier, se Diex me saut, Qui ne doutoient nul assaut, Tant erent orguilleus et baut. Or les covient à point venir. Tels cuide aus nues avenir, Quant il se cuide miex tenir, Qui à reculons fet .i. saut.
Beau Sire Dieu, que vaut, que vaut, La joie qui tôt fini et fane* (tombe, s’évanoui, fait défaut), Dont nul ne se doit réjouir, Car nul ne peut monter si haut Qu’un point d’adversité l’assaille Et bien vite le fait choir ? J’ai vu de tels gens déchoir, Dont je peux fort m’ébahir Et m’étonner, que Dieu me garde, Qui ne redoutaient nul assaut, Tant étaient orgueilleux et fiers. Or ils durent au point venir Comme qui croit aux nues parvenir Quand il s’y pense mieux tenir, A reculons, fait un saut.
Qui plus haut monte qu’il ne doit, De plus haut chiet qu’il ne voudroit ; Par maintes foiz l’ai oï dire. Li siècles maint homme deçoit : Mors et honiz est qui le croit ; Quar cil qui plus haut s’i atire, Et qui cuide estre plus granz sire, Fortune vient, sel’ desatire Et le met où estre soloit, Ou encore en plus basse tire ; Quar celui qui li soloit rire Set mult bien qu’il le decevoit. Por ce est fols qui se forvoit, Se il el royaume se voit, Quar tost est entrez en l’empire. Cis siècles maint homme deçoit : Fols-s’i-fie est nommez à droit ; Por ce le doit chascun despire.
Qui plus haut monte qu’il ne devrait Choit de plus haut qu’il ne voudrait Maintes fois, je l’ai ouï dire Ce monde en déçoit plus d’un Blessé* (mordu?) et trompé (déshonoré) qui s’y fie Car celui qui plus haut, s’harnache (s’y accroche, s’y fixe) Et qui croit être plus grand sire, Fortune vient l’en déloger Pour le ramener d’où il venait, Ou en un rang plus bas encore. Mais celui qui avait l’habitude d’en rire Savait très bien qu’il serait déçu Pour ce, fou est qui se fourvoie Si au royaume, il se voit Car il n’est entré qu’en l’Empire. Ce monde maints hommes déçoit Fou-qui-s’y-fie est nommé à droit (à raison) Et (pour cela), chacun le doit mépriser (dédaigner)
En ce siècle n’a fors éur ; N’i doit estre nus asséur, Quar nus n’i a point de demain. Chascuns i doit estre à péur, Quar ainçois que soient méur, Chiéent li franc et li vilain, Ausi com la flor chiet du rain, Ainz qu’ele port ne fruit ne grain, Quant ele n’a fin air ne pur. Por ce point ne m’i asséur, Quar je n’i voi nul si séur, Si jone, si haitié, si sain, Si fort, si aspre ne si dur, Si riche, ne si clos de mur, Ne de si grant noblece plain, S’un petit mal le prent au main, Que n’el rende pâle et obscur, Plus tost c’on ne torne sa main.
En ce monde, n’a guère de bonheur (chance) Personne ne doit s’y sentir sûr (en sûreté) Car, nul n’y a point de demain (d’avenir assuré) Chacun doit être dans la peur, Car avant qu’ils ne soient mûres, Tombent le franc et le vilain. Telle la fleur choit du rameau, Avant de donner fruits ou grains Quand elle n’a d’air pur, ni délicat Pour cela, je ne m’y fie point, Car je ne vois nul si sûr Si jeune, si bien portant, si sain, Si fort, si robuste et si rude, Si riche, ou si enceint de murs Ni si plein de grand noblesse Qu’un petit mal ne le prenne au matin, (à la main?) Qui le rende pâle et obscur, Plus vite qu’on ne tourne sa main. (qu’on ne l’examine)
Que vaut avoir, que vaut richece, Que vaut boban, que vaut noblèce, Que vaut orgueil à demener, Que nus n’est de si grant hautèce, Quant la luete l’i estrece, Que par mort ne l’estuet passer; Et quant il ne puet alener, N’en puet o soi du sien porter La montance d’un grain de vesce, S’il n’a bien fet en sa jonece : Donques n’est-il si grant proece Com de Dieu servir et amer. On doit por fol celui clamer Qui l’entrelet par sa perece, Por ce chétif siècle à amer.
