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Courtoisie & Culte Marial, un Rondeau de Guillaume de Machaut

Sujet : musique médiévale, chanson médiévale, maître de musique, chanson, culte marial, amour courtois, chant polyphonique, rondeau.
Titre Rose, lys, printemps, verdure,…
Auteur : Guillaume de Machaut (1300-1377)
Période : XIVe siècle, Moyen Âge tardif
Interprètes : Gothic Voices
Album : The Mirror of Narcissus—songs by Guillaume de Machaut (1983)

Bonjour à tous,

ans le courant du XIVe siècle, Guillaume de Machaut s’impose avec une œuvre musicale et polyphonique de haute tenue. Ce poète et maître de musique a, du reste, connu une belle postérité puisqu’il est encore beaucoup joué et apprécié sur la scène actuelle des musiques médiévales.

Le dernier compositeur poète de son temps

Le legs impressionnant de Guillaume de Machaut comprend quelques pièces liturgiques, mais la partie dédiée à l’amour reste la plus abondante. Ce maître de musique champenois a, en effet, beaucoup écrit sur la nature du sentiment amoureux et même sur ses propres déboires.

Clerc et chanoine de Reims, l’homme reste un des grands représentant de l’Ars Nova. A la fois poète et compositeur, il est aussi considéré comme un des derniers de son temps, à maîtriser les deux arts à la fois. Longtemps après lui, la musique suivra, en effet, son propre chemin. En se complexifiant, elle deviendra un domaine réservé de compositeur. Les poètes, de leur côté, auront le champ libre pour jouer avec les mots. A noter encore que Guillaume de Machaut a fixé quelques formes telle que la ballade, et qu’il a inspiré, au passage des auteurs comme Eustache Deschamps, ce dernier en a même fait son maître.

Un Rondeau pour la Fleur des Fleurs.

A première vue, le rondeau du jour pourrait sembler être une pièce dans la pure tradition de la lyrique courtoise. Le poète y déclare sa flamme à la plus belle des belles qu’on pourrait fort bien imaginer être sa mie. En se penchant d’un peu plus près sur les références de ce rondeau, on ne peut toutefois éviter d’y voir une allusion au culte marial et à la vierge.

Le rondeau Rose, lys, printemps, verdure de Guillaume de Machaut dans le Manuscrit enluminé Français 22546 de la BnF.

Rose, liz, printemps, verdure, cette fleur plus belle et pure que toutes les autres serait elle plus spirituelle que terrestre ? Le rondeau de Machaut partage en tout cas de claires références avec des sources chrétiennes comme les matines sur l’assomption de Marie. Ici comme dans autres écrits chrétiens ou liturgique, on associe clairement la vierge aux roses et aux lys et ces matines anciennes mentionnent même ce printemps et ces fragrances qu’on retrouve directement dans le rondeau de Guillaume de Machaut 1.

Au Moyen Âge central et tardif, les rapprochements entre la lyrique amoureuse et le véritable amour qu’on voue à Marie ne sont pas rares. Avec l’émergence du culte marial médiéval, les formes courtoises s’y sont même , souvent, mêlées. On retrouve ainsi, chez des auteurs médiévaux laïques mais aussi chez des religieux, des odes à la mère du Christ qui prennent les dehors d’un amour courtois. Si ce dernier est souvent défait de sa dimension charnelle, il n’en demeure pas moins intense (voir la Retrowange Novelle de Jacques de Cambrai ou même encore la Plus belle que Flor du Chansonnier de Montpellier).

Au Sources manuscrites de ce rondeau

Les manuscrits dédiés à Guillaume de Machaut qui ne sont parvenus sont nombreux. Pour une version de ce rondeau annoté musicalement, nous avons pioché dans le manuscrit Français 22546 de la BnF où il côtoie d’autres pièces de Guillaume de Machaut. Cet ouvrage daté du XIVe siècle et le deuxième volume des « Nouveaux Dis amoureus » consacrés à l’œuvre de Machaut. Le premier volume est référencé Français 22545 à la BnF (jusque là rien de déroutant). Ces deux manuscrits médiévaux sont consultables sur Gallica, le site digital de la Bibliothèque Nationale.

