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Tout un bestiaire médiéval à l’encontre d’un amant courtois

Enluminure médiévale de Guillaume de Machaut

Sujet  : musique médiévale, chanson médiévale, maître de musique, chanson, amour courtois, chant polyphonique, ballade, bestiaire médiéval, moyen-français, manuscrit médiéval.
Titre  : «En cuer ma dame une vipère maint»
Auteur  :  Guillaume de Machaut (1300-1377)
Période  : XIVe siècle, Moyen Âge tardif
Interprète  :  Ensemble Ferrara
Album  : Machaut, Mercy ou mort. Chansons et motets d’amour (1998)

Bonjour à tous,

ans un précédent article, nous vous parlions d’un concert de musique médiévale qui se donnera, prochainement, à la tour Jean-sans-Peur de Paris. Pour faire suite à ce billet, nous approcherons, aujourd’hui, dans le détail, une des pièces mises à l’honneur dans ce concert. Il s’agit d’une chanson courtoise de Guillaume de Machaut sur le thème du bestiaire médiéval et ayant pour titre : « En cuer ma dame une vipère maint« .

Une vipère au cœur d’une dame indifférente

Ce chant polyphonique du maître de musique du Moyen Âge tardif est une ballade à 3 voix dans le pur style de l’Ars nova. En bon amant courtois, le poète désespère et se meurt devant l’indifférence de sa dame tout en lui restant attaché et loyal. Pour invoquer la dureté de cette dernière envers lui et l’étendue de ses propres souffrances, le compositeur n’hésitera pas à faire appel au bestiaire médiéval et, notamment, aux plus terribles animaux venimeux et à sang froid qui soient : la vipère, le scorpion ou encore le basilic.

Si l’on connait bien les dangers des deux premiers, le basilic peut nous être moins familier. Créature mythique redoutée, ce monstre reptilien possède un corps de serpent avec une tête d’oiseau et on le trouve même représenté avec des pattes. Extraordinairement venimeux, il peut, dit-on, d’un seul regard endormir ses proies, voir les occire à distance. Contre toute attente, le seul animal capable de le vaincre serait la « redoutable » belette (dans les bestiaires médiévaux, le lapin des Monty Python ne semble jamais très loin). Cet atavisme entre la belette et le basilic vous explique l’enluminure en tête de cet article. On y découvre, en effet, un basilic ayant endormi ou empoisonné une victime, troublé dans sa quiétude par une téméraire belette.

Pour revenir au contenu de cette chanson tirée de La Louange des Dames de Guillaume de Machaut, si l’on connait assez bien les souffrances habituelles de l’amant courtois face à l’indifférence ou au manque d’empathie de son élue, il faut avouer que l’auteur médiéval nous met, ici, face à une description sentimentale aussi éloquente que cruelle. Toute proportion gardée, sa soumission affichée face à ses douloureuses déconvenues pourrait presque friser une forme de « masochisme » si on la transposait de manière moderne. On pense notamment à des phrases comme « Et son Regard se rie et éprouve une grande joie de voir mon cœur qui fond et frit et brûle« . Est-ce le regard de « Refus » personnifié ou celui de la dame ? Sans doute appartient-il plus à cette dernière. Dans tous les cas, cela nous emmène, un peu plus loin, que de la simple l’abnégation de la part du loyal amant.

Aux sources manuscrites de cette chanson

Manuscrit médiéval de la chanson "En cuer ma dame une vipère maint" de Guillaume de Machaut

On peut retrouver cette ballade de Guillaume de Machaut dans un certain nombre de manuscrits médiévaux ou renaissants. Pour vous en fournir la partition, nous avons choisi de vous la présenter telle qu’on la trouve dans le manuscrit médiéval Français 9221 (photo ci-dessus). Daté de la toute fin du XIVe siècle, cet ouvrage contient une grande partie de l’œuvre du compositeur et poète, sur 243 feuillets. Il est actuellement conservé au département des manuscrits de la BnF (consulter en ligne).