Que vaut avoir, que vaut richesse Que vaut luxe, que vaut noblesse A quoi bon se gonfler d’orgueil (s’abandonner à) Puisque nul n’est de si haut rang (élévation) Lorsque sa gorge se resserre Que par mort il lui faut passer, Et qu’il ne peut plus respirer, Et ne peut plus porter par lui-même La valeur d’un grain de vesce (sainfoin), S’il n’a bien agi dans sa jeunesse : Ainsi, il n’est si grande prouesse, Que de servir et d’aimer Dieu, Et on doit bien traiter de fou Celui qui s’y soustrait par paresse, Pour aimer ce monde fragile.
El monde n’a riens tant chierie, Qui tant déust estre haïe, Com cest siècle c’on a tant chier, Que nus tant i ait seignorie, N’i est asséur de sa vie Demi-jor ne .i. jor entier. Ausi tost l’estuet-il lessier, Le roi, le duc et le princier Com le povre homme qui mendie ; Que la mort fiert sanz manecier, Ne nus hom ne s’en puet guetier Par science ne par clergie. N’i vaut ne guete ne espie, Que tels est toz sainz à complie Qui se muert ainz l’aler couchier; Qui plus en sa santé se fie Maintenant l’estuet trébuchier.
Au monde rien tant on chérie Qu’on devrait en tout point haïr Comme ces temps que l’on chérie tant Ou nul même s’il a seigneurie, Ni est assuré de sa vie Demi-jour ou un jour entier. Qu’aussitôt il lui faut laisser Le roi, le duc et le princier (ses titres) Comme le pauvre homme qui mendie : Que la mort frappe sans prévenir ( menacer), Aucun homme ne s’en peut garder Par savoir (intelligence) ou par science Ni ne sert de guetter ou d’épier (espionner) Quand celui, en santé au soir, (complies dernière prière du soir) Se meurt au moment du coucher : Qui plus à sa santé se fie, Maintenant lui faut choir (trébucher).
El monde n’a riens que je voie Par qoi nus hom amer le doie. Fols est et plains de trahison ; Qui plus i sert plus i foloie; Plus se meffet, plus se desroie, Qui plus i met s’entencion. Quar sovent muer le voit-on En duel et en confusion, Feste, solaz, déduit et joie. Qui est au monde plus preudom, Plus i a persécution, Et je comment m’i fieroie ? Certes grant folie feroie, Quar nus ne va mès droite voie : Chascuns trahist son compaignon ;
Cels qui ne béent s’à bien non Truevent mès plus qui les guerroie, Que li murtrier ne li larron. Jhésus, qui souffri passion, Nous maint trestoz à droite voie, Et à vraie confession.
Amen. Explicit la Roe de Fortune.
En ce monde, n’y a rien que je vois Par quoi nul homme aimer le doive Il est fou et plein de traîtrise (trahison), Qui plus le sert, plus il divague Plus se défie ( s’égare?), plus il dévie, Qui plus y met son intention. Car, souvent changer le voit-on En douleur et en confusion, Fête, plaisir, jouissance et joie. Et plus grand est l’homme de bien, plus il trouve persécutions Et moi comment pourrais-je m’y fier ? Quand nul ne suit plus droite voie : Chacun trahit son compagnon ;
Celui qui ne s’attache qu’à faire le bien, En trouve bien plus qui le guerroient Plus que meurtriers ou larrons. Puisse Jésus qui souffrit la passion Nous guider tous sur le droit chemin Et à sincère (véritable) confession.
Sujet : musique médiévale, chansons de toile, chanson d’Histoire, chanson médiévale, vieux français, trouvères, langue d’oïl. Période : moyen-âge central, XIIIe siècle Auteur : anonyme Titre : La Bele Doette Interprète : Ensemble Sequentia Album : Trouvères (1987)
Bonjour à tous,
n dehors des chants d’amour courtois, des chants de croisades ou encore des sirvantois que nous avons souvent abordés ici, le moyen-âge central, a donné le jour à bien d’autres créations musicales chantées. Aujourd’hui, nous nous arrêtons sur un genre un peu plus marginal en terme de quantité de productions. Il est connu sous le nom de chansons de toile ou chansons d’Histoire.