Pour sa version en musique de ce rondeau, nous vous proposons l’interprétation de la formation musicale Gothic Voices.

Le Rondeau de Machaut par l’ensemble de musiques médiévales Gothic Voices

L’ensemble Gothic Voices dans les pas de Guillaume de Machaut

Nous avons déjà eu l’occasion de citer ici Gothic Voices. Cet ensemble médiéval a été fondé aux débuts des années 80 par Christopher Page, musicologue, universitaire et musicien anglais. Dès sa création, la discographie de la formation s’est centrée sur un répertoire médiéval qui s’étend principalement du XIIIe au XVe siècle. On y trouve de nombreuses pièces de compositeurs Français et Anglais mais aussi quelques incursions vers l’Espagne ou l’Italie médiévales. Pour n’en citer que quelques-uns, Dufay, Machaut, Binchois ou encore Landini font partie des auteurs représentés dans cette discographie.

Au long de sa riche carrière, la formation anglaise s’est penchée sur des pièces liturgiques et des messes comme sur des chansons ou des compositions plus profanes. Vous pourrez retrouver plus d’informations sur leurs programmes et leur discographie sur leur site officiel.

L'Ensemble de musiques médiévales Gothic Voices

Le Miroir de Narcisse, chansons de Guillaume de Machaut


En 1983, Gothic Voices faisait paraître un album entièrement dédié au maître de musique médiéval sous le titre : The Mirror of Narcissus, songs by Guillaume de Machaut. L’ensemble vocal y gratifiait son public de 13 titres pour une durée d’écoute de 51 minutes. Le rondeau du jour en est extrait.

L'album musical The Mirror of Narcissus de Gothic Voices

Le reste de cet album propose des ballades, des motets, des virelais et des rondeaux principalement courtois du compositeur et poète médiéval. La majorité des pièces est en moyen français, à l’exception du motet latin Inviolata genitrix Felix virgo.

Cet album étant paru il y a quelque temps, il peut être difficile de le trouver chez les disquaires. A défaut, vous pourrez vous le procurer au format Mp3 sur les plateformes légales. Voici un lien utile à cet effet : The Mirror of Narcissus, songs by Guillaume de Machaut,

Artistes ayant participé à cet album

Voix : Rogers Covey-Crump, Andrew King, Emma Kirkby, Peter McCrae, Margaret Philpot, Colin Scott Mason, Emily Van Evera. Direction : Christopher Page



Le rondeau de Guillaume de Machaut
en moyen français

Rose, liz, printemps, verdure,
Fleur, baume et tres douce odour,
Belle, passes en doucour,
Et tous les biens de Nature
Avez dont je vous aour.

Rose, liz, printemps, verdure,
Fleur, baume et tres douce odour,
Et quant toute creature
Seurmonte vostre valour,
Bien puis dire et par honour:

Rose, liz, printemps, verdure,
Fleur, baume et tres douce odour,
Belle, passes en doucour.

Traduction en français actuel

Rose, lys, printemps, verdure,
Fleur, baume et plus doux parfum.
Belle dame, vous surpassez en douceur.
Et tous les dons de la nature
Sont vôtres,
Par quoi je vous adore.

Rose, lys, printemps, verdure,
Fleur, baume et le plus doux parfum.
Et, puisque, au-delà de toute créature,
Votre vertu les surpasse toutes,
Je puis bien dire honorablement :

Rose, lys, printemps, verdure,
Belle dame, vous surpassez en douceur,
fleur, baume et le plus doux parfum.