Pour la transcription de cette chanson médiévale en graphie moderne, nous nous sommes appuyés sur l’ouvrage Guillaume de Machaut Poésies lyriques de Vladimir Chichmaref, paru chez Honoré Champion au début du XXème siècle (1909). Ci-dessous, nous vous en proposons une interprétation par l’Ensemble médiéval Ferrara.

L’ensemble médiéval Ferrara à la découverte
de l’Europe musicale médiévale

L’ensemble Ferrara s’est formé au début des années 80, dans la ville de Bâle. On le sait, la cité est privilégiée sur la scène médiévale grâce à sa prestigieuse Schola Cantorum Basiliensis, école spécialisée dans l’apprentissage des musiques anciennes. Il n’y a guère de coïncidence dans tout cela puisque le directeur et fondateur de l’ensemble Ferrara, Robert Crawford Young y a enseigné le luth et la musicologie, dès l’année 1982, après avoir lui-même suivi, un cursus au conservatoire de Boston. Installés dans ce cadre privilégié, cette formation médiévale et son fondateur ont pu puiser dans une grande réserve de musiciens, issus eux-mêmes de l’école suisse.

Robert Crawford Young - directeur de l'ensemble médiéval Ferrara et du Project Ars Nova

En terme de contribution à la scène des musiques anciennes, on peut encore ajouter au crédit de ce pédagogue doublé d’un talentueux joueur de luth et d’instruments à cordes, la création de l’ensemble Project Ars Nova (PAN) dont nous vous avions déjà dit un mot dans un article précédent. En réalité, les deux formations médiévales PAN et Ferrara ont été formées pratiquement simultanément par Crawford Young et s’intéressent toutes deux à un répertoire à la lisière de la renaissance et du Moyen Âge tardif.

L’ensemble Ferrara a été particulièrement actif de 1988 à 2010, en matière de discographie. Il a laissé, pour l’instant, à la postérité 10 albums et 2 compilations. Sa période de prédilection s’étend du XIVe au XVe siècle et couvre une zone aussi large que la France, l’Angleterre et l’Italie et même l’Allemagne médiévale.

Guillaume de Machaut, Mercy ou mort, l’album

Album de musique médiéval sur Guillaume de Machaut

L’album dont est tiré la chanson du jour date de 1998. Il a pour titre : Guillaume de Machaut, Machaut, Mercy ou mort. Chansons et motets d’amour. Entièrement dédié au célèbre compositeur médiéval, il propose, sur un peu plus de 1 heure 15 de durée, 20 pièces de Guillaume de Machaut entre ballades, motets, rondeaux et virelais. Originellement édité chez Arcana, on peut encore en trouver quelques exemplaires à la vente. Voici un lien utile pour plus d’informations.

Musiciens ayant participé à cet album

Kathleen Dineen (soprano, harpe), Lena Susanne Norin (alto), Eric Mentzel (ténor), Stephen Grant (basse), Karl Heinz Schickhaus (dulcimer), Randall Cook (vielle, chifonie), Crawford Young (guiterne)


En cuer ma dame une vipère maint
en moyen-français avec traduction

En cuer ma dame une vipère maint
Qui estoupe de sa queue s’oreille
Qu’elle n’oie mon doleureus complaint :
Ad ce, sans plus, toudis gaite et oreille.
Et en sa bouche ne dort
L’escorpion qui point mon cuer à mort ;
Un basilique a en son dous regart.
Cil troy m’ont mort et elle que Dieus gart.

Dans le cœur de ma dame, une vipère demeure,
Qui, de sa queue, bouche son oreille,
Afin qu’elle ne puisse entendre ma dolente complainte :
Voilà, sans plus, ce qui la tient toujours en alerte.
Et, dans sa bouche, jamais ne dort
Le scorpion qui perce mon cœur à mort ;
Et un basilic repose, encore, dans son doux regard.
Ces trois là m’ont tué, quant à elle que Dieu la garde.

Quant en plourant li depri qu’elle m’aint,
Desdains ne puet souffrir qu’oir me vueille,
Et s’elle en croit mon cuer, quant il se plaint,
En sa bouche Refus pas ne sommeille,
Eins me point au cuer trop fort ;
Et son regart rit et a grant deport,
Quant mon cuer voit qui font et frit et art.
Cil troy m’ont mort et elle que Dieus gart.