Les chansons de toile
Un peu dans l’esprit des Cantigas de Amigo de la péninsule ibérique médiévale, ces chansons mettent en scène une belle amoureuse, généralement de noble lignée, qui pense à son promis et l’attend. Durant les pièces qui se présentent comme de petits récits, on la trouve souvent affairée à l’ouvrage ( broderie, filage, …) et si on a longtemps admis, avec Gaston Paris, que ces chansons avaient pu avoir vocation à être entonnées par les femmes ou leurs servantes durant leur travail, les médiévistes qui se sont penchés sur le sujet, depuis, n’ont pas tous partagé cet avis.
Stitching the Standard(piquant l’étendard) Toile de Edmund Blair Leighton (1911) Moyen-âge & romantisme anglais.
Datation
En suivant les pas du médiéviste Edmond Faral, (les chansons de Toile ou chansons d’Histoire, Romania 276, 1946), il faut entendre l’appellation « chanson d’Histoire », dans le sens de récit, mais peut-être encore plus sûrement, dans le sens de chansons anciennes, ou évocatrices de temps lointains et passés.
Factuellement, les chansons de toile nous sont connues à travers des manuscrits datés du XIIIe siècle. Quelques médiévistes du XIXe siècle ont pourtant été enclins à spéculer sur une antériorité de certaines de ces pièces, par rapport aux sources dans lesquelles on les trouve. Les arguments des experts, à l’appui de cette datation, ont porté sur les rimes, les métriques, certains archaïsmes stylistiques, mais encore une forme de similarité thématique avec les chansons de geste : ambiance, décorum seigneurial, noblesse, arrière plan épique, … Nous laisserons ces conjectures aux médiévistes et romanistes qui en sont friands pour retenir le constat très pragmatique du même Edmond Faral (op cité): les chansons de toile ont émergé, dans les sources, au début et dans le courant du XIIIe siècle, pour s’étendre sur une cinquantaine d’années. Avant, on n’en trouve pas la trace factuelle ; peuvent-elles être datées de la toute fin du XIIe siècle ? A la rigueur, on pourrait admettre ce léger glissement (qui reste spéculatif) de leur émergence.
Dans le dernier tiers du XIIIe siècle, l’engouement pour le genre semble, en tout cas, se perdre, même si on trouvera ultérieurement des chansons qui pourront les évoquer sur le fond. Du reste, le mythe de la belle cousant ou filant, dans l’attente de son promis ou de son prince, fera long feu. L’image restera associée au Moyen-âge et séduira même quelques auteurs romantiques des XIXe, XXe siècles (voir la toile de Edmund Blair Leighton plus haut dans l’article).
Sources et manuscrits anciens
Concernant le nombre de chansons de toile médiévales ayant traversé le temps jusqu’à nous, on en recense une vingtaine. Dans leur majorité, elles sont publiées séparément, entières ou fragmentées, avec ou sans mélodie, dans deux célèbres manuscrits anciens : le Ms français 844 ou Manuscrit du Roy ou encore le Ms français 20050 ou Chansonnier de Saint-Germain des Prés. D’autres sont incluses et citées dans des romans médiévaux (le roman de la violette, le lai d’Aristote, le roman de Guillaume de Dole). La Belle Doette qui nous occupe aujourd’hui, est issue du français 20050 (consulter ici sur Gallica ). A l’image de nombre de ces pièces (13 sur les 20 recensées), elle est demeurée anonyme.
Pour clore sur ce très bref panorama et pour ceux qui désireraient creuser le sujet, on citera l’ouvrage de Michel Zink sur cette question : Belle: essai sur les chansons de toile (1978).