En vous souhaitant une belle journée
Frédéric Effe
Pour Moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

Notes

  1. « Vidi speciósam sicut columbam, ascendentem désuper rivos aquárum, cujus inaestimábilis odor erat nimis in vestimentis ejus; * Et sicut dies verni circúmdabant eam flores rosárum et lilia convallium. »
    « J’ai vu une femme belle comme une colombe, s’élevant au-dessus des fleuves d’eau, et un parfum inestimable qui pesait sur ses vêtements. *Et comme les jours du printemps, il y avait autour d’elle des fleurs de roses et des lys des vallées. » Bréviaire Romain et Matines sur l’assomption de Marie.
    Voir aussi L’Assomption de la Bienheureuse Vierge Marie, Jacques de Voragine La Légende dorée (1261-1266) : »Et aussitôt le corps de Marie fut entouré de roses et de lys, symbole des martyrs, des anges, des confesseurs et des vierges. Et ainsi l’âme de Marie fut emportée joyeusement au ciel, où elle s’assit sur le trône de gloire à la droite de son fils. » ↩︎

La bonne Renommée, guide de l’Action Politique dans le Livre des Secrets

Enluminure du philosophe Aristote à son pupitre ( XVe siècle)

Sujet : miroir des princes, devoir politique, bonne renommée, bon gouvernement, Aristote, morale politique, Best Seller médiéval.
Période : Moyen âge central (Xe au XVe siècle)
Livre : Sirr Al-Asrar, le livre des secrets du Pseudo-Aristote, ouvrage anonyme du Xe siècle. Le Secret des Secrets, édition commentée par Denis Loree (2012), Manuscrit médiéval Français NAF 18145, BnF.

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous poursuivons notre exploration du Secretum Secretorum ou Livre des Secrets du Pseudo-Aristote. Cet ouvrage de nature politique et encyclopédique connut un très large succès du Moyen Âge central au début de la Renaissance.

Apparu originellement dans le monde arabe du Xe siècle, sous le titre Sirr al-Asrar, le Secretum Secretorum fut traduit en latin au début du XIIe siècle. On en connait encore de nombreuses éditions sous cette forme. Dans les siècles suivants, il sera diffusé dans de nombreuses autres langues, ce qui en fait un véritable best seller de l’Europe médiévale 1.

L’origine du Secretum Secretorum

Les versions originales du Secretum Secretorum le présentaient comme la transcription de missives réelles du philosophe Aristote à l’empereur Alexandre le Grand. D’après les notes de l’ouvrage, une traduction du grec vers l’arabe datant du IXe siècle en aurait été l’origine.

Avec l’avènement des méthodes historiques modernes et en l’absence de preuves documentaires susceptibles de confirmer son authenticité grecque, le Livre des Secrets fut finalement attribué à un auteur dénommé Pseudo-Aristote. Les érudits pensent aujourd’hui que son auteur a pu être un auteur arabe contemporain du Xe siècle et non un copiste du IXe siècle comme l’indiquait la version originale.

L’importance de la bonne renommée dans la conduite du pouvoir

La bonne renommée dans la conduite du pouvoir avec enluminure du Naf 18145 (l'honneur)

L’extrait du jour nous entraînera, une fois de plus, du côté de la morale politique et des Miroirs des princes (dans le courant du Moyen Âge central, ces précis de morale et d’éducation à l’usage des puissants sont assez appréciés). Quelle doit être l’intention ou la motivation ultime du Prince et du gouvernant dans l’exercice du pouvoir ? Le Pseudo-Aristote mettra ici l’accent sur l’importance de la recherche de « bonne renommée » comme guide dans l’action politique.

On croisera cette importance de la bonne renommée dans l’exercice du bon gouvernement chez bien des auteurs politiques et moraux du Moyen Âge. De la Perse de Saadi 2 à l’Espagne médiévale de Don Juan Manuel 3 , la notion voyage à l’image du Secretum Secretorum. Chez les auteurs médiévaux et poètes français du Moyen Âge tardif, les références ne manquent pas non plus. On peut en citer une, édifiante, issue d’une célèbre ballade d’Eustache Deschamps :

« Il vaudroit mieulx l’omme de faim perir,
Tant soit puissans, que mal renom avoir ;
Renoms mauvais fait tout homme haïr
Et sanz cause dommaige recevoir
Souventefoiz, mais l’en puet percevoir
Que bons renoms et sa suite est amée
En tout païs, pour ce vous fait sçavoir :
Plus que fin or vault bonne renommée. »

Œuvres complètes d’Eustache Deschamps,
Ballade MCCCLIV, tome VII, Gaston Raynaud (1861)

Soif d’argent, de conquête et de pouvoir, avidité, hubris, recherche de reconnaissance, coquetterie, flagornerie, ne pèsent rien au regard de la recherche de bonne renommée. Pire même, toutes ces mauvaises raisons de gouverner entraîneront inéluctablement le prince vers l’abîme. Cette importance pour le souverain d’user de sa bonne renommée comme gouvernail, en s’élevant dans la vertu et face à la postérité revient plus d’une fois dans le Livre des secrets.