Quand en pleurs je la supplie de m’aimer,
Dédain ne peut admettre qu’elle veuille m’écouter,
Et si elle prête foi à mon cœur, lorsqu’il se plaint,
Dans sa bouche, Refus ne sommeille jamais,
Ainsi me perce-t-il le cœur avec force ;
Et son Regard se rit et éprouve une grande joie
De voir mon cœur qui fond et frit et brûle.

Ces trois là m’ont tué, quant à elle que Dieu la garde.

Amours, tu scez qu’elle m’a fait mal maint
Et que siens sui toudis, vueille ou ne vueille.
Mais quant tu fuis et Loyautés se feint
Et Pitez n’a talent qu’elle s’esveille,
Je n’y voy autre confort
Com tost morir ; car en grant desconfort
Desdains, Refus, regars qui mon cuer part,
Cil troy m’ont mort et elle que Dieus gart.

Amour, tu sais qu’elle m’a fait maintes maux
Et que je lui appartiens pour toujours, que je le veuille ou non,
Mais quand tu fuis et que Loyauté se dissimule
tandis que Pitié n’a aucune envie qu’elle s’éveille,
Je ne trouve d’autre consolation
Que de mourir au plus vite ; car, à mon grand découragement,
Dédain, Refus et Regard me brisent le cœur,
Ces trois là m’ont tué, quant à elle que Dieu la garde.


En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.

NB : l’enluminure en en-tête représente un basilic. Elle provient du manuscrit Royal MS 12 C XIX Bestiarum uocabulum proprie conuenit Incipit : liber de naturis bestiarum et earum significationibusCe superbe bestiaire médiéval est conservé à la British Library (à consulter en ligne ici). Il est daté du tout début du XIIIe siècle.

Béstiaire médiéval et concert ars nova à la Tour Jean-Sans-Peur

Concert médiéval Tour Jean Sans Peur de Paris

Sujet : musique médiévale, ars nova, bestiaire médiéval, tour médiévale, concert médiéval, moyen-âge tardif.
Période : XIVe siècle, XVe siècle
Evénement : Concert « Une vipère en cuer »,
Interprètes : ensemble Palin-e
Lieu: Tour Jean-sans-Peur, 
20 Rue Étienne Marcel, 75002 Paris
Dates : Samedi 23 avril 2022 (19h-20h15)

Bonjour à tous,

e 23 avril 2022, la Tour Jean-sans-Peur ouvrira sa programmation musicale de saison avec un concert centré sur les chants polyphoniques et l’ars nova du moyen-âge tardif. Donné par l’ensemble médiéval Palin(e) (ou Palin-e), cet événement prometteur affiche une programmation sur le thème du bestiaire médiéval avec un focus particulier sur les reptiles et autres animaux rampants à venin ou écailles.

« Une vipère en cuer« , par l’ensemble Palin(e)

Affiche Concert médiéval à la tour Jean-Sans-Peur de Paris

Du point de vue musical, le concert de Palin(e) explorera un répertoire qui s’étend du XIVe au XVe siècle. L’ars nova de France et d’Italie y sera donc à l’honneur et on pourra retrouver une grande variété de chants polyphoniques, entre madrigaux et ballades à plusieurs voix, mais aussi des contrafacta et quelques estampies.

Les pièces anonymes y côtoieront des compositeurs plus célèbres du moyen-âge tardif et des grands noms comme Guillaume de Machaut, Francesco Landini, Jacopo de Bologna, Donato da Cascia y seront représentés. Du côté des sources manuscrites, on retrouvera des musiques et chansons issues d’ouvrages aussi connus que le Codex Squarcialupi (Mediceo Palatino 87), le Codex Faenza ou encore le manuscrit de Londres (ms. 29987).