La belle Doette par l’Ensemble Sequentia
Trouvères – Chansons d’amour courtoises du nord de la France, par l’Ensemble Sequentia
Edité en 1987, cet excellent double album de l’Ensemble Sequentia, sous la direction de Benjamin Bagby demeure une référence du genre, avec plus de quarante pièces issues du répertoire des trouvères du moyen-âge central (voir article détaillé ici). Ce titre est toujours disponible à la vente, au format CD ou dématérialisé MP3. Pour plus d’informations, voir le lien suivant : Trouveres (Höfische Liebeslieder Aus Nordfrankreich), Sequentia.
Bele Doette as fenestres se siet : paroles & traduction
de la langue d’oïl au français moderne
La version que nous vous proposons de cette Bele Doette est tirée de Morceaux choisis des auteurs français, poètes et prosateurs, de Louis Petit de Julleville (1901). Si sa traduction nous a servi de base, nous l’avons, tout de même, revisitée par endroits.
Bele Doette as fenestres se siet, Lit en un livre, mais au cuer ne l’en tient; De son ami Doon li ressovient, Qu’en autres terres est alez tornoier. E or en ai dol.
Belle Doette à la fenêtre assise, Lit en un livre, mais son cœur est ailleurs, De son ami Doon, lui ressouvient, Qui, en d’autres terres, est allé au tournoi Et, désormais, j’en porte le deuil.
Un escuiers az degrés de la sale Est dessenduz, s’est destrossé sa male. Bele Doette les degrez en avale, Ne cuide pas oïr novele maie. E or en ai dol.
Un écuyer, les marches de la salle A descendu et a défait sa malle. Belle Doette les marches en dévale, Ne pense pas ouïr mauvaise nouvelle Et, désormais, j’en porte le deuil.
Bele Doette tantost li demanda : « Ou est mes sires que ne vi tel pieça ? » Cil ot tel duel que de pitié plora. Bêle Doette maintenant se pasma. E or en ai dol.
Belle Doette aussitôt lui demanda : « Où est mon seigneur, que je n’ai vu, depuis longtemps ? » Lui (l’écuyer) en eut telle douleur que de pitié, il pleura, Belle Doette, alors, se pâma. Et, désormais, j’en porte le deuil.
Bele Doette s’est en estant drecie, Voit l’escuier, vers lui s’est adrecie, En son cuer est dolante et correcie, Por son seignor dont ele ne voit mie. E or en ai dol.
Belle Doette s’est alors relevée, Regarde l’écuyer, vers lui s’est dirigée ; En son cœur il n’y a que douleur et courroux, Pour son seigneur qu’elle ne voit pas venir. Et, désormais, j’en porte le deuil.
Bele Doette li prist a demander : « Ou est mes sires cui je doi tant amer? — En non Deu, dame, nel vos quier mais celer : Morz est mes sires, ocis fu al joster. E or en ai dol.
Belle Doette lui demanda alors : « Où est mon Sire que je dois tant aimer ? » — Au nom de Dieu, Dame, je ne veux le cacher, Mort est mon seigneur, occis durant les joutes, Et, désormais, j’en porte le deuil.
Bele Doette a pris son duel a faire. « Tant mar i fustes, cuens Do, frans debonaire*. Por vostre amor vestirai-je la haire, Ne sor mon cors n’avra pelice vaire. E or en ai dol :
Por vos devenrai nonne en l’eglyse Saint Pol. »
Belle Doette a alors pris son deuil » Tant de malheur, Comte Doon, noble et franc Pour votre amour, je vêtirai la haire, (1) Ni, sur mon corps, n’aurais fourrure de vair (2) Et, désormais, j’en porte le deuil.
Pour vous me ferai nonne en l’Eglise Saint-Paul. »
(1) Haire (littré) : « Petite chemise de crin ou de poil de chèvre portée sur la peau par esprit de mortification et de pénitence. » Sens figuré : douleur, peine, tourment (Petit dictionnaire de l’ancien français. Hilaire van Daele.)
(2)Vair (littré) : anciennement, fourrure de la peau d’une espèce d’écureuil, du même nom, qui était colombine par-dessus et blanche par-dessous ; c’est ce qu’on nomme aujourd’hui petit gris. »