Le Chap X du Secretum Secretorum dans le Manuscrit illuminé : Nouvelle Aquisition 18145 de la BnF
Le chapitre du jour dans le Manuscrit Nouvelle Aquisition Française 18145 de la BnF

De l’entencion finable que le roy doit avoir4
extrait du Secretum Secretorum

« Le commencement de sagesse et d’entendement est d’avoir bonne renommée par laquelle sont les royaumes et les grans seignories acquises et gouvernées. Et se tu aquiers ou que tu desires royaumes ou seignouries, se n’est pour avoir bonne renommée, tu n’acquerras ja a la fin autre chose, ne autre oeuvre. Et saches que envie engendre mensonge laquelle est racine et matiere de tous vices. Mensonge engendre mal parler. Mal parler engendre hayne. Hayne engendre villenie. Villenie engendre rancune. Rancune engendre contrariété. Contrariété engendre injustice. Injustice engendre bataille. Bataille engendre et ront toute loy, destruit citéz et qui est contraire a nature et destruit le corps de l’omme.

Pense donques, chier filz, et met tout ton desir que tu puisses avoir bonne renommée car par icelui desir, tu tireras a toy la verite de toutes choses, laquelle verite est racine de toute choses qui sont a louer et matiere de tous biens. Car elle est contraire a mensonge, laquelle est racine et matiere de tous vices comme dit est.

Et saches que vérité engendre desir de justice. Desir de justice engendre bonne foy. Bonne foy engendre largesse. Largesse engendre familiarité. Familiarité engendre amistié. Amistié engendre conseil et ayde. Par ces choses qui sont convenables a raison et nature fut tout le monde ordonnéz et les loys faictes. Si appert que desir de bonne renommee est pardurable vie et honnorable5. »


Dans la morale politique médiévale, le prince comme même l’honnête homme (le prudhomme) doit penser à la survivance de son œuvre et de son nom, bien après la mort. A des siècles du Sirr Al-Asrar, cette idée est toujours dans l’air en matière d’attente politique. On juge encore les qualités ou les vertus d’un gouvernant à l’aulne de sa moralité mais aussi de sa capacité à s’élever au dessus de ses propres ambitions immédiates ou personnelles pour servir le temps long.

La boussole de la bonne renommée continue-t-elle d’avoir son importance dans le monde politique du carriérisme, des mandats à court terme, de la technocratie et des intérêts de partis ? Cela reste, sans doute, une question d’hommes.

Cela n’engage que nous mais en regardant vers le pays de France et son actualité, entre manœuvres politiciennes et collusions variées, faux-pas et polémiques internationales diverses, le souci de bonne renommée et de legs à la postérité semblent avoir évacué définitivement l’ordre du jour. Si l’homme providentiel existe, il demeure encore bien caché et n’est surement pas à la gouvernance.

Découvrir d’autres extraits du Secretum Secretorum ou Secret des Secrets :


En vous souhaitant une excellente journée.
Fred
pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes

NOTES

NB : Sur l’image d’en-tête, ainsi que sur l’illustration, vous trouverez une enluminure du Manuscrit Naf 18145 qui représente l’Honneur.