Programme musical

Selvaggia fera di Diana serva, Francesco. Landini – L’aspido sordo, Donato da Cascia – Tre fontane, Anonyme – Langue puens envenimée, Anonyme – De tout flors, Anonyme – Une vipère en cuer ma dame maint, Guillaume de Machaut – Phyton le mervilleus serpent, Guillaume de Machaut – Lamento di Tristano, La Rotta, Anonyme – Pianze la bella Iguana, Anonyme – Bel fiore dança, Anonyme – Si come al canto della bella Yguana, Jacopo da Bologna.

Membres du groupe Palin(e)

Enluminure bestiaire médiéval lézard

Maud Haering (chanteuse soprano), Luc Gaugler (musicien, vièle à archet), Olivier Camelin (musicien, organetto, direction)

Pour plus d’informations, voir le site officiel de la Tour Jean-sans-Peur. Pour en dire un mot, cette tour médiévale très dynamique au cœur de la capitale propose de nombreuses événements et expositions toute l’année (dont certaines sont même à louer). A noter que sur le site web de ce monument classé, vous trouverez également des supports pédagogiques et des jeux pour les plus jeunes. Ce concert de la formation Palin(e) s’inscrit dans une série d’événements prévus sur place, d’avril à juin, autour de la jeunesse au moyen-âge (exposition, conférences, spectacles divers, …)

Voir notre article précédent sur la tour Jean Sans Peur

En vous souhaitant une excellente journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes

NB : les enluminures (vipère dans l’en-tête et lézard dans le corps de l’article) sont toutes tirées du manuscrit Royal MS 12 C XIX Bestiarum uocabulum proprie conuenit Incipit : liber de naturis bestiarum et earum significationibusDaté du début du XIIIe siècle ( 1200-c 1210), ce superbe bestiaire médiéval est conservé à la British Library (à consulter en ligne ici).

Fais ce que dois, un virelai de moralité d’Eustache Deschamps

Ballade Médiévale Eustache Deschamps

Sujet  : poésie médiévale, auteur médiéval,  moyen-français, manuscrit ancien, poésie, Virelay, devoir, poésie morale, bienséance, virelai.
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle.
Auteur :  Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :  «Fay tousjours ce que tu doys»
Ouvrage  :  Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps, T IV,   Marquis de Queux de Saint-Hilaire (1878)

Bonjour à tous,

ous repartons, aujourd’hui, à l’exploration de l’œuvre d’Eustache Deschamps. Ce poète du Moyen Âge tardif, qui a vécu entre la deuxième partie du XIVe et le début du XVe siècle, nous a laissé une œuvre abondante en moyen-français, aux thèmes extrêmement variés.

Les vertus de l’homme de bien

Manuscrit Français 840 - poésie médiévale de Eustache Deschamps
Français 840 les œuvres d’Eustache Deschamps

Une fois de plus, nous délaisserons la partie la plus courtoise et sentimentale de son héritage, pour aller vers sa poésie plus morale et sociale. L’occasion nous en sera donnée par un virelai qui se présente, à la fois, comme une leçon de conduite, d’éthique et de vie. Les valeurs qu’Eustache y adresse sont assez nombreuses : maintien et calme face à l’adversité, droiture et éloge du contentement, le tout dans la douceur et la courtoisie. Ce sont là les qualités de l’homme de bien.

Quant aux écueils à éviter, ils sont eux aussi trempés de morale sur fond chrétien : convoitise, envie, malhonnêteté, vaine poursuite des mérites mondains; etc… Au bout du chemin, le temps d’une étincelle, la vie est déjà passée. La leçon reste simple, mais profonde. Etonnement, la fin de ce virelai est presque prémonitoire puisque cet auteur médiéval s’est éteint à soixante ans. Or, c’est l’âge qu’Eustache mentionne lui-même dans la dernière strophe de cette poésie comme celui pour l’homme de tirer sa révérence.

Sources historiques et œuvre d’Eustache

Vous pourrez retrouver ce virelai dans le manuscrit médiéval Français 840, conservé à la BnF et accessible à la consultation sur Gallica. Pour sa transcription en graphie moderne, nous continuons de nous baser sur les ouvrages du Marquis de Queux de Saint-Hilaire et de Gaston Raynaud et leur publication de l’œuvre complète d’Eustache Deschamps, dans la deuxième moitié du XIXe siècle.