  1. On connait des versions médiévales du Secretum Secretorum en Français vernaculaire, en Anglais, en Castillan, en Catalan, en Arargonais, en Portugais, en Italien, en Gallois, en Islandais et même encore en Russe, en Croatien, et en Tchèque ↩︎
  2. Leçons de vie de la bouche d’un mort, le Boustan de Saadi ) ↩︎
  3. Héroïsme & honneur dans l’exemple 37 du comte Lucanor, Don Juan Manuel ↩︎
  4. finable : « L’intention ultime » ↩︎
  5. De là, il résulte que le désir de bonne renommée induit une vie éternelle et honorable. ↩︎

Amour courtois : une chanson du Trouvère Jehan de Lescurel

Sujet : musique médiévale, amour courtois, chanson, Ars Nova, trouvère, compositeur médiéval, manuscrit français 146.
Période : Moyen Âge, fin XIIIe, début XIVe s
Titre : « Comment que, pour l’éloignance« 
Auteur : 
Jehannot  de Lescurel ou Jehan) de Lescurel
Ensemble : Syntagma et Alexandre Danilevsky
Album :
Lescurel : Songé .i. songe (2015)

Bonjour à tous,

otre voyage médiéval du jour nous conduit à la fin du Moyen Âge central, pour y découvrir une nouvelle chanson du trouvère Jehan de Lescurel ou Jehannot de Lescurel.

La vie de ce poète et compositeur de la fin du XIIIe et des débuts du XIVe siècle nous est assez peu connue mais il nous a légué une belle œuvre musicale et poétique, trempée d’amour courtois. Elle se compose d’un peu plus de trente pièces annotées musicalement. On les trouve notamment regroupées dans le manuscrit médiéval Français 146 de la BnF, aux côtés d’autres œuvres datées de la fin du XIIIe et de cette période.

L’amour de Loin de Jehan de Lescurel

La chanson médiévale que nous vous proposons de découvrir est dans la lignée du répertoire de Jehan de Lescurel. Elle appartient donc, pleinement, au registre de la lyrique courtoise.

Jehan de Lescurel nous conte sa douleur de l’éloignement mais plus encore l’amour entier et les beaux sentiments que lui inspire sa belle. Bien que physiquement loin d’elle, sa seule évocation suffit à le conforter et à confirmer son amour.

Si la peine est évoquée dans cette jolie pièce courtoise, l’ensemble reste léger et le compositeur médiéval y mêle adroitement tristesse et joie.

Sources manuscrites médiévales

Comme mentionné plus haut, l’œuvre de Jehannot de Lescurel peut être retrouvée dans le manuscrit médiéval Français 146. Cet ouvrage enluminé contient également le Roman de Fauvel de Gervais du Bus, ainsi que la Chronique métrique de Geoffroy de Paris. Ce manuscrit, daté des débuts du XIVe siècle, se trouve actuellement conservé au département des manuscrits de la BnF. Il peut également être consulté en ligne sur gallica.fr.

Pour la transcription de la chanson du jour en graphie moderne, nous avons repris celle de l’ouvrage « Chansons ballades et rondeaux de Jehannot de Lescurel » (Librairie P. Jannet, Paris, 1855), du chartiste et historien de l’art Anatole de Montaiglon.

L’Ensemble Syntagma & Jehan de Lescurel

Les chansons de Jehan de Lescurel ont été reprises par plusieurs formations de la scène musicale médiévale. Pour la version du jour, nous avons choisi de revenir à la version de l’Ensemble Syntagma. Elle est extraite du livre album « Lescurel : Songé .i. songe – Chansons & Dit enté, Gracieux temps » dont nous vous avons déjà touché un mot (voir article).

Une belle version en musique signée de l’Ensemble Syntagma

Lescurel : Songé .i. songe, le livre album

En plus de l’interprétation talentueuse de Syntagma sous la direction d’Alexandre Danilevsky, ce bel enregistrement de 64 minutes propose un livret très complet pour accompagner le CD. On trouvera aussi sur cette production le Dit Enté de Jehan de Lescurel. C’est assez rare et exclusif pour être souligné.

Pour débusquer cet album, tentez votre chance chez votre disquaire préféré. En ligne, il semble, pour l’instant, épuiser et en attente de réédition. On peut également retrouver certaines pièces de cette production sur la chaîne Youtube de l’ensemble Syntagma.