Illustration poésie médiévale d'Eustache Deschamps avec enluminure

Fay tousjours ce que tu doys
dans le moyen-français d’Eustache

NB : Le moyen français des XIVe et XVe siècles se comprend assez bien mais il peut présenter quelques difficultés cachées, voire quantité de faux-amis ou de mots dont le sens a notablement évolué depuis. Aussi, pour une meilleure compréhension, nous vous fournissons quelques clefs de vocabulaire.

Fay tousjours ce que tu doys :
Ne t’esbahy se tu voys
Aucune chose grevayne
* (fâcheuse) ;
Ce qui puet avenir veigne :
Dieux cognoist tout une foys.

Convoitise ne te praigne,
N ‘envie ne te souspraigne ,
Maiz soyes douls et courtoys,
Qu’au fort
* (à la fin) li mauvaiz ont payne
Et renommée villayne,
Et les bons bien, car c’est droiz*
(juste).

Maulx regne un temps comme roys
Et fait les bons trop destroys
(1),
Puis chiet
(*de chaoir : choir) par cause soudayne ,
Et biens tient droite s’ansaigne
(2) .
Pour ce dy celon les droys :
Fay tousjours ce que tu doys.

Que vault richesse mondayne
Mal acquise ? n ‘est pas sayne ;
Mieux vaudroit mangier ses poys
Et boyre yaue*
(eau) de fontayne,
Que consentir chose vayne
Ne pechier pour avoir voys
(3).

Soixante ans ne sont c’un moys
Ou un jour souventesfoys ,
Que la mort vient tressoudayne
Qui le corps et l’ame enmayne ;
Si te conseille a mon choys :
Fay tousjours ce que tu doys.

(1) destreindre : tourmenter, angoisser
(2) Son enseigne : bannière, banderole de la lance
(3) posséder renommée, faire autorité


En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes

NB : l’enluminure de premier plan sur l’image d’en-tête, ainsi que sur l’illustration, est tirée du manuscrit ms 1130 : Les trois pèlerinages et le Pèlerinage de la Vie Humaine de Guillaume de Digulleville (moine et poète français du Moyen Âge central (1295-1360). Elle représente le pèlerin en route pour la Jérusalem céleste. Ce manuscrit de la deuxième moitié du XIVe siècle est actuellement conservé à la Bibliothèque Sainte-Geneviève de Paris. Il peut être consulté en ligne ici.

Trois dizains courtois de Melin de Sainct-Gelays

Couverture des oeuvres de Melin Saint Gelay

Sujet :  poésies courtes,  dizain, moyen français, courtoisie, amour courtois, sentiment amoureux, désir.
Période :  XVIe s, renaissance, hiver du Moyen Âge
Auteur  :  Mellin de Sainct-Gelays ou Melin (de) Saint- Gelais (1491-1558)
Ouvrage : Œuvres complètes de de Mellin de S. Gelais par Prosper Blanchemain (1873)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous vous invitons à un voyage au moment de l’hiver du Moyen Âge et en terres renaissantes. Nous y découvrirons trois jolis dizains courtois tirés des Œuvres complètes de Mellin de S. Gelais telles que le poète et éditeur français Jean-Baptiste Prosper Blanchemain les fit paraître en 1873.

Jeux amoureux, séduction & art littéraire

Ce sont donc trois variations sur le sentiment amoureux auxquels Melin s’adonnerai ici. A quelles dames ces poésies sont-elles destinées? Difficile de le savoir. Dans sa biographie du poète, Prosper Blanchemain nous explique que Melin tendait à ne pas laisser de traces écrites des vers qu’il écrivait, notamment ceux qu’il réservait aux dames afin de pouvoir en conserver la fraîcheur en diverses occasions.