« Lescurel : Songé .I. Songe », le livre album de Syntagma sous la direction de Alexandre Danilevski

Musiciens ayant participé à cet album

Agnieszka Kowalczyk-Lombardi (voix), Mami Irisawa (voix) Akiro Tachikawa (voix), Thais Ohara (vielle, rebec), Agileu Motta (luth, guiterne), Bernhard Stilz (instruments à vent), Anna Danilevski (flutes, vielle, trompette marine), Jean-Pierre Pinet (flute), Benoît Stasiaczyk (percussions), Alexandre Danilevski (luth, viole de gambe, vielle, cistre)


Comment que, pour l’éloignance
de Jehan de Lescurel en langue d’Oïl


Comment que, pour l’éloignance,
Du très dous pays, où maint
Celle qu’aim sanz decevance,
Ai souffert meschief maint,
L’espoir qu’ai, qu’encore m’aint
La doucette simple et coie,
Fait que mon cuer li remaint
Et que mon cors vit en joie.

Par ramembrer sa semblance
Me sens d’amer si ataint
Que mon cuer d’autre plaisance
N’a, ne de grief se plaint.
Le desir que me remaint,
— Dex, si qu’à lesir la voie —
Fait que mon cuer li remaint
Et que mon cors vit en joie.

Souvent sens grief et pesance
Que mon cuer que liés soit faint,
Par ce c’on ait connoissance
De quel mal le vis ai taint,
Ne qui la belle est, qui craint,
Pour qui Amours, où que soie,
Fait que mon cuer li remaint
Et que mon cors vit en joie.

Traduction en français actuel

Bien que par l’éloignement
Du très doux pays où se trouve
Celle que j’aime sans détour (tromperie)
J’ai souffert maints déboires (infortune)
L’espoir que j’ai qu’elle m’aime encore,
La douce simple et tranquille,
Fait que mon cœur lui est acquis
Et que mon corps vit en joie.

En me souvenant de son visage,
Je me sens si profondément amoureux
Que mon cœur ne cherche d’autres plaisirs,
Et ne se plaint de rien.
Le désir que j’en conserve (qu’il m’en reste)
— Dieu, de sorte que s’il m’est permis de la voir —
Fait que mon cœur lui demeure
Et que mon corps vit en joie.

Je ressens souvent peine et accablement
Quand mon cœur feint d’être en joie
Car personne ne sait vraiment
Quel est ce mal qui assombrit (teint) mon visage
Ni qui est la belle qui m’inspire tant de crainte,
Et pour qui, Amours, où que je me trouve
Fait que mon cœur lui demeure
Et que mon corps vit en joie.


En vous souhaitant une très belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.

Amour Courtois : une Belle Cantiga de Amor du roi Denis 1er

Sujet : troubadour, lyrique courtoise, galaïco-portugais, poésie, chanson médiévale, cantigas de amor, musique médiévale, amour courtois.
Période : Moyen Âge central, XIIIe, XIVe siècle
Titre : O que vos nunca cuidei a dizer
Auteur : Denis 1er du Portugal (1261-1325)
Interprète : Ensemble Capella de Ministrers
Album : Regina ( 2023)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous vous proposons un voyage en direction du Portugal médiéval. Entre les XIIIe et XIVe siècles, le roi Denis 1er s’adonne à la courtoisie et à l’art du trobar. Son genre de prédilection : les cantigas de amigo et les cantigas de amor alors très en vogue dans la péninsule. La langue est celle privilégiée alors par la littérature espagnole autant que portugaise : le galaïco-portugais. Pas de panique toutefois. Bien entendu, nous vous en fournirons la traduction en français actuel.

Un roi poète et troubadour

Dans la péninsule ibérique du Moyen Âge central, le souverain Denis 1er du Portugal appartient à cette classe de rois troubadours, intellectuels et poètes dans la lignée d’un Alphonse X ou d’un Thibaut de Champagne. Au delà de ses talents de poète, Denis 1er a également laissé la réputation d’un roi soucieux de gestion, de réforme agricole et du bon soin de ses sujets (voir notre biographie du Denis 1er du Portugal roi troubadour et laboureur )

Un leg poétique abondant

Les registres des cantigas attribuent pas moins de 137 pièces au roi poète portugais. Si l’on est loin des productions d’un Alphonse X de Castille, cela demeure une œuvre de belle taille. On y retrouve plus de 50 cantigas de amigo et quelques 73 cantigas de amor. Elles sont complétées par quelques chansons d’escárnio et de maldizer, ainsi que trois pastourelles.

La chanson médiévale que nous vous proposons, aujourd’hui, appartient au registre des cantigas de amor du roi Denis. Pour redire un mot de leurs différences, dans les cantigas de Amigo, le poète met en scène le plus souvent, une belle dans l’attente de son cher et tendre (voir Martin Codax, ou Lourenço Juglar). Ce genre évoque plus directement ce que nous connaissons sous le nom de chansons de toile.

Les cantigas de amor sont, quant à elle, plus proches des codes de la lyrique courtoise tels que les pratiquent les troubadours occitans ou les trouvères du nord de France. Le poète, loyal amant, déclare son amour et ses peines à la dame et se tient à sa merci.

Les chemins tortueux de l’amour courtois

Dans la cantiga de amor du jour, Denis 1er s’adonnera à cet exercice d’amour courtois dans des formes qui nous sont familières. On y retrouvera notamment les thèmes de la douleur du loyal amant, son désarroi et son serment d’allégeance envers celle à qui il destine ses vers.

Le roi poète ouvrira son cœur à sa belle et, du même coup, occasion, sa grande tristesse. Il aura même une confession à lui faire. Son amour pour elle est si grand qu’il en est lui-même terrifié. Se voyant littéralement mourir pour elle et pour se soustraire à ce désarroi, il a même laissé entendre à la dame qu’il en aimait une autre. Mais ce n’était qu’un mensonge inspiré par sa grande crainte face à son amour véritable et la dame peut être rassurée ; il n’éprouve rien pour cette fausse rivale qu’il a peut-être même inventé. Quand on vous disait que c’était tortueux !

A présent, pourtant, si la dame (l’élue, la vraie, la seule) veut tuer le troubadour, qu’elle le fasse. Le roi poète en éprouvera même du soulagement et le prendra comme un acte de miséricorde. Que la dame le tue pour mettre fin à ses tourments amoureux et, si elle souhaite le rejeter, qu’elle le tue une deuxième fois car le peu de temps qu’il lui reste à vivre ne sera plus d’aucune valeur sans elle. Bref, comme aurait dit Johnny : l’amur fu quoi !

Aux sources médiévales de cette cantiga

On peut retrouver cette chanson d’amour médiévale du roi Denis du Portugal dans le Cancioneiro Colocci-Brancuti  connu également sous le nom de Cancioneiro da Biblioteca Nacional. Ce manuscrit du XVIe siècle (issu vraisemblablement d’un original du XIVe) contient un très large répertoire de chansons galaïco-portugaises du Moyen Âge central. Il est actuellement conservé à la Bibliothèque Nationale Portugaise à Lisbonne (voir en ligne).

Le Cancioneiro da Vaticana, autre chansonnier célèbre pour ses pièces galaïco-portugaises, la présente également. Enfin quelques traces en subsistent dans le Parchemin Sharrer.

O que vos nunca cuidei a dizer, la cantiga de Amor du roi Denis dans le Cancioneiro Colocci-Brancuti 

La Capella de Ministrers à la restitution
du patrimoine musical espagnol

Pour découvrir cette pièce en musique, nous vous proposons la version qu’en donnait l’ensemble la Capella de Ministrers, en 2023, dans son album Regina.

Un très bel album de la Capella de Ministrers dédié aux reines d’Aragon.

Depuis sa formation en 1987, l’ensemble la Capella de Ministrers n’a cessé d’afficher sa volonté de restauration et de restitution du patrimoine musical espagnole. Sous la direction de Carles Magraner, la formation a ainsi eu l’occasion d’explorer le répertoire des musiques de la péninsule ibérique, du Moyen Âge au XIXe siècle. Sa longue carrière lui a forgé une solide réputation sur la scène des musiques anciennes espagnoles mais pas seulement. La Capella de Ministrers s’est en effet produit, en concert, dans de nombreux autres pays en Europe et dans le monde.