On mesure bien, du même coup, la distance qu’il y a pu avoir, dès l’inauguration de l’amour courtois médiéval, entre le pur exercice littéraire et poétique, les rituels de séduction et la durabilité des sentiments ou même leur sincérité. Plus loin, on apprend encore que Saint Gelais, proche de François 1er et de Clément Marot, était devenu « favori des dames et doté par elle » pour ses grands talents versificateurs comprend-on. Joaquim du Bellay parlera, en faisant un jeu de mots sur le prénom Melin de « ses vers emmiéllés« . Savant, lettré, de bonne éducation, jouant du luth et sachant chanter, Melin était aussi doté d’esprit, de style, de répartie et d’humour. Il n’en fallut guère plus pour assurer son succès auprès des rois, des seigneurs et de leur cour.

L’éditeur français a dédié 3 tomes aux œuvres complètes de Melin de Sainct Gelays. Pour vous proposer ces trois dizains, nous avons butiné dans chacun de ses ouvrages. Le moyen français du poète du XVIe siècle n’offrant pas de difficultés particulières, ces trois pièces devraient pouvoir être comprises sans nécessité de les traduire.


Dizain (Tome 1 des œuvres complètes)

Poésie médiévale : dizain de Melin Saint Gelais (1)


Si comme espoir je n’ay de guerison,
De tost mourir j’aurois ferme esperance,
J’estimerois liberté ma prison,
Et desespoir me seroi esperance.
Mais quand de mort j’ai le plus d’apparence,
Lors plus en vous apparoist de beauté ;
Dont malgré moy et votre cruauté
Pour plus vous voir Amour me tient en vie.
O cas étrange, ô grande nouveauté !
Vivre d’un mal qui de mort donne envie.


Dizain (Tome 2 des œuvres complètes)

Poésie médiévale : dizain de Melin Saint Gelais (2)


S’il est ainsy qu’une meule tant dure
Et tant pesante et forte a remuer
L’on voit soudain de sa façon muer
Par l’eau qui est de tant foible nature,
J’espère donc enfin vaincre et tuer
Le despoir que j’ai de mon desir ;
Car nonobstant que vous preniez plaisir
A me tenir, cruelle, si durs termes,
Je vous feray ou tourner, ou choisir
D’estre noyée à force de mes lermes.


Dizain (Tome 3 des œuvres complètes)

Poésie médiévale : dizain de Melin Saint Gelais (3)


La liberté, qu’avecques tant de peine
J’avois tasché si long-temps à ravoir,
Ayant de vous une faveur soudain
Je vy du tout oster de mon pouvoir,
Sans esperer que j’y peusse pourvoir
Pour mal passé dont trop il me souvienne ;
Mais, s’il m’en doit mal venir, si advienne !
Vous et le ciel en serez à blasmer :
Vous d’avoir faict semblant d’estre tant mienne,
Luy m’ayant faict si subjet à aimer.


On ne se lasse pas de trouver certaines similitudes entre certaines pièces légères de Sainct Gelays et d’autres de son ami Clément Marot. Du reste, quelquefois certaines attributions se sont croisées et même Prosper Blanchemain laisse planer un doute sur certaines pièces (issues de son tome 3 notamment). Les deux poètes sont de la même période. Tous deux sont assez prolifiques. Ils ont aussi un certain goût pour l’école italienne et leur plume rivalise d’esprit et de finesse. A l’occasion, elle sait se faire également plus humoristique, satirique ou grivoise. C’est d’ailleurs l’apanage d’une certaine poésie de cette période (voir aussi notre article sur la Fleur de poésie françoyse).

Il faut noter que, tandis que Marot paiera cher ses écarts de conduite, Melin de Sainct Gelays se tiendra plus sage et plus discret. Résistant aux sirènes de la réforme, il se fera même aumonier et continuera de rester dans les eaux de sainteté de François 1er et des puissants. De son côté, l’infortuné poète de Cahors paiera de son exil ses inimitiés comme ses faux pas (revoir sa biographie). Malgré ses ennuis et sa déroute, Melin lui resta toujours fidèle en amitié.

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge  sous toutes ses formes.

NB : l’image d’en-tête est tirée d’un portrait du poète Melin Sainct-Gelays effectué par l’un de ses contemporains, le peintre et portraitiste François Clouet (1520-1572). Il fait partie des collections du Musée de Condé.