La formation de Carles Magraner a aujourd’hui à son actif une discographie de 70 albums. Ses productions originales sont devenues incontournables pour qui s’intéresse au patrimoine musical et historique espagnol. Les albums consacrés à la période médiévale et renaissante y sont largement représentés. Nous vous proposons de vous rendre sur leur site officiel (en anglais ou espagnol) pour les découvrir.

L'ensemble de musiques anciennes et médiévales Capella de Ministrers

Regina : les musiques du temps des reines d’Aragon

Regina : musiques médiévales à la cour des reines d'Aragon - Capella Ministrers (album, 2023)

Sous la direction de Carles Magraner, cet album de la Capella de Ministrers part à la découverte de l’ambiance musicale à la cour des reines d’Aragon. La période part de 1235 et s’étend jusqu’au Moyen Age tardif et aux débuts du XVIe siècle. On peut y retrouver dix-huit pièces et chansons médiévales dans des langues aussi diverses que l’oïl, le galaïco-portugais mais encore la latin ou l’italien. C’est à Éléonore de Portugal qu’est dédiée la chanson courtoise de Denis 1er que nous étudions aujourd’hui.

Cet album étant récent, vous le trouverez sans peine chez votre meilleure disquaire. Il est également disponible au format CD ou dématérialisé en ligne. Voici un lien utile à cet effet.

Musiciens ayant participé à cet album

Èlia Casanova (voix), Beatriz Lafont (voix), Carles Magraner (vièle, viole de gambe et direction), Fernando Marín (viole de gambe), Robert Cases (vihuela, luth, guitare & harpe), Silke Gwendonyn Schulze (chalemie et dulcimer), Eduard Navarro (luth, citole, cornemuse & chalemie), Pau Ballester (percussions).


O que vos nunca cuidei a dizer,
Cantigas de Amor en Galaîco-portugais

O que vos nunca cuidei a dizer,
com gram coita, senhor, vo-lo direi,
porque me vejo já por vós morrer;
ca sabedes que nunca vos falei
de como me matava voss’amor;
ca sabe Deus bem que doutra senhor,
que eu nom havia, mi vos chamei.

E todo aquesto mi fez fazer
o mui gram medo que eu de vós hei
e des i por vos dar a entender
que por outra morria – de que hei,
bem sabedes, mui pequeno pavor;
e des oimais, fremosa mia senhor,
se me matardes, bem vo-lo busquei.

E creede que haverei prazer
de me matardes, pois eu certo sei
que esso pouco que hei de viver
que nẽum prazer nunca veerei;
e porque sõo desto sabedor,
se mi quiserdes dar morte, senhor,
por gram mercee vo-lo [eu] terrei.

Cette cantiga du roi denis en français actuel

Ce que je n’avais jamais pensé vous dire,
Avec grand peine, dame, je vous le dirai,
Car je me vois mourir pour vous ;
Et parce que vous savez que jamais je ne vous ai dit
A quel point votre amour me tue
Et vous savez bien que d’aucune autre que vous
Jamais je ne craignit ni ne craindrais rien
(1).

Et tout cela me fit sentir
La très grande crainte que j’ai de vous
Et à cause de cela, je vous donnai à comprendre
Que pour une autre je mourrai – Et pour laquelle,
Vous le savez bien, je ne crains rien
(2),
Et désormais, ma belle dame,
Si vous me tuez, je l’aurais bien cherché.

Et croyez bien que j’éprouverais du soulagement
Si vous le faisiez, car, assurément,
Du peu de temps qu’il me reste à vivre,
Je ne retirerai aucun plaisir;
Et je suis bien certain que
Si vous souhaitiez me donner la mort, ma mie,
Je le prendrais pour un grand acte de miséricorde.

(1) autrement dit, il n’en aime aucune autre susceptible de le faire mourir d’amour et de lui faire éprouver autant de crainte.
(2) Il n’éprouve pas de sentiment pour cette autre femme.


En vous souhaitant une belle journée.

Fréderic EFFE